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BUG-JARGAL CHAP24-28
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XXIV
- Tandis que la scène que Thadée vient de décrire... (Thadée, triomphant, vint se placer derrière le capitaine), tandis que la scène que Thadée vient de décrire se passait derrière le mornet, j'étais parvenu, avec quelques-uns des miens, à grimper de broussaille en broussaille sur un pic nommé le Pic du Paon, à cause des teintes irisées que le mica répandu à sa surface présentait aux rayons du soleil. Ce pic était de niveau avec les positions des noirs. Le chemin une fois frayé, le sommet fut bientôt couvert de milices ; nous commençâmes une vive fusillade. Les nègres, moins bien armés que nous, ne purent nous riposter aussi chaudement ; ils commencèrent à se décourager ; nous redoublâmes d'acharnement, et bientôt les rocs les plus voisins furent évacués par les rebelles, qui cependant eurent d'abord soin de faire rouler les cadavres de leurs morts sur le reste de l'armée, encore rangée en bataille sur le mornet. Alors nous abattîmes et liâmes ensemble avec des feuilles de palmier et des cordes plusieurs troncs de ces énormes cotonniers sauvages dont les premiers habitants de l'île faisaient des pirogues de cent rameurs. A l'aide de ce pont improvisé, nous passâmes sur les pics abandonnés, et une partie de l'armée se trouva ainsi avantageusement postée. Cet aspect ébranla le courage des insurgés. Notre feu se soutenait. Des clameurs lamentables, auxquelles se mêlait le nom de Bug-Jargal, retentirent soudain dans l'armée de Biassou. Une grande épouvante s'y manifesta, plusieurs noirs du Morne-Rouge parurent sur le roc ou flottait le drapeau écarlate ; ils se prosternèrent, enlevèrent l'étendard, et se précipitèrent avec lui dans les gouffres de la Grande-Rivière. Cela semblait signifier que leur chef était mort ou pris.
Notre audace s'en accrut à un tel point que je résolus de chasser à l'arme blanche les rebelles des rochers qu'ils occupaient encore. Je fis jeter un pont de troncs d'arbres entre notre pic et le roc le plus voisin ; et je m'élançai le premier au milieu des nègres. Les miens allaient me suivre, quand un des rebelles, d'un coup de hache, fit voler le pont en éclats. Les débris tombèrent dans l'abîme, en battant les rocs avec un bruit épouvantable.
Je tournai la tête ; en ce moment je me sentis saisir par six ou sept noirs qui me désarmèrent. Je me débattais comme un lion ; ils me lièrent avec des cordes d'écorce, sans s'inquiéter des balles que mes gens faisaient pleuvoir autour d'eux.
Mon désespoir ne fut adouci que par les cris de victoire que j'entendis pousser autour de moi un instant après ; je vis bientôt les noirs et les mulâtres gravir pêle-mêle les sommets les plus escarpés, en jetant des clameurs de détresse. Mes gardiens les imitèrent ; le plus vigoureux d'entre eux me chargea sur ses épaules, et m'emporta vers les forêts, en sautant de roche en roche avec l'agilité d'un chamois. La lueur des flammes cessa bientôt de le guider ; la faible lumière de la lune lui suffit ; il se mit seulement à marcher avec moins de rapidité.
XXV
Après avoir traversé des halliers et franchi des torrents, nous arrivâmes dans une haute vallée d'un aspect singulièrement sauvage. Ce lieu m'était absolument inconnu.
Cette vallée était située dans le coeur même des mornes, dans ce qu'on appelle à Saint-Domingue les doubles montagnes. C'était une grande savane verte, emprisonnée dans des murailles de roches nues, parsemée de bouquets de pins, de gayacs et de palmistes. Le froid vif qui règne presque continuellement dans cette région de l'île, bien qu'il n'y gèle pas, était encore augmenté par la fraîcheur de la nuit, qui finissait à peine. L'aube commençait à faire revivre la blancheur des hauts sommets environnants, et la vallée, encore plongée dans une obscurité profonde, n'était éclairée que par une multitude de feux allumés par les nègres ; car c'était là leur point de ralliement. Les membres disloqués de leur armée s'y rassemblaient en désordre, les noirs et les mulâtres arrivaient de moment en moment par troupes effarées, avec des cris de détresse ou des hurlements de rage, et de nouveaux feux, brillants comme des yeux de tigre dans la sombre savane, marquaient à chaque instant que le cercle du camp s'agrandissait.
