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BUG-JARGAL CHAP32-34
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XXXII
Il fallut, pour me distraire un moment des perplexités où m'avait jeté cette scène étrange, le nouveau drame qui succéda sous mes yeux à la comédie ridicule que Biassou et l'obi venaient de jouer devant leur bande ébahie.
Biassou s'était replacé sur son siège d'acajou ; l'obi s'était assis à sa droite, Rigaud à sa gauche, sur les deux carreaux qui accompagnaient le trône du chef. L'obi, les bras croisés sur la poitrine, paraissait absorbé dans une profonde contemplation ; Biassou et Rigaud mâchaient du tabac ; et un aide de camp était venu demander au mariscal de campo s'il fallait faire défiler l'armée, quand trois groupes tumultueux de noirs arrivèrent ensemble à l'entrée de la grotte avec des clameurs furieuses. Chacun de ces attroupements amenait un prisonnier qu'il voulait remettre à la disposition de Biassou, moins pour savoir s'il lui conviendrait de leur faire grâce que pour connaître son bon plaisir sur le genre de mort que les malheureux devaient endurer. Leurs cris sinistres ne l'annonçaient que trop : Mort ! Mort ! - Muerte ! muerte ! - Death ! Death ! criaient quelques nègres anglais, sans doute de la horde de Boukmann, qui étaient déjà venus rejoindre les noirs espagnols et français de Biassou.
Le mariscal de campo leur imposa silence d'un signe de main, et fit avancer les trois captifs sur le seuil de la grotte. J'en reconnus deux avec surprise ; l'un était ce citoyen-général C*, ce philanthrope correspondant de tous les négrophiles du globe, qui avait émis un avis si cruel pour les esclaves dans le conseil, chez le gouverneur. L'autre était le planteur équivoque qui avait tant de répugnance pour les mulâtres, au nombre desquels les blancs le comptaient. Le troisième paraissait appartenir à la classe des petits blancs ; il portait un tablier de cuir, et avait les manches retroussées au-dessus du coude. Tous trois avaient été surpris séparément, cherchant à se cacher dans les montagnes.
Le petit blanc fut interrogé le premier.
- Qui es-tu, toi ? lui dit Biassou.
- Je suis Jacques Belin, charpentier de l'hôpital des Pères, au Cap.
Une fine surprise mêlée de honte se peignit dans les yeux du généralissime des pays conquis.
- Jacques Belin ! dit-il en se mordant les lèvres.
- Oui, reprit le charpentier ; est-ce que tu ne me reconnais pas ?
- Commence, toi, dit le mariscal de campo, par me reconnaître et me saluer.
- Je ne salue pas mon esclave ! répondit le charpentier.
- Ton esclave, misérable ! s'écria le généralissime.
- Oui, répliqua le charpentier, oui, je suis ton premier maître. Tu feins de me méconnaître ; mais souviens-toi, Jean Biassou ; je t'ai vendu treize piastres-gourdes à un marchand domingois. Un violent dépit contracta tous les traits de Biassou.
- Hé quoi ! poursuivit le petit blanc, tu parais honteux de m'avoir servi ! Est-ce que Jean Biassou ne doit pas s'honorer d'avoir appartenu à Jacques Belin ? Ta propre mère, la vieille folle ! a bien souvent balayé mon échoppe ; mais à présent je l'ai vendue à monsieur le majordome de l'hôpital des Pères ; elle est si décrépite qu'il ne m'en a voulu donner que trente-deux livres, et six sous pour l'appoint. Voilà cependant ton histoire et la sienne ; mais il paraît que vous êtes devenus fiers, vous autres nègres et mulâtres, et que tu as oublié le temps où tu servais, à genoux, maître Belin, charpentier au Cap.
Biassou l'avait écouté avec ce ricanement féroce qui lui donnait l'air d'un tigre.
- Bien ! dit-il.
Alors il se tourna vers les nègres qui avaient amené maître Belin :
- Emportez deux chevalets, deux planches et une scie, et emmenez cet homme. Jacques Belin, charpentier au Cap, remercie-moi, je te procure une mort de charpentier.
Son rire acheva d'expliquer de quel horrible supplice allait être puni l'orgueil de son ancien maître. Je frissonnai ; mais Jacques Belin ne fronça pas le sourcil ; il se tourna fièrement vers Biassou.
