Les Pardaillan-livre1-Chap16-18
Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2009-11-09
Lu par Stanley
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Les Pardaillan est une série de 10 romans populaires, écrite par Michel Zévaco. Ils sont parus tout d'abord sous la forme d'un feuilleton dans Le Matin.
Source de la photo: http://lieuxdits.free.fr/zevaco.html
Musiques Camille Saint-Saëns, Danse Macabre, Opus 40 - Kevin MacLeod - Certains droits réservés (licence Creative Commons)
+++ Chapitres Suivants
+++ Chapitres Prédécents
Le chapitre 24 des pardaillan, qui est très particulier, a complètement démotivé Stanley, veuillez nous excuser mais la suite des pardaillan ne pourra, donc, pas être enregistrée pour le moment.
Vous pouvez retrouver toutefois l'intégralité du texte à cette adresse : http://fr.wikisource.org/wiki/Les_Pardaillan
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Le chapitre 24 des pardaillan, qui est très particulier, a complètement démotivé Stanley, veuillez nous excuser mais la suite des pardaillan ne pourra, donc, pas être enregistrée pour le moment.
Vous pouvez retrouver toutefois l'intégralité du texte à cette adresse : http://fr.wikisource.org/wiki/Les_Pardaillan
Livre I
XVI Une cérémonie païenne
Le soir commençait à tomber lorsque Pardaillan revint à la Devinière. Instinctivement, ses yeux se levèrent vers la petite fenêtre où tant de fois lui était apparu le charmant visage de Loïse. Il eût donné la moitié des écus dont il était devenu possesseur pour être vu dans son beau costume. Mais la fenêtre était fermée.
Le chevalier poussa un soupir et se tourna vers le perron de la Devinière. À gauche de ce perron, il aperçut alors trois gentilshommes qui, le nez en l'air, semblaient examiner attentivement la maison où demeurait la Dame en noir.
— Vous dites que c'est bien là, Maurevert ? fit l'un d'eux.
— C'est là, comte de Quélus. Au premier, la propriétaire, vieille dame bigote, sourde et confite en prières. Le deuxième est à moi depuis ce matin.
— Maugiron, reprit celui qu'on venait d'appeler comte de Quélus, conçois-tu ces bizarres passions de Son Altesse pour de petites bourgeoises ?
— Moins que des bourgeoises, Quélus. Lui qui a la cour !…
— Mieux que la cour, Maugiron : il a Margot !
Les deux jeunes gentilshommes éclatèrent de rire et continuèrent à causer entre eux sans s'occuper de Maurevert, pour lequel ils cherchaient à peine à déguiser un sentiment de mépris et de crainte.
Maurevert s'était éloigné en disant :
— À ce soir, messieurs !
Quélus et Maugiron allaient en faire autant lorsqu'ils virent se dresser devant eux un jeune homme qui, avec une politesse glaciale, mit son chapeau à la main et demanda :
— Messieurs, voulez-vous me faire la grâce de me dire ce que vous regardiez si attentivement dans cette maison ?
Les deux gentilshommes, interloqués, échangèrent un coup d'œil.
— Pourquoi nous posez-vous cette question, monsieur ? fit Maugiron avec hauteur.
— Parce que, répondit Pardaillan, cette maison m'appartient.
Le chevalier était un peu pâle. Mais cette pâleur devait passer inaperçue aux yeux de ses interlocuteurs, qui ne le connaissaient pas. De plus son attitude était d'une extrême politesse.
— Et vous supposez, dit Quélus, que nous aurions envie de l'acheter ?
— Ma maison n'est pas à vendre, messieurs, fit Pardaillan avec un visage immobile.
— Alors, que voulez-vous ?
— Vous dire simplement ceci : je ne veux pas qu'on regarde ce qui m'appartient, et surtout qu'on en rie. Or, vous avez regardé, et vous avez ri.
— Vous ne voulez pas ! s'écria Maugiron en pâlissant de colère.
— Viens, fit Quélus. C'est un fou.
— Messieurs, dit Pardaillan toujours impassible, je ne suis pas fou. Je vous répète que je hais les insolents qui regardent ce qu'ils ne doivent pas voir…
— Mordieu, monsieur ! Vous allez vous faire couper les oreilles !
— Et que j'ai l'habitude de châtier ceux dont le rire me déplaît, acheva Pardaillan. Allez rire ailleurs.
— Ah ! ah ! fit Quélus. Et où diable voulez-vous que nous allions rire ?
— Mais, par exemple, dans le petit Pré-aux-Clercs.
— C'est bien. Et quand ?
— Tout de suite, si vous voulez !
— Non pas. Mais demain matin, vers les dix heures, nous y serons, mon ami et moi. Et vous, monsieur, tâchez de bien rire ce soir. Car il est probable que demain vous ne rirez plus.
— J'y tâcherai, messieurs ! dit Pardaillan qui salua d'un grand geste de sa plume de coq…
Quélus et Maugiron s'éloignèrent dans la direction qu'avait déjà prise Maurevert.
Pardaillan, inquiet et troublé, entra dans la salle de la Devinière, et s'attabla.
« Que diable faisaient là ces deux étourneaux ?… Et l'autre, avec sa figure d'oiseau de mauvais augure !… Seraient-ils venus là pour elle ?… Par les cornes de tous les enfers ! Si cela était !… Mais non, voyons… quelle apparence y a-t-il ?… Elle sort si rarement ! qui l'aurait remarquée ? »
Enfin, bref, le raisonnement aidant, et aussi un bon flacon de vin d'Anjou, Pardaillan parvint à se rassurer, et selon ses habitudes d'observateur, se mit à regarder autour de lui.
Ce soir-là, il y avait grand remue-ménage dans l'auberge. Les servantes dressaient le couvert pour une forte tablée dans une pièce voisine. Maître Landry et ses queux agitaient force casseroles.
— Ah ça ! demanda le chevalier à Lubin, qui le servait, il y aura donc belle et nombreuse société ce soir ?
— Oui, monsieur. Et vous m'en voyez tout joyeux.
— Pourquoi joyeux ?
— D'abord parce que messieurs les poètes sont fort généreux… ils boivent bien, et me font boire.
— Ce sont donc des poètes qui vont venir ?
— Comme tous les mois, le premier vendredi, monsieur le chevalier. Ils se réunissent pour dire des poésies qui me feraient rougir, si je n'étais trop occupé à boire pour écouter.
— Bon. Ensuite ?… Ton autre motif de joie ?
— Ah oui ! Eh bien, c'est que frère Thibaut va venir.
— Le moine ? Est-il donc aussi poète ?
— Non. Mais… excusez-moi, monsieur le chevalier, voici justement… une plume rouge…
Et, sans finir sa phrase, Lubin, qui paraissait fort embarrassé, se précipita au-devant d'un cavalier qui venait d'entrer dans la salle. Ce cavalier avait une plume rouge à sa toque. Il s'enveloppait soigneusement de son manteau qu'il relevait jusqu'au nez. Mais si bien qu'il dissimulât son visage, Pardaillan, qui avait les yeux pénétrants et le regard agile, aperçut un instant ce visage.
— M. de Cosseins ! murmura-t-il.
Cosseins était le capitaine des gardes de Charles IX, c'est-à-dire le premier personnage militaire du Louvre.
Il était de toutes les parades, de toutes les chasses royales. Pardaillan l'avait vu plus d'une fois.
« Qu'est-ce que cette société de poètes dont font partie le capitaine des gardes et le moine Thibaut ? songea le chevalier. Pourquoi est-ce Lubin et non maître Landry qui va au-devant d'un pareil personnage ? »
Et, avec une curiosité surexcitée, il suivit des yeux le manège de Lubin et de Cosseins. Landry, occupé à ses fourneaux dans la rôtisserie, n'avait pas fait attention au nouveau venu, bien que, de la cuisine située à gauche de la grande salle, il pût voir par une large baie ce qui se passait dans l'auberge.
Or, Lubin et le capitaine pénétrèrent dans la salle où les servantes dressaient le couvert.
— C'est ici qu'aura lieu le banquet, messire poète, fit Lubin en essayant vainement de dévisager l'homme à la plume rouge.
— Allons plus loin ! dit Cosseins.
La salle suivante était vide et donnait dans une quatrième salle également vide, mais où des sièges étaient préparés, au nombre d'une quinzaine.
À gauche de cette salle s'ouvrait un cabinet noir. Cosseins y entra.
— Qu'est-ce que c'est que cette porte ? demanda le capitaine.
— Elle ouvre sur l'allée qui longe les quatre salles et aboutit à la rue.
— Nul ne peut entrer par ici ?
Lubin sourit et montra les deux énormes verrous qui maintenaient la porte massive.
— C'est bien. Où se tiendra le moine ?
— Frère Thibaut ? Dans la grande salle, devant la porte du banquet. Oh ! personne n'entrera, et vous pourrez à l'aise vous débiter vos sonnets et vos ballades.
— C'est que, vous comprenez, il y a tant de jaloux qui seraient bien aises de s'emparer de nos productions !
— Oui, des plagiaires !
Cosseins approuva de la tête et, satisfait sans doute de son inspection, retraversa les salles, gagna la porte du salon et disparut.
« Que diable va-t-il se passer ce soir à la Devinière ? » se demanda Pardaillan.
Le chevalier n'était pas homme à perdre son temps en méditation. Il était curieux par nature et par besoin de défense personnelle. Il n'hésita pas et résolut de connaître la vérité que Lubin ignorait selon toute vraisemblance.
Pardaillan connaissait l'hôtellerie de fond en comble.
Il se leva donc sans affectation, appela Pipeau d'un claquement de langue, et pénétra dans la salle du banquet où trois servantes effarées achevaient de mettre le couvert. Il passa rapidement, et entra dans la pièce vide en refermant derrière lui la porte. Puis il atteignit la pièce où étaient rangés des sièges, et enfin le cabinet noir.
Ce cabinet n'était d'ailleurs qu'une sorte de caveau aux murailles en pierre humide, et tout tapissé de toiles d'araignées. Il communiquait avec l'allée par la lourde porte que nous avons signalée, et avec la pièce aux sièges par une porte percée d'un judas dont le treillis disparaissait sous d'épaisses couches de poussière.
Or, ce caveau, c'était l'antichambre des caves de maître Landry.
Dans le fond s'ouvrait une trappe que fermait un couvercle à anneau de fer.
Pardaillan, toujours suivi de son fidèle Pipeau, s'enfonça dans l'escalier qui descendait aux caves, les visita soigneusement, et n'ayant remarqué rien d'anormal, revint s'installer dans le cabinet noir en laissant ouverte la trappe des caves.
Nous le laisserons à la faction volontaire qu'il s'imposait, et nous reviendrons dans la grande salle de l'auberge.
Là, vers neuf heures, apparurent trois hommes très enveloppés et portant à leurs toques des plumes rouges.
Lubin courut au-devant de ces mystérieux personnages et les introduisit dans la salle du banquet.
Dix minutes plus tard, deux autres cavaliers, puis enfin trois nouveaux, tous ayant une plume rouge à la toque, entrèrent à la Devinière et furent conduits par Lubin qui, alors, murmura :
— Huit plumes rouges. Le compte y est !
À ce moment, un moine à barbe blanche, aux yeux sournois, à la figure rubiconde, franchit à son tour le seuil.
— Frère Thibaut, s'écria Lubin en s'élançant à la rencontre du moine.
— Mon frère, dit celui-ci à voix basse, nos huit poètes sont-ils arrivés ?
— Ils sont là, répondit Lubin en désignant la salle du banquet.
— Très bien. Veuillez donc m'écouter, mon cher frère. Il s'agit de choses graves. Vous comprenez. Ce sont des poètes étrangers qui viennent discuter avec les nôtres.
— Mais, mon frère, comment se fait-il que vous soyez mêlé à des questions de poésie ?
— Frère Lubin, fit sévèrement le moine, si notre révérend et vénérable abbé, Mgr Sorbin de Sainte-Foi, a permis que vous quittassiez le couvent pour venir faire ripaille et bombance en cette auberge…
— Frère ! ah ! frère Thibault !…
— Si le révérend, prenant en pitié votre soif inextinguible, vous a donné une preuve aussi extraordinaire de sa mansuétude, ce n'est pas qu'il vous tolère par surcroît le péché mortel de la curiosité !
— Je me tais, mon frère !
— Vous n'avez pas de questions à poser. Ou sinon, vous rentrez au couvent !
— Miséricorde ! Je vous jure, mon frère… mon excellent frère…
— C'est bien. Maintenant, dressez-moi une petite table là, juste devant la porte de cette salle, car je me sens quelque appétit.
Ce disant, frère Thibaut prit une figure moins sévère ; ses yeux s'attendrirent, et il passa le bout de sa langue sur ses lèvres.
— Que vous êtes heureux, frère Lubin ! ne put-il s'empêcher de murmurer.
— Que vous donnerai-je à dîner, mon cher frère ?
— La moindre des choses : une moitié de poularde, une friture de Seine, un pâté, une omelette et des confitures, avec quatre bouteilles de vin d'Anjou… Autrefois, frère Lubin, j'en eusse demandé six ! Hélas ! nous devenons vieux…
Le moine s'installa donc devant la porte, de façon que nul ne pût entrer sans sa permission.
Lorsque Lubin eut apporté sur la table les éléments du repas modeste demandé par frère Thibaut, celui-ci reprit :
— Maintenant, frère Lubin, écoutez-moi bien. Vous connaissez l'allée qui aboutit au cabinet noir ? Eh bien, vous allez vous mettre en sentinelle à la porte de cette allée, sur la rue, jusqu'à ce que je vous en relève.
Lubin, qui voyait s'évanouir tous ses rêves gastronomiques et bachiques, poussa un soupir qui eût attendri un tigre. Mais frère Thibaut ne parut pas s'en apercevoir.
— Si quelqu'un veut entrer dans l'allée, continua-t-il, vous vous y opposerez. Si ce quelqu'un persiste, vous pousserez un cri d'alarme. Allez, mon cher frère, hâtez-vous…
Force fut à Lubin d'obéir.
Alors, frère Thibaut attaqua consciencieusement sa demi-poularde.
La demie de neuf heures sonna.
À ce moment, six nouveaux personnages firent leur entrée dans l'auberge.
— Voici les mécréants ! grogna frère Thibaut. Je suis comme frère Lubin, moi. Je ne comprends pas pourquoi on me force à garder la porte pour des faiseurs de Phébus comme ce Ronsard, ce Baïf, ce Rémy Belleau, ce Jean Dorat, ce Jodelle et ce Pontus de Thyard !…
En grommelant ainsi, frère Thibaut dévisageait successivement les six poètes et se rangeait pour les laisser entrer dans la salle du banquet.
Il va sans dire que l'arrivée des poètes et leur disparition avaient passé inaperçues. Et pour se rendre un compte exact de cette scène, notre lecteur doit se figurer la grande salle de la Devinière pleine de soldats, d'écoliers, d'aventuriers, de gentilshommes ; çà et là, quelques ribaudes : au milieu de la salle, un bohémien qui fait des tours de passe-passe ; les éclats de rire, les chansons, les cris des buveurs qui demandent du vin, de l'hypocras, de l'hydromel, le fracas des pots d'étain et des gobelets qui s'entrechoquent ; enfin toute l'effervescence d'une taverne bien achalandée à la minute où le couvre-feu va sonner, où l'auberge va se fermer et où l'on se hâte de vider un dernier verre.
Les six poètes de la Pléiade (Joachim du Bellay, le septième, était mort en 1560) entrèrent donc sans avoir éveillé la moindre curiosité, et passèrent dans la salle du festin.
Là, Jean Dorat arrêta d'un geste ses confrères, et leur dit :
— Nous voici donc, une fois encore, unis dans la célébration de nos mystères. Je puis dire que nous sommes ici la fleur de la poésie antique et moderne, et que jamais assemblée de plus fiers docteurs en l'art sublime ne fut plus digne de monter au Parnasse pour y saluer les dieux tutélaires. Vous Pontus de Thyard avec vos Erreurs amoureuses et votre Fureur poétique ; vous, Étienne Jodelle, seigneur de la tragédie, avec votre Cléopâtre et votre Didon ; vous, Rémy Belleau, étincelant lapidaire des Pierres précieuses magique évocateur de l'améthyste et de l'agate, du saphir et de la perle ; vous, Antoine Baïf, le grand réformateur de la diphtongue, le prestigieux fabricateur des sept livres d'Amours ; et moi, enfin, moi, Dorat, qui n'ose me citer après tant de gloires, nous voici réunis autour de notre maître à tous, maître de l'antique, maître du présent, le grand et définitif poète qui s'est emparé du grec et du latin pour en forger une langue nouvelle, le fils d'Apollon qui, depuis les temps lointains où je lui appris, au collège Coqueret, l'art de parler comme parlaient les dieux, m'a dépassé de cent coudées, et nous écrase sous le poids de ses Ondes, de ses Amours, de son Bocage royal, de ses Mascarades, de ses Églogues, de ses Gaietés, de ses Sonnets et de ses Élégies… Maîtres, inclinons-nous devant notre maître, messire Pierre de Ronsard !…
Nous croyons devoir faire observer ici que Jean Dorat s'exprimait en latin avec une aisance et une correction qui prouvaient sa parfaite connaissance de cette langue. Les poètes s'inclinèrent devant Ronsard, qui accepta cet hommage avec une majestueuse simplicité. Ronsard, qui était plus sourd que le sonneur de Notre-Dame, n'avait pas entendu un traître mot de la harangue. Mais comme beaucoup de sourds, il n'avouait pas son infirmité.
Ce fut donc du ton le plus naturel qu'il répondit :
— Maître Dorat vient de dire des choses d'une merveilleuse justesse et auxquelles je m'associe pleinement.
— Nunc est bibendum ! Maintenant il faut boire ! s'écria Pontus qui aimait à taquiner l'illustre sourd.
— Merci, mon fils ! dit Ronsard avec un gracieux sourire.
Jean Dorat, avec une imperceptible émotion d'inquiétude, reprit alors :
— Messieurs, je vous ai parlé, il y a huit jours de ces quelques illustres étrangers qui désirent assister à la célébration d'un de nos mystères.
— Sont-ce des poètes tragiques ? demanda Jodelle.
— Nullement. Et même ils ne sont pas poètes. Mais je réponds que ce sont d'honnêtes gens. Ils m'ont confié leurs noms sous le sceau du secret. Maître Ronsard approuve leur admission. Et n'avons-nous pas déjà plus d'une fois toléré parmi nous la présence d'étrangers ?
— Mais s'ils nous trahissent ? observa Rémy Belleau.
— Ils ont juré le silence, répondit vivement Dorat. D'ailleurs, messieurs, ils repartent dès demain, il est vraisemblable qu'ils ne reviendront jamais à Paris.
Pontus de Thyard, qui était mangeur et buveur d'élite, Pontus qu'on appelait le « Grand Pontus » à cause de sa taille herculéenne, mais qui feignait toujours de croire que cette épithète s'adressait à la grandeur de son génie, Pontus dit alors :
— Moi, je trouve qu'on dîne de mauvaise humeur et qu'on digère mal quand…
— Ces nobles étrangers n'assisteront pas à notre agape ! interrompit Dorat. Enfin, je ferai observer qu'on nous suspecte, et que justement la présence parmi nous d'illustres hôtes, au témoignage desquels nous pourrions en appeler, ne servirait qu'à prouver l'innocence de nos réunions. Au surplus, votons !
Les votes, dans cette réunion, se faisaient à la manière des romains qui, dans le cirque, demandaient la vie ou la mort du belluaire vaincu. Pour dire oui, on levait le pouce ; pour dire non, on le baissait.
Avec une vive satisfaction qu'il dissimula, Jean Dorat constata que tous les pouces se levaient en l'air, même celui de Ronsard qui n'avait pas entendu un mot de la discussion.
Alors, les six poètes entonnèrent en chœur une chanson bachique. Et ce fut aux accents de cette chanson (que nous regrettons de ne pouvoir donner ici, vu qu'elle ne nous est point parvenue) qu'ils firent leur entrée dans la salle du fond où se trouvaient déjà les huit inconnus aux plumes rouges.
Ils étaient assis sur deux rangées, comme des gens venus au spectacle.
Tous étaient masqués.
Les six poètes eurent l'air de ne pas les avoir vus.
À peine furent-ils entrés que leur chanson bachique (probablement une sorte de Gaudeamus igitur) se transforma en une mélopée au rythme bizarre qui devait être une invocation.