Le nègre dont j'étais le prisonnier m'avait déposé au pied d'un chêne, d'où j'observais avec insouciance ce bizarre spectacle. Le noir m'attacha par la ceinture au tronc de l'arbre auquel j'étais adossé, resserra les noeuds redoublés qui comprimaient tous mes mouvements, mit sur ma tête son bonnet de laine rouge, sans doute pour indiquer que j'étais sa propriété, et après qu'il se fut ainsi assuré que je ne pourrais ni m'échapper, ni lui être enlevé par d'autres, il se disposa à s'éloigner. Je me décidai alors à lui adresser la parole, et je lui demandai en patois créole, s'il était de la bande du Dondon ou de celle du Morne-Rouge. Il s'arrêta et me répondit d'un air d'orgueil : Morne-Rouge ! Une idée me vint. J'avais entendu parler de la générosité du chef de cette bande, Bug-Jargal, et, quoique résolu sans peine à une mort qui devait finir tous mes malheurs, l'idée des tourments qui m'attendaient si je la recevais de Biassou ne laissait pas que de m'inspirer quelque horreur. Je n'aurais pas mieux demandé que de mourir, sans ces tortures. C'était peut- être une faiblesse, mais je crois qu'en de pareils moments notre nature d'homme se révolte toujours. Je pensai donc que si je pouvais me soustraire à Biassou, j'obtiendrais peut-être de Bug-Jargal une mort sans supplices, une mort de soldat.
Je demandai à ce nègre du Morne-Rouge de me conduire à son chef, Bug-Jargal. Il tressaillit. Bug-Jargal ! dit-il en se frappant le front avec désespoir ; puis passant rapidement à l'expression de la fureur, il grinça des dents et me cria en me montrant le poing : - Biassou ! Biassou ! - Après ce nom menaçant, il me quitta.
La colère et la douleur du nègre me rappelèrent cette circonstance du combat de laquelle nous avions conclu la prise ou la mort du chef des bandes du Morne-Rouge.
Je n'en doutai plus ; et je me résignai à cette vengeance de Biassou dont le noir semblait me menacer.
XXVI
Cependant les ténèbres couvraient encore la vallée, où la foule des noirs et le nombre des feux s'accroissaient sans cesse. Un groupe de négresses vint allumer un foyer près de moi. Aux nombreux bracelets de verre bleu, rouge et violet qui brillaient échelonnés sur leurs bras et leurs jambes, aux anneaux qui chargeaient leurs oreilles, aux bagues qui ornaient tous les doigts de leurs mains et de leurs pieds, aux amulettes attachées sur leur sein, au collier de charmes suspendu à leur cou, au tablier de plumes bariolées, seul vêtement qui voilât leur nudité, et surtout à leurs clameurs cadencées, à leurs regards vagues et hagards, je reconnus des griotes. Vous ignorez peut-être qu'il existe parmi les noirs de diverses contrées de l'Afrique des nègres, doués de je ne sais quel grossier talent de poésie et d'improvisation qui ressemble à la folie. Ces nègres, errant de royaume en royaume, sont, dans ces pays barbares, ce qu'étaient les rhapsodes antiques, et, dans le moyen âge les minstrels d'Angleterre, les minsinger d'Allemagne, et les trouvères de France. On les appelle griots, leurs femmes, les griotes, possédées comme eux d'un démon insensé, accompagnent les chansons barbares de leurs maris par des danses lubriques, et présentent une parodie grotesque des bayadères de l'Hindoustan et des almées égyptiennes. C'étaient donc quelques-unes de ces femmes qui venaient de s'asseoir en rond, à quelques pas de moi, les jambes repliées à la mode africaine, autour d'un grand amas de branchages desséchés, qui brûlait en faisant trembler sur leurs visages hideux la lueur rouge de ses flammes. Dès que leur cercle fut formé, elles se prirent toutes la main, et la plus vieille, qui portait une plume de héron plantée dans ses cheveux, se mit à crier : Ouanga ! Je compris qu'elles allaient opérer un de ces sortilèges qu'elles désignent sous ce nom. Toutes répétèrent : Ouanga ! La plus vieille, après un silence de recueillement, arracha une poignée de ses cheveux, et la jeta dans le feu en disant ces paroles sacramentelles : Malé o guiab ! qui, dans le jargon des nègres créoles, signifient : - J'irai au diable. Toutes les griotes, imitant leur doyenne, livrèrent aux flammes une mèche de leurs cheveux, et redirent gravement : - Malé o guiab !
Cette invocation étrange, et les grimaces burlesques qui l'accompagnaient, m'arrachèrent cette espère de convulsion involontaire qui saisit souvent malgré lui l'homme le plus sérieux ou même le plus pénétré de douleur, et qu'on appelle le fou rire. Je voulus en vain le réprimer, il éclata. Ce rire, échappé à un coeur bien triste, fit naître une scène singulièrement sombre et effrayante.
Toutes les négresses, troublées dans leur mystère, se levèrent comme réveillées en sursaut. Elles ne s'étaient pas aperçues jusque-là de ma présence.
Elles coururent tumultueusement vers moi, en hurlant : Blanco ! blanco ! Je n'ai jamais vu une réunion de figures plus diversement horribles que ne l'étaient dans leur fureur tous ces visages noirs avec leurs dents blanches et leurs yeux blancs traversés de grosses veines sanglantes. Elles m'allaient déchirer. La vieille à la plume de héron fit un signe, et cria à plusieurs reprises : Zoté cordé ! zoté cordé ! [ Accordez-vous ! Accordez-vous ! ] Ces forcenées s'arrêtèrent subitement, et je les vis, non sans surprise, détacher toutes ensemble leur tablier de plumes, les jeter sur l'herbe, et commencer autour de moi cette danse lascive que les noirs appellent la chica.
Cette danse, dont les attitudes grotesques et la vive allure n'expriment que le plaisir et la gaieté, empruntait ici de diverses circonstances accessoires un caractère sinistre. Les regards foudroyants que me lançaient les griotes au milieu de leurs folâtres évolutions, l'accent lugubre qu'elles donnaient à l'air joyeux de la chica, le gémissement aigu et prolongé que la vénérable présidente du sanhédrin noir arrachait de temps en temps à son balafo, espèce d'épinette qui murmure comme un petit orgue, et se compose d'une vingtaine de tuyaux de bois dur dont la grosseur et la longueur vont en diminuant graduellement, et surtout l'horrible rire que chaque sorcière nue, à certaines pauses de la danse, venait me présenter à son tour, en appuyant presque son visage sur le mien, ne m'annonçaient que trop à quels affreux châtiments devait s'attendre le blanco profanateur de leur Ouanga. Je me rappelai la coutume de ces peuplades sauvages qui dansent autour des prisonniers avant de les massacrer, et je laissai patiemment ces femmes exécuter le ballet du drame dont je devais ensanglanter le dénouement. Cependant je ne pus m'empêcher de frémir quand je vis, à un moment marqué par le balafo, chaque griote mettre dans le brasier la pointe d'une lame de sabre, ou le fer d'une hache, l'extrémité d'une longue aiguille à voiture, les pinces d'une tenaille, ou les dents d'une scie.
La danse touchait à sa fin ; les instruments de torture étaient rouges. A un signal de la vieille, les négresses allèrent processionnellement chercher, l'une après l'autre, quelque arme horrible dans le feu.
Celles qui ne purent se munir d'un fer ardent prirent un tison enflammé. Alors je compris clairement quel supplice m'était réservé, et que j'aurais un bourreau dans chaque danseuse. A un autre commandement de leur coryphée, elles recommencèrent une dernière ronde, en se lamentant d'une manière effrayante. Je fermai les yeux pour ne plus voir du moins les ébats de ces démons femelles, qui, haletants de fatigue et de rage, entrechoquaient en cadence sur leurs têtes leurs ferrailles flamboyantes, d'où s'échappaient un bruit aigu et des myriades d'étincelles. J'attendis en me roidissant l'instant où je sentirais mes chairs se tourmenter, mes os se calciner, mes nerfs se tordre sous les morsures brûlantes des tenailles et des scies, et un frisson courut sur tous mes membres. Ce fut un moment affreux.
Il ne dura heureusement pas longtemps. La chica des griotes atteignait son dernier période, quand j'entendis de loin la voix du nègre qui m'avait fait prisonnier. Il accourait en criant : Que haceis, mujeres de demonio ? Que haceis alli ? Dexaïs mi prisonero ! [ Que faites-vous, femmes du démon ? Que faites-vous là ? laissez mon prisonnier ! ] Je rouvris les yeux. Il était déjà grand jour. Le nègre se hâtait avec mille gestes de colère. Les griotes s'étaient arrêtées ; mais elles paraissaient moins émues de ses menaces qu'interdites par la présence d'un personnage assez bizarre dont le noir était accompagné.
C'était un homme très gros et très petit, une sorte de nain, dont le visage était caché par un voile blanc, percé de trois trous, pour la bouche et les yeux, à la manière des pénitents. Ce voile, qui tombait sur son cou et ses épaules, laissait nue sa poitrine velue, dont la couleur me parut être celle des griffes, et sur laquelle brillait, suspendu à une chaîne d'or, le soleil d'un ostensoir d'argent tronqué. On voyait le manche en croix d'un poignard grossier passer au-dessus de sa ceinture écarlate qui soutenait un jupon rayé de vert, de jaune et de noir, dont la frange descendait jusqu'à ses pieds larges et difformes. Ses bras, nus comme sa poitrine, agitaient un bâton blanc ; un chapelet, dont les grains étaient d'adrézarach, pendait à sa ceinture, près du poignard ; et son front était surmonté d'un bonnet pointu orné de sonnettes dans lequel, lorsqu'il s'approcha, je ne fus pas peu surpris de reconnaître la gorra d'Habibrah. Seulement, parmi les hiéroglyphes dont cette espèce de mitre était couverte, on remarquait des taches de sang. C'était sans doute le sang du fidèle bouffon. Ces traces de meurtre me parurent une nouvelle preuve de sa mort, et réveillèrent dans mon coeur un dernier regret.
Au moment où les griotes aperçurent cet héritier du bonnet d'Habibrah, elles s'écrièrent toutes ensemble : - L'obi ! et tombèrent prosternées. Je devinai que c'était le sorcier de l'armée de Biassou. - Basta ! Basta ! dit-il en arrivant auprès d'elles, avec une voix sourde et grave, dexaïs el prisonero de Biassu [ Il suffit ! il suffit ! Laissez le prisonnier de Biassou ! ]. Toutes les négresses, se relevant en tumulte, jetèrent les instruments de mort dont elles étaient chargées, reprirent leurs tabliers de plumes, et, à un geste de l'obi, elles se dispersèrent comme une nuée de sauterelles.
En ce moment le regard de l'obi parut se fixer sur moi ; il tressaillit, recula d'un pas, et reporta son bâton blanc vers les griotes, comme s'il eût voulu les rappeler. Cependant, après avoir grommelé entre ses dents le mot maldicho [ Maudit. ], et dit quelques paroles à l'oreille du nègre, il se retira lentement, en croisant les bras, et dans l'attitude d'une profonde méditation.
XXVII
Mon gardien m'apprit alors que Biassou demandait à me voir, et qu'il fallait me préparer à soutenir dans une heure une entrevue avec ce chef.
C'était sans doute encore une heure de vie. En attendant qu'elle fût écoulée, mes regards erraient sur le camp des rebelles, dont le jour me laissait voir dans ses moindres détails la singulière physionomie. Dans une autre disposition d'esprit, je n'aurais pu m'empêcher de rire de l'inepte vanité des noirs, qui étaient presque tous chargés d'ornements militaires et sacerdotaux, dépouilles de leurs victimes. La plupart de ces parures n'étaient plus que des haillons déchiquetés et sanglants. Il n'était pas rare de voir briller un hausse-col sous un rabat, ou une épaulette sur une chasuble. Sans doute pour se délasser des travaux auxquels ils avaient été condamnés toute leur vie, les nègres restaient dans une inaction inconnue à nos soldats, même retirés sous la tente. Quelques-uns dormaient au grand soleil, la tête près d'un feu ardent ; d'autres, l'oeil tour à tour terne et furieux, chantaient un air monotone, accroupis sur le seuil de leurs ajoupas, espèces de huttes couvertes de feuilles de bananier ou de palmier, dont la forme conique ressemble à nos tentes canonnières. Leurs femmes noires ou cuivrées, aidées des négrillons, préparaient la nourriture des combattants. Je les voyais remuer avec des fourches l'igname, les bananes, la patate, les pois, le coco, le maïs, le chou caraïbe qu'ils appellent tayo, et une foule d'autres fruits indigènes qui bouillonnaient autour des quartiers de porc, de tortue et de chien, dans de grandes chaudières volées aux cases des planteurs. Dans le lointain, aux limites du camp, les griots et les griotes formaient de grandes rondes autour des feux, et le vent m'apportait par lambeaux leurs chants barbares mêlés aux sons des guitares et des balafos. Quelques vedettes, placées aux sommets des rochers voisins, éclairaient les alentours du quartier général de Biassou, dont le seul retranchement, en cas d'attaque, était un cordon circulaire de cabrouets, chargés de butin et de munitions. Ces sentinelles noires, debout sur la pointe aiguë des pyramides de granit dont les mornes sont hérissés, tournaient fréquemment sur elles-mêmes, comme les girouettes sur les flèches gothiques, et se renvoyaient l'une à l'autre, de toute la force de leurs poumons, le cri qui maintenait la sécurité du camp : Nada ! Nada ! [ Rien ! Rien ! ]
De temps en temps, des attroupements de nègres curieux se formaient autour de moi. Tous me regardaient d'un air menaçant.
XXVIII
Enfin, un peloton de soldats de couleur, assez bien armés, arriva vers moi. Le noir à qui je semblais appartenir me détacha du chêne auquel j'étais lié, et me remit au chef de l'escouade, des mains duquel il reçut en échange un assez gros sac, qu'il ouvrit sur-le-champ. C'étaient des piastres. Pendant que le nègre, agenouillé sur l'herbe, les comptait avidement, les soldats m'entraînèrent. Je considérai avec curiosité leur équipement. Ils portaient un uniforme de gros drap, brun, rouge et jaune, coupé à l'espagnole ; une espèce de montera castillane, ornée d'une large cocarde rouge [ On sait que cette couleur est celle de la cocarde espagnole. ], cachait leurs cheveux de laine. Ils avaient, au lieu de giberne, une façon de carnassière attachée sur le côté. Leurs armes étaient un lourd fusil, un sabre et un poignard. J'ai su depuis que cet uniforme était celui de la garde particulière de Biassou.
Après plusieurs circuits entre les rangées irrégulières d'ajoupas qui encombraient le camp, nous parvînmes à l'entrée d'une grotte, taillée par la nature au pied de l'un de ces immenses pans de roches dont la savane était murée. Un grand rideau d'une étoffe thibétaine qu'on appelle le katchmir, et qui se distingue moins par l'éclat de ses couleurs que par ses plis moelleux et ses dessins variés, fermait à l'oeil l'intérieur de cette caverne. Elle était entourée de plusieurs lignes redoublées de soldats, équipés comme ceux qui m'avaient amené.
Après l'échange du mot d'ordre avec les deux sentinelles qui se promenaient devant le seuil de la grotte, le chef de l'escouade souleva le rideau de katchmir, et m'introduisit, en le laissant retomber derrière moi.
Une lampe de cuivre à cinq becs, pendue par des chaînes à la voûte, jetait une lumière vacillante sur les parois humides de cette caverne fermée au jour. Entre deux haies de soldats mulâtres, j'aperçus un homme de couleur, assis sur un énorme tronc d'acajou, que recouvrait à demi un tapis de plumes de perroquet. Cet homme appartenait à l'espère des sacatras, qui n'est séparée des nègres que par une nuance souvent imperceptible. Son costume était ridicule. Une ceinture magnifique de tresse de soie, à laquelle pendait une croix de Saint-Louis, retenait à la hauteur du nombril un caleçon bleu, de toile grossière ; une veste de basin blanc, trop courte pour descendre jusqu'à la ceinture, complétait son vêtement. Il portait des bottes grises, un chapeau rond, surmonté d'une cocarde rouge, et des épaulettes, dont l'une était d'or avec les deux étoiles d'argent des maréchaux de camp, l'autre de laine jaune. Deux étoiles de cuivre, qui paraissaient avoir été des molettes d'éperons, avaient été fixées sur la dernière, sans doute pour la rendre digne de figurer auprès de sa brillante compagne. Ces deux épaulettes, n'étant point bridées à leur place naturelle, par des ganses transversales, pendaient des deux côtés de la poitrine du chef. Un sabre et des pistolets richement damasquinés étaient posés sur le tapis de plumes auprès de lui. Derrière son siège se tenaient, silencieux et immobiles, deux enfants revêtus du caleçon des esclaves, et portant chacun un large éventail de plumes de paon. Ces deux enfants esclaves étaient blancs.
Deux carreaux de velours cramoisi, qui paraissaient avoir appartenu à quelque prie-Dieu de presbytère, marquaient deux places à droite et à gauche du bloc d'acajou. L'une de ces places, celle de droite, était occupée par l'obi qui m'avait arraché à la fureur des griotes. Il était assis, les jambes repliées, tenant sa baguette droite, immobile comme une idole de porcelaine dans une pagode chinoise. Seulement, à travers les trous de son voile, je voyais briller ses yeux flamboyants, constamment attachés sur moi.
De chaque côté du chef étaient des faisceaux de drapeaux, de bannières et de guidons de toute espèce, parmi lesquels je remarquai le drapeau blanc fleurdelysé, le drapeau tricolore et le drapeau d'Espagne. Les autres étaient des enseignes de fantaisie. On y voyait un grand étendard noir.
Dans le fond de la salle, au-dessus de la tête du chef, un autre objet attira encore mon attention, C'était le portrait de ce mulâtre Ogé, qui avait été roué l'année précédente au Cap, pour crime de rébellion, avec son lieutenant Jean- Baptiste Chavanne, et vingt autres noirs ou sang-mêlés. Dans ce portrait, Ogé, fils d'un boucher du Cap, était représenté comme il avait coutume de se faire peindre, en uniforme de lieutenant-colonel, avec la croix de Saint-Louis, et l'ordre du mérite du Lion, qu'il avait acheté en Europe du prince de Limbourg. Le chef sacatra devant lequel j'étais introduit était d'une taille moyenne. Sa figure ignoble offrait un rare mélange de finesse et de cruauté. Il me fit approcher, et me considéra quelque temps en silence ; enfin il se mit à ricaner à la manière de l'hyène.
- Je suis Biassou, me dit-il.
Je m'attendais à ce nom, mais je ne pus l'entendre de cette bouche, au milieu de ce rire féroce, sans frémir intérieurement. Mon visage pourtant resta calme et fier. Je ne répondis rien.
- Eh bien ! reprit-il en assez mauvais français, est-ce que tu viens déjà d'être empalé, pour ne pouvoir plier l'épine du dos en présence de Jean Biassou, généralissime des pays conquis et maréchal de camp des armées de su magestad catolica ? (La tactique des principaux chefs rebelles était de faire croire qu'ils agissaient, tantôt pour le roi de France, tantôt pour la révolution, tantôt pour le roi d'Espagne.)
Je croisai les bras sur ma poitrine, et le regardai fixement. Il recommença à ricaner. Ce tic lui était familier.
- Oh ! oh ! me pareces hombre de buen corazon. [Tu me parais homme de bon courage. ] Eh bien, écoute ce que je vais te dire. Es-tu créole ?
- Non, répondis-je, je suis français.
Mon assurance lui fit froncer le sourcil.
Il reprit en ricanant :
- Tant mieux ! Je vois à ton uniforme que tu es officier. Quel âge as-tu ?
- Vingt ans.
- Quand les as-tu atteints ?
A cette question, qui réveillait en moi de bien douloureux souvenirs, je restai un moment absorbé dans mes pensées. Il la répéta vivement. Je lui répondis :
- Le jour où ton compagnon Léogri fut pendu.
La colère contracta ses traits ; son ricanement se prolongea. Il se contint cependant.
- Il y a vingt-trois jours que Léogri fut pendu, me dit-il. Français, tu lui diras ce soir, de ma part, que tu as vécu vingt- quatre jours de plus que lui. Je veux te laisser au monde encore cette journée, afin que tu puisses lui conter où en est la liberté de ses frères, ce que tu as vu dans le quartier général de Jean Biassou, maréchal de camp, et quelle est l'autorité de ce généralissime sur les gens du roi.
C'était sous ce titre que Jean-François, qui se faisait appeler grand amiral de France, et son camarade Biassou, désignaient leurs hordes de nègres et de mulâtres révoltés.
Alors il ordonna que l'on me fit asseoir entre deux gardes dans un coin de la grotte, et, adressant un signe de la main à quelques nègres affublés de l'habit d'aide de camp :
- Qu'on batte le rappel, que toute l'armée se rassemble autour de notre quartier général, pour que nous la passions en revue. Et vous, monsieur le chapelain, dit-il en se tournant vers l'obi, couvrez-vous de vos vêtements sacerdotaux, et célébrez pour nous et nos soldats le saint sacrifice de la messe. L'obi se leva, s'inclina profondément devant Biassou, et lui dit à l'oreille quelques paroles que le chef interrompit brusquement et à haute voix.
- Vous n'avez point d'autel, dites-vous, señor cura !cela est-il étonnant dans ces montagnes ? Mais qu'importe ! depuis quand le bon Giu [ Patois créole. Le bon Dieu. ] a-t-il besoin pour son culte d'un temple magnifique, d'un autel orné d'or et de dentelles ? Gédéon et Josué l'ont adoré devant des monceaux de pierres ; faisons comme eux, bon per [ Patois créole. Bon père. ] ; il suffit au bon Giu que les coeurs soient fervents. Vous n'avez point d'autel ! Eh bien, ne pouvez-vous pas vous en faire un de cette grande caisse de sucre, prise avant-hier par les gens du roi dans l'habitation Dubuisson ?
L'intention de Biassou fut promptement exécutée. En un clin d'oeil l'intérieur de la grotte fut disposé pour cette parodie du divin mystère. On apporta un tabernacle et un saint ciboire enlevés à la paroisse de l'Acul, au même temple où mon union avec Marie avait reçu du ciel une bénédiction si promptement suivie de malheur. On érigea en autel la caisse de sucre volée, qui fut couverte d'un drap blanc, en guise de nappe, ce qui n'empêchait pas de lire encore sur les faces latérales de cet autel : Dubuisson et Cie. pour Nantes.
Quand les vases sacrés furent placés sur la nappe, l'obi s'aperçut qu'il manquait une croix ; il tira son poignard, dont la garde horizontale présentait cette forme, et le planta debout entre le calice et l'ostensoir, devant le tabernacle. Alors, sans ôter son bonnet de sorcier et son voile de pénitent, il jeta promptement la chape volée au prieur de l'Acul sur son dos et sa poitrine nue, ouvrit auprès du tabernacle le missel à fermoir d'argent sur lequel avaient été lues les prières de mon fatal mariage, et, se tournant vers Biassou, dont le siège était à quelques pas de l'autel, annonça par une salutation profonde qu'il était prêt.
Sur-le-champ, à un signe du chef, les rideaux de katchmir furent tirés, et nous découvrirent toute l'armée noire rangée en carrés épais devant l'ouverture de la grotte. Biassou ôta son chapeau et s'agenouilla devant l'autel. - A genoux ! cria-t-il d'une voix forte. - A genoux ! répétèrent les chefs de chaque bataillon. Un roulement de tambours se fit entendre. Toutes les hordes étaient agenouillées.
Seul, j'étais resté immobile sur mon siège, révolté de l'horrible profanation qui allait se commettre sous mes yeux ; mais les deux vigoureux mulâtres qui me gardaient dérobèrent mon siège sous moi, me poussèrent rudement par les épaules, et je tombai à genoux comme les autres, contraint de rendre un simulacre de respect à ce simulacre de culte.
L'obi officia gravement. Les deux petits pages blancs de Biassou faisaient les offices de diacre et de sous-diacre.
La foule des rebelles, toujours prosternée, assistait à la cérémonie avec un recueillement dont le généralissime donnait le premier l'exemple. Au moment de l'exaltation, l'obi, élevant entre ses mains l'hostie consacrée, se tourna vers l'armée, et cria en jargon créole : - Zoté coné bon Giu ; ce li mo fe zoté voer. Blan touyé li, touyé blan yo toute. [ Vous connaissez le bon Dieu ; c'est lui que je vous fais voir. Les blancs l'ont tué ; tuez tous les blancs. Depuis, Toussaint Louverture avait coutume d'adresser la même allocution aux nègres. après avoir communié. ] A ces mots, prononcés d'une voix forte, mais qu'il me semblait avoir déjà entendue quelque part et en d'autres temps, toute la horde poussa un rugissement ; ils entrechoquèrent longtemps leurs armes, et il ne fallut rien moins que la sauvegarde de Biassou pour empêcher que ce bruit sinistre ne sonnât ma dernière heure. Je compris à quels excès de courage et d'atrocité pouvaient se porter des hommes pour qui un poignard était une croix, et sur l'esprit desquels toute impression est prompte et profonde.
Source: InLibroVeritas
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