- Oui, dit-il, je dois te remercier, car je t'ai vendu pour le prix de treize piastres, et tu m'as rapporté certainement plus que tu ne vaux.
On l'entraîna.
XXXIII
Les deux autres prisonniers avaient assisté plus morts que vifs à ce prologue effrayant de leur propre tragédie. Leur attitude humble et effrayée contrastait avec la fermeté un peu fanfaronne du charpentier ; ils tremblaient de tous leurs membres.
Biassou les considéra l'un après l'autre avec son oeil de renard ; puis, se plaisant à prolonger leur agonie, il entama avec Rigaud une conversation sur les différentes espèces de tabac, affirmant que le tabac de la Havane n'était bon qu'à fumer en cigares, et qu'il ne connaissait pas pour priser de meilleur tabac d'Espagne que celui dont feu Boukmann lui avait envoyé deux barils, pris chez M. Lebattu, propriétaire de l'île de la Tortue. Puis, s'adressant brusquement au citoyen-général C* :
- Qu'en penses-tu ? lui dit-il.
Cette apostrophe inattendue fit chanceler le citoyen. Il répondit en balbutiant :
- Je m'en rapporte, général, à l'opinion de votre excellence...
- Propos de flatteur ! répliqua Biassou. Je te demande ton avis et non le mien. Est-ce que tu connais un tabac meilleur à prendre en prise que celui de M. Lebattu ?
- Non vraiment, monseigneur, dit C*, dont le trouble amusait Biassou.
- Général ! Excellence ! monseigneur ! reprit le chef d'un air impatienté ; tu es un aristocrate !
vraiment non ! s'écria le citoyen-général ; je suis un bon patriote de 91 et fervent négrophile...
- Négrophile, interrompit le généralissime ; qu'est-ce que c'est qu'un négrophile ?
- C'est un ami des noirs, balbutia le citoyen.
- Il ne suffit pas d'être ami des noirs, repartit sévèrement Biassou, il faut l'être aussi des hommes de couleur.
Je crois avoir dit que Biassou était sacatra.
- Des hommes de couleur, c'est ce que je voulais dire, répondit humblement le négrophile. Je suis lié avec tous les plus fameux partisans des nègres et des mulâtres...
Biassou, heureux d'humilier un blanc, l'interrompit encore : -Nègres et mulâtres ! qu'est-ce que cela veut dire ? Viens-tu ici nous insulter avec ces noms odieux, inventés par le mépris des blancs ? Il n'y a ici que des hommes de couleur et des noirs, entendez-vous, monsieur le colon ?
- C'est une mauvaise habitude contractée dès l'enfance, reprit C* ; pardonnez-moi, je n'ai point eu l'intention de vous offenser, monseigneur.
- Laisse là ton monseigneur ; je te répète que je n'aime point ces façons d'aristocrate.
C* voulut encore s'excuser ; il se mit à bégayer une nouvelle explication.
- Si vous me connaissiez, citoyen...
- Citoyen ! pour qui me prends-tu ? s'écria Biassou avec colère. Je déteste ce jargon des jacobins. Est-ce que tu serais un jacobin, par hasard ? Songe que tu parles au généralissime des gens du roi ! Citoyen !... l'insolent !
Le pauvre négrophile ne savait plus sur quel ton parler à cet homme, qui repoussait également les titres de monseigneur et de citoyen, le langage des aristocrates et celui des patriotes ; il était atterré. Biassou, dont la colère n'était que simulée, jouissait cruellement de son embarras.
- Hélas ! dit enfin le citoyen-général, vous me jugez bien mal, noble défenseur des droits imprescriptibles de la moitié du genre humain.
Dans l'embarras de donner une qualification quelconque à ce chef qui paraissait les refuser toutes, il avait eu recours à l'une de tes périphrases sonores que les révolutionnaires substituent volontiers au nom ou au titre de la personne qu'ils haranguent.
Biassou le regarda fixement et lui dit ;
- Tu aimes donc les noirs et les sang-mêlés ?
- Si je les aime ! s'écria le citoyen C*, je corresponds avec Brissot et...
Biassou l'interrompit en ricanant.
- Ha ! Ha ! Je suis charmé de voir en toi un ami de notre cause. En ce cas, tu dois détester ces misérables colons qui ont puni notre juste insurrection par les plus cruels supplices, Tu dois penser avec nous que ce ne sont pas les noirs, mais les blancs qui sont les véritables rebelles, puisqu'ils se révoltent contre la nature et l'humanité. Tu dois exécrer ces monstres !
- Je les exècre ! répondit C*.
- Hé bien ! poursuivit Biassou, que penserais-tu d'un homme qui aurait, pour étouffer les dernières tentatives des esclaves, planté cinquante têtes de noirs des deux côtés de l'avenue de son habitation ?
La pâleur de C* devint effrayante.
- Que penserais-tu d'un blanc qui aurait proposé de ceindre la ville du Cap d'un cordon de têtes d'esclaves ?...
- Grâce ! grâce ! dit le citoyen terrifié.
- Est-ce que je te menace ? reprit froidement Biassou. Laisse-moi achever... D'un cordon de têtes qui environnât la ville, du fort Picolet au cap Caracol ? Que penserais-tu de cela, hein ? réponds !
Le mot de Biassou, Est-ce que je te menace ? avait rendu quelque espérance à C* ; il songea que peut-être le chef savait ces horreurs sans en connaître l'auteur, et répondit avec quelque fermeté, pour prévenir toute présomption qui lui fût contraire :
- Je pense que ce sont des crimes atroces.
Biassou ricanait.
- Bon ! et quel châtiment infligerais-tu au coupable ?
Ici le malheureux C* hésita.
- Hé bien ! reprit Biassou, es-tu l'ami des noirs, ou non ?
Des deux alternatives, le négrophile choisit la moins menaçante ; et ne remarquant rien d'hostile pour lui-même dans les yeux de Biassou, il dit d'une voix faible : - Le coupable mérite la mort.
- Fort bien répondu, dit tranquillement Biassou en jetant le tabac qu'il mâchait.
Cependant son air d'indifférence avait rendu quelque assurance au pauvre négrophile ; il fit un effort pour écarter tous les soupçons qui pouvaient peser sur lui.
- Personne, s'écria-t-il, n'a fait de voeux plus ardents que les miens pour le triomphe de votre cause. Je corresponds avec Brissot et Pruneau de Pomme-Gouge, en France ; Magaw en Amérique ; Peter Paulus, en Hollande ; l'abbé Tamburini, en Italie...
Il continuait d'étaler complaisamment cette litanie philanthropique, qu'il récitait volontiers, et qu'il avait notamment débitée en d'autres circonstances et dans un autre but chez M. de Blanchelande, quand Biassou l'arrêta.
- Eh ! que me font à moi tous tes correspondants ! indique-moi seulement où sont tes magasins, tes dépôts ; mon armée a besoin de munitions. Tes plantations sont sans doute riches, ta maison de commerce doit être forte, puisque tu corresponds avec tous les négociants du monde.
Le citoyen C* hasarda une observation timide.
- Héros de l'humanité, ce ne sont point des négociants, ce sont des philosophes, des philanthropes, des négrophiles.
- Allons, dit Biassou en hochant la tête, le voilà revenu à ses diables de mots inintelligibles. Eh bien, si tu n'as ni dépôts ni magasins à piller, à quoi donc es-tu bon ?
Cette question présentait une lueur d'espoir que C* saisit avidement.
- Illustre guerrier, répondit-il, avez-vous un économiste dans votre armée ?
- Qu'est-ce encore que cela ? demanda le chef,
- C'est, dit le prisonnier avec autant d'emphase que sa crainte le lui permettait, c'est un homme nécessaire par excellence. C'est celui qui seul apprécie, suivant leurs valeurs respectives, les ressources matérielles d'un empire, qui les échelonne dans l'ordre de leur importance, les classe suivant leur valeur, les bonifie et les améliore en combinant leurs sources et leurs résultats, et les distribue à propos, comme autant de ruisseaux fécondateurs, dans le grand fleuve de l'utilité générale, qui vient grossir à son tour la mer de la prospérité publique.
- Caramba ! dit Biassou en se penchant vers l'obi. Que diantre veut-il dire avec ses mots, enfilés les uns dans les autres comme les grains de votre chapelet ?
L'obi haussa les épaules en signe d'ignorance et de dédain. Cependant le citoyen C* continuait :
-... J'ai étudié, daignez m'entendre, vaillant chef des braves régénérateurs de Saint-Domingue, j'ai étudié les grands économistes, Turgot, Raynal, et Mirabeau, l'ami des hommes ! J'ai mis leur théorie en pratique. Je sais la science indispensable au gouvernement des royaumes et des états quelconques...
- L'économiste n'est pas économe de paroles ! dit Rigaud avec son sourire doux et goguenard.
Biassou s'était écrié :
- Dis-moi donc, bavard ! est-ce que j'ai des royaumes et des états à gouverner ?
- Pas encore, grand homme, repartit C*, mais cela peut venir ; et d'ailleurs ma science descend, sans déroger, à des détails utiles pour la gestion d'une armée.
Le généralissime l'arrêta encore brusquement.
- Je ne gère pas mon armée, monsieur le planteur, je la commande.
- Fort bien, observa le citoyen ; vous serez le général, je serai l'intendant. J'ai des connaissances spéciales pour la multiplication des bestiaux...
- Crois-tu que nous élevons les bestiaux ? dit Biassou en ricanant ; nous les mangeons. Quand le bétail de la colonie française me manquera, je passerai les mornes de la frontière, et j'irai prendre les boeufs et les moutons espagnols qu'on élève dans les hattes des grandes plaines de Cotuy, de la Vega, de Sant-Jago, et sur les bords de la Yuna ; j'irai encore chercher, s'il le faut, ceux qui paissent dans la presqu'île de Samana et au revers de la montagne de Cibos, à partir des bouches du Neybe jusqu'au-delà de Santo-Domingo. D'ailleurs je serai charmé de punir ces damnés planteurs espagnols, ce sont eux qui ont livré Ogé ! Tu vois que je ne suis pas embarrassé du défaut de vivres, et que je n'ai pas besoin de ta science nécessaire par excellence ! Cette vigoureuse déclaration déconcerta le pauvre économiste ; il essaya pourtant encore une dernière planche de salut.
- Mes études ne se sont pas bornées à l'éducation du bétail. J'ai d'autres connaissances spéciales qui peuvent vous être fort utiles. Je vous indiquerai les moyens d'exploiter la braie et les mines de charbon de terre.
- Que m'importe ! dit Biassou. Quand j'ai besoin de charbon, je brûle trois lieues de forêt.
- Je vous enseignerai à quel emploi est propre chaque espèce de bois, poursuivit le prisonnier ; le chicaron et le sabiecca pour les quilles de navire, les yabas pour les courbes ; les tocumas [ Néfliers. ] pour les membrures ; les hacamas, les gaïacs, les cèdres, les accomas...
- Que te lleven todos los demonios de las diez-y-siete infiernos ! [ Que puissent t'emporter tous les démons des dix-sept enfers ! ] s'écria Biassou impatienté.
- Plaît-il, mon gracieux patron ? dit l'économiste tout tremblant, et qui n'entendait pas l'espagnol.
- Ecoute, reprit Biassou, je n'ai pas besoin de vaisseaux. Il n'y a qu'un emploi vacant dans ma suite ; ce n'est pas la place de mayor-domo, c'est la place de valet de chambre. Vois, señor filosofo, si elle te convient. Tu me serviras à genoux ; tu m'apporteras la pipe, le calalou [ Ragoût créole. ] et la soupe de tortue ; et tu porteras derrière moi un éventail de plumes de paon ou de perroquet, comme ces deux pages que tu vois. Hum ! réponds, veux-tu être mon valet de chambre ?
Le citoyen C*, qui ne songeait qu'à sauver sa vie, se courba jusqu'à terre avec mille démonstrations de joie et de reconnaissance.
- Tu acceptes donc ? demanda Biassou.
- Pouvez-vous douter, mon généreux maître, que j'hésite un moment devant une si insigne faveur que celle de servir votre personne ?
A cette réponse, le ricanement diabolique de Biassou devint éclatant. Il croisa les bras, se leva d'un air de triomphe, et, repoussant du pied la tête du blanc prosterné devant lui, il s'écria d'une voix haute :
- J'étais bien aise d'éprouver jusqu'où peut aller la lâcheté des blancs, après avoir vu jusqu'où peut aller leur cruauté ! Citoyen C*, c'est à toi que je dois ce double exemple.
Je te connais ! comment as-tu été assez stupide pour ne pas t'en apercevoir ? C'est toi qui as présidé aux supplices de juin, de juillet et d'août ; c'est toi qui as fait planter cinquante têtes de noirs des deux côtés de ton avenue, en place de palmiers ; c'est toi qui voulais égorger les cinq cents nègres restés dans tes fers après la révolte, et ceindre la ville du Cap d'un cordon de têtes d'esclaves, du fort Picolet à la pointe Caracol. Tu aurais fait, si tu l'avais pu, un trophée de ma tête ; maintenant tu t'estimerais heureux que je voulusse de toi pour valet de chambre. Non ! non ! j'ai plus de soin de ton honneur que toi-même ; je ne te ferai pas cet affront. Prépare-toi à mourir. Il fit un geste, et les noirs déposèrent auprès de moi le malheureux négrophile, qui, sans pouvoir prononcer une parole, était tombé à ses pieds comme foudroyé.
XXXIV
- A ton tour à présent ! dit le chef en se tournant vers le dernier des prisonniers, le colon soupçonné par les blancs d'être sang-mêlé, et qui m'avait envoyé un cartel pour cette injure.
Une clameur générale des rebelles étouffa la réponse du colon. - Muerte ! muerte ! Mort ! Death ! Touyé ! touyé ! s'écriaient-ils en grinçant des dents et en montrant les poings au malheureux captif.
- Général, dit un mulâtre qui s'exprimait plus clairement que les autres, c'est un blanc ; il faut qu'il meure !
Le pauvre planteur, à force de gestes et de cris, parvint à faire entendre quelques paroles.
- Non, non ! monsieur le général, non, mes frères, je ne suis pas un blanc ! C'est une abominable calomnie ! Je suis un mulâtre, un sang-mêlé comme vous, fils d'une négresse comme vos mères et vos soeurs !
- Il ment ! disaient les nègres furieux. C'est un blanc. Il a toujours détesté les noirs et les hommes de couleur.
- Jamais ! reprenait le prisonnier. Ce sont les blancs que je déteste. Je suis un de vos frères. J'ai toujours dit avec vous : Nègre cé blan, blan cé nègre ! [ Dicton populaire chez les nègres révoltés, dont voici la traduction littérale : « Les nègres sont les blancs, les blancs sont les nègres. » On rendrait mieux le sens en traduisant ainsi : Les nègres sont les maîtres, les blancs sont les esclaves. ]
- Point ! point ! criait la multitude ! touyé blan, touyé blan ! [ Tuez le blanc ! Tuez le blanc ! ] Le malheureux répétait en se lamentant misérablement :
- Je suis un mulâtre ! Je suis un des vôtres.
- La preuve ? dit froidement Biassou.
- La preuve, répondit l'autre dans son égarement, c'est que les blancs m'ont toujours méprisé.
- Cela peut être vrai, répliqua Biassou, mais tu es un insolent.
Un jeune sang-mêlé adressa vivement la parole au colon.
- Les blancs te méprisaient, c'est juste ; mais en revanche tu affectais, toi, de mépriser les sang-mêlés parmi lesquels ils te rangeaient. On m'a même dit que tu avais provoqué en duel un blanc qui t'avait un jour reproché d'appartenir à notre caste.
Une rumeur universelle de rage et d'indignation s'éleva dans la foule, et les cris de mort, plus violents que jamais, couvrirent les justifications du colon, qui, jetant sur moi un regard oblique d'étonnement et de prière, redisait en pleurant :
- C'est une calomnie ! Je n'ai point d'autre gloire et d'autre bonheur que d'appartenir aux noirs. Je suis un mulâtre !
- Si tu étais un mulâtre, en effet, observa Rigaud paisiblement, tu ne te servirais pas de ce mot [ Il faut se souvenir que les hommes de couleur rejetaient avec colère cette qualification, inventée, diraient-ils, par le mépris des blancs.].
- Hélas ! sais-je ce que je dis ? reprenait le misérable. Monsieur le général en chef, la preuve que je suis sang-mêlé, c'est ce cercle noir que vous pouvez voir autour de mes ongles [ Plusieurs sang-mêlés présentent en effet à l'origine des ongles ce signe, qui s'efface avec l'âge, mais renaît chez leurs enfants.].
Biassou repoussa cette main suppliante.
- Je n'ai pas la science de monsieur le chapelain, qui devine qui vous êtes à l'inspection de votre main. Mais écoute ; nos soldats t'accusent, les uns d'être un blanc, les autres d'être un faux frère. Si cela est, tu dois mourir. Tu soutiens que tu appartiens à notre caste, et que tu ne l'as jamais reniée. Il ne te reste qu'un moyen de prouver ce que tu avances et de te sauver.
- Lequel, mon général, lequel ? demanda le colon avec empressement. Je suis prêt.
- Le voici, dit Biassou froidement. Prends ce stylet et poignarde toi-même tes deux prisonniers blancs.
En parlant ainsi, il nous désignait du regard et de la main. Le colon recula d'horreur devant le stylet que Biassou lui présentait avec un sourire infernal.
- Eh bien, dit le chef, tu balances ! C'est pourtant l'unique moyen de me prouver, ainsi qu'à mon armée, que tu n'es pas un blanc, et que tu es des nôtres. Allons, décide-toi, tu me fais perdre mon temps.
Les yeux du prisonnier étaient égarés. Il fit un pas vers le poignard, puis laissa retomber ses bras, et s'arrêta en détournant la tête. Un frémissement faisait trembler tout son corps.
- Allons donc ! s'écria Biassou d'un ton d'impatience et de colère. Je suis pressé. Choisis, ou de les tuer toi-même, ou de mourir avec eux.
Le colon restait immobile et comme pétrifié.
- Fort bien ! dit Biassou en se tournant vers les nègres ; il ne veut pas être le bourreau, il sera le patient. Je vois que c'est un blanc ; emmenez-le, vous autres...
Les noirs s'avançaient pour saisir le colon. Ce mouvement décida de son choix entre la mort à donner et la mort à recevoir. L'excès de la lâcheté a aussi son courage. Il se précipita sur le poignard que lui offrait Biassou, puis, sans se donner le temps de réfléchir à ce qu'il allait faire, le misérable se jeta comme un tigre sur le citoyen C*, qui était couché près de moi.
Alors commença une horrible lutte. Le négrophile, que le dénouement de l'interrogatoire dont l'avait tourmenté Biassou venait de plonger dans un désespoir morne et stupide, avait vu la scène entre le chef et le planteur sang-mêlé d'un oeil fixe, et tellement absorbé dans la terreur de son supplice prochain, qu'il n'avait point paru la comprendre ; mais quand il vit le colon fondre sur lui, et le fer briller sur sa tête, l'imminence du danger le réveilla en sursaut. Il se dressa debout ; il arrêta le bras du meurtrier en criant d'une voix lamentable :
- Grâce ! grâce ! Que me voulez-vous donc ? Que vous ai-je donc fait ?
- Il faut mourir, monsieur, répondit le sangmêlé, cherchant à dégager son bras et fixant sur sa victime des yeux effarés. Laissez-moi faire, je ne vous ferai point de mal.
- Mourir de votre main, disait l'économiste, pourquoi donc ? Epargnez-moi ! Vous m'en voulez peut-être de ce que j'ai dit autrefois que vous étiez un sang-mêlé ? Mais laissez-moi la vie, je vous proteste que je vous reconnais pour un blanc. Oui, vous êtes un blanc, je le dirai partout, mais grâce !
Le négrophile avait mal choisi son moyen de défense.
- Tais-toi ! tais-toi ! cria le sang-mêlé furieux, et craignant que les nègres n'entendissent cette déclaration.
Mais l'autre hurlait, sans l'écouter, qu'il le savait blanc et de bonne race. Le sang-mêlé fit un dernier effort pour le réduire au silence, écarta violemment les deux mains qui le retenaient, et fouilla de son poignard à travers les vêtements du citoyen C**.
L'infortuné sentit la pointe du fer, et mordit avec rage le bras qui l'enfonçait.
- Monstre ! scélérat ! tu m'assassines !
Il jeta un regard vers Biassou.
- Défendez-moi, vengeur de l'humanité !
Mais le meurtrier appuya fortement sur le poignard ; un flot de sang jaillit autour de sa main et jusqu'à son visage. Les genoux du malheureux négrophile plièrent subitement, ses bras s'affaissèrent, ses yeux s'éteignirent, sa bouche poussa un sourd gémissement. Il tomba mort.
Source: InLibroVeritas
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