En même temps, ils se rangèrent sur un seul rang devant le panneau du fond de la salle qui faisait vis-à-vis à la porte du cabinet noir par où on accédait aux caves. C'est contre cette porte que les huit spectateurs masqués étaient assis.
Aussitôt, Jean Dorat ouvrit la porte d'un vaste placard qui occupait tout le panneau.
Ce placard s'évidait profondément en forme d'alcôve.
Et voici ce que les huit spectateurs virent alors.
Au fond de cette alcôve se dressait une sorte d'autel antique. Cet autel, qui était en granit rose, affectait la forme primitive et rudimentaire des grandes pierres qui, jadis, au temps des mystères, servaient aux sacrifices. Mais son soubassement était orné de sculptures à la grecque et de médaillons ; l'un de ces médaillons représentait Phébus ou Apollon, dieu de la poésie ; dans un autre, c'était Cérès, déesse des moissons : un troisième figurait Mercure, dieu du commerce et des voleurs, en réalité, dieu de l'ingéniosité.
Au pied de l'autel, une large pierre également ornée, et creusée d'une rigole.
En avant, un brûle-parfum, sur un haut trépied d'or ou doré.
Sur l'autel, un buste avec une tête étrange, grimaçante d'un large sourire, des oreilles velues, tête de Pan, du grand Pan, souverain de la nature, pour les initiés.
À gauche et à droite de l'autel, étaient accrochées des tuniques blanches et des couronnes de feuillage.
Enfin, par un incroyable mais véridique caprice ou peut-être par un mélange de paganisme et de religion chrétienne d'où certainement était banni tout esprit de profanation, ou peut-être enfin par un singulier oubli, en arrière de l'autel, un peu à gauche, accrochée au mur, très étonnée sans doute de se trouver là, c'était une enluminure représentant la Vierge qui écrasait un serpent !…
Nous devons compléter cet étrange tableau en disant que sur la droite de l'autel s'adaptait un anneau de fer doré, et qu'à cet anneau était attaché un bouc, un vrai bouc, bien vivant, un bouc couronné de fleurs, couvert de feuillages, et qui, pour l'instant, s'occupait paisiblement à brouter des herbes odorantes répandues devant lui.
À peine la porte de l'alcôve fut-elle ouverte que Jean Dorat y entra, décrocha les tuniques blanches et les couronnes et les tendit à ses amis. En un instant les six poètes furent habillés comme des prêtres de quelque temple de Delphes et couronnés de feuillage et de fleurs entrelacés.
Alors, ils se placèrent à gauche de l'autel, et commencèrent, en grec, un couplet modulé sur une musique primitive ; le couplet terminé, ils évoluèrent en file et vinrent se placer à droite de l'autel où eut lieu, sur la même musique, la reprise d'un deuxième couplet, figurant sans aucun doute l'antistrophe, tandis que le premier avait figuré la strophe.
Puis, subitement, tout se tut.
Ronsard s'avança vers un brûle-parfum et y jeta le contenu d'une cassolette qu'il venait de prendre sur l'autel. Aussitôt, une fumée blanche et légère s'éleva dans les airs, emplissant l'alcôve de la salle d'une odeur subtile de myrrhe ou de cinnamome.
Alors, il y eut une reprise en chœur sur une mélopée plus lente.
Puis, tout se tut de nouveau.
Ronsard s'inclina devant le buste grimaçant en élevant les mains au-dessus de sa tête, les paumes ouvertes tournées en l'air. Et il prononça cette invocation !
— Pans, agipans et faunes ! Satyres et dryades ! Oréades et napées ! Vous tous, gentils habitants des forêts, vous qui parmi les chèvrefeuilles, sous l'ombrage des hêtres et des chênes, ballez et sautez sur l'herbe ! Vous, sylvestres amis des arbres, qui vivez libres, fiers et moqueurs, loin des docteurs et confesseurs, loin des pédants maléficieux par qui l'existence est si amère, que ne puis-je me mêler à vos jeux innocents ! Ô dryades aimables, et vous faunes souriants, oh ! quand pourrai-je, moi aussi, me pencher sur le mystère des sources limpides, et, vautré parmi les parfums des forêts, écouter la feuille qui tombe, l'écureuil qui joue, et la musique infinie des grandes branches qu'agitent les vents ! Quand pourrai-je fuir les hommes des cités, la cour trompeuse, les prêtres haineux, les évêques qui de leurs crosses, rêvent d'assommer les innocents, les courtisans, pâles imposteurs, les rois qui sucent la moelle des peuples, les gens d'armes qui vont, arquebuse au poing et ténèbres au cœur, cherchant qui massacrer ! Ô Pan, ô Nature ! c'est à toi que vont les rêves du pauvre faiseur de vers ! c'est toi qu'adore mon esprit, ô Pan créateur, protagoniste des fécondations pérennes, amour, douceur, Vie, ô maternelle Vie qu'insultent les mortelles pensées des hommes ! Reçois les vœux des poètes, ô Pan ! Reçois nos esprits dans ton vaste sein ! Et puisqu'il nous est interdit d'aller vers toi, laisse ton âme pénétrer nos âmes ! Inspire-nous l'amour des espaces libres, des ombrages solitaires, des fontaines bruissantes, ô Pan, l'amour de l'amour, de l'amitié, de la nature, de la Vie ! Et reçois ici notre hommage modeste ! Que le sang de ce bouc te soit agréable et te rende propice à nos rêves ! Que coule donc en offrande expiatoire le sang de cet être qui t'est cher, plutôt que le sang des hommes en offrande aux mortelles pensées des prêtres ! Qu'il coule joyeusement comme le vin coulera dans nos coupes alors que nous boirons à ta gloire, à ta paisible gloire, ô Pan ! à ta beauté souveraine, ô Nature ! à ton éternelle puissance, ô Vie ! à votre séculaire jeunesse, ô napées et oréades, ô satyres et dryades !…
Alors, tandis que le chœur, sur un rythme plus large, reprenait son chant, tandis que Ronsard versait de nouveaux parfums sur les charbons ardents du trépied, Pontus de Thyard, qui était le colosse de Pléiade, s'avança, prit sur l'autel un long couteau à manche d'argent, saisit le bouc par les cornes et l'amena sur la pierre creusée d'une rigole.
L'instant d'après, un peu de sang coula dans la rigole.
— Évohé ! crièrent les poètes.
Le bouc n'avait pas été égorgé comme on pourrait le supposer. Pontus s'était contenté de lui faire une saignée au cou, de façon à accomplir le rite indiqué par Ronsard.
Rendu à la liberté, le bouc se secoua vivement et se remit à brouter ses herbes. En même temps, les poètes s'étaient débarrassés de leurs tuniques blanches, mais avaient gardé sur leur tête leurs couronnes de fleurs.
La porte de l'alcôve fut soudain refermée.
Et les poètes, attaquant le chant bachique qui avait servi d'entrée à cette étrange scène de paganisme, se mirent en file et disparurent dans la salle du festin, où aussitôt on entendit le choc des verres, le bruit des conversations et des éclats de rire.
— Voilà de bien grands fous, ou de dignes philosophes ! grommela le chevalier de Pardaillan.
Nos lecteurs n'ont pas oublié, en effet, que le chevalier s'était introduit dans le cabinet noir, prêt à s'engouffrer dans la trappe de la cave au moindre danger d'être découvert.
Après la disparition des poètes, les huit hommes masqués se levèrent.
— Sacrilège et profanation ! gronda l'un d'eux qui ôta son masque.
— L'évêque Sorbin de Sainte-Foi ! murmura Pardaillan, qui étouffa une exclamation de surprise.
— Et l'on m'oblige, moi, reprit Sorbin, à assister à de telles infamies ! Ah ! la foi s'en va. L'hérésie nous étouffe ! Il n'est que temps d'agir !… Et l'on a donné à ce Ronsard les bénéfices de Bellozane et de Croix-Val ! et le prieuré d'Évailles !…
— Que voulez-vous, monseigneur ! s'écria un autre qui retira également son masque. Dorat est des nôtres. Il nous couvre. Il surveille cette réunion. Où voulez-vous aller ? Chez vous ? Dans une heure, nous étions tous arrêtés. Partout, la prévôté fait bonne surveillance. Ici, nous sommes en sûreté parfaite !
Et, dans celui qui venait de parler ainsi, Pardaillan reconnut Cosseins, le capitaine des gardes du roi !
Il n'était pas au bout de ses surprises.
Car les six autres s'étant démasqués à leur tour, il reconnut avec stupéfaction le duc Henri de Guise et son oncle, le cardinal de Lorraine !
Quant aux quatre derniers, il ne les connaissait pas.
— Ne nous occupons pas, dit le cardinal de Lorraine, de la comédie de ces poètes. Plus tard, nous verrons à étouffer cette hérésie nouvelle… Plus tard, quand nous serons les maîtres. Cosseins, vous avez étudié les lieux ?
— Oui, monseigneur.
— Vous répondez que nous y sommes en sûreté ?
— Sur ma tête !
— Eh bien, messieurs, parlons de nos affaires, dit alors le duc de Guise d'un ton d'autorité. Calmez-vous, monsieur l'évêque, les temps sont proches. Lorsqu'il y aura sur le trône de France un roi digne de ce nom, vous prendrez votre revanche. Je vous ai juré que l'hérésie serait exterminée ; vous me verrez à l'œuvre.
Maintenant les conjurés écoutaient le jeune duc avec un respect exagéré qui eût paru étrange à qui n'eût pas connu le but de cette conspiration.
— Où en sommes-nous ? reprit Henri de Guise. Parlez le premier, mon oncle.
— Moi, dit le cardinal de Lorraine, j'ai fait les recherches nécessaires, et je puis maintenant prouver que les Capétiens ont été des usurpateurs, et que ceux qui leur ont succédé n'ont fait que perpétuer l'usurpation. Par Lother, duc de Lorraine, vous descendez de Charlemagne, Henri.
— Et vous, maréchal de Tavannes ? dit tranquillement Henri de Guise.
— J'ai six mille fantassins prêts à marcher, dit laconiquement le maréchal.
— Et vous, maréchal de Damville ?
Pardaillan tressaillit. Le maréchal de Damville ! celui qu'il avait tiré des mains des truands ! Celui qui lui avait donné Galaor !…
— J'ai quatre mille arquebusiers et trois mille gens d'armes à cheval, dit Henri de Montmorency. Mais je tiens à rappeler mes conditions.
— Voyez si je les oublie, fit Henri de Guise avec un sourire : votre frère François saisi, vous devenez le chef de la maison de Montmorency, et vous avez l'épée de connétable de votre père. Est-ce bien cela ?
Henri de Montmorency s'inclina.
Et Pardaillan vit luire dans ses yeux une rapide flamme d'ambition ou de haine.
— À vous, monsieur de Guitalens ! reprit le duc de Guise.
— Moi, en ma qualité de gouverneur de la Bastille, mon rôle m'est tout tracé. Qu'on m'amène le prisonnier en question, et je réponds qu'il ne sortira pas vivant.
Qui était le prisonnier en question ?…
— À vous, Cosseins ! dit Henri de Guise.
— Je réponds des gardes du Louvre. Les compagnies sont à moi. Au premier signal, je le saisis, je le mets dans une voiture et le conduis à M. de Guitalens !…
— À vous, monsieur Marcel.
— Moi, maître Le Charron m'a supplanté dans mon poste de prévôt des marchands. Mais j'ai le peuple avec moi. De la Bastille au Louvre, tous les quarteniers et dizainiers sont prêts à faire marcher leurs hommes quand je voudrai.
— À vous, monsieur l'évêque.
— Dès demain, dit Sorbin de Sainte-Foi, je commence la grande prédication contre Charles, protecteur des hérétiques. Dès demain, je lâche mes prédicateurs, et les chaires de toutes les églises de Paris se mettent à tonner.
Henri de Guise demeura une minute rêveur.
Peut-être, au moment de se jeter dans cette série de conspirations qui devaient aboutir à la sanglante tragédie de Blois, hésitait-il encore.
— Et le duc d'Anjou ? Qu'en ferons-nous ? demanda tout à coup Tavannes. Et le duc d'Alençon ?
— Les frères du roi ! murmura Guise en tressaillant.
— La famille est maudite ! répondit âprement Sorbin de Sainte-Foi. Frappons d'abord à la tête ; les membres tombent en pourriture !
— Messieurs, dit alors Henri de Guise, à chaque jour suffit sa tâche. Nous nous sommes vus. Nous savons maintenant sur quoi nous pouvons compter pour mener à bien notre grande œuvre. Bientôt nous allons sortir de la période préparatoire pour entrer dans la période d'action. Messieurs, vous pouvez compter sur moi…
Ils écoutaient tous et recueillaient avidement ses paroles.
— Comptez sur moi, reprit Guise, non seulement pour l'action, mais pour ce qui doit suivre l'action. Un pacte me lie à chacun de vous ; je le tiendrai religieusement. Je vous donne licence pour promettre à chacun de vos affidés ce qui lui conviendra le mieux selon son ambition et selon l'aide qu'il nous peut apporter : je tiendrai vos promesses. Les temps sont proches. Vous recevrez le mot d'ordre. D'ici là, que chacun reprenne ses occupations ordinaires. Maintenant, messieurs, séparons-nous. Moins nous serons ensemble, moins il sera possible de nous soupçonner.
Alors, tous, l'un après l'autre, vinrent baiser la main de Guise, hommage royal que le jeune duc accepta comme une chose vraiment naturelle.
Puis ils sortirent, en s'espaçant de quelques minutes.
Henri de Guise et le cardinal de Lorraine, les premiers, passèrent dans le cabinet noir.
Cosseins tira les verrous de la porte qui donnait dans l'allée.
À l'autre bout de l'allée, Lubin était toujours en sentinelle.
Puis ce furent Cosseins, Tavannes et l'évêque ensemble.
Puis l'ancien prévôt Marcel sortit avec le gouverneur de la Bastille, Guitalens.
Enfin, Henri de Montmorency, demeuré seul, s'éloigna à son tour.
Alors, la trappe de la cave se souleva, et la tête de Pardaillan apparut. Le chevalier était un peu pâle de ce qu'il venait de voir et d'entendre. C'était un formidable secret qu'il venait de surprendre, un de ces secrets qui tuent sans rémission. Et Pardaillan, qui n'eût pas tremblé devant dix truands, Pardaillan, qui avait tenu tête à un peuple déchaîné, Pardaillan, qui, avec un sourire, avait risqué de s'ensevelir sous l'écroulement d'une maison, Pardaillan frissonna de se sentir maître — ou l'esclave ! — d'un tel secret. Il plia les épaules comme un athlète qui reçoit tout à coup un coup trop rude. Et il envisagea l'effrayante solution.
Ou le duc de Guise apprendrait que la scène de la Devinière avait eu un témoin.
Et dès lors, ce témoin était un homme mort ! Pardaillan ne redoutait pas la mort vue face à face, une bonne lame au poing. Mais ce qu'il redoutait, c'était de vivre désormais en compagnie de cet hôte sinistre qui s'appelle l'Épouvante ! Chaque coin de rue allait lui être un guet-apens ! Chaque borne allait être une embuscade ! Le pain qu'il mangerait contiendrait l'un de ces poisons implacables que Catherine de Médicis avait rapportés d'Italie ! Plus de libre vagabondage ! Plus de franche lippée : la mort partout, la mort sournoise, lâche, et qui guette dans l'ombre !
Ou bien Guise et les conjurés ne sauraient rien…
Et alors, que faire ? Devait-il assister, spectateur impuissant, à la tragédie qui se préparait ? Non ! mille fois non ! Une haine lui venait contre ces conspirateurs… Pardaillan n'aimait pas le roi… Ou plutôt il l'ignorait… Charles IX lui était indifférent. Quel que fût le roi de France, il était son propre roi… Mais vraiment, ces gens lui apparaissaient bien vils ! Quoi ! Ce Cosseins, capitaine des gardes ! Ce Guitalens, gouverneur de la Bastille ! Ce Tavannes, maréchal ! Ce Montmorency, autre maréchal ! Tous, tous, ils devaient au roi leurs places, leurs emplois, leurs honneurs… Tous faisaient partie de sa cour, l'encensaient, l'adulaient ! Et par-derrière ils voulaient le frapper. Cela lui apparaissait comme une chose extrêmement laide, lui qui, d'instinct, avait le culte du beau geste !
Alors, quoi ?… Les dénoncer ?… Jamais, ah ! jamais cela, par exemple ! Il n'était pas l'homme de ces basses besognes.
Ces réflexions passèrent comme un éclair dans l'esprit du chevalier.
Il eut un mouvement des épaules comme pour se débarrasser d'un fardeau.
Et comme la contemplation n'était guère son fait, il se couvrit soigneusement le visage de son manteau et s'élança dans l'allée, juste au moment où Lubin se dirigeait vers lui pour refermer la porte laissée ouverte par Montmorency.
Lubin, à qui frère Thibaut avait fait la leçon, savait que huit personnages, huit poètes, devaient sortir par l'allée. Il avait compté, tout joyeux à l'idée d'aller tenir compagnie à frère Thibaut.
— Holà ! cria-t-il en apercevant ce neuvième personnage qui dérangeait son calcul, que faites-vous ici ?
Mais la stupéfaction de Lubin se changea instantanément en terreur.
Car il achevait à peine de parler qu'il reçut une violente bourrade, laquelle l'allongea de tout son long dans l'allée. Pardaillan sauta lestement par-dessus le gémissant Lubin, et aussitôt il se trouva dans la rue.
Livre I
XVII Le Tigre à l'affût
À cette heure-là, l'hôtellerie de la Devinière était fermée. Closes également les boutiques d'alentour. Les maisons dormaient, les paupières de leurs fenêtres bien fermées. La rue était une solitude enténébrée. Le silence était profond. Seulement, au loin, passait parfois le falot d'un bourgeois venant de rendre visite à quelque voisin.
Il faut bien se figurer une rue de ce temps, la nuit.
Les maisons mal alignées, débordant ou rentrant par des angles imprévus, les toits pointus, les tourelles et les girouettes qui crèvent le ciel obscur, l'alignement des enseignes qui, pareilles à des hallebardes de deux rangs ennemis, se hérissent d'un bord à l'autre, les bornes cavalières espacées comme des fantômes en faction, les façades à croisillons aux vitraux desquelles la lune dessine des contours gothiques, la chaussée défoncée par places, son ruisseau au milieu, encaissé de pavés disloqués, les flaques d'eau, le silence énorme, pareil au silence de la campagne, silence dont le Paris moderne ne peut à aucun degré, à aucune heure de la nuit, donner une idée ; de temps à autre, le bruit cadencé d'une patrouille d'arquebusiers, ou bien la clameur d'un passant attaqué par des tire-laine et, sur tout cela, sur toute cette ombre, l'ombre des églises innombrables, clochers de couvent, car le Paris d'aujourd'hui, avec ses trois millions d'habitants, n'en compte guère plus que le Paris d'alors qui avait moins de deux cent mille âmes — et sur ce silence, les heures graves, aigres, solennelles, criardes, impérieuses, grincheuses, lentes, rapides, qui tombent de ces clochers comme d'autant de voix de bronze qui s'envoient des salutations.
Il fallait être un brave et hardi cavalier pour s'aventurer seul dans les rues, qui, dès le couvre-feu, devenaient le vaste et inextricable domaine des truands, gueux, mauvais garçons, capons, argotiers et francs bourgeois. Un seigneur de ce temps ne sortait jamais qu'à cheval, car les chaussées étaient des cloaques de boue fétide ; la nuit, il ne sortait jamais qu'avec une escorte et des porte-flambeaux. Une dame ne pouvait aller autrement qu'en litière. La plupart des bourgeois avaient un cheval, une mule ou même un âne pour faire leurs courses. Seuls, les pauvres gens piétinaient le pavé du roi, ce qui est encore façon de parler, car très peu de rues étaient pavées.
Donc, il fallait être un solide compère, un truand ou un aventurier, pour se risquer la nuit seul, sans lumière, à pied, dans une rue de Paris, ou bien il y fallait quelque puissant motif.
Henri de Montmorency s'était engagé sans hésiter dans la rue Saint-Denis.
Sous son manteau, il tenait à la main une forte dague bien emmanchée.
Il marchait sans hâte, rasant les maisons à droite, dans la direction de la Seine.
Tout à coup, il s'arrêta net, s'enfonça dans un angle obscur, s'immobilisa contre une borne.
À vingt pas, se dirigeant vers lui, il venait de distinguer un groupe confus qui, l'instant d'après, se dégagea des ténèbres et lui apparut, composé de quatre personnes, à pied.
— Des truands ! songea le maréchal de Damville en assurant dans sa main le manche de sa dague.
Mais non. Ce ne pouvait être une bande de truands. Ces inconnus avaient cette démarche assurée qui indique des gens en parfaite amitié avec le guet et leur conscience. Ils causaient librement, et le maréchal entendait leurs éclats de rire étouffés.
Ils passèrent près de lui sans le voir.
— Messieurs, messieurs, disait à ce moment l'un d'eux, ne riez pas. Cette personne a un nom.
— La voix du duc d'Anjou ! murmura sourdement Henri de Montmorency.
— Et ce nom, mon prince ? reprenait un autre de la bande.
— Dans la rue Saint-Denis, on l'appelle Mme Jeanne, ou la Dame en noir.
— Nom à donner froid au dos !
— J'en conviens, messieurs. Mais qu'importe le nom de la mère si la fille est jolie. Et peut-on rien voir de plus ravissant que cette petite Loïse !… Ah ! messieurs, vous allez voir la merveille, et je veux…
Le reste se perdit dans un murmure étouffé.
Mais le maréchal n'écoutait plus.
Au nom de Jeanne, il avait violemment tressailli. Au nom de Loïse, il avait étouffé un rugissement, et, presque sans prendre de précautions, s'était jeté à la poursuite du duc d'Anjou et de son escorte.
— Jeanne ! Loïse !…
Ces deux noms avaient retenti en lui comme un coup de tonnerre. Qu'était cette Jeanne ? Qu'était cette Loïse ? Étaient-ce elles ?… Oh ! il voulait le savoir à tout prix ! Dût-il interroger le duc d'Anjou ! Oui ! dût-il provoquer le frère du roi !…
— Elles ! Oh ! si c'étaient elles ! Et pourquoi ne serait-ce pas elles ?
Un instant, Henri de Montmorency s'arrêta, suffoqué. Quoi ! seize ans écoulés ! Et ce nom jeté dans la nuit, ce nom qui pouvait ne pas la désigner, qui s'appliquait peut-être à une quelconque, ce nom déchaînait en lui la passion qu'il croyait éteinte.
« Jeanne ! Jeanne ! »
Était-ce donc possible qu'il la revît, qu'il lui parlât ! Était-ce possible que, vivante, elle lui apparût encore, alors qu'il la croyait morte, alors qu'il espérait avoir étouffé l'amour de jadis sous les cendres de ses ambitions !
Oui. Il aimait. Il aimait comme autrefois. Plus qu'autrefois peut-être…
La bande avait pris de l'avance.
En quelques bonds, il la rejoignit.
Et brusquement, une pensée terrible fulgura parmi les pensées tumultueuses qui assaillaient son esprit, comme un coup de foudre éclaire soudain un ciel chargé de nuées livides.
« Mais si c'est elle ! Si elle est à Paris ! Avec sa fille !… Si François l'apprend !… Si le hasard ou l'enfer les met en présence !… S'il connaît ma trahison !… Oh ! mon frère se dressant devant moi, comme jadis, là-bas dans la forêt de châtaigniers !… François me demandant compte de l'imposture !… Que dirai-je ?… Que ferai-je ?… »
Il essuya les grosses gouttes de sueur qui roulaient sur ses tempes.
Et un rire silencieux, un rire terrible résonna, condensa les vapeurs d'épouvante et de vengeance qui montaient à sa tête.
— Je n'attendrai donc pas qu'Henri de Guise soit roi de France pour devenir le chef de la maison de Montmorency ! Et puisque François est de trop, qu'il meure !…
À ce moment, il vit que la bande s'était arrêtée devant l'hôtellerie de la Devinière.
Montmorency — ou Damville, si on veut lui donner le nom sous lequel il était connu — se colla contre un mur, sous un auvent, et là, presque chancelant, la respiration rauque, il tâcha de voir, il tâcha d'entendre.
— Maurevert, la clef ! dit la voix du duc d'Anjou.
— La voici, monseigneur.
— Allons, messieurs !…
Les quatre s'avancèrent vers la porte de la maison qui faisait vis-à-vis à la Devinière…
— Oh ! gronda Henri de Damville, par l'enfer, il faut que je sache !
Il eut un mouvement pour s'élancer.
Mais il s'arrêta court, se renfonça sous son auvent…
Devant la porte, un homme venait de se dresser soudain. Et cet homme disait sans raillerie, sans colère :
— Par Pilate et Barabbas, messieurs ! Vous me forcez à désobéir aux ordres de monsieur mon père ! Que cette faute retombe sur vous seuls !
— Quel est ce maître fou ? dit le duc d'Anjou en reculant de trois pas.
— Eh ! pardieu, Maugiron, c'est notre homme de tantôt !
— C'est lui-même, ou Dieu me damne ! s'écria Maugiron. Ah ça ! mon digne propriétaire, vous montez donc la garde, devant votre maison.
— Comme vous voyez, mon digne mignon, répondit Pardaillan. Le jour, la nuit, je suis toujours là ! Le jour, de peur des impertinents qui rient.
— Et la nuit ? demanda Quélus.
— La nuit, de peur des détrousseurs de logis.
— Ça ! éclata le duc d'Anjou, finissons-en, monsieur le drôle ; ôtez-vous de là !
— Ah ! messieurs, fit Pardaillan d'une voix très calme, en s'adressant à Quélus et à Maugiron, recommandez donc à votre laquais de se tenir tranquille, ou il va se faire étriller, comme vous-mêmes, demain matin, sur le petit Pré-aux-Clercs, vous allez vous faire estafiler ?
— Misérable ! rugirent les gentilshommes. Ce n'est pas demain matin, c'est tout de suite que tu vas mourir.
Pardaillan tira son épée.
Maurevert, sans dire un mot, s'était précipité.
Mais il recula avec un hurlement de douleur et de rage.
Le chevalier, disons-nous, avait tiré son épée, de ce grand geste ample et rapide qui faisait siffler Giboulée dans sa main. La lame décrivit un demi-cercle flamboyant, s'abattit à revers comme une cravache d'acier, et cingla la joue de Maurevert. Une longue éraflure sanguinolente décrivit sa trace rouge sur cette joue, et Pardaillan, du même coup, tombant en garde, se prit à dire posément :
— Puisque vous voulez que ce soit tout de suite, je le veux bien, moi ! Mais, par Pilate ! que dirait monsieur mon père, s'il me voyait ici ? Sûrement, il me blâmerait ! Ah ! monsieur, je suis au désespoir de lui désobéir en vous portant ce coup de pointe !
Cette fois, ce fut Maugiron qui hurla et recula, le bras droit inerte laissant tomber son épée.
Quélus, à son tour, s'élança.
— Halte ! fit la voix impérieuse du duc d'Anjou. Arrête, Quélus !
Le duc écarta vivement Quélus et s'avança, désarmé, jusqu'à Pardaillan, qui, baissant son épée, en appuya la pointe sur le bout de sa botte.
— Monsieur, dit le duc d'Anjou, je vous tiens pour un brave gentilhomme.
Pardaillan salua jusqu'à terre, mais son œil ne perdit pas de vue un instant ses adversaires massés derrière lui.
— Vous avez dit tout à l'heure des choses que vous regretteriez amèrement si vous saviez à qui vous parlez.
— Monsieur, dit Pardaillan, votre politesse me les fait déjà regretter. Quelque basse et indigne que soit la conduite d'un gentilhomme, c'est aller un peu loin que de le traiter de laquais. Je m'excuse, et vous m'en voyez tout marri.
La phrase était si équivoque, si ambiguë, que le duc pâlit de honte. Mais il était résolu à passer outre et à feindre de tenir pour valable une excuse qui n'était qu'un nouvel affront.
— J'accepte vos excuses, dit-il en nasillant, ce qui lui arrivait quand il voulait se donner plus de majesté qu'il n'en avait en réalité. Et maintenant que nous nous sommes expliqués loyalement, je dois vous dire que j'ai affaire dans cette maison.
— Ah ! ah ! Que ne le disiez-vous tout de suite !… Affaire ! Diable ! Vous avez affaire ici ?
— Affaire d'amour, monsieur !
— Je ne m'en doutais pas, vraiment !
— Vous allez donc nous laisser le passage libre ?
— Non ! fit tranquillement Pardaillan.
— Ah ! prenez garde, monsieur ! On dit que la patience du roi est courte. Celle de son frère est encore plus courte !
En parlant ainsi, le duc d'Anjou cherchait à redresser sa taille. Car il était assez petit et atteignait à peine à l'épaule de Pardaillan. Le chevalier feignit de n'avoir pas compris qu'Henri d'Anjou venait, en somme, de se nommer. Et, avec cet air d'ingénuité qu'il prenait dans les circonstances graves, il répondit :
— Monsieur, au nom de cette amitié toute neuve dont vous avez bien voulu m'honorer, je vous supplie de ne pas insister : vous me désobligeriez cruellement…
La position devenait ridicule, c'est-à-dire terrible pour le duc d'Anjou.
Il pâlit de fureur et, dans un tressaillement de rage, il leva la main.
Au même instant, il sentit sur sa gorge la pointe de l'épée de Pardaillan. Les trois gentilshommes jetèrent un cri et, saisissant le duc, le ramenèrent violemment en arrière.
— Chargeons ! dit Quélus.
— Non pas ! répondit le duc qui frémissait de honte. Remettons la partie, messieurs. Maugiron est hors de combat, Maurevert n'y voit plus. Quant à moi, je ne puis décemment pas me commettre avec ce truand ! Rengaine, Quélus ! Rengaine, mon ami, nous reviendrons en nombre.
Et, s'adressant à Pardaillan qui, l'épée en garde, appuyé de la main gauche à la porte, attendait, immobile, silencieux :
— Au revoir, monsieur. Vous aurez de mes nouvelles…
— Je souhaite qu'elles soient bonnes, monsieur ! répondit le chevalier.
L'instant d'après, la bande avait disparu.
Pendant plus d'une heure, Pardaillan demeura à la même place, l'oreille au guet, l'épée au poing.
Il attendait un retour offensif.
Mais la rue demeura dès lors déserte et silencieuse.
Le chevalier, certain qu'il n'y aurait plus de nouvelle attaque, du moins pour cette nuit, cogna du poing à la porte basse de la Devinière, se fit ouvrir, et monta paisiblement à sa chambre.
Alors, sous prétexte de se rassurer encore, il ouvrit sa fenêtre et plongea sur la chaussée un regard perçant. Mais, de cette hauteur, il ne voyait plus rien, ou s'il voyait quelque chose, ce n'était que la petite fenêtre d'en face vers laquelle ses yeux se trouvèrent invinciblement ramenés.
La fenêtre était d'ailleurs obscure. Loïse et sa mère dormaient — si on peut appeler sommeil cette sorte de fiévreux assoupissement mêlé de rêves qui, depuis des années, était l'unique repos de Jeanne de Piennes. Quant à Loïse, elle dormait de tout son cœur, étant encore à cet âge heureux et si vite écoulé où les ennuis de la vie se dissipent comme une vision dès que se ferment les yeux.
Nous devons dire que Pardaillan demeura tout d'abord atterré de ce qu'il venait de faire. Il avait parfaitement reconnu le duc d'Anjou. Et maintenant que le feu de l'action était tombé, il comprenait l'énormité de son acte.
Le frère du roi, héritier de la couronne, était en effet une figure populaire à Paris.
Pendant les grandes guerres qui venaient d'être faites contre les huguenots, il s'était couvert de gloire. Il avait été placé à l'âge de seize ans à la tête des armées royales. Il avait gagné les batailles de Jarnac et de Moncontour, il avait battu Coligny, il avait tué de sa main on ne savait combien d'hérétiques. Il en tuerait plus encore, c'était sûr ! Enfin, il était l'espoir du peuple et de la religion. Il se trouvait bien quelques mauvaises langues pour dire que le maréchal de Tavannes avait conduit ces expéditions de fait, tandis que le duc d'Anjou ne les avait conduites que de nom. Ces mêmes mécréants — il s'en trouve à toute époque pour dénigrer la gloire — prétendaient que le frère de Charles IX n'était bon qu'à faire des tapisseries et à jouer au bilboquet, ses deux occupations favorites, qu'il s'entendait principalement aux questions de toilette, et qu'en fait d'armée il n'avait jamais su commander que l'armée des mignons, lesquels, fardés, parfumés, vêtus avec une indécente magnificence l'escortaient partout. Mais ce n'étaient là que des propos jaloux. En réalité, le peuple de Paris, qui est grand connaisseur et jamais ne se trompe, avait fort acclamé le duc d'Anjou pendant les deux ou trois entrées triomphales qu'il avait faites en mirifique costume de satin, monté sur un cheval blanc qui caracolait et faisait des courbettes. Après tout, le cheval blanc et ses courbettes eussent suffi au besoin pour légitimer l'enthousiasme populaire qui avait fort déplu à Charles IX.
Quoi qu'il en soit, le duc d'Anjou était populaire.
Pardaillan, badaud comme tout bon Parisien, n'avait eu garde de manquer à ces entrées triomphales que nous venons de signaler, et le visage du duc d'Anjou lui était familier.
Donc, malgré la nuit, il l'avait reconnu. Et, comme nous l'avons dit, il en était atterré.
« L'algarade est fort sotte, songeait-il. Que la peste m'étouffe de m'être attaqué à pareil adversaire ! S'il me découvre, je suis perdu. Quelle mouche stupide et venimeuse m'a donc piqué ? Quel besoin avais-je d'aller me jeter dans les jambes de ces dignes gentilshommes ? Ah çà ! mais je n'ai donc au cœur aucun sentiment honnête et respectable ? Quoi ! pas le moindre respect pour les princes ! Puisse ma carcasse être dévorée par les chiens de Montfaucon ! Quoi ! pas la moindre vénération pour le frère de Sa Majesté ? Que la malédiction du ciel me torde le cou ! À défaut de ces sentiments si justes, si naturels au cœur de tout bon sujet, ne pouvais-je, en fils soumis, suivre les précieux avis de monsieur mon père !… Non ! il a fallu que j'allasse faire le bellâtre, et exécuter des ronds de jambe ! Il a fallu — que la quartaine me tue de mâle mort si je sais pourquoi —, il a fallu, dis-je, que je me misse en travers de la volonté du prince ! Et pourquoi ? Oui, pourquoi ? Qui me prouve que ce haut personnage en voulait à elle ? Ne pouvait-il avoir affaire dans cette maison ? Il y a peut-être un marchand de bilboquets là-dedans ?… »
Mais aussitôt, par un revirement bien naturel chez lui, Pardaillan, après s'être libéralement gratifié d'injures variées, songea que ce n'était guère l'heure pour aller acheter des bilboquets, et que, sûrement, les gentilshommes avaient de mauvais desseins.
Cependant, il persista à trouver incongrue son intervention. Il constata avec amertume qu'une sorte de fatalité le poussait à se mêler de ce qui ne le regardait pas, et que, fils dénaturé, rebelle aux vœux sacrés de son père, il prenait justement le contrepied de ses sages conseils, que, pourtant il se jurait chaque matin d'observer religieusement.
Le chevalier de Pardaillan était loin d'être un sot. Et il n'était naïf que lorsqu'il lui convenait de l'être.
Il appartenait à une époque toute de violence, de fièvre, de sang, où d'effroyables passions soulevaient les masses populaires comme enivrées par un subtil poison, où la vie humaine comptait pour peu de chose, où la morale, dans le sens que nous accordons à ce mot, était inconnue, où chacun attaquait et se défendait comme il pouvait…
Il n'y avait donc chez lui, comme on pourrait l'imaginer, aucune comédie sentimentale jouée vis-à-vis de lui-même. C'était avec sincérité qu'il tenait pour excellents les avis de son père, et avec non moins de sincérité qu'il se jurait de les suivre, et qu'il s'invectivait quand il avait généreusement désobéi.
Cette générosité d'âme qui le faisait supérieur à ses contemporains, il ne la sentait pas.
Il attribuait plutôt ses interventions héroïques à une sorte de manie qu'il aurait eue de tirer l'épée, par plaisir.
Ce petit bout de psychologie était nécessaire pour camper ce personnage dans sa véritable attitude.
Quant à sa dernière algarade, il dut convenir qu'aucune probabilité ne l'excusait. Il ne pouvait admettre que le duc d'Anjou, le plus grand personnage du royaume immédiatement après le roi, eût distingué une pauvre petite ouvrière obscure et sans nom.
Finalement, il eut ce haussement d'épaules qui lui était familier et qui signifiait :
— Allons ! le vin est tiré, il faudra bien le boire ! Et au surplus, nous verrons bien !
En attendant, il se promit d'être prudent et de ne pas se rendre le lendemain au Pré-aux-Clercs où il avait rendez-vous avec Quélus et Maugiron.
« J'ai servi de mon mieux l'un de ces gentilshommes, songea-t-il. Quant à l'autre, je chercherai une occasion de lui rendre raison. Mais quant à aller au Pré-aux-Clercs, ce serait me jeter dans les bras des sbires que le duc d'Anjou ne manquera pas d'aposter et qui me conduiraient tout droit à la Bastille. »
Content d'avoir ainsi arrangé les choses, il se coucha en rêvant à Loïse.
En bas, dans la rue, le maréchal de Damville avait assisté à toute la scène sans reconnaître Pardaillan, qu'il avait à peine entrevu dans cette nuit sombre, il y avait plusieurs mois de cela, et dont il ignorait le nom comme la figure.
Sans bouger de la place où il s'était immobilisé, il avait vu l'intervention soudaine du jeune homme, le départ du duc d'Anjou et de ses acolytes, et enfin la rentrée de Pardaillan à l'auberge de la Devinière.
Lorsqu'il fut certain que la rue serait désormais paisible, il quitta son poste d'observation et, longeant les boutiques fermées, vint se placer devant la maison dans laquelle le duc d'Anjou avait voulu pénétrer.
Alors la question se posa de nouveau en lui :
« Quelle est cette Jeanne ? Quelle est cette Loïse ?… Elles ! c'est certain ! Coïncidence pour un nom, passe ! Mais coïncidence pour les deux noms ! Est-ce possible ? Non, non ! ce sont elles !… C'est elle qui est là !… Oh ! il faut que je le sache, que je m'en assure !… Je reviendrai au jour… Oui, mais si, d'ici là, elle disparaît ?… Non, il faut que je demeure ici jusqu'à ce que je sache !… »
Ses yeux levés interrogeaient, fouillaient, scrutaient fiévreusement le visage muet de la maison.
Des pensées tumultueuses se déchaînaient en lui.
Cette âme violente, cet esprit sombre eurent cette nuit-là leur veillée du crime.
Pensée d'amour, sursaut de la passion mal éteinte par le temps, projets de haine contre son frère, tous ces éléments se heurtaient, comme se heurtent les nuées d'orage accourues de tous les coins de l'horizon, et de leur choc formidable sortait le coup de tonnerre, jaillissait l'éclair livide d'une pensée de crime.
La nuit s'écoula.
Le jour se leva.
Peu à peu, les boutiques s'ouvrirent ; la rue s'anima ; les marchands ambulants passèrent et virent avec étonnement cet homme pâle qui tenait ses yeux fixés sur la maison… mais nul n'osa l'interroger, car dès que quelqu'un faisait mine de s'arrêter devant lui, l'inconnu lui dardait un tel regard, si dur, si impérieux, que le quelqu'un s'éloignait en toute hâte.
Henri de Montmorency ne bougeait pas.
Parfois un frisson l'agitait.
Tout à coup, là-haut, une fenêtre s'ouvrit, une tête de femme se montra l'espace d'une seconde ; mais cette seconde avait suffi, Henri de Montmorency étouffa un cri…c'était Jeanne de Piennes !…
Livre I
XVIII Catherine de Médicis
Il était neuf heures du soir. Dans la maison du Pont de bois où nous avons déjà introduit nos lecteurs, Catherine de Médicis et l'astrologue Ruggieri attendaient le chevalier de Pardaillan auquel, on s'en souvient, le Florentin avait donné rendez-vous.
La reine écrivait à une table, tandis que l'astrologue se promenait à pas lents, venant de temps à autre jeter un coup d'œil sur ce que Catherine écrivait, sans chercher d'ailleurs à cacher cette indiscrétion, mais comme un homme qui a le droit d'être indiscret— ou qui le prend.
Un monceau de lettres déjà cachetées étaient entassées dans une corbeille.
Et Catherine écrivait toujours. À peine une lettre finie, elle en commençait une autre.
La prodigieuse activité de cette reine se dépensait ainsi. Son esprit n'avait pas une minute de tranquillité. Avec une souplesse vraiment étonnante, elle passait d'un sujet à un autre presque sans réflexion préalable.
C'est ainsi qu'après une lettre de huit pages serrées où elle exposait à sa fille, la reine d'Espagne, la situation des partis religieux en France et où elle lui demandait de décider le roi d'Espagne à intervenir, elle écrivait à Philibert Delorme, son architecte, pour lui donner des indications d'une lucidité et d'une précision extraordinaires sur le palais des Tuileries ; puis elle écrivait à Coligny en termes caressants pour l'assurer que la paix de Saint-Germain serait durable ; puis elle achevait un billet à maître Jean Dorat ; elle écrivait ensuite au pape, puis au maître de cérémonies pour lui dire d'organiser une fête. De temps à autre, et sans s'interrompre, elle jetait un mot bref.
— Ce jeune homme viendra-t-il ?
— Certainement. Pauvre, sans appui, il ne voudra pas manquer l'occasion de faire fortune.
— C'est une rude épée, René.
— Oui, mais que voulez-vous faire de ce spadassin ?
Catherine de Médicis posa la plume, jeta un profond regard sur l'astrologue et dit :
— J'ai besoin d'hommes, René. De grandes choses sont en l'air. Il me faut des hommes… et surtout j'ai besoin d'un bon spadassin, comme tu dis.
— Nous avons Maurevert.
— C'est vrai ; mais Maurevert m'inquiète. Il en sait trop long maintenant. Et puis Maurevert a été touché à son dernier duel. Son bras a tremblé. Vienne une circonstance tragique, vienne une de ces secondes terribles où le sort d'un empire repose sur une épée… que cette épée tremble un millième de seconde… que le coup s'égare… et l'empire s'écroule peut-être… René, le bras de ce jeune homme ne tremble pas !
— Il sera à nous, rassurez-vous, Catherine.
La reine cacheta les dernières lettres qu'elle venait d'écrire et dit :
— À propos, René, l'hôtel que je t'ai fait construire est terminé. On m'en a remis les clefs ce matin.
— J'ai vu, ma reine, j'ai vu. J'en ai fait le tour par la rue du Four, la rue des Deux-Écus et la rue de Grenelle. C'est tout l'emplacement de l'hôtel de Soissons. Vous faites magnifiquement les choses.
— Que dis-tu de la tour que je t'ai fait élever ? fit Catherine en souriant.
— Je dis que jamais Paris n'aura vu une telle merveille de hardiesse élégante. C'est un rêve, pour un homme comme moi, que de pouvoir me rapprocher des étoiles, de dominer les flots de toits et la mer de lire de plus près ce grand livre que le Destin a tracé au-dessus de nos têtes, d'entrer pour ainsi dire de plain-pied dans les douze maisons célestes, et de n'avoir qu'à étendre la main pour toucher le zodiaque !…
Mais déjà l'esprit de Catherine suivait une autre piste.
— Oui, reprit-elle lentement, ce jeune homme me sera utile. As-tu essayé, René, d'établir sa destinée par la sublime connaissance que tu as des astres ?
— Divers éléments me manquent encore ; mais j'y arriverai. Au surplus, ma reine, pourquoi vous inquiéter à ce point de ce hère ? N'avez-vous pas vos gentilshommes, vos créatures, vos femmes ?
— Oui, René, j'ai mes cent cinquante demoiselles, et par elles, je sais ce que cent cinquante ennemis peuvent confier à l'oreille d'une maîtresse : oui, j'ai mes créatures jusque chez Guise, jusqu'en Béarn ; et par ces créatures je connais les plans de ceux qui veulent ma mort, et au lieu d'être tuée, c'est moi qui tue ; oui, j'ai mes gentilshommes et, par eux, je tiens le Louvre et Paris. Mais je me défie, René !…
Elle reposa dans sa main sa tête pâle, si pâle qu'on l'eût dite exsangue, comme une tête de vampire.
Son regard se perdit dans le vague.
Elle sembla évoquer des choses passées, comme un spectre évoque des choses mortes.
— René, dit-elle d'une voix glacée, j'avais quatorze ans lorsque je vins en France. J'en ai cinquante. Combien cela fait-il ?
— Cela fait trente-six ans, Majesté ! fit Ruggieri étonné.
— C'est donc trente-six années de souffrances et de tortures, trente-six années d'humiliations, de rage d'autant plus terrible que je devais la déguiser sous des sourires, trente-six années où j'ai été tour à tour méprisée, bafouée, réduite à l'état de servante, et enfin haïe… mais d'être haïe, ce n'est rien !… Cela a commencé le soir de mon mariage, René…
— Catherine ! Catherine ! à quoi bon de tels souvenirs ? dit Ruggieri en fronçant le sourcil.
— C'est que les souvenirs ravivent la haine ! dit sourdement Catherine de Médicis. Oui, la longue humiliation commença le soir de mon mariage, et dussé-je vivre cent ans encore, je n'oublierai jamais cette minute où le fils de François Ier, m'ayant conduite à notre appartement, s'inclina devant moi et sortit sans me dire un mot… La nuit suivante et les autres, il en fut de même… Lorsque mon époux devint roi de France, la reine, la vraie reine, ce ne fut pas moi… ce fut Diane de Poitiers. Les années s'écoulèrent pour moi dans la solitude : un jour, j'appris qu'Henri de France me voulait répudier. Tremblante, la rage au cœur, j'interrogeai mon confesseur sur les motifs que pouvait faire valoir mon royal époux… Sais-tu ce qu'il me répondit ?
Ruggieri secoua la tête.
Catherine de Médicis, livide comme un cadavre, reprit :
— Madame, dit le confesseur, le roi prétend que vous sentez la mort !
Ruggieri tressaillit et pâlit.
— Je sentais la mort ! poursuivit Catherine de Médicis en reprenant place dans son fauteuil. Comprends-tu ? J'étais mortelle à tout ce que je touchais… Et, chose affreuse, René, il semble qu'Henri II ait eu raison de parler ainsi… Lorsque, poussé par ses conseillers, par Diane de Poitiers elle-même, dont la générosité fut pour moi la dernière lie du fiel, le roi se résolut à me garder, lorsque, sur les instances des prêtres, il consentit à faire de moi sa véritable épouse, lorsque enfin j'eus des enfants, ah ! René… que furent ces enfants ? François est mort à vingt ans, après un an de règne, d'une effroyable maladie des oreilles dont la source est restée inconnue. Seulement, Ambroise Paré me dit qu'il était mort de pourriture.
Catherine s'arrêta un instant, les lèvres serrées, le front barré d'un pli.
— Regarde Charles ! reprit-elle d'une voix plus sourde. Des crises terribles l'abattent, et par moments, je me demande s'il ne va pas finir dans la folie, dans la pourriture de l'intelligence, comme François a fini dans la pourriture du corps. Regarde le duc d'Alençon, mon dernier-né ! avec son visage ravagé, ne semble-t-il pas marqué, lui aussi, d'un signe fatal ? Vois enfin le duc d'Anjou ! (Et ici la voix âpre de la reine prit une expression de tendresse qui surprenait.) Il paraît vigoureux, n'est-ce pas ? Eh bien, moi qui le connais, qui le soigne, je vois seule les signes de débilité chez cet enfant incapable de lier deux idées…
Et, avec une sorte de rage contenue :
— François est mort. Charles est condamné. Henri, avant peu, sans doute, va monter sur le trône et poser sur sa faible tête une couronne dont le poids l'écrasera. Tu vois bien qu'il faut que je sois forte, moi, pour supporter le poids de cette Couronne, et régner sur la France, tandis qu'Henri s'amusera !
Elle se leva encore, fit quelques pas dans la pièce, puis, revenant à Ruggieri :
— Régner, dit-elle, régner enfin ! Ne plus être à la merci de ces Guise, de ces Coligny, de ces Montmorency qui se disputent le pouvoir ! René, songe qu'un jour Guise a eu l'audace d'emporter chez lui les clefs de la maison du roi ! Songe que j'ai été presque prisonnière à la cour, moi ! Songe que le Coligny maudit travaille à remplacer les Valois par des Bourbons ! Songe à tant d'ennemis qui m'ont abreuvée d'outrages quand j'étais faible et seule, et songe que, des dents et des griffes, je défendrai le bien de mon enfant…
— Lequel ? demanda froidement Ruggieri.
— Henri, le futur roi de France ! Henri, qui seul m'aime et me comprend ! Henri d'Anjou, que Charles jalouse, pauvre enfant ! Henri à qui on vient de refuser l'épée de connétable ! Henri, mon fils, enfin !… Oh ! je comprends ce que tu veux dire ! Charles est mon fils, lui aussi, n'est-ce pas ? François d'Alençon est aussi mon fils ? Que veux-tu, une mère ne se sent vraiment mère que pour l'enfant qui est vraiment son enfant, selon son cœur et son esprit !…
Ruggieri secoua encore la tête, et à demi-voix, comme s'il eût craint d'être entendu, bien qu'il n'y eût personne dans la maison :
— Et l'autre, madame… vous n'en parlez jamais…
Catherine tressaillit. Ses yeux se dilatèrent et plantèrent un regard aigu dans les yeux de l'astrologue.
— Quel autre ? demanda-t-elle avec une glaciale froideur, que veux-tu dire ?
Sous ce regard, sous cette parole, qui semblaient la parole et le regard d'un spectre, Ruggieri courba la tête. Vraiment, à cette minute, Catherine de Médicis, selon l'effroyable expression qu'elle avait employée, sentait la mort.
— Je crois, ajouta-t-elle, que tu n'es pas dans ton bon sens. Prends bien garde que jamais une question de ce genre ne t'échappe encore.
— Pourtant, il faut que je parle !
Ruggieri, en laissant tomber ces mots, avait gardé la tête baissée.
Et ce fut dans cette attitude qu'il continua :
— Oh ! soyez sans crainte, madame, nul ne nous entendra ; j'ai pris mes précautions ; nous sommes seuls, et si je me décide à vous dire des choses que, dans mes nuits sans sommeil, j'étais épouvanté de me dire à moi-même dans le lourd silence de ma conscience, c'est que des heures graves et solennelles vont peut-être sonner au cadran de l'éternelle justice… Si j'ose parler, ma reine, c'est que j'ai interrogé les astres, et que les astres m'ont répondu !
Catherine frissonna.
L'épouvante glaça ce cœur si ferme.
Catherine de Médicis, qui ne tremblait pas devant le crime, tremblait devant la menace des astres.
Sûr désormais d'être écouté, Ruggieri continua en relevant la tête :
— Ainsi, madame, vous pouvez dormir tranquille, vous ! Ainsi, Catherine, vous n'y songez jamais à l'autre ! Moi, j'y songe. Moi, depuis longtemps, je ne dors plus que d'un sommeil fiévreux. Et chaque fois que je m'endors, Catherine, le même rêve sinistre se dresse dans ma conscience, les mêmes fantômes viennent s'asseoir au chevet de mon lit. Je vois un homme qui sort d'un palais, par une nuit obscure, tandis que la femme, l'amante, l'accouchée enfin lui fait un dernier geste implacable… cet homme a pleuré, supplié en vain… l'amante a prononcé une irrévocable condamnation… l'homme sort donc du palais… sous son manteau, il emporte on ne sait quoi… quelque chose qui vit pourtant, car cela vagit, cela se plaint, cela crie grâce… et l'homme est impitoyable, car l'homme, lâche une fois dans sa vie, a peur de la femme !… Il va… il dépose le nouveau-né sur les marches d'une église… et puis il se sauve !
Catherine, les traits durs, les traits durs, le visage fermé, immobile et glaciale, murmura sourdement :
— Tu oublies une chose, René ! Tu oublies le meilleur ! Puisque nous sommes en train d'évoquer ce spectre, évoque-le tout entier !…
— Non, je n'oublie pas ! Non, Catherine ! Heureux si j'avais pu oublier !… Avant d'emporter le nouveau-né pour l'abandonner, j'avais laissé tomber sur ses lèvres une goutte… une seule !… d'une liqueur blanche… c'est cela que vous voulez dire, n'est-ce pas ?…
— Sans doute ! Puisque, grâce à ce poison, l'enfant ne pouvait pas vivre plus de deux mois. Tu fus brave, René, tu fus stoïque… et je ne pus me repentir de t'avoir aimé, puisque tu jetais au néant la preuve de l'adultère de la reine… Mais à quoi bon, encore une fois, éveiller de tels souvenirs ? C'est vrai, je t'ai aimé ! Tu vins à une heure où le roi, mon mari, me forçait à saluer sa maîtresse, où les gentilshommes de la cour me tournaient le dos, où l'on haussait les épaules quand je parlais, où les domestiques eux-mêmes attendaient pour me servir que Diane de Poitiers eût confirmé mes ordres. Seule, méprisée, humiliée, dévorée de rage et de désespoir, je vis un jour dans tes yeux un éclair de pitié… Nous allâmes l'un vers l'autre… Nous passions des journées à causer de Florence et des nuits à parler des astres. Tu m'enseignas ton art sublime. Tu fis plus : tu me révélas les secrets des Borgia. Grâce à toi, René, je connus l'acqua tofana, Grâce à toi, j'appris la science qui fait de l'homme l'égal de Dieu puisqu'elle lui donne droit de vie et de mort. J'appris à enfermer la mort dans un chaton de bague, dans le parfum d'une fleur, dans le feuillet d'un livre, dans le baiser d'une maîtresse. Et dès lors, je devins plus redoutable que les Borgia mêmes, puisque à la puissance de César, je joignais la force d'âme d'Alexandre et le sourire mortel de Lucrèce ! C'est de là que date ma fortune, René… C'est à toi que je la devais. Tu en reçus la récompense qui te convenait… Tu partageas la couche d'une reine !…
Cette sorte d'effroyable confession, empreinte d'une sombre rêverie, Catherine de Médicis la fit à voix basse, plutôt comme si elle se fût parlé à elle-même.
— Et maintenant, ajouta-t-elle, maintenant que je suis devenue la reine, maintenant que l'un après l'autre, j'ai touché du doigt mes ennemis, maintenant que sur les ruines entassées je vais échafauder une souveraine puissance qui étonnera le monde, tu viens me parler du passé… René, hier est mort. C'est demain qui compte ! L'enfant ? Pourquoi arrêterais-je ma pensée sur cet être disparu ? L'enfant, sans doute, a été ramassé par quelque femme qui l'a emporté. Et puis, comme tu lui avais versé le germe de la mort, sans doute, au bout de deux mois, il est rentré dans le néant dont il n'aurait pas dû sortir…
Ruggieri saisit la main de Catherine et la serra fortement :
— Et si je m'étais trompé ? dit-il sourdement.
Catherine demeura saisie, muette, la bouche entrouverte comme pour jeter un cri qui s'étrangla dans sa gorge.
— Si la dose avait été insuffisante ! Ou si le miracle s'était accompli, reprit René. Si l'enfant vivait !…
— Malédiction ! gronda la reine.
— Écoutez, Catherine, écoutez ! Que de fois, depuis cette nuit terrible, j'ai interrogé les astres ! Et les astres m'ont toujours répondu qu'il vivait !… En vain espérais-je me tromper ! En vain recommençais-je mes calculs de déclinaison et de conjonction ! Même réponse implacable m'était donnée… il vivait !…
— Malédiction ! répéta la reine d'un ton tel que Ruggieri sentit une sueur froide perler à son front.
— Je ne vous en parlais pas, reprit l'astrologue, je gardais pour moi terreur, douleur et remords. Mais maintenant, le silence, ma reine, serait un crime… un crime envers vous qui êtes restée l'idole de ma vie !…
Cependant, Catherine de Médicis, avec cette force de caractère qui la rendait peut-être plus redoutable que ses poisons, avait imposé le calme à son esprit. Placée soudain en face d'un événement qui pouvait être une terrible menace, elle résolut de l'envisager froidement. Elle contint les sursauts non pas de son cœur, qui était pétrifié, mais de son imagination qu'elle dirigeait avec une robuste fermeté.
— Soit, dit-elle, admettons que l'enfant vive. Qu'est-ce que cela peut me faire ? Il vit, mais il ne saura jamais qui il est ! Il vit, mais c'est dans quelque quartier ignoré, fils sans nom, enfant trouvé, pauvre selon toute vraisemblance. Il vit, mais nous ignorerons toujours où il est, comme toujours il ignorera le nom de sa mère !
— Catherine, dit Ruggieri, apprêtez toute votre force d'âme : l'enfant est à Paris, et je l'ai vu !
— Tu l'as vu ! rugit la reine. Tu l'as vu ! Où donc ?
— À Paris, vous dis-je !
— Quand ? Quand ? Mais parle donc !
— Hier. !… Et avant toute chose, apprenez le nom de la femme qui l'a recueilli, sauvé, élevé…
— C'est ?
— Jeanne d'Albret !…
— Fatalité !…
Catherine de Médicis s'était redressée et avait reculé, comme si un abîme se fût soudain ouvert sous ses yeux.
La foudre tombée à ses pieds ne l'eût pas frappée d'une stupeur plus accablante.
— Fatalité ! reprit-elle, secouée d'un frisson convulsif… Mon fils vivant !… La preuve de l'adultère aux mains de mon implacable ennemie !…
— Elle ignore, sans aucun doute ! balbutia Ruggieri.
— Tais-toi ! Tais-toi ! gronda-t-elle. Puisque c'est Jeanne d'Albret qui a élevé l'enfant, c'est qu'elle sait !… Comment ? Je l'ignore ! Mais elle sait, te dis-je ! Oh ! tu vois qu'il faut qu'elle meure ! Tu vois que ma double vue ne me trompait pas en me montrant en elle l'obstacle auquel je dois me heurter ! Ah ! Jeanne d'Albret ! Il ne s'agit plus maintenant de toi à moi d'une d'ambition ! Il ne s'agit plus de savoir si c'est ta race ou la mienne qui régnera… De toi à moi, c'est une question de vie ou de mort !… Et c'est toi qui mourras !…
Après ces paroles qui lui échappèrent, rauques et sifflantes, Catherine de Médicis s'apaisa par degrés. Son sein palpitant reprit une immobilité de marbre. Ses yeux fulgurants s'éteignirent.
Elle redevint la froide statue… le cadavre qu'elle semblait être au repos…
— Parle ! dit-elle alors. Quand et comment as-tu su la chose ?
Ruggieri, presque humble, épouvanté de cette fureur qu'il venait de déchaîner lui-même, répondit :
— Hier, madame. Je sortais de chez ce jeune homme…
— Celui qui l'a sauvée ?
— Oui, ce Pardaillan. Au moment où je quittais l'auberge, je demeurai pétrifié par une sorte de vision qui tout d'abord me stupéfia : un homme venait vers moi. Et, chose effrayante qui fit dresser mes cheveux sur ma tête, cet homme, il me sembla que c'était moi ! Moi-même ! Moi qui marchais à l'encontre de moi ! Mais moi tel que je devais être il y a vingt-quatre ans ! Moi jeune, comme si mon miroir m'eût tout à coup renvoyé ma propre image en me rajeunissant d'un quart de siècle…
Ruggieri passa la main devant ses yeux comme pour chasser un spectre.
— Continue ! dit froidement la reine.
— Ma première pensée fut que je devenais fou. Ma deuxième fut de couvrir mon visage. Car, si cet homme m'avait vu, il eût sans doute éprouvé la même impression que moi… Quand je revins de ma stupeur, je le vis qui entrait à l'auberge que je venais de quitter… J'étais bouleversé, Catherine !… Si vous aviez vu comme il avait l'air triste !…
Et Ruggieri attendit un instant, espérant peut-être surprendre quelque indice d'émotion, si faible qu'il fût.
Mais Catherine demeura glaciale de visage et d'attitude.
— Alors, reprit l'astrologue avec un soupir, une pensée affreuse traversa mon esprit. Je me souvins que les astres m'avaient affirmé son existence et, dans mon cœur, je m'écriai : « C'est lui ! c'est mon fils ! » Ah ! Catherine je vous fais grâce de toutes les pensées qui, à ce moment, se heurtèrent en moi… Puis, je songeai à vous ! Je songeai au danger possible qui pouvait vous menacer, et tout disparut, tout ! Sauf l'ardent désir de vous sauver…
Catherine fit de ces gestes comme on en fait pour caresser les dogues fidèles.
— Palpitant, je rentrai dans l'auberge, je remontai l'escalier à pas de loup, je rejoignis le jeune homme… je le vis entrer chez ce Pardaillan d'où je sortais… je collai mon oreille à la porte… J'entendis toute leur conversation… et de cet entretien, Catherine, est sortie pour moi la preuve implacable que c'est lui ! que c'est notre fils ! jadis recueilli, sauvé, puis élevé par Jeanne d'Albret !…
Il se fit un grand silence. Catherine de Médicis réfléchissait profondément.
Enfin, avec une hésitation, elle demanda :
— Et lui… se doute-t-il ?
— Non, non ! fit vivement Ruggieri. J'en réponds.
— Mais que vient-il faire à Paris ?
— Il est au service de la reine de Navarre et, sans doute, il va maintenant la rejoindre.
Catherine tomba dans sa méditation. Que combinait-elle, à ce moment où l'existence de son fils venait de lui être révélée ? Quelles pensées agitaient cette mère !
Il eût fallu être Ariel pour le deviner, pour lire dans ce sombre esprit.
Et peut-être que l'ange ou le démon qui eût soulevé le voile de cette conscience eût reculé d'épouvante.
Tout à coup, Catherine de Médicis tressaillit.
— On frappe ! dit-elle avec un accent de terreur que doivent avoir les criminels surpris dans leur sinistre besogne.
— C'est le chevalier de Pardaillan. Je lui ai donné rendez-vous pour dix heures et voici dix heures qui sonnent à la tour du palais.
— Le chevalier de Pardaillan ! fit Catherine de Médicis en passant une main sur son front poli comme un vieil ivoire. Ah ! oui !… Écoute, René… pourquoi allait-il chez Pardaillan ?… Sont-ils donc amis ?…
— Non, madame, il venait simplement remercier le chevalier de la part de la reine de Navarre.
— Ainsi, ils ne sont pas amis ? insista Catherine.
— Du moins, ils se sont vus hier pour la première fois…
Un sourire livide glissa sur les lèvres minces de la reine. Ruggieri frissonna.
— Va ouvrir, René, va mon ami… j'ai trouvé de l'occupation pour ce jeune homme. Tu dis qu'il est pauvre, n'est-ce pas ? et orgueilleux ? Tu m'as bien dit cela de ce Pardaillan ?
— Oui, madame, pauvre jusqu'à la misère ; orgueilleux jusqu'à la démence.
— C'est-à-dire capable de tout comprendre et de tout entreprendre. Va ouvrir, René…
— Madame ! madame ! Quelle pensée traverse votre esprit !…
— Ah çà ! perds-tu la tête ? Voilà la troisième fois que notre visiteur heurte à la porte !
— Catherine ! râla Ruggieri… Grâce ! Pitié pour mon fils !…
La reine étendit le bras et répéta :
— Va ouvrir !
Ruggieri, sous le geste dominateur, se courba et, chancelant, obéit…
Catherine de Médicis, pendant les deux minutes où elle demeura seule, esquissa rapidement son plan, et composa son visage en sorte que, lorsque le chevalier de Pardaillan parut, il ne vit devant lui qu'une femme au sourire mélancolique, mais non plus sinistre, à l'attitude fière, mais non plus hautaine.
Il s'inclina profondément.
Du premier coup d'œil, il avait reconnu Catherine de Médicis.
— Monsieur, dit celle-ci d'une voix qu'elle savait rendre sinon douce, du moins exempte de cette âpreté qui parfois la faisait si dure à entendre ; monsieur, savez-vous qui je suis ?
« Tenons-nous bien, songea Pardaillan. Elle va mentir, c'est le moment de mentir comme elle. »
Et tout haut, il répondit :
— J'attends que vous me fassiez l'honneur de me le dire, madame.
— Vous êtes devant la mère du roi, dit Catherine avec une majestueuse simplicité.
Ruggieri admira le coup. Pardaillan se courba plus profondément encore, puis, se redressant, il demeura debout dans cette pose naïve qui lui seyait merveilleusement. Catherine l'examina avec une attention soutenue. Le chevalier avait son beau costume neuf qui faisait valoir sa taille. Il apparaissait dans toute l'harmonieuse souplesse de sa force au repos. Son visage immobile, sans inquiétude, sans curiosité, son regard d'une étrange fermeté produisirent une grande impression sur Catherine.
— Monsieur, reprit-elle alors, ce que vous avez fait hier est bien hardi et bien beau… Se jeter ainsi dans une pareille mêlée et risquer la mort pour sauver deux inconnues, c'est admirable…
Catherine s'attendait à la réponse usuelle et menteuse : Je n'ai fait que ce que tout autre eût fait… Elle tressaillit, en entendant le chevalier répondre sincèrement, sans forfanterie :
— Je le sais, Majesté.
— C'est d'autant plus beau que ces deux femmes ne vous étaient rien.
— C'est vrai, Majesté : ces deux dames m'étaient parfaitement inconnues.
— Mais vous savez leurs noms maintenant ?
Et à son tour, Catherine se dit :
« Il va mentir. »
— Je sais, répondit Pardaillan, que j'ai eu l'honneur de défendre de mon mieux. Sa Majesté la reine de Navarre et une de ses suivantes.
— Je le sais aussi, monsieur, fit Catherine étonnée. Et c'est pourquoi j'ai voulu vous connaître. Vous avez sauvé une reine, monsieur, et les reines sont solidaires. Ce que ma cousine n'a peut-être pu faire, je veux le faire, moi. Comprenez-moi, chevalier. La reine de Navarre est pauvre et ses embarras sont grands. Cependant, il est juste que vous soyez récompensé.
— Oh ! pour ce qui est de cela, que Votre Majesté se rassure : j'ai été récompensé selon mon mérite.
— Comment cela ?
— Par une parole que Sa Majesté la reine de Navarre a bien voulu me dire.
Catherine demeura pensive. Tout ce que disait ce jeune homme était empreint d'une si noble simplicité qu'elle en était comme déroutée. Elle prit une attitude plus mélancolique. Sa voix se fit plus caressante.
— Mais, reprit-elle, ma cousine de Navarre ne vous a-t-elle point offert quelque situation auprès d'elle ?
— Si fait, madame. Mais j'ai dû refuser.
— Pourquoi ? fit vivement Catherine.
— Parce qu'il m'est impossible de quitter Paris.
— Et si je vous offrais d'entrer à mon service, que diriez-vous ? Attendez avant de me répondre. Vous ne voulez pas quitter Paris ? Eh bien, c'est justement ce que je vous demanderais. Chevalier, vous qui vous jetez tête baissée à la défense de deux inconnues, voulez-vous contribuer à défendre votre reine ?
— Eh quoi ! Votre Majesté a-t-elle donc besoin d'être défendue ? s'écria sincèrement Pardaillan.
Un fugitif sourire passa sur les lèvres de la reine : elle tenait le défaut de la cuirasse.
— Oui ! cela vous surprend ! fit-elle de sa voix la plus séduisante. Et pourtant, cela est, chevalier ! Entourée d'ennemis, obligée de veiller nuit et jour à la sûreté du roi, je passe ma vie à trembler. Vous ne savez pas tout ce qui s'agite de sourdes ambitions et de lâches complots autour d'un trône…
Pardaillan tressaillit en songeant à ce complot dont il avait surpris le secret à la Devinière.
— Et pour me défendre, continua la reine, pour défendre le roi, pour apaiser les alarmes de mon cœur maternel, je suis presque seule. Ah ! s'il ne s'agissait que de moi, comme, depuis longtemps, je me serais abandonnée aux ennemis qui me guettent. Mais je suis mère, hélas ! Et je veux vivre pour mes enfants…
— Madame, dit le chevalier, sans émotion apparente, il n'est pas un gentilhomme digne de ce nom qui hésiterait à vous donner l'appui de son épée. Une mère est sacrée, Majesté. Et quand cette mère est une reine, ce qui n'était qu'une obligation d'humanité devient un devoir auquel nul ne peut se soustraire.
— Ainsi, vous n'hésiteriez pas à prendre rang parmi ces trop rares gentilshommes qui, ayant à la fois pitié de la reine et de la mère, se dévouent pour moi ?
— Je vous suis acquis, madame, répondit Pardaillan. Et si Votre Majesté veut bien m'indiquer comment un pauvre diable comme moi peut lui être utile…
La reine réprima un tressaillement de joie…
Ruggieri pâlit et étouffa un soupir.
— Avant de vous dire ce que vous pouvez pour moi, reprit Catherine de Médicis, je veux vous dire ce que je ferai pour vous… Vous êtes pauvre, je vous enrichirai ; vous êtes obscur, vous aurez les honneurs auxquels peut prétendre un homme tel que vous. Et pour commencer, que dites-vous d'un poste au Louvre, avec une rente de vingt mille livres ?
— Je dis que je suis ébloui, madame, et que je me demande si je rêve…
— Vous ne rêvez pas, chevalier. C'est le devoir des rois et des reines de trouver de l'occupation aux épées telles que la vôtre.
— Voyons donc l'occupation, dit Pardaillan qui dressa les oreilles.
Catherine de Médicis garda un instant le silence. Ruggieri essuya la sueur qui inondait son visage. Il savait, lui, ce que la reine allait demander au chevalier.
— Monsieur, dit alors la reine en accentuant le ton douloureux de ses paroles, je vous ai parlé de mes ennemis qui sont ceux du roi. Leur audace grandit de jour en jour. Et sans les quelques gentilshommes dévoués dont je vous entretenais, il y a longtemps que j'eusse été frappée. Or, je vais vous dire, monsieur, comment j'agis lorsque je vois s'approcher de moi un de mes ennemis. J'essaie d'abord de le désarmer par mes prières, par mes promesses, par mes larmes, et je dois dire que je réussis souvent… car les hommes sont moins méchants qu'on ne dit…
— Et quand Votre Majesté ne réussit pas ? fit Pardaillan avec une émotion dont il ne fut pas le maître.
— Alors, j'en appelle au jugement de Dieu.
— Que Votre Majesté me pardonne… je ne saisis pas tout à fait…
— Eh bien ! Un de mes gentilshommes se dévoue ; il va trouver l'ennemi, le provoque en un loyal combat, le tue ou est tué… S'il est tué, il est sûr d'être pleuré et vengé. S'il tue, il a sauvé sa reine et son roi, qui, ni l'un ni l'autre, ne sont des ingrats… Que dites-vous du moyen, monsieur ?
— Je dis que je ne demande qu'à tirer l'épée en champ clos, madame ! Se battre pour sa dame ou pour sa reine, c'est une chose tout naturelle.
— Ainsi… si je vous désigne un de ces êtres méchants…
— J'irai le provoquer ! fit Pardaillan, qui redressa sa taille et dont les moustaches se hérissèrent. Je le provoquerais, s'appelât-il…
Il s'arrêta à temps, au moment où il allait s'écrier :
— S'appelât-il Guise ou Montmorency !…
Un duel avec le duc de Guise !
À cette pensée, les yeux de Pardaillan flamboyèrent. Il se sentit grandir. Il n'était plus le chevalier de la reine. Il devenait le sauveur de la royauté.
— S'appelât-il ?… interrogea Catherine dont les soupçons se déchaînèrent à l'instant. Vous vous êtes arrêté au moment où vous alliez prononcer un nom.
— Au moment où je cherchais un nom, Majesté ! fit Pardaillan en reprenant tout son sang-froid. Je voulais dire que je n'hésiterai pas, si terrible que soit l'adversaire, ou si haut placé — ce qui est tout un !
— Ah ! vous êtes bien tel que je vous espérais ! s'écria la reine. Chevalier, je me charge de votre fortune, entendez-vous ? Mais n'allez pas, par trop de générosité, compromettre votre vie… À dater de ce jour, vous m'appartenez et vous n'avez plus le droit d'être imprudent.
— Je ne comprends pas, madame.
— Écoutez, dit Catherine lentement, en sondant pour ainsi dire, parole à parole, l'esprit du chevalier ; écoutez-moi bien… Un duel est une bonne chose… mais il y a mille façons de se battre… Oh ! certes, ajouta-t-elle en plongeant son regard dans les yeux de Pardaillan, je ne vous conseillerais pas… d'attendre l'ennemi… une nuit… au détour de quelque rue… et de le frapper à mort… d'un bon coup de poignard… non, non, conclut-elle vivement, je ne vous conseillerais pas cela !
— En effet, madame, dit Pardaillan, ce serait un assassinat. Moi, je me bats au jour ou à la nuit, mais en face, épée contre épée, poitrine contre poitrine. C'est ma manière, Majesté. Pardonnez-moi si ce n'est pas la bonne.
— C'est bien ainsi que je l'entends ! se hâta de dire Catherine. Mais enfin, la prudence peut s'allier au courage, et ne pouvant vous demander d'être brave, puisque vous êtes la bravoure même, je vous recommande d'être prudent… voilà tout.
— Il ne me reste plus qu'à savoir contre quel ennemi je dois me mesurer, reprit alors Pardaillan.
— Je vais vous le dire, fit la reine.
Ruggieri, d'un geste, essaya une suprême tentative. Ses mains se joignirent vers Catherine tandis que ses yeux éloquents criaient grâce.
La reine lui jeta un regard foudroyant.
Ruggieri recula en baissant la tête.
« Tenons-nous bien, songea Pardaillan. Évidemment, il s'agit du duc de Guise. Arrêter Guise, impossible ! Et pourtant, Guise conspire. Elle le sait comme moi, sans doute. Un duel avec Henri de Guise ! Quel honneur pour Giboulée !… »
— Monsieur, dit tout à coup la reine, vous avez reçu hier une visite…
— J'en ai reçu plusieurs, madame…
— Je veux parler de ce jeune homme qui vous est venu de la part de la reine de Navarre. Celui-là, monsieur, est un de ces implacables ennemis dont je vous parlais, peut-être le plus acharné, le plus terrible de tous, parce qu'il agit dans l'ombre, et ne frappe qu'à coup sûr… Celui-là me fait peur, monsieur… non pour moi, hélas ! j'ai fait le sacrifice de ma vie… mais pour mon pauvre enfant… pour Charles… votre roi !
Pardaillan s'était pour ainsi dire ramassé sur lui-même.
Son rêve d'un héroïque combat contre un puissant seigneur brave entre tous, d'un duel où il était le champion d'une reine et d'une mère, ce rêve tombait, et il entrevoyait de sinistres réalités.
Son sourcil se fronça. Sa moustache se hérissa. Puis, soudain, ses traits se détendirent et son visage reprit cette immobilité, ce vague sourire, avec, au coin des lèvres, une dédaigneuse ironie.
— Hésiteriez-vous, mon cher monsieur ? fit la reine étonnée de son silence.
Et l'accent de sa voix était devenu si menaçant que le chevalier, plus que jamais, se redressa, se hérissa.
— Je n'hésite pas. Majesté, dit-il.
— À la bonne heure ! s'écria la reine dont la voix reprit aussitôt toute sa caressante douceur. Je n'attendais pas moins d'un chevalier errant tel que vous, d'un preux qui va par le monde mettant son bras à la disposition des pauvres princesses opprimées.
« Ah ! songea Pardaillan dont le visage pétilla, tu gasconnes ici, et te moques d'un pauvre diable qui a le malheur de ne pouvoir étouffer son cœur, selon les sages conseils de son père. Attends un peu ! »
Et tout haut :
— Je n'hésite pas : je refuse.
Habituée à voir des échines courbées devant elle, à entendre des paroles balbutiantes, Catherine de Médicis eut un moment de profonde stupéfaction. Elle pouvait s'attendre à un refus, mais non à une telle attitude. Elle regarda autour d'elle comme si elle eût cherché son capitaine des gardes pour lui donner un ordre. Elle se vit seule, impuissante. Une légère rougeur qui monta à son visage blême indiqua à Ruggieri la fureur qui se déchaînait en elle. Mais Catherine était depuis longtemps habituée à dissimuler, elle qui dissimula toute sa vie.
— Vous nous donnerez au moins de bonnes raisons ? fit-elle avec la même douceur.
— D'excellentes, madame, et qu'un grand cœur comme le vôtre comprendra à l'instant. L'homme dont parle Votre Majesté est venu chez moi, s'est assis à ma table, a été mon hôte et m'a appelé son ami ; tant que cette amitié ne sera pas brisée par quelque acte vil, cet homme m'est sacré.
— Voilà, en effet, des raisons qui me convainquent, chevalier. Et comment s'appelle-t-il, votre ami ?
— Je l'ignore, madame.
— Comment ! Cet homme est votre ami, et vous ne savez pas son nom !
— Il ne m'a pas fait l'honneur de me le dire. Au surplus, il est moins étonnant d'ignorer le nom d'un ami que celui d'un ennemi aussi implacable.
Catherine baissa la tête, pensive.
« Voilà un homme ! songea-t-elle. Il n'en est que plus dangereux. Et puisqu'il ne veut pas me servir… »
— Monsieur, ajouta-t-elle tout haut, je vous demandais ce nom pour voir si nous étions bien d'accord sur la personne. Mais je vois qu'aucune qualité ne vous manque. Par le temps qui court, la discrétion est plus même qu'une qualité : c'est une vertu. Ne parlons donc plus de cet homme. Je comprends et respecte le sentiment qui vous guide…
— Ah ! madame, vous m'en voyez tout heureux ! Je craignais tant d'avoir déplu à Votre Majesté !…
— Et pourquoi donc ? Fidèle à l'amitié, cela signifie : fort contre l'ennemi commun. Allez, monsieur, et rappelez-vous que je me charge de votre fortune. Demain matin, je vous attends au Louvre.
Catherine de Médicis se leva.
Pardaillan s'inclina devant la reine qui lui accorda son plus gracieux sourire.
Quelques instants plus tard, il était dehors, retrouvait à la porte son fidèle Pipeau, et reprenait le chemin de la Devinière en cherchant à déchiffrer l'énigme vivante qu'était la reine Catherine…
— Elle a dit : Demain matin, au Louvre, conclut-il. Bon. On y sera. Le Louvre, c'est la grande antichambre de la fortune ! Décidément, je crois que M. Pardaillan, mon père, se trompait !…
Une heure après cette scène, Catherine de Médicis rentrait au Louvre, faisait appeler son capitaine et lui disait :
— Monsieur de Nancey, demain matin, à la première heure, vous prendrez douze hommes et un carrosse, vous vous rendrez à l'hôtellerie de la Devinière, rue Saint-Denis ; vous arrêterez un conspirateur qui se fait appeler le chevalier de Pardaillan, et vous le conduirez à la Bastille…
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XVI Une cérémonie païenne
Le soir commençait à tomber lorsque Pardaillan revint à la Devinière. Instinctivement, ses yeux se levèrent vers la petite fenêtre où tant de fois lui était apparu le charmant visage de Loïse. Il eût donné la moitié des écus dont il était devenu possesseur pour être vu dans son beau costume. Mais la fenêtre était fermée.
Le chevalier poussa un soupir et se tourna vers le perron de la Devinière. À gauche de ce perron, il aperçut alors trois gentilshommes qui, le nez en l'air, semblaient examiner attentivement la maison où demeurait la Dame en noir.
— Vous dites que c'est bien là, Maurevert ? fit l'un d'eux.
— C'est là, comte de Quélus. Au premier, la propriétaire, vieille dame bigote, sourde et confite en prières. Le deuxième est à moi depuis ce matin.
— Maugiron, reprit celui qu'on venait d'appeler comte de Quélus, conçois-tu ces bizarres passions de Son Altesse pour de petites bourgeoises ?
— Moins que des bourgeoises, Quélus. Lui qui a la cour !…
— Mieux que la cour, Maugiron : il a Margot !
Les deux jeunes gentilshommes éclatèrent de rire et continuèrent à causer entre eux sans s'occuper de Maurevert, pour lequel ils cherchaient à peine à déguiser un sentiment de mépris et de crainte.
Maurevert s'était éloigné en disant :
— À ce soir, messieurs !
Quélus et Maugiron allaient en faire autant lorsqu'ils virent se dresser devant eux un jeune homme qui, avec une politesse glaciale, mit son chapeau à la main et demanda :
— Messieurs, voulez-vous me faire la grâce de me dire ce que vous regardiez si attentivement dans cette maison ?
Les deux gentilshommes, interloqués, échangèrent un coup d'œil.
— Pourquoi nous posez-vous cette question, monsieur ? fit Maugiron avec hauteur.
— Parce que, répondit Pardaillan, cette maison m'appartient.
Le chevalier était un peu pâle. Mais cette pâleur devait passer inaperçue aux yeux de ses interlocuteurs, qui ne le connaissaient pas. De plus son attitude était d'une extrême politesse.
— Et vous supposez, dit Quélus, que nous aurions envie de l'acheter ?
— Ma maison n'est pas à vendre, messieurs, fit Pardaillan avec un visage immobile.
— Alors, que voulez-vous ?
— Vous dire simplement ceci : je ne veux pas qu'on regarde ce qui m'appartient, et surtout qu'on en rie. Or, vous avez regardé, et vous avez ri.
— Vous ne voulez pas ! s'écria Maugiron en pâlissant de colère.
— Viens, fit Quélus. C'est un fou.
— Messieurs, dit Pardaillan toujours impassible, je ne suis pas fou. Je vous répète que je hais les insolents qui regardent ce qu'ils ne doivent pas voir…
— Mordieu, monsieur ! Vous allez vous faire couper les oreilles !
— Et que j'ai l'habitude de châtier ceux dont le rire me déplaît, acheva Pardaillan. Allez rire ailleurs.
— Ah ! ah ! fit Quélus. Et où diable voulez-vous que nous allions rire ?
— Mais, par exemple, dans le petit Pré-aux-Clercs.
— C'est bien. Et quand ?
— Tout de suite, si vous voulez !
— Non pas. Mais demain matin, vers les dix heures, nous y serons, mon ami et moi. Et vous, monsieur, tâchez de bien rire ce soir. Car il est probable que demain vous ne rirez plus.
— J'y tâcherai, messieurs ! dit Pardaillan qui salua d'un grand geste de sa plume de coq…
Quélus et Maugiron s'éloignèrent dans la direction qu'avait déjà prise Maurevert.
Pardaillan, inquiet et troublé, entra dans la salle de la Devinière, et s'attabla.
« Que diable faisaient là ces deux étourneaux ?… Et l'autre, avec sa figure d'oiseau de mauvais augure !… Seraient-ils venus là pour elle ?… Par les cornes de tous les enfers ! Si cela était !… Mais non, voyons… quelle apparence y a-t-il ?… Elle sort si rarement ! qui l'aurait remarquée ? »
Enfin, bref, le raisonnement aidant, et aussi un bon flacon de vin d'Anjou, Pardaillan parvint à se rassurer, et selon ses habitudes d'observateur, se mit à regarder autour de lui.
Ce soir-là, il y avait grand remue-ménage dans l'auberge. Les servantes dressaient le couvert pour une forte tablée dans une pièce voisine. Maître Landry et ses queux agitaient force casseroles.
— Ah ça ! demanda le chevalier à Lubin, qui le servait, il y aura donc belle et nombreuse société ce soir ?
— Oui, monsieur. Et vous m'en voyez tout joyeux.
— Pourquoi joyeux ?
— D'abord parce que messieurs les poètes sont fort généreux… ils boivent bien, et me font boire.
— Ce sont donc des poètes qui vont venir ?
— Comme tous les mois, le premier vendredi, monsieur le chevalier. Ils se réunissent pour dire des poésies qui me feraient rougir, si je n'étais trop occupé à boire pour écouter.
— Bon. Ensuite ?… Ton autre motif de joie ?
— Ah oui ! Eh bien, c'est que frère Thibaut va venir.
— Le moine ? Est-il donc aussi poète ?
— Non. Mais… excusez-moi, monsieur le chevalier, voici justement… une plume rouge…
Et, sans finir sa phrase, Lubin, qui paraissait fort embarrassé, se précipita au-devant d'un cavalier qui venait d'entrer dans la salle. Ce cavalier avait une plume rouge à sa toque. Il s'enveloppait soigneusement de son manteau qu'il relevait jusqu'au nez. Mais si bien qu'il dissimulât son visage, Pardaillan, qui avait les yeux pénétrants et le regard agile, aperçut un instant ce visage.
— M. de Cosseins ! murmura-t-il.
Cosseins était le capitaine des gardes de Charles IX, c'est-à-dire le premier personnage militaire du Louvre.
Il était de toutes les parades, de toutes les chasses royales. Pardaillan l'avait vu plus d'une fois.
« Qu'est-ce que cette société de poètes dont font partie le capitaine des gardes et le moine Thibaut ? songea le chevalier. Pourquoi est-ce Lubin et non maître Landry qui va au-devant d'un pareil personnage ? »
Et, avec une curiosité surexcitée, il suivit des yeux le manège de Lubin et de Cosseins. Landry, occupé à ses fourneaux dans la rôtisserie, n'avait pas fait attention au nouveau venu, bien que, de la cuisine située à gauche de la grande salle, il pût voir par une large baie ce qui se passait dans l'auberge.
Or, Lubin et le capitaine pénétrèrent dans la salle où les servantes dressaient le couvert.
— C'est ici qu'aura lieu le banquet, messire poète, fit Lubin en essayant vainement de dévisager l'homme à la plume rouge.
— Allons plus loin ! dit Cosseins.
La salle suivante était vide et donnait dans une quatrième salle également vide, mais où des sièges étaient préparés, au nombre d'une quinzaine.
À gauche de cette salle s'ouvrait un cabinet noir. Cosseins y entra.
— Qu'est-ce que c'est que cette porte ? demanda le capitaine.
— Elle ouvre sur l'allée qui longe les quatre salles et aboutit à la rue.
— Nul ne peut entrer par ici ?
Lubin sourit et montra les deux énormes verrous qui maintenaient la porte massive.
— C'est bien. Où se tiendra le moine ?
— Frère Thibaut ? Dans la grande salle, devant la porte du banquet. Oh ! personne n'entrera, et vous pourrez à l'aise vous débiter vos sonnets et vos ballades.
— C'est que, vous comprenez, il y a tant de jaloux qui seraient bien aises de s'emparer de nos productions !
— Oui, des plagiaires !
Cosseins approuva de la tête et, satisfait sans doute de son inspection, retraversa les salles, gagna la porte du salon et disparut.
« Que diable va-t-il se passer ce soir à la Devinière ? » se demanda Pardaillan.
Le chevalier n'était pas homme à perdre son temps en méditation. Il était curieux par nature et par besoin de défense personnelle. Il n'hésita pas et résolut de connaître la vérité que Lubin ignorait selon toute vraisemblance.
Pardaillan connaissait l'hôtellerie de fond en comble.
Il se leva donc sans affectation, appela Pipeau d'un claquement de langue, et pénétra dans la salle du banquet où trois servantes effarées achevaient de mettre le couvert. Il passa rapidement, et entra dans la pièce vide en refermant derrière lui la porte. Puis il atteignit la pièce où étaient rangés des sièges, et enfin le cabinet noir.
Ce cabinet n'était d'ailleurs qu'une sorte de caveau aux murailles en pierre humide, et tout tapissé de toiles d'araignées. Il communiquait avec l'allée par la lourde porte que nous avons signalée, et avec la pièce aux sièges par une porte percée d'un judas dont le treillis disparaissait sous d'épaisses couches de poussière.
Or, ce caveau, c'était l'antichambre des caves de maître Landry.
Dans le fond s'ouvrait une trappe que fermait un couvercle à anneau de fer.
Pardaillan, toujours suivi de son fidèle Pipeau, s'enfonça dans l'escalier qui descendait aux caves, les visita soigneusement, et n'ayant remarqué rien d'anormal, revint s'installer dans le cabinet noir en laissant ouverte la trappe des caves.
Nous le laisserons à la faction volontaire qu'il s'imposait, et nous reviendrons dans la grande salle de l'auberge.
Là, vers neuf heures, apparurent trois hommes très enveloppés et portant à leurs toques des plumes rouges.
Lubin courut au-devant de ces mystérieux personnages et les introduisit dans la salle du banquet.
Dix minutes plus tard, deux autres cavaliers, puis enfin trois nouveaux, tous ayant une plume rouge à la toque, entrèrent à la Devinière et furent conduits par Lubin qui, alors, murmura :
— Huit plumes rouges. Le compte y est !
À ce moment, un moine à barbe blanche, aux yeux sournois, à la figure rubiconde, franchit à son tour le seuil.
— Frère Thibaut, s'écria Lubin en s'élançant à la rencontre du moine.
— Mon frère, dit celui-ci à voix basse, nos huit poètes sont-ils arrivés ?
— Ils sont là, répondit Lubin en désignant la salle du banquet.
— Très bien. Veuillez donc m'écouter, mon cher frère. Il s'agit de choses graves. Vous comprenez. Ce sont des poètes étrangers qui viennent discuter avec les nôtres.
— Mais, mon frère, comment se fait-il que vous soyez mêlé à des questions de poésie ?
— Frère Lubin, fit sévèrement le moine, si notre révérend et vénérable abbé, Mgr Sorbin de Sainte-Foi, a permis que vous quittassiez le couvent pour venir faire ripaille et bombance en cette auberge…
— Frère ! ah ! frère Thibault !…
— Si le révérend, prenant en pitié votre soif inextinguible, vous a donné une preuve aussi extraordinaire de sa mansuétude, ce n'est pas qu'il vous tolère par surcroît le péché mortel de la curiosité !
— Je me tais, mon frère !
— Vous n'avez pas de questions à poser. Ou sinon, vous rentrez au couvent !
— Miséricorde ! Je vous jure, mon frère… mon excellent frère…
— C'est bien. Maintenant, dressez-moi une petite table là, juste devant la porte de cette salle, car je me sens quelque appétit.
Ce disant, frère Thibaut prit une figure moins sévère ; ses yeux s'attendrirent, et il passa le bout de sa langue sur ses lèvres.
— Que vous êtes heureux, frère Lubin ! ne put-il s'empêcher de murmurer.
— Que vous donnerai-je à dîner, mon cher frère ?
— La moindre des choses : une moitié de poularde, une friture de Seine, un pâté, une omelette et des confitures, avec quatre bouteilles de vin d'Anjou… Autrefois, frère Lubin, j'en eusse demandé six ! Hélas ! nous devenons vieux…
Le moine s'installa donc devant la porte, de façon que nul ne pût entrer sans sa permission.
Lorsque Lubin eut apporté sur la table les éléments du repas modeste demandé par frère Thibaut, celui-ci reprit :
— Maintenant, frère Lubin, écoutez-moi bien. Vous connaissez l'allée qui aboutit au cabinet noir ? Eh bien, vous allez vous mettre en sentinelle à la porte de cette allée, sur la rue, jusqu'à ce que je vous en relève.
Lubin, qui voyait s'évanouir tous ses rêves gastronomiques et bachiques, poussa un soupir qui eût attendri un tigre. Mais frère Thibaut ne parut pas s'en apercevoir.
— Si quelqu'un veut entrer dans l'allée, continua-t-il, vous vous y opposerez. Si ce quelqu'un persiste, vous pousserez un cri d'alarme. Allez, mon cher frère, hâtez-vous…
Force fut à Lubin d'obéir.
Alors, frère Thibaut attaqua consciencieusement sa demi-poularde.
La demie de neuf heures sonna.
À ce moment, six nouveaux personnages firent leur entrée dans l'auberge.
— Voici les mécréants ! grogna frère Thibaut. Je suis comme frère Lubin, moi. Je ne comprends pas pourquoi on me force à garder la porte pour des faiseurs de Phébus comme ce Ronsard, ce Baïf, ce Rémy Belleau, ce Jean Dorat, ce Jodelle et ce Pontus de Thyard !…
En grommelant ainsi, frère Thibaut dévisageait successivement les six poètes et se rangeait pour les laisser entrer dans la salle du banquet.
Il va sans dire que l'arrivée des poètes et leur disparition avaient passé inaperçues. Et pour se rendre un compte exact de cette scène, notre lecteur doit se figurer la grande salle de la Devinière pleine de soldats, d'écoliers, d'aventuriers, de gentilshommes ; çà et là, quelques ribaudes : au milieu de la salle, un bohémien qui fait des tours de passe-passe ; les éclats de rire, les chansons, les cris des buveurs qui demandent du vin, de l'hypocras, de l'hydromel, le fracas des pots d'étain et des gobelets qui s'entrechoquent ; enfin toute l'effervescence d'une taverne bien achalandée à la minute où le couvre-feu va sonner, où l'auberge va se fermer et où l'on se hâte de vider un dernier verre.
Les six poètes de la Pléiade (Joachim du Bellay, le septième, était mort en 1560) entrèrent donc sans avoir éveillé la moindre curiosité, et passèrent dans la salle du festin.
Là, Jean Dorat arrêta d'un geste ses confrères, et leur dit :
— Nous voici donc, une fois encore, unis dans la célébration de nos mystères. Je puis dire que nous sommes ici la fleur de la poésie antique et moderne, et que jamais assemblée de plus fiers docteurs en l'art sublime ne fut plus digne de monter au Parnasse pour y saluer les dieux tutélaires. Vous Pontus de Thyard avec vos Erreurs amoureuses et votre Fureur poétique ; vous, Étienne Jodelle, seigneur de la tragédie, avec votre Cléopâtre et votre Didon ; vous, Rémy Belleau, étincelant lapidaire des Pierres précieuses magique évocateur de l'améthyste et de l'agate, du saphir et de la perle ; vous, Antoine Baïf, le grand réformateur de la diphtongue, le prestigieux fabricateur des sept livres d'Amours ; et moi, enfin, moi, Dorat, qui n'ose me citer après tant de gloires, nous voici réunis autour de notre maître à tous, maître de l'antique, maître du présent, le grand et définitif poète qui s'est emparé du grec et du latin pour en forger une langue nouvelle, le fils d'Apollon qui, depuis les temps lointains où je lui appris, au collège Coqueret, l'art de parler comme parlaient les dieux, m'a dépassé de cent coudées, et nous écrase sous le poids de ses Ondes, de ses Amours, de son Bocage royal, de ses Mascarades, de ses Églogues, de ses Gaietés, de ses Sonnets et de ses Élégies… Maîtres, inclinons-nous devant notre maître, messire Pierre de Ronsard !…
Nous croyons devoir faire observer ici que Jean Dorat s'exprimait en latin avec une aisance et une correction qui prouvaient sa parfaite connaissance de cette langue. Les poètes s'inclinèrent devant Ronsard, qui accepta cet hommage avec une majestueuse simplicité. Ronsard, qui était plus sourd que le sonneur de Notre-Dame, n'avait pas entendu un traître mot de la harangue. Mais comme beaucoup de sourds, il n'avouait pas son infirmité.
Ce fut donc du ton le plus naturel qu'il répondit :
— Maître Dorat vient de dire des choses d'une merveilleuse justesse et auxquelles je m'associe pleinement.
— Nunc est bibendum ! Maintenant il faut boire ! s'écria Pontus qui aimait à taquiner l'illustre sourd.
— Merci, mon fils ! dit Ronsard avec un gracieux sourire.
Jean Dorat, avec une imperceptible émotion d'inquiétude, reprit alors :
— Messieurs, je vous ai parlé, il y a huit jours de ces quelques illustres étrangers qui désirent assister à la célébration d'un de nos mystères.
— Sont-ce des poètes tragiques ? demanda Jodelle.
— Nullement. Et même ils ne sont pas poètes. Mais je réponds que ce sont d'honnêtes gens. Ils m'ont confié leurs noms sous le sceau du secret. Maître Ronsard approuve leur admission. Et n'avons-nous pas déjà plus d'une fois toléré parmi nous la présence d'étrangers ?
— Mais s'ils nous trahissent ? observa Rémy Belleau.
— Ils ont juré le silence, répondit vivement Dorat. D'ailleurs, messieurs, ils repartent dès demain, il est vraisemblable qu'ils ne reviendront jamais à Paris.
Pontus de Thyard, qui était mangeur et buveur d'élite, Pontus qu'on appelait le « Grand Pontus » à cause de sa taille herculéenne, mais qui feignait toujours de croire que cette épithète s'adressait à la grandeur de son génie, Pontus dit alors :
— Moi, je trouve qu'on dîne de mauvaise humeur et qu'on digère mal quand…
— Ces nobles étrangers n'assisteront pas à notre agape ! interrompit Dorat. Enfin, je ferai observer qu'on nous suspecte, et que justement la présence parmi nous d'illustres hôtes, au témoignage desquels nous pourrions en appeler, ne servirait qu'à prouver l'innocence de nos réunions. Au surplus, votons !
Les votes, dans cette réunion, se faisaient à la manière des romains qui, dans le cirque, demandaient la vie ou la mort du belluaire vaincu. Pour dire oui, on levait le pouce ; pour dire non, on le baissait.
Avec une vive satisfaction qu'il dissimula, Jean Dorat constata que tous les pouces se levaient en l'air, même celui de Ronsard qui n'avait pas entendu un mot de la discussion.
Alors, les six poètes entonnèrent en chœur une chanson bachique. Et ce fut aux accents de cette chanson (que nous regrettons de ne pouvoir donner ici, vu qu'elle ne nous est point parvenue) qu'ils firent leur entrée dans la salle du fond où se trouvaient déjà les huit inconnus aux plumes rouges.
Ils étaient assis sur deux rangées, comme des gens venus au spectacle.
Tous étaient masqués.
Les six poètes eurent l'air de ne pas les avoir vus.
À peine furent-ils entrés que leur chanson bachique (probablement une sorte de Gaudeamus igitur) se transforma en une mélopée au rythme bizarre qui devait être une invocation.
En même temps, ils se rangèrent sur un seul rang devant le panneau du fond de la salle qui faisait vis-à-vis à la porte du cabinet noir par où on accédait aux caves. C'est contre cette porte que les huit spectateurs masqués étaient assis.
Aussitôt, Jean Dorat ouvrit la porte d'un vaste placard qui occupait tout le panneau.
Ce placard s'évidait profondément en forme d'alcôve.
Et voici ce que les huit spectateurs virent alors.
Au fond de cette alcôve se dressait une sorte d'autel antique. Cet autel, qui était en granit rose, affectait la forme primitive et rudimentaire des grandes pierres qui, jadis, au temps des mystères, servaient aux sacrifices. Mais son soubassement était orné de sculptures à la grecque et de médaillons ; l'un de ces médaillons représentait Phébus ou Apollon, dieu de la poésie ; dans un autre, c'était Cérès, déesse des moissons : un troisième figurait Mercure, dieu du commerce et des voleurs, en réalité, dieu de l'ingéniosité.
Au pied de l'autel, une large pierre également ornée, et creusée d'une rigole.
En avant, un brûle-parfum, sur un haut trépied d'or ou doré.
Sur l'autel, un buste avec une tête étrange, grimaçante d'un large sourire, des oreilles velues, tête de Pan, du grand Pan, souverain de la nature, pour les initiés.
À gauche et à droite de l'autel, étaient accrochées des tuniques blanches et des couronnes de feuillage.
Enfin, par un incroyable mais véridique caprice ou peut-être par un mélange de paganisme et de religion chrétienne d'où certainement était banni tout esprit de profanation, ou peut-être enfin par un singulier oubli, en arrière de l'autel, un peu à gauche, accrochée au mur, très étonnée sans doute de se trouver là, c'était une enluminure représentant la Vierge qui écrasait un serpent !…
Nous devons compléter cet étrange tableau en disant que sur la droite de l'autel s'adaptait un anneau de fer doré, et qu'à cet anneau était attaché un bouc, un vrai bouc, bien vivant, un bouc couronné de fleurs, couvert de feuillages, et qui, pour l'instant, s'occupait paisiblement à brouter des herbes odorantes répandues devant lui.
À peine la porte de l'alcôve fut-elle ouverte que Jean Dorat y entra, décrocha les tuniques blanches et les couronnes et les tendit à ses amis. En un instant les six poètes furent habillés comme des prêtres de quelque temple de Delphes et couronnés de feuillage et de fleurs entrelacés.
Alors, ils se placèrent à gauche de l'autel, et commencèrent, en grec, un couplet modulé sur une musique primitive ; le couplet terminé, ils évoluèrent en file et vinrent se placer à droite de l'autel où eut lieu, sur la même musique, la reprise d'un deuxième couplet, figurant sans aucun doute l'antistrophe, tandis que le premier avait figuré la strophe.
Puis, subitement, tout se tut.
Ronsard s'avança vers un brûle-parfum et y jeta le contenu d'une cassolette qu'il venait de prendre sur l'autel. Aussitôt, une fumée blanche et légère s'éleva dans les airs, emplissant l'alcôve de la salle d'une odeur subtile de myrrhe ou de cinnamome.
Alors, il y eut une reprise en chœur sur une mélopée plus lente.
Puis, tout se tut de nouveau.
Ronsard s'inclina devant le buste grimaçant en élevant les mains au-dessus de sa tête, les paumes ouvertes tournées en l'air. Et il prononça cette invocation !
— Pans, agipans et faunes ! Satyres et dryades ! Oréades et napées ! Vous tous, gentils habitants des forêts, vous qui parmi les chèvrefeuilles, sous l'ombrage des hêtres et des chênes, ballez et sautez sur l'herbe ! Vous, sylvestres amis des arbres, qui vivez libres, fiers et moqueurs, loin des docteurs et confesseurs, loin des pédants maléficieux par qui l'existence est si amère, que ne puis-je me mêler à vos jeux innocents ! Ô dryades aimables, et vous faunes souriants, oh ! quand pourrai-je, moi aussi, me pencher sur le mystère des sources limpides, et, vautré parmi les parfums des forêts, écouter la feuille qui tombe, l'écureuil qui joue, et la musique infinie des grandes branches qu'agitent les vents ! Quand pourrai-je fuir les hommes des cités, la cour trompeuse, les prêtres haineux, les évêques qui de leurs crosses, rêvent d'assommer les innocents, les courtisans, pâles imposteurs, les rois qui sucent la moelle des peuples, les gens d'armes qui vont, arquebuse au poing et ténèbres au cœur, cherchant qui massacrer ! Ô Pan, ô Nature ! c'est à toi que vont les rêves du pauvre faiseur de vers ! c'est toi qu'adore mon esprit, ô Pan créateur, protagoniste des fécondations pérennes, amour, douceur, Vie, ô maternelle Vie qu'insultent les mortelles pensées des hommes ! Reçois les vœux des poètes, ô Pan ! Reçois nos esprits dans ton vaste sein ! Et puisqu'il nous est interdit d'aller vers toi, laisse ton âme pénétrer nos âmes ! Inspire-nous l'amour des espaces libres, des ombrages solitaires, des fontaines bruissantes, ô Pan, l'amour de l'amour, de l'amitié, de la nature, de la Vie ! Et reçois ici notre hommage modeste ! Que le sang de ce bouc te soit agréable et te rende propice à nos rêves ! Que coule donc en offrande expiatoire le sang de cet être qui t'est cher, plutôt que le sang des hommes en offrande aux mortelles pensées des prêtres ! Qu'il coule joyeusement comme le vin coulera dans nos coupes alors que nous boirons à ta gloire, à ta paisible gloire, ô Pan ! à ta beauté souveraine, ô Nature ! à ton éternelle puissance, ô Vie ! à votre séculaire jeunesse, ô napées et oréades, ô satyres et dryades !…
Alors, tandis que le chœur, sur un rythme plus large, reprenait son chant, tandis que Ronsard versait de nouveaux parfums sur les charbons ardents du trépied, Pontus de Thyard, qui était le colosse de Pléiade, s'avança, prit sur l'autel un long couteau à manche d'argent, saisit le bouc par les cornes et l'amena sur la pierre creusée d'une rigole.
L'instant d'après, un peu de sang coula dans la rigole.
— Évohé ! crièrent les poètes.
Le bouc n'avait pas été égorgé comme on pourrait le supposer. Pontus s'était contenté de lui faire une saignée au cou, de façon à accomplir le rite indiqué par Ronsard.
Rendu à la liberté, le bouc se secoua vivement et se remit à brouter ses herbes. En même temps, les poètes s'étaient débarrassés de leurs tuniques blanches, mais avaient gardé sur leur tête leurs couronnes de fleurs.
La porte de l'alcôve fut soudain refermée.
Et les poètes, attaquant le chant bachique qui avait servi d'entrée à cette étrange scène de paganisme, se mirent en file et disparurent dans la salle du festin, où aussitôt on entendit le choc des verres, le bruit des conversations et des éclats de rire.
— Voilà de bien grands fous, ou de dignes philosophes ! grommela le chevalier de Pardaillan.
Nos lecteurs n'ont pas oublié, en effet, que le chevalier s'était introduit dans le cabinet noir, prêt à s'engouffrer dans la trappe de la cave au moindre danger d'être découvert.
Après la disparition des poètes, les huit hommes masqués se levèrent.
— Sacrilège et profanation ! gronda l'un d'eux qui ôta son masque.
— L'évêque Sorbin de Sainte-Foi ! murmura Pardaillan, qui étouffa une exclamation de surprise.
— Et l'on m'oblige, moi, reprit Sorbin, à assister à de telles infamies ! Ah ! la foi s'en va. L'hérésie nous étouffe ! Il n'est que temps d'agir !… Et l'on a donné à ce Ronsard les bénéfices de Bellozane et de Croix-Val ! et le prieuré d'Évailles !…
— Que voulez-vous, monseigneur ! s'écria un autre qui retira également son masque. Dorat est des nôtres. Il nous couvre. Il surveille cette réunion. Où voulez-vous aller ? Chez vous ? Dans une heure, nous étions tous arrêtés. Partout, la prévôté fait bonne surveillance. Ici, nous sommes en sûreté parfaite !
Et, dans celui qui venait de parler ainsi, Pardaillan reconnut Cosseins, le capitaine des gardes du roi !
Il n'était pas au bout de ses surprises.
Car les six autres s'étant démasqués à leur tour, il reconnut avec stupéfaction le duc Henri de Guise et son oncle, le cardinal de Lorraine !
Quant aux quatre derniers, il ne les connaissait pas.
— Ne nous occupons pas, dit le cardinal de Lorraine, de la comédie de ces poètes. Plus tard, nous verrons à étouffer cette hérésie nouvelle… Plus tard, quand nous serons les maîtres. Cosseins, vous avez étudié les lieux ?
— Oui, monseigneur.
— Vous répondez que nous y sommes en sûreté ?
— Sur ma tête !
— Eh bien, messieurs, parlons de nos affaires, dit alors le duc de Guise d'un ton d'autorité. Calmez-vous, monsieur l'évêque, les temps sont proches. Lorsqu'il y aura sur le trône de France un roi digne de ce nom, vous prendrez votre revanche. Je vous ai juré que l'hérésie serait exterminée ; vous me verrez à l'œuvre.
Maintenant les conjurés écoutaient le jeune duc avec un respect exagéré qui eût paru étrange à qui n'eût pas connu le but de cette conspiration.
— Où en sommes-nous ? reprit Henri de Guise. Parlez le premier, mon oncle.
— Moi, dit le cardinal de Lorraine, j'ai fait les recherches nécessaires, et je puis maintenant prouver que les Capétiens ont été des usurpateurs, et que ceux qui leur ont succédé n'ont fait que perpétuer l'usurpation. Par Lother, duc de Lorraine, vous descendez de Charlemagne, Henri.
— Et vous, maréchal de Tavannes ? dit tranquillement Henri de Guise.
— J'ai six mille fantassins prêts à marcher, dit laconiquement le maréchal.
— Et vous, maréchal de Damville ?
Pardaillan tressaillit. Le maréchal de Damville ! celui qu'il avait tiré des mains des truands ! Celui qui lui avait donné Galaor !…
— J'ai quatre mille arquebusiers et trois mille gens d'armes à cheval, dit Henri de Montmorency. Mais je tiens à rappeler mes conditions.
— Voyez si je les oublie, fit Henri de Guise avec un sourire : votre frère François saisi, vous devenez le chef de la maison de Montmorency, et vous avez l'épée de connétable de votre père. Est-ce bien cela ?
Henri de Montmorency s'inclina.
Et Pardaillan vit luire dans ses yeux une rapide flamme d'ambition ou de haine.
— À vous, monsieur de Guitalens ! reprit le duc de Guise.
— Moi, en ma qualité de gouverneur de la Bastille, mon rôle m'est tout tracé. Qu'on m'amène le prisonnier en question, et je réponds qu'il ne sortira pas vivant.
Qui était le prisonnier en question ?…
— À vous, Cosseins ! dit Henri de Guise.
— Je réponds des gardes du Louvre. Les compagnies sont à moi. Au premier signal, je le saisis, je le mets dans une voiture et le conduis à M. de Guitalens !…
— À vous, monsieur Marcel.
— Moi, maître Le Charron m'a supplanté dans mon poste de prévôt des marchands. Mais j'ai le peuple avec moi. De la Bastille au Louvre, tous les quarteniers et dizainiers sont prêts à faire marcher leurs hommes quand je voudrai.
— À vous, monsieur l'évêque.
— Dès demain, dit Sorbin de Sainte-Foi, je commence la grande prédication contre Charles, protecteur des hérétiques. Dès demain, je lâche mes prédicateurs, et les chaires de toutes les églises de Paris se mettent à tonner.
Henri de Guise demeura une minute rêveur.
Peut-être, au moment de se jeter dans cette série de conspirations qui devaient aboutir à la sanglante tragédie de Blois, hésitait-il encore.
— Et le duc d'Anjou ? Qu'en ferons-nous ? demanda tout à coup Tavannes. Et le duc d'Alençon ?
— Les frères du roi ! murmura Guise en tressaillant.
— La famille est maudite ! répondit âprement Sorbin de Sainte-Foi. Frappons d'abord à la tête ; les membres tombent en pourriture !
— Messieurs, dit alors Henri de Guise, à chaque jour suffit sa tâche. Nous nous sommes vus. Nous savons maintenant sur quoi nous pouvons compter pour mener à bien notre grande œuvre. Bientôt nous allons sortir de la période préparatoire pour entrer dans la période d'action. Messieurs, vous pouvez compter sur moi…
Ils écoutaient tous et recueillaient avidement ses paroles.
— Comptez sur moi, reprit Guise, non seulement pour l'action, mais pour ce qui doit suivre l'action. Un pacte me lie à chacun de vous ; je le tiendrai religieusement. Je vous donne licence pour promettre à chacun de vos affidés ce qui lui conviendra le mieux selon son ambition et selon l'aide qu'il nous peut apporter : je tiendrai vos promesses. Les temps sont proches. Vous recevrez le mot d'ordre. D'ici là, que chacun reprenne ses occupations ordinaires. Maintenant, messieurs, séparons-nous. Moins nous serons ensemble, moins il sera possible de nous soupçonner.
Alors, tous, l'un après l'autre, vinrent baiser la main de Guise, hommage royal que le jeune duc accepta comme une chose vraiment naturelle.
Puis ils sortirent, en s'espaçant de quelques minutes.
Henri de Guise et le cardinal de Lorraine, les premiers, passèrent dans le cabinet noir.
Cosseins tira les verrous de la porte qui donnait dans l'allée.
À l'autre bout de l'allée, Lubin était toujours en sentinelle.
Puis ce furent Cosseins, Tavannes et l'évêque ensemble.
Puis l'ancien prévôt Marcel sortit avec le gouverneur de la Bastille, Guitalens.
Enfin, Henri de Montmorency, demeuré seul, s'éloigna à son tour.
Alors, la trappe de la cave se souleva, et la tête de Pardaillan apparut. Le chevalier était un peu pâle de ce qu'il venait de voir et d'entendre. C'était un formidable secret qu'il venait de surprendre, un de ces secrets qui tuent sans rémission. Et Pardaillan, qui n'eût pas tremblé devant dix truands, Pardaillan, qui avait tenu tête à un peuple déchaîné, Pardaillan, qui, avec un sourire, avait risqué de s'ensevelir sous l'écroulement d'une maison, Pardaillan frissonna de se sentir maître — ou l'esclave ! — d'un tel secret. Il plia les épaules comme un athlète qui reçoit tout à coup un coup trop rude. Et il envisagea l'effrayante solution.
Ou le duc de Guise apprendrait que la scène de la Devinière avait eu un témoin.
Et dès lors, ce témoin était un homme mort ! Pardaillan ne redoutait pas la mort vue face à face, une bonne lame au poing. Mais ce qu'il redoutait, c'était de vivre désormais en compagnie de cet hôte sinistre qui s'appelle l'Épouvante ! Chaque coin de rue allait lui être un guet-apens ! Chaque borne allait être une embuscade ! Le pain qu'il mangerait contiendrait l'un de ces poisons implacables que Catherine de Médicis avait rapportés d'Italie ! Plus de libre vagabondage ! Plus de franche lippée : la mort partout, la mort sournoise, lâche, et qui guette dans l'ombre !
Ou bien Guise et les conjurés ne sauraient rien…
Et alors, que faire ? Devait-il assister, spectateur impuissant, à la tragédie qui se préparait ? Non ! mille fois non ! Une haine lui venait contre ces conspirateurs… Pardaillan n'aimait pas le roi… Ou plutôt il l'ignorait… Charles IX lui était indifférent. Quel que fût le roi de France, il était son propre roi… Mais vraiment, ces gens lui apparaissaient bien vils ! Quoi ! Ce Cosseins, capitaine des gardes ! Ce Guitalens, gouverneur de la Bastille ! Ce Tavannes, maréchal ! Ce Montmorency, autre maréchal ! Tous, tous, ils devaient au roi leurs places, leurs emplois, leurs honneurs… Tous faisaient partie de sa cour, l'encensaient, l'adulaient ! Et par-derrière ils voulaient le frapper. Cela lui apparaissait comme une chose extrêmement laide, lui qui, d'instinct, avait le culte du beau geste !
Alors, quoi ?… Les dénoncer ?… Jamais, ah ! jamais cela, par exemple ! Il n'était pas l'homme de ces basses besognes.
Ces réflexions passèrent comme un éclair dans l'esprit du chevalier.
Il eut un mouvement des épaules comme pour se débarrasser d'un fardeau.
Et comme la contemplation n'était guère son fait, il se couvrit soigneusement le visage de son manteau et s'élança dans l'allée, juste au moment où Lubin se dirigeait vers lui pour refermer la porte laissée ouverte par Montmorency.
Lubin, à qui frère Thibaut avait fait la leçon, savait que huit personnages, huit poètes, devaient sortir par l'allée. Il avait compté, tout joyeux à l'idée d'aller tenir compagnie à frère Thibaut.
— Holà ! cria-t-il en apercevant ce neuvième personnage qui dérangeait son calcul, que faites-vous ici ?
Mais la stupéfaction de Lubin se changea instantanément en terreur.
Car il achevait à peine de parler qu'il reçut une violente bourrade, laquelle l'allongea de tout son long dans l'allée. Pardaillan sauta lestement par-dessus le gémissant Lubin, et aussitôt il se trouva dans la rue.
Livre I
XVII Le Tigre à l'affût
À cette heure-là, l'hôtellerie de la Devinière était fermée. Closes également les boutiques d'alentour. Les maisons dormaient, les paupières de leurs fenêtres bien fermées. La rue était une solitude enténébrée. Le silence était profond. Seulement, au loin, passait parfois le falot d'un bourgeois venant de rendre visite à quelque voisin.
Il faut bien se figurer une rue de ce temps, la nuit.
Les maisons mal alignées, débordant ou rentrant par des angles imprévus, les toits pointus, les tourelles et les girouettes qui crèvent le ciel obscur, l'alignement des enseignes qui, pareilles à des hallebardes de deux rangs ennemis, se hérissent d'un bord à l'autre, les bornes cavalières espacées comme des fantômes en faction, les façades à croisillons aux vitraux desquelles la lune dessine des contours gothiques, la chaussée défoncée par places, son ruisseau au milieu, encaissé de pavés disloqués, les flaques d'eau, le silence énorme, pareil au silence de la campagne, silence dont le Paris moderne ne peut à aucun degré, à aucune heure de la nuit, donner une idée ; de temps à autre, le bruit cadencé d'une patrouille d'arquebusiers, ou bien la clameur d'un passant attaqué par des tire-laine et, sur tout cela, sur toute cette ombre, l'ombre des églises innombrables, clochers de couvent, car le Paris d'aujourd'hui, avec ses trois millions d'habitants, n'en compte guère plus que le Paris d'alors qui avait moins de deux cent mille âmes — et sur ce silence, les heures graves, aigres, solennelles, criardes, impérieuses, grincheuses, lentes, rapides, qui tombent de ces clochers comme d'autant de voix de bronze qui s'envoient des salutations.
Il fallait être un brave et hardi cavalier pour s'aventurer seul dans les rues, qui, dès le couvre-feu, devenaient le vaste et inextricable domaine des truands, gueux, mauvais garçons, capons, argotiers et francs bourgeois. Un seigneur de ce temps ne sortait jamais qu'à cheval, car les chaussées étaient des cloaques de boue fétide ; la nuit, il ne sortait jamais qu'avec une escorte et des porte-flambeaux. Une dame ne pouvait aller autrement qu'en litière. La plupart des bourgeois avaient un cheval, une mule ou même un âne pour faire leurs courses. Seuls, les pauvres gens piétinaient le pavé du roi, ce qui est encore façon de parler, car très peu de rues étaient pavées.
Donc, il fallait être un solide compère, un truand ou un aventurier, pour se risquer la nuit seul, sans lumière, à pied, dans une rue de Paris, ou bien il y fallait quelque puissant motif.
Henri de Montmorency s'était engagé sans hésiter dans la rue Saint-Denis.
Sous son manteau, il tenait à la main une forte dague bien emmanchée.
Il marchait sans hâte, rasant les maisons à droite, dans la direction de la Seine.
Tout à coup, il s'arrêta net, s'enfonça dans un angle obscur, s'immobilisa contre une borne.
À vingt pas, se dirigeant vers lui, il venait de distinguer un groupe confus qui, l'instant d'après, se dégagea des ténèbres et lui apparut, composé de quatre personnes, à pied.
— Des truands ! songea le maréchal de Damville en assurant dans sa main le manche de sa dague.
Mais non. Ce ne pouvait être une bande de truands. Ces inconnus avaient cette démarche assurée qui indique des gens en parfaite amitié avec le guet et leur conscience. Ils causaient librement, et le maréchal entendait leurs éclats de rire étouffés.
Ils passèrent près de lui sans le voir.
— Messieurs, messieurs, disait à ce moment l'un d'eux, ne riez pas. Cette personne a un nom.
— La voix du duc d'Anjou ! murmura sourdement Henri de Montmorency.
— Et ce nom, mon prince ? reprenait un autre de la bande.
— Dans la rue Saint-Denis, on l'appelle Mme Jeanne, ou la Dame en noir.
— Nom à donner froid au dos !
— J'en conviens, messieurs. Mais qu'importe le nom de la mère si la fille est jolie. Et peut-on rien voir de plus ravissant que cette petite Loïse !… Ah ! messieurs, vous allez voir la merveille, et je veux…
Le reste se perdit dans un murmure étouffé.
Mais le maréchal n'écoutait plus.
Au nom de Jeanne, il avait violemment tressailli. Au nom de Loïse, il avait étouffé un rugissement, et, presque sans prendre de précautions, s'était jeté à la poursuite du duc d'Anjou et de son escorte.
— Jeanne ! Loïse !…
Ces deux noms avaient retenti en lui comme un coup de tonnerre. Qu'était cette Jeanne ? Qu'était cette Loïse ? Étaient-ce elles ?… Oh ! il voulait le savoir à tout prix ! Dût-il interroger le duc d'Anjou ! Oui ! dût-il provoquer le frère du roi !…
— Elles ! Oh ! si c'étaient elles ! Et pourquoi ne serait-ce pas elles ?
Un instant, Henri de Montmorency s'arrêta, suffoqué. Quoi ! seize ans écoulés ! Et ce nom jeté dans la nuit, ce nom qui pouvait ne pas la désigner, qui s'appliquait peut-être à une quelconque, ce nom déchaînait en lui la passion qu'il croyait éteinte.
« Jeanne ! Jeanne ! »
Était-ce donc possible qu'il la revît, qu'il lui parlât ! Était-ce possible que, vivante, elle lui apparût encore, alors qu'il la croyait morte, alors qu'il espérait avoir étouffé l'amour de jadis sous les cendres de ses ambitions !
Oui. Il aimait. Il aimait comme autrefois. Plus qu'autrefois peut-être…
La bande avait pris de l'avance.
En quelques bonds, il la rejoignit.
Et brusquement, une pensée terrible fulgura parmi les pensées tumultueuses qui assaillaient son esprit, comme un coup de foudre éclaire soudain un ciel chargé de nuées livides.
« Mais si c'est elle ! Si elle est à Paris ! Avec sa fille !… Si François l'apprend !… Si le hasard ou l'enfer les met en présence !… S'il connaît ma trahison !… Oh ! mon frère se dressant devant moi, comme jadis, là-bas dans la forêt de châtaigniers !… François me demandant compte de l'imposture !… Que dirai-je ?… Que ferai-je ?… »
Il essuya les grosses gouttes de sueur qui roulaient sur ses tempes.
Et un rire silencieux, un rire terrible résonna, condensa les vapeurs d'épouvante et de vengeance qui montaient à sa tête.
— Je n'attendrai donc pas qu'Henri de Guise soit roi de France pour devenir le chef de la maison de Montmorency ! Et puisque François est de trop, qu'il meure !…
À ce moment, il vit que la bande s'était arrêtée devant l'hôtellerie de la Devinière.
Montmorency — ou Damville, si on veut lui donner le nom sous lequel il était connu — se colla contre un mur, sous un auvent, et là, presque chancelant, la respiration rauque, il tâcha de voir, il tâcha d'entendre.
— Maurevert, la clef ! dit la voix du duc d'Anjou.
— La voici, monseigneur.
— Allons, messieurs !…
Les quatre s'avancèrent vers la porte de la maison qui faisait vis-à-vis à la Devinière…
— Oh ! gronda Henri de Damville, par l'enfer, il faut que je sache !
Il eut un mouvement pour s'élancer.
Mais il s'arrêta court, se renfonça sous son auvent…
Devant la porte, un homme venait de se dresser soudain. Et cet homme disait sans raillerie, sans colère :
— Par Pilate et Barabbas, messieurs ! Vous me forcez à désobéir aux ordres de monsieur mon père ! Que cette faute retombe sur vous seuls !
— Quel est ce maître fou ? dit le duc d'Anjou en reculant de trois pas.
— Eh ! pardieu, Maugiron, c'est notre homme de tantôt !
— C'est lui-même, ou Dieu me damne ! s'écria Maugiron. Ah ça ! mon digne propriétaire, vous montez donc la garde, devant votre maison.
— Comme vous voyez, mon digne mignon, répondit Pardaillan. Le jour, la nuit, je suis toujours là ! Le jour, de peur des impertinents qui rient.
— Et la nuit ? demanda Quélus.
— La nuit, de peur des détrousseurs de logis.
— Ça ! éclata le duc d'Anjou, finissons-en, monsieur le drôle ; ôtez-vous de là !
— Ah ! messieurs, fit Pardaillan d'une voix très calme, en s'adressant à Quélus et à Maugiron, recommandez donc à votre laquais de se tenir tranquille, ou il va se faire étriller, comme vous-mêmes, demain matin, sur le petit Pré-aux-Clercs, vous allez vous faire estafiler ?
— Misérable ! rugirent les gentilshommes. Ce n'est pas demain matin, c'est tout de suite que tu vas mourir.
Pardaillan tira son épée.
Maurevert, sans dire un mot, s'était précipité.
Mais il recula avec un hurlement de douleur et de rage.
Le chevalier, disons-nous, avait tiré son épée, de ce grand geste ample et rapide qui faisait siffler Giboulée dans sa main. La lame décrivit un demi-cercle flamboyant, s'abattit à revers comme une cravache d'acier, et cingla la joue de Maurevert. Une longue éraflure sanguinolente décrivit sa trace rouge sur cette joue, et Pardaillan, du même coup, tombant en garde, se prit à dire posément :
— Puisque vous voulez que ce soit tout de suite, je le veux bien, moi ! Mais, par Pilate ! que dirait monsieur mon père, s'il me voyait ici ? Sûrement, il me blâmerait ! Ah ! monsieur, je suis au désespoir de lui désobéir en vous portant ce coup de pointe !
Cette fois, ce fut Maugiron qui hurla et recula, le bras droit inerte laissant tomber son épée.
Quélus, à son tour, s'élança.
— Halte ! fit la voix impérieuse du duc d'Anjou. Arrête, Quélus !
Le duc écarta vivement Quélus et s'avança, désarmé, jusqu'à Pardaillan, qui, baissant son épée, en appuya la pointe sur le bout de sa botte.
— Monsieur, dit le duc d'Anjou, je vous tiens pour un brave gentilhomme.
Pardaillan salua jusqu'à terre, mais son œil ne perdit pas de vue un instant ses adversaires massés derrière lui.
— Vous avez dit tout à l'heure des choses que vous regretteriez amèrement si vous saviez à qui vous parlez.
— Monsieur, dit Pardaillan, votre politesse me les fait déjà regretter. Quelque basse et indigne que soit la conduite d'un gentilhomme, c'est aller un peu loin que de le traiter de laquais. Je m'excuse, et vous m'en voyez tout marri.
La phrase était si équivoque, si ambiguë, que le duc pâlit de honte. Mais il était résolu à passer outre et à feindre de tenir pour valable une excuse qui n'était qu'un nouvel affront.
— J'accepte vos excuses, dit-il en nasillant, ce qui lui arrivait quand il voulait se donner plus de majesté qu'il n'en avait en réalité. Et maintenant que nous nous sommes expliqués loyalement, je dois vous dire que j'ai affaire dans cette maison.
— Ah ! ah ! Que ne le disiez-vous tout de suite !… Affaire ! Diable ! Vous avez affaire ici ?
— Affaire d'amour, monsieur !
— Je ne m'en doutais pas, vraiment !
— Vous allez donc nous laisser le passage libre ?
— Non ! fit tranquillement Pardaillan.
— Ah ! prenez garde, monsieur ! On dit que la patience du roi est courte. Celle de son frère est encore plus courte !
En parlant ainsi, le duc d'Anjou cherchait à redresser sa taille. Car il était assez petit et atteignait à peine à l'épaule de Pardaillan. Le chevalier feignit de n'avoir pas compris qu'Henri d'Anjou venait, en somme, de se nommer. Et, avec cet air d'ingénuité qu'il prenait dans les circonstances graves, il répondit :
— Monsieur, au nom de cette amitié toute neuve dont vous avez bien voulu m'honorer, je vous supplie de ne pas insister : vous me désobligeriez cruellement…
La position devenait ridicule, c'est-à-dire terrible pour le duc d'Anjou.
Il pâlit de fureur et, dans un tressaillement de rage, il leva la main.
Au même instant, il sentit sur sa gorge la pointe de l'épée de Pardaillan. Les trois gentilshommes jetèrent un cri et, saisissant le duc, le ramenèrent violemment en arrière.
— Chargeons ! dit Quélus.
— Non pas ! répondit le duc qui frémissait de honte. Remettons la partie, messieurs. Maugiron est hors de combat, Maurevert n'y voit plus. Quant à moi, je ne puis décemment pas me commettre avec ce truand ! Rengaine, Quélus ! Rengaine, mon ami, nous reviendrons en nombre.
Et, s'adressant à Pardaillan qui, l'épée en garde, appuyé de la main gauche à la porte, attendait, immobile, silencieux :
— Au revoir, monsieur. Vous aurez de mes nouvelles…
— Je souhaite qu'elles soient bonnes, monsieur ! répondit le chevalier.
L'instant d'après, la bande avait disparu.
Pendant plus d'une heure, Pardaillan demeura à la même place, l'oreille au guet, l'épée au poing.
Il attendait un retour offensif.
Mais la rue demeura dès lors déserte et silencieuse.
Le chevalier, certain qu'il n'y aurait plus de nouvelle attaque, du moins pour cette nuit, cogna du poing à la porte basse de la Devinière, se fit ouvrir, et monta paisiblement à sa chambre.
Alors, sous prétexte de se rassurer encore, il ouvrit sa fenêtre et plongea sur la chaussée un regard perçant. Mais, de cette hauteur, il ne voyait plus rien, ou s'il voyait quelque chose, ce n'était que la petite fenêtre d'en face vers laquelle ses yeux se trouvèrent invinciblement ramenés.
La fenêtre était d'ailleurs obscure. Loïse et sa mère dormaient — si on peut appeler sommeil cette sorte de fiévreux assoupissement mêlé de rêves qui, depuis des années, était l'unique repos de Jeanne de Piennes. Quant à Loïse, elle dormait de tout son cœur, étant encore à cet âge heureux et si vite écoulé où les ennuis de la vie se dissipent comme une vision dès que se ferment les yeux.
Nous devons dire que Pardaillan demeura tout d'abord atterré de ce qu'il venait de faire. Il avait parfaitement reconnu le duc d'Anjou. Et maintenant que le feu de l'action était tombé, il comprenait l'énormité de son acte.
Le frère du roi, héritier de la couronne, était en effet une figure populaire à Paris.
Pendant les grandes guerres qui venaient d'être faites contre les huguenots, il s'était couvert de gloire. Il avait été placé à l'âge de seize ans à la tête des armées royales. Il avait gagné les batailles de Jarnac et de Moncontour, il avait battu Coligny, il avait tué de sa main on ne savait combien d'hérétiques. Il en tuerait plus encore, c'était sûr ! Enfin, il était l'espoir du peuple et de la religion. Il se trouvait bien quelques mauvaises langues pour dire que le maréchal de Tavannes avait conduit ces expéditions de fait, tandis que le duc d'Anjou ne les avait conduites que de nom. Ces mêmes mécréants — il s'en trouve à toute époque pour dénigrer la gloire — prétendaient que le frère de Charles IX n'était bon qu'à faire des tapisseries et à jouer au bilboquet, ses deux occupations favorites, qu'il s'entendait principalement aux questions de toilette, et qu'en fait d'armée il n'avait jamais su commander que l'armée des mignons, lesquels, fardés, parfumés, vêtus avec une indécente magnificence l'escortaient partout. Mais ce n'étaient là que des propos jaloux. En réalité, le peuple de Paris, qui est grand connaisseur et jamais ne se trompe, avait fort acclamé le duc d'Anjou pendant les deux ou trois entrées triomphales qu'il avait faites en mirifique costume de satin, monté sur un cheval blanc qui caracolait et faisait des courbettes. Après tout, le cheval blanc et ses courbettes eussent suffi au besoin pour légitimer l'enthousiasme populaire qui avait fort déplu à Charles IX.
Quoi qu'il en soit, le duc d'Anjou était populaire.
Pardaillan, badaud comme tout bon Parisien, n'avait eu garde de manquer à ces entrées triomphales que nous venons de signaler, et le visage du duc d'Anjou lui était familier.
Donc, malgré la nuit, il l'avait reconnu. Et, comme nous l'avons dit, il en était atterré.
« L'algarade est fort sotte, songeait-il. Que la peste m'étouffe de m'être attaqué à pareil adversaire ! S'il me découvre, je suis perdu. Quelle mouche stupide et venimeuse m'a donc piqué ? Quel besoin avais-je d'aller me jeter dans les jambes de ces dignes gentilshommes ? Ah çà ! mais je n'ai donc au cœur aucun sentiment honnête et respectable ? Quoi ! pas le moindre respect pour les princes ! Puisse ma carcasse être dévorée par les chiens de Montfaucon ! Quoi ! pas la moindre vénération pour le frère de Sa Majesté ? Que la malédiction du ciel me torde le cou ! À défaut de ces sentiments si justes, si naturels au cœur de tout bon sujet, ne pouvais-je, en fils soumis, suivre les précieux avis de monsieur mon père !… Non ! il a fallu que j'allasse faire le bellâtre, et exécuter des ronds de jambe ! Il a fallu — que la quartaine me tue de mâle mort si je sais pourquoi —, il a fallu, dis-je, que je me misse en travers de la volonté du prince ! Et pourquoi ? Oui, pourquoi ? Qui me prouve que ce haut personnage en voulait à elle ? Ne pouvait-il avoir affaire dans cette maison ? Il y a peut-être un marchand de bilboquets là-dedans ?… »
Mais aussitôt, par un revirement bien naturel chez lui, Pardaillan, après s'être libéralement gratifié d'injures variées, songea que ce n'était guère l'heure pour aller acheter des bilboquets, et que, sûrement, les gentilshommes avaient de mauvais desseins.
Cependant, il persista à trouver incongrue son intervention. Il constata avec amertume qu'une sorte de fatalité le poussait à se mêler de ce qui ne le regardait pas, et que, fils dénaturé, rebelle aux vœux sacrés de son père, il prenait justement le contrepied de ses sages conseils, que, pourtant il se jurait chaque matin d'observer religieusement.
Le chevalier de Pardaillan était loin d'être un sot. Et il n'était naïf que lorsqu'il lui convenait de l'être.
Il appartenait à une époque toute de violence, de fièvre, de sang, où d'effroyables passions soulevaient les masses populaires comme enivrées par un subtil poison, où la vie humaine comptait pour peu de chose, où la morale, dans le sens que nous accordons à ce mot, était inconnue, où chacun attaquait et se défendait comme il pouvait…
Il n'y avait donc chez lui, comme on pourrait l'imaginer, aucune comédie sentimentale jouée vis-à-vis de lui-même. C'était avec sincérité qu'il tenait pour excellents les avis de son père, et avec non moins de sincérité qu'il se jurait de les suivre, et qu'il s'invectivait quand il avait généreusement désobéi.
Cette générosité d'âme qui le faisait supérieur à ses contemporains, il ne la sentait pas.
Il attribuait plutôt ses interventions héroïques à une sorte de manie qu'il aurait eue de tirer l'épée, par plaisir.
Ce petit bout de psychologie était nécessaire pour camper ce personnage dans sa véritable attitude.
Quant à sa dernière algarade, il dut convenir qu'aucune probabilité ne l'excusait. Il ne pouvait admettre que le duc d'Anjou, le plus grand personnage du royaume immédiatement après le roi, eût distingué une pauvre petite ouvrière obscure et sans nom.
Finalement, il eut ce haussement d'épaules qui lui était familier et qui signifiait :
— Allons ! le vin est tiré, il faudra bien le boire ! Et au surplus, nous verrons bien !
En attendant, il se promit d'être prudent et de ne pas se rendre le lendemain au Pré-aux-Clercs où il avait rendez-vous avec Quélus et Maugiron.
« J'ai servi de mon mieux l'un de ces gentilshommes, songea-t-il. Quant à l'autre, je chercherai une occasion de lui rendre raison. Mais quant à aller au Pré-aux-Clercs, ce serait me jeter dans les bras des sbires que le duc d'Anjou ne manquera pas d'aposter et qui me conduiraient tout droit à la Bastille. »
Content d'avoir ainsi arrangé les choses, il se coucha en rêvant à Loïse.
En bas, dans la rue, le maréchal de Damville avait assisté à toute la scène sans reconnaître Pardaillan, qu'il avait à peine entrevu dans cette nuit sombre, il y avait plusieurs mois de cela, et dont il ignorait le nom comme la figure.
Sans bouger de la place où il s'était immobilisé, il avait vu l'intervention soudaine du jeune homme, le départ du duc d'Anjou et de ses acolytes, et enfin la rentrée de Pardaillan à l'auberge de la Devinière.
Lorsqu'il fut certain que la rue serait désormais paisible, il quitta son poste d'observation et, longeant les boutiques fermées, vint se placer devant la maison dans laquelle le duc d'Anjou avait voulu pénétrer.
Alors la question se posa de nouveau en lui :
« Quelle est cette Jeanne ? Quelle est cette Loïse ?… Elles ! c'est certain ! Coïncidence pour un nom, passe ! Mais coïncidence pour les deux noms ! Est-ce possible ? Non, non ! ce sont elles !… C'est elle qui est là !… Oh ! il faut que je le sache, que je m'en assure !… Je reviendrai au jour… Oui, mais si, d'ici là, elle disparaît ?… Non, il faut que je demeure ici jusqu'à ce que je sache !… »
Ses yeux levés interrogeaient, fouillaient, scrutaient fiévreusement le visage muet de la maison.
Des pensées tumultueuses se déchaînaient en lui.
Cette âme violente, cet esprit sombre eurent cette nuit-là leur veillée du crime.
Pensée d'amour, sursaut de la passion mal éteinte par le temps, projets de haine contre son frère, tous ces éléments se heurtaient, comme se heurtent les nuées d'orage accourues de tous les coins de l'horizon, et de leur choc formidable sortait le coup de tonnerre, jaillissait l'éclair livide d'une pensée de crime.
La nuit s'écoula.
Le jour se leva.
Peu à peu, les boutiques s'ouvrirent ; la rue s'anima ; les marchands ambulants passèrent et virent avec étonnement cet homme pâle qui tenait ses yeux fixés sur la maison… mais nul n'osa l'interroger, car dès que quelqu'un faisait mine de s'arrêter devant lui, l'inconnu lui dardait un tel regard, si dur, si impérieux, que le quelqu'un s'éloignait en toute hâte.
Henri de Montmorency ne bougeait pas.
Parfois un frisson l'agitait.
Tout à coup, là-haut, une fenêtre s'ouvrit, une tête de femme se montra l'espace d'une seconde ; mais cette seconde avait suffi, Henri de Montmorency étouffa un cri…c'était Jeanne de Piennes !…
Livre I
XVIII Catherine de Médicis
Il était neuf heures du soir. Dans la maison du Pont de bois où nous avons déjà introduit nos lecteurs, Catherine de Médicis et l'astrologue Ruggieri attendaient le chevalier de Pardaillan auquel, on s'en souvient, le Florentin avait donné rendez-vous.
La reine écrivait à une table, tandis que l'astrologue se promenait à pas lents, venant de temps à autre jeter un coup d'œil sur ce que Catherine écrivait, sans chercher d'ailleurs à cacher cette indiscrétion, mais comme un homme qui a le droit d'être indiscret— ou qui le prend.
Un monceau de lettres déjà cachetées étaient entassées dans une corbeille.
Et Catherine écrivait toujours. À peine une lettre finie, elle en commençait une autre.
La prodigieuse activité de cette reine se dépensait ainsi. Son esprit n'avait pas une minute de tranquillité. Avec une souplesse vraiment étonnante, elle passait d'un sujet à un autre presque sans réflexion préalable.
C'est ainsi qu'après une lettre de huit pages serrées où elle exposait à sa fille, la reine d'Espagne, la situation des partis religieux en France et où elle lui demandait de décider le roi d'Espagne à intervenir, elle écrivait à Philibert Delorme, son architecte, pour lui donner des indications d'une lucidité et d'une précision extraordinaires sur le palais des Tuileries ; puis elle écrivait à Coligny en termes caressants pour l'assurer que la paix de Saint-Germain serait durable ; puis elle achevait un billet à maître Jean Dorat ; elle écrivait ensuite au pape, puis au maître de cérémonies pour lui dire d'organiser une fête. De temps à autre, et sans s'interrompre, elle jetait un mot bref.
— Ce jeune homme viendra-t-il ?
— Certainement. Pauvre, sans appui, il ne voudra pas manquer l'occasion de faire fortune.
— C'est une rude épée, René.
— Oui, mais que voulez-vous faire de ce spadassin ?
Catherine de Médicis posa la plume, jeta un profond regard sur l'astrologue et dit :
— J'ai besoin d'hommes, René. De grandes choses sont en l'air. Il me faut des hommes… et surtout j'ai besoin d'un bon spadassin, comme tu dis.
— Nous avons Maurevert.
— C'est vrai ; mais Maurevert m'inquiète. Il en sait trop long maintenant. Et puis Maurevert a été touché à son dernier duel. Son bras a tremblé. Vienne une circonstance tragique, vienne une de ces secondes terribles où le sort d'un empire repose sur une épée… que cette épée tremble un millième de seconde… que le coup s'égare… et l'empire s'écroule peut-être… René, le bras de ce jeune homme ne tremble pas !
— Il sera à nous, rassurez-vous, Catherine.
La reine cacheta les dernières lettres qu'elle venait d'écrire et dit :
— À propos, René, l'hôtel que je t'ai fait construire est terminé. On m'en a remis les clefs ce matin.
— J'ai vu, ma reine, j'ai vu. J'en ai fait le tour par la rue du Four, la rue des Deux-Écus et la rue de Grenelle. C'est tout l'emplacement de l'hôtel de Soissons. Vous faites magnifiquement les choses.
— Que dis-tu de la tour que je t'ai fait élever ? fit Catherine en souriant.
— Je dis que jamais Paris n'aura vu une telle merveille de hardiesse élégante. C'est un rêve, pour un homme comme moi, que de pouvoir me rapprocher des étoiles, de dominer les flots de toits et la mer de lire de plus près ce grand livre que le Destin a