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BUG-JARGAL CHAP29-31
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XXIX
La cérémonie terminée, l'obi se retourna vers Biassou avec une référence respectueuse. Alors le chef se leva, et, s'adressant à moi, me dit en français :
- On nous accuse de n'avoir pas de religion, tu vois que c'est une calomnie, et que nous sommes bons catholiques.
Je ne sais s'il parlait ironiquement ou de bonne foi. Un moment après, il se fit apporter un vase de verre plein de grains de maïs noir, il y jeta quelques grains de maïs blanc ; puis, élevant le vase au-dessus de sa tête, pour qu'il fût mieux vu de toute son armée :
- Frères, vous êtes le maïs noir ; les blancs vos ennemis sont le maïs blanc.
A ces paroles, il remua le vase, et quand presque tous les grains blancs eurent disparu sous les noirs, il s'écria d'un air d'inspiration et de triomphe : Guetté blan si la la [ Voyez ce que sont les blancs relativement à vous. ].
Une nouvelle acclamation, répétée par tous les échos des montagnes, accueillit la parabole du chef. Biassou continua, en mêlant fréquemment son méchant français de phrases créoles et espagnoles :
- El tiempo de la mansuetud es pasado. [ Le temps de la mansuétude est passé. ]. Nous avons été longtemps patients comme les moutons, dont les blancs comparent la laine à nos cheveux ; soyons maintenant implacables comme les panthères et les jaguars des pays d'où ils nous ont arrachés. La force peut seule acquérir les droits ; tout appartient à qui se montre fort et sans pitié. Saint-Loup a deux fêtes dans le calendrier grégorien, l'agneau pascal n'en a qu'une ! - N'est-il pas vrai, monsieur le chapelain ?
L'obi s'inclina en signe l'adhésion.
- ... Ils sont venus, poursuivit Biassou, ils sont venus les ennemis de la régénération de l'humanité, ces blancs, ces colons, ces planteurs, ces hommes de négoce, verdaderos demonios vomis de la bouche d'Alecto ! Son venidos con insolencia [ Ils sont venus avec insolence. ]. Ils étaient couverts, les superbes, d'armes, de panaches et d'habits magnifiques à l'oeil, et ils nous méprisaient parce que nous sommes noirs et nus. Ils pensaient, dans leur orgueil, pouvoir nous disperser aussi aisément que ces plumes de paon chassent les noirs essaims des moustiques et des maringouins !
En achevant cette comparaison. il avait arraché des mains d'un esclave blanc un des éventails qu'il faisait porter derrière lui, et l'agitait sur sa tête avec mille gestes véhéments. Il reprit :
- ... Mais, ô mes frères, notre armée a fondu sur la leur comme les bigailles sur un cadavre ; ils sont tombés avec leurs beaux uniformes sous les coups de ces bras nus qu'ils croyaient sans vigueur, ignorant que le bon bois est plus dur quand il est dépouillé d'écorce. Ils tremblent maintenant, ces tyrans exécrés ! Yo gagné peur ! [ Jargon créole. Ils ont peur. ]
Un hurlement de joie et de triomphe répondit à ce cri du chef, et toutes les hordes répétèrent longtemps :
- Yo gagné peur !
- ... Noirs créoles et congos, ajouta Biassou, vengeance et liberté ! Sang-mêlés, ne vous laissez pas attiédir par les séductions de los diabolos blancos. Vos pères sont dans leurs rangs, mais vos mères sont dans les nôtres. Au reste, o hermanos de mi alma [ O frères de mon âme. ], ils ne vous ont jamais traités en pères, mais bien en maîtres ; vous étiez esclaves comme les noirs. Pendant qu'un misérable pagne couvrait à peine vos flancs brûlés par le soleil, vos barbares pères se pavanaient sous de buenos sombreros, et portaient des vestes de nankin les jours de travail, et les jours de fête des habits de bouracan ou de velours, a diez y siete quartos la vara [ A dix-sept quartos la vara (mesure espagnole qui équivaut à peu près à l'aune). ]. Maudissez ces êtres dénaturés ! Mais, comme les saints commandements du bon Giu le défendent, ne frappez pas vous-même votre propre père. Si vous le rencontrez dans les rangs ennemis, qui vous empêche, amigos, de vous dire l'un à l'autre : Touyé papa moé, ma touyé quena toué [ Tue mon père, je tuerai le tien. On a entendu en effet les mulâtres, capitulant en quelque sorte avec le parricide, prononcer ces exécrables paroles. ] ! Vengeance, gens du roi ! Liberté à tous les hommes ! Ce cri a son écho dans toutes les îles ; il est parti de Quisqueya [ Ancien nom de Saint-Domingue, qui signifie Grande- Terre. Les indigènes l'appelaient aussi Aity. ], il réveille Tabago à Cuba. C'est un chef des cent vingt-cinq nègres marrons de la montagne Bleue, c'est un noir de la Jamaïque, Boukmann, qui a levé l'étendard parmi nous. Une victoire a été son premier acte de fraternité avec les noirs de Saint-Domingue. Suivons son glorieux exemple, la torche d'une main, la hache de l'autre ! Point de grâce pour les blancs, pour les planteurs ! Massacrons leurs familles, dévastons leurs plantations ; ne laissons point dans leurs domaines un arbre qui n'ait la racine en haut. Bouleversons la terre pour qu'elle engloutisse les blancs ! Courage donc, amis et frères ! nous irons bientôt combattre et exterminer. Nous triompherons ou nous mourrons. Vainqueurs, nous jouirons à notre tour de toutes les joies de la vie ; morts, nous irons dans le ciel, où les saints nous attendent, dans le paradis, où chaque brave recevra une double mesure d'aguardiente [ Eau-de-vie. ] et une piastre-gourde par jour !
Cette sorte de sermon soldatesque, qui ne vous semble que ridicule, messieurs, produisit sur les rebelles un effet prodigieux. Il est vrai que la pantomime extraordinaire de Biassou, l'accent inspiré de sa voix, le ricanement étrange qui entrecoupait ses paroles, donnaient à sa harangue je ne sais quelle puissance de prestige et de fascination. L'art avec lequel il entremêlait sa déclamation de détails faits pour flatter la passion ou l'intérêt des révoltés ajoutait un degré de force à cette éloquence, appropriée à cet auditoire.
Je n'essaierai donc pas de vous décrire quel sombre enthousiasme se manifesta dans l'armée insurgée après l'allocution de Biassou. Ce fut un concert distordant de cris, de plaintes, de hurlements. Les uns se frappaient la poitrine, les autres heurtaient leurs massues et leurs sabres. Plusieurs, à genoux ou prosternés, conservaient l'attitude d'une immobile extase. Des négresses se déchiraient les seins et les bras avec les arêtes de poissons dont elles se servent en guise de peigne pour démêler leurs cheveux. Les guitares, les tamtams, les tambours, les balafos, mêlaient leurs bruits aux décharges de mousqueterie. C'était quelque chose d'un sabbat.
Biassou fit un signe de la main ; le tumulte cessa tomme par un prodige ; chaque nègre reprit son rang en silence. Cette discipline, à laquelle Biassou avait plié ses égaux par le simple ascendant de la pensée et de la volonté, me frappa, pour ainsi dire, d'admiration. Tous les soldats de cette armée de rebelles paraissaient parler et se mouvoir sous la main du chef, comme les touches du clavecin sous les doigts du musicien.
XXX
Un autre spectacle, un autre genre de charlatanisme et de fascination excita alors mon attention ; c'était le pansement des blessés. L'obi, qui remplissait dans l'armée les doubles fonctions de médecin de l'âme et de médecin du corps, avait commencé l'inspection des malades. Il avait dépouillé ses ornements sacerdotaux, et avait fait apporter auprès de lui une grande caisse à compartiments dans laquelle étaient ses drogues et ses instruments. Il usait fort rarement de ses outils chirurgicaux, et, excepté une lancette en arête de poisson avec laquelle il pratiquait fort adroitement une saignée, il me paraissait assez gauche dans le maniement de la tenaille qui lui servait de pince, et du couteau qui lui tenait lieu de bistouri. Il se bornait, la plupart du temps, à prescrire des tisanes d'oranges des bois, des breuvages de squine, et de salsepareille, et quelques gorgées de vieux tafia, Son remède favori, et qu'il disait souverain, se composait de trois verres de vin rouge, où il mêlait la poudre d'une noix muscade et d'un jaune d'oeuf bien cuit sous la cendre. Il employait ce spécifique pour guérir toute espèce de plaie ou de maladie. Vous concevez aisément que cette médecine était aussi dérisoire que le culte dont il se faisait le ministre ; et il est probable que le petit nombre de cures qu'il opérait par hasard n'eût point suffi pour conserver à l'obi la confiance des noirs, s'il n'eût joint des jongleries à ses drogues, et s'il n'eût cherché à agir d'autant plus sur l'imagination des nègres qu'il agissait moins sur leurs maux. Ainsi, tantôt il se bornait à toucher leurs blessures en faisant quelques signes mystiques ; d'autres fois, usant habilement de ce reste d'anciennes superstitions qu'ils mêlaient à leur catholicisme de fraîche date, il mettait dans les plaies une petite pierre fétiche enveloppée de charpie ; et le malade attribuait à la pierre les bienfaisants effets de la charpie. Si l'on venait lui annoncer que tel blessé, soigné par lui, était mort de sa blessure, et peut-être de son pansement : - Je l'avais prévu, répondait-il d'une voix solennelle, c'était un traître ; dans l'incendie de telle habitation il avait sauvé un blanc. Sa mort est un châtiment ! - Et la foule des rebelles ébahis applaudissait, de plus en plus ulcérée dans ses sentiments de haine et de vengeance. Le charlatan employa, entre autres, un moyen de guérison dont la singularité me frappa. C'était pour un des chefs noirs, assez dangereusement blessé dans le dernier combat. Il examina longtemps la plaie, la pansa de son mieux, puis, montant à l'autel : - Tout cela n'est rien, dit-il. Alors il déchira trois ou quatre feuillets du missel, les brûla à la flamme des flambeaux dérobés à l'église de l'Acul, et, mêlant la cendre de ce papier consacré à quelques gouttes de vin versées dans le calice : - Buvez, dit-il au blessé ; ceci est la guérison [ Ce remède est encore assez fréquemment pratiqué en Afrique, notamment par les Maures de Tripoli, qui jettent souvent dans leurs breuvages la cendre d'une page du livre de Mahomet. Cela compose un philtre auquel ils attribuent des vertus souveraines. Un voyageur anglais, je ne sais plus lequel, appelle ce breuvage une infusion d'Alcoran. ]. - L'autre but stupidement, fixant des yeux pleins de confiance sur le jongleur, qui avait les mains levées sur lui, comme pour appeler les bénédictions du ciel ; et peut-être la conviction qu'il était guéri contribua-t-elle à le guérir.
XXXI
Une autre scène, dont l'obi voilé était encore le principal acteur, succéda à celle-ci ; le médecin avait remplacé le prêtre, le sorcier remplaça le médecin.
- Hombres, escuchate ! [ Hommes, écoutez ! - Le sens que les Espagnols attachent au mot hombre, dans ce cas, ne peut se traduire. C'est plus qu'homme, et moins qu'ami. ] s'écria l'obi, sautant avec une incroyable agilité sur l'autel improvisé, où il tomba assis les jambes repliées dans son jupon bariolé, escuchate, hombres ! Que ceux qui voudront lire au livre du destin le mot de leur vie s'approchent, je le leur dirai ; hé estudiado la ciencia de las gitanos [ J'ai étudié la science des Egyptiens. ].
Une foule de noirs et de mulâtres s'avancèrent précipitamment.
- L'un après l'autre ! dit l'obi, dont la voix sourde et intérieure reprenait quelquefois cet accent criard qui me frappait comme un souvenir ; si vous venez tous ensemble, vous entrerez tous ensemble au tombeau.
Ils s'arrêtèrent. En ce moment, un homme de couleur, vêtu d'une veste et d'un pantalon blanc, coiffé d'un madras, à la manière des riches colons, arriva près de Biassou. La consternation était peinte sur sa figure.
- Eh bien ! dit le généralissime à voix basse, qu'est-ce ? qu'avez-vous, Rigaud ?
C'était ce chef mulâtre du rassemblement des Cayes, depuis connu sous le nom de général Rigaud, homme rusé sous des dehors candides, cruel sous un air de douceur. Je l'examinai avec attention.
- Général, répondit Rigaud (et il parlait très bas, mais j'étais placé près de Biassou, et j'entendais), il y a là, aux limites du camp, un émissaire de Jean-François. Boukmann vient d'être tué dans un engagement avec M. de Touzard ; et les blancs ont dû exposer sa tête tomme un trophée dans leur ville.
- N'est-ce que cela ? dit Biassou ; et ses yeux brillaient de la secrète joie de voir diminuer le nombre des chefs, et, par conséquent, croître son importance.
- L'émissaire de Jean-François a en outre un message à vous remettre.
- C'est bon, reprit Biassou. Quittez cette mine de déterré, mon cher Rigaud.
- Mais, objecta Rigaud, ne craignez-vous pas, général, l'effet de la mort de Boukmann sur votre armée ?
- Vous n'êtes pas si simple que vous le paraissez, Rigaud, répliqua le chef ; vous allez juger Biassou. Faites retarder seulement d'un quart d'heure l'admission du messager.
Alors il s'approcha de l'obi, qui, durant ce dialogue, entendu de moi seul, avait commencé son office de devin, interrogeant les nègres émerveillés, examinant les signes de leurs fronts et de leurs mains, et leur distribuant plus ou moins de bonheur à venir, suivant le son, la couleur et la grosseur de la pièce de monnaie jetée par chaque nègre à ses pieds dans une patène d'argent doré. Biassou lui dit quelques mots à l'oreille. Le sorcier, sans interrompre, continua ses opérations métoposcopiques. « - Celui, disait-il, qui porte au milieu du front, sur la ride du soleil, une petite figure narrée ou un triangle, fera une grande fortune sans peine et sans travaux.
« La figure de trois S rapprochés, en quelque endroit du front qu'ils se trouvent, est un signe bien funeste : celui qui porte te signe se noiera infailliblement, s'il n'évite l'eau avec le plus grand soin.
« Quatre lignes partant du nez, et se recourbant deux à deux sur le front au-dessus des yeux, annoncent qu'on sera un jour prisonnier de guerre, et qu'on gémira captif aux mains de l'étranger. »
Ici l'obi fit une pause.
- Compagnons, ajouta-t-il gravement, j'avais observé ce signe sur le front de Bug-Jargal, chef des braves du Morne- Rouge.
Ces paroles, qui me confirmaient encore la prise de Bug-Jargal, furent suivies des lamentations d'une horde qui ne se composait que de noirs, et dont les chefs portaient des caleçons écarlates ; c'était la bande du Morne-Rouge.
Cependant l'obi recommençait : « - Si vous avez, dans la partie droite du front, sur la ligne de la lune, quelque figure qui ressemble à une fourche, craignez de demeurer oisif ou de trop rechercher la débauche.
« Un petit signe bien important, la figure arabe du chiffre 3, sur la ligne du soleil, vous présage des loups de bâton... »
Un vieux nègre espagnol-domingois interrompit le sorcier. Il se traînait vers lui en implorant un pansement. Il avait été blessé au front, et l'un de ses yeux, arraché de son orbite, pendait tout sanglant. L'obi l'avait oublié dans sa revue médicale. Au moment où il l'aperçut il s'écria :
- Des figures rondes dans la partie droite du front, sur la ligne de la lune, annoncent des maladies aux yeux. - Hombre, dit-il au misérable blessé, ce signe est bien apparent sur ton front ; voyons ta main.
- Alas ! exelentisimo señor, repartit l'autre, mir usted mi ojo ! [ Hélas ! très excellent seigneur, regardez mon oeil. ]
- Fatras [ Nom sous lequel on désignait un vieux nègre hors de service ], répliqua l'obi avec humeur, j'ai bien besoin de voir son oeil ! - Ta main, te dis-je !
Le malheureux livra sa main, en murmurant toujours : mi ojo !
- Bon ! dit le sorcier. - Si l'on trouve sur la ligne de vie un point entouré d'un petit cercle, on sera borgne, parce que cette figure annonce la perte d'un oeil. C'est cela, voici le point et le petit cercle, tu seras borgne.
- Ya le soy [ Je le suis déjà. ], répondit le fatras en gémissant pitoyablement.
Mais l'obi, qui n'était plus chirurgien, l'avait repoussé rudement, et poursuivait sans se soucier de la plainte du pauvre borgne :
« Escuchate, hombres ! - Si les sept lignes du front sont petites, tortueuses, faiblement marquées, elles annoncent un homme dont la vie sera courte.
« Celui qui aura entre les deux sourcils sur la ligne de la lune la figure de deux flèches croisées mourra dans une bataille.
« Si la ligne de vie qui traverse la main présente une croix à son extrémité près de la jointure, elle présage qu'on paraîtra sur l'échafaud... »
- Et ici, reprit l'obi, je dois vous le dire, hermanos, l'un des plus braves appuis de l'indépendance, Boukmann, porte ces trois signes funestes.
A ces mots tous les nègres tendirent la tête, retinrent leur haleine ; leurs yeux immobiles, attachés sur le jongleur, exprimaient cette sorte d'attention qui ressemble à la stupeur.
- Seulement, ajouta l'obi, je ne puis accorder ce double signe qui menace à la fois Boukmann d'une bataille et d'un échafaud. Pourtant mon art est infaillible.
Il s'arrêta, et échangea un regard avec Biassou. Biassou dit quelques mots à l'oreille d'un de ses aides de camp, qui sortit sur-le-champ de la grotte.
« - Une bouche béante et fanée, reprit l'obi, se retournant vers son auditoire avec son accent malicieux et goguenard, une attitude insipide, les bras pendants, et la main gauche tournée en dehors sans qu'on en devine le motif annoncent la stupidité naturelle, la nullité, le vide, une curiosité hébétée. » Biassou ricanait. - En cet instant l'aide de camp revint ; il ramenait un nègre couvert de fange et de poussière, dont les pieds, déchirés par les ronces et les cailloux, prouvaient qu'il avait fait une longue course. C'était le messager annoncé par Rigaud. Il tenait d'une main un paquet cacheté, de l'autre un parchemin déployé qui portait un sceau dont l'empreinte figurait un coeur enflammé. Au milieu était un chiffre formé des lettres caractéristiques M et N, entrelacées pour désigner sans doute la réunion des mulâtres libres et des nègres esclaves. A côté de ce chiffre je lus cette légende : « Le préjugé vaincu, la verge de fer brisée ; vive le roi ! » Ce parchemin était un passeport délivré par Jean-François.
L'émissaire le présenta à Biassou, et, après s'être incliné jusqu'à terre, lui remit le paquet cacheté. Le généralissime l'ouvrit vivement, parcourut les dépêches qu'il renfermait, en mit une dans la poche de sa veste, et, froissant l'autre dans ses mains, s'écria d'un air désolé :
- Gens du roi !...
Les nègres saluèrent profondément.
- Gens du roi ! voilà ce que mande à Jean Biassou, généralissime des pays conquis, maréchal des camps et armées de sa majesté catholique, Jean-François, grand amiral de France, lieutenant général des armées de sa dite majesté, le roi des Espagnes et des Indes :
« Boukmann, chef de cent vingt noirs de la Montagne Bleue à la Jamaïque, reconnus indépendants par le gouvernement général de Belle-Combe, Boukmann vient de succomber dans la glorieuse lutte de la liberté et de l'humanité contre le despotisme et la barbarie. Ce généreux chef a été tué dans un engagement avec les brigands blancs de l'infâme Touzard. Les monstres ont coupé sa tête, et ont annoncé qu'ils allaient l'exposer ignominieusement sur un échafaud dans la place d'armes de leur ville du Cap. - Vengeance ! »
Le sombre silence du découragement succéda un moment dans l'armée à cette lecture. Mais l'obi s'était dressé debout sur l'autel, et il s'écriait, en agitant sa baguette blanche, avec des gestes triomphants :
- Salomon, Zorobabel, Eléazar Thaleb, Cardan, Judas Bowtharicht, Averroès, Albert le Grand, Bohabdil, Jean de Hagen, Anna Baratro, Daniel Ogrumof, Rachel Flintz, Altornino ! je vous rends grâces. La ciencia des voyants ne m'a pas trompé. Hijos, amigos, hermanos ; muchachos, mozos, madres, y vosotros todos qui me escuchais aqui [ Fils, amis, frères, garçons, enfants, mères, et vous tous qui m'écoutez ici. ], qu'avais-je prédit ? que habia dicho ? Les signes du front de Boukmann m'avaient annoncé qu'il vivrait peu, et qu'il mourrait dans un combat ; les lignes de sa main, qu'il paraîtrait sur un échafaud. Les révélations de mon art se réalisent fidèlement, et les événements s'arrangent d'eux-mêmes pour exécuter jusqu'aux circonstances que nous ne pouvions concilier, la mort sur le champ de bataille, et l'échafaud ! Frères, admirez ! Le découragement des noirs s'était changé durant ce discours en une sorte d'effroi merveilleux. Ils écoutaient l'obi avec une confiance mêlée de terreur ; celui-ci, enivré de lui-même, se promenait de long en large sur la caisse de sucre, dont la surface offrait assez d'espace pour que ses petits pas pussent s'y déployer fort à l'aise. Biassou ricanait.
Il adressa la parole à l'obi.
- Monsieur le chapelain, puisque vous savez les choses à venir, il nous plairait que vous voulussiez bien lire ce qu'il adviendra de notre fortune, à nous Jean Biassou, mariscal de campo.
L'obi, s'arrêtant fièrement sur l'autel grotesque où la crédulité des noirs le divinisait, dit au mariscal de campo : - Venga vuestra merced ! [ Vienne votre grâce ! ] En ce moment l'obi était l'homme important de l'armée. Le pouvoir militaire céda devant le pouvoir sacerdotal. Biassou s'approcha. On lisait dans ses yeux quelque dépit.
- Votre main, général, dit l'obi en se baissant pour la saisir. Empezo [ Je commence. ]. La ligne de la jointure, également marquée dans toute sa longueur, vous promet des richesses et du bonheur. La ligne de vie, longue, marquée, vous prédit une vie exempte de maux, une verte vieillesse ; étroite, elle désigne votre sagesse, votre esprit ingénieux, la generosidad de votre coeur ; enfin j'y vois ce que les chiromancos appellent le plus heureux de tous les signes, une foule de petites rides qui lui donnent la forme d'un arbre chargé de rameaux et qui s'élèvent vers le haut de la main, c'est le pronostic assuré de l'opulence et des grandeurs. La ligne de santé, très longue, confirme les indices de la ligne de vie ; elle indique aussi le courage ; recourbée vers le petit doigt, elle forme une sorte de crochet. Général, c'est le signe d'une sévérité utile.
A ce mot, l'oeil brillant du petit obi se fixa sur moi à travers les ouvertures de son voile, et je remarquai encore une fois un accent connu, caché en quelque sorte sous la gravité habituelle de sa voix. Il continuait avec la même intention de geste et d'intonation :
- ... Chargée de petits cercles, la ligne de santé vous annonce un grand nombre d'exécutions nécessaires que vous devrez ordonner. Elle s'interrompt vers le milieu pour former un demi-cercle, signe que vous serez exposé à de grands périls avec les bêtes féroces, c'est-à-dire les blancs, si vous ne les exterminez. - La ligne de fortune, entourée, comme la ligne de vie, de petits rameaux qui s'élèvent vers le haut de la main, confirme l'avenir de puissance et de suprématie auquel vous êtes appelé ; droite et déliée dans sa partie supérieure, elle annonce le talent de gouverner. - La cinquième ligne, celle du triangle, prolongée jusque vers la racine du doigt du milieu, vous promet le plus heureux succès dans toute entreprise. - Voyons les doigts. - Le pouce, traversé dans sa longueur de petites lignes qui vont de l'ongle à la jointure, vous promet un grand héritage : celui de la gloire de Boukmann sans doute ! ajouta l'obi d'une voix haute.
- La petite éminence qui forme la racine de l'index est chargée de petites rides doucement marquées : honneurs et dignités ! - Le doigt du milieu n'annonce rien. Votre doigt annulaire est sillonné de lignes croisées les unes sur les autres : vous vaincrez tous vos ennemis, vous dominerez tous vos rivaux ! Ces lignes forment une croix de Saint-André, signe de génie et de prévoyance ! - La jointure qui unit le petit doigt à la main offre des rides tortueuses : la fortune vous comblera de faveurs. J'y vois encore la figure d'un cercle, présage à ajouter aux autres, qui vous annonce puissance et dignités !
« Heureux, dit Éléazar Thaleb, celui qui porte tous ces signes ! le destin est chargé de sa prospérité, et son étoile lui amènera le génie qui donne la gloire. »
- Maintenant, général, laissez-moi interroger votre front. « Celui, dit Rachel Flintz la bohémienne, qui porte au milieu du front sur la ride du soleil une petite figure carrée ou un triangle, fera une grande fortune... » La voici, bien prononcée. « Si ce signe est à droite, il promet une importante succession... » Toujours celle de Boukmann ! « Le signe d'un fer à cheval entre les deux sourcils, au-dessous de la ride de la lune, annonce qu'on saura se venger de l'injure et de la tyrannie. » Je porte ce signe : vous le portez aussi.
La manière dont l'obi prononça les mots, je porte ce signe, me frappa encore.
- On le remarque, ajouta-t-il du même ton, chez les braves qui savent méditer une révolte courageuse et briser la servitude dans un combat. La griffe de lion que vous avez empreinte au-dessus du sourcil prouve votre bouillant courage. Enfin, général Jean Biassou, votre front présente le plus éclatant de tous les signes de prospérité, c'est une combinaison de lignes qui forment la lettre M, la première du nom de la Vierge. En quelque partie du front, sur quelque ride que cette figure paraisse, elle annonce le génie, la gloire et la puissance. Celui qui la porte fera toujours triompher la cause qu'il embrassera ; ceux dont il sera le chef n'auront jamais à regretter aucune perte ; il vaudra à lui seul tous les défenseurs de son parti. Vous êtes cet élu du destin !
- Gratias, monsieur le chapelain, dit Biassou, se préparant à retourner à son trône d'acajou.
- Attendez, général, reprit l'obi, j'oubliais encore un signe. La ligne du soleil, fortement prononcée sur votre front, prouve du savoir-vivre, le désir de faire des heureux, beaucoup de libéralité, et un penchant à la magnificence.
Biassou parut comprendre que l'oubli venait plutôt de sa part que de celle de l'obi. Il tira de sa poche une bourse assez, lourde et la jeta dans le plat d'argent, pour ne pas faire mentir la ligne du soleil.
Cependant l'éblouissant horoscope du chef avait produit son effet dans l'armée. Tous les rebelles, sur lesquels la parole de l'obi était devenue plus puissante que jamais depuis les nouvelles de la mort de Boukmann, passèrent du découragement à l'enthousiasme, et, se confiant aveuglément à leur sorcier infaillible et à leur général prédestiné, se mirent à hurler à l'envi : - Vive l'obi ! Vive Biassou ! L'obi et Biassou se regardaient, et je crus entendre le rire étouffé de l'obi répondant au ricanement du généralissime.
Je ne sais pourquoi cet obi tourmentait ma pensée ; il me semblait que j'avais déjà vu ou entendu ailleurs quelque chose qui ressemblait à cet être singulier ; je voulus le faire parler.
- Monsieur l'obi, señor cura, doctor medico, monsieur le chapelain, bon per ! lui dis-je.
Il se retourna brusquement vers moi.
- Il y a encore ici quelqu'un dont vous n'avez point tiré l'horoscope, c'est moi.
Il croisa ses bras sur le soleil d'argent qui couvrait sa poitrine velue, et ne me répondit pas.
Je repris :
- Je voudrais bien savoir ce que vous augurez de mon avenir ; mais vos honnêtes camarades m'ont enlevé ma montre et ma bourse, et vous n'êtes pas sorcier à prophétiser gratis.
Il s'avança précipitamment jusqu'auprès de moi, et me dit sourdement à l'oreille :
- Tu te trompes ! Voyons ta main. Je la lui présentai en le regardant en face. Ses yeux étincelaient. Il parut examiner ma main.
« - Si la ligne de vie, me dit-il, est coupée vers le milieu par deux petites lignes transversales et bien apparentes, c'est le signe d'une mort prochaine. - Ta mort est prochaine !
« Si la ligne de santé ne se trouve pas au milieu de la main, et qu'il n'y ait que la ligne de vie et la ligne de fortune réunies à leur origine de manière à former un angle, on ne doit pas s'attendre, avec ce signe, à une mort naturelle. - Ne t'attends point à une mort naturelle !
« Si le dessous de l'index est traversé d'une ligne dans toute sa longueur, on mourra de mort violente ! » Entends-tu ? prépare-toi à une mort violente ! Il y avait quelque chose de joyeux dans cette voix sépulcrale qui annonçait la mort ; je l'écoutai avec indifférence et mépris.
- Sorcier, lui dis-je avec un sourire de dédain, tu es habile, tu pronostiques à coup sûr.
Il se rapprocha encore de moi,
- Tu doutes de ma science ! eh bien ! écoute encore. - La rupture de la ligne du soleil sur ton front m'annonce que tu prends un ennemi pour un ami, et un ami pour un ennemi.
Le sens de ces paroles semblait concerner ce perfide Pierrot que j'aimais et qui m'avait trahi, ce fidèle Habibrah, que je haïssais, et dont les vêtements ensanglantés attestaient la mort courageuse et dévouée.
- Que veux-tu dire ? m'écriai-je.
- Ecoute jusqu'au bout, poursuivit l'obi. Je t'ai dit de l'avenir, voici du passé : - La ligne de la lune est légèrement courbée sur ton front ; cela signifie que ta femme t'a été enlevée.
Je tressaillis ; je voulais m'élancer de mon siège. Mes gardiens me retinrent.
- Tu n'es pas patient, reprit le sorcier ; écoute donc jusqu'à la fin. La petite croix qui coupe l'extrémité de cette courbure complète l'éclaircissement. Ta femme t'a été enlevée la nuit même de tes noces.
- Misérable ! m'écriai-je, tu sais où elle est ! Qui es-tu ?
Je tentai encore de me délivrer et de lui arracher son voile ; mais il fallut céder au nombre et à la force ; et je vis avec rage le mystérieux obi s'éloigner en me disant :
- Me crois-tu maintenant ? Prépare-toi à ta mort prochaine !
Source: InLibroVeritas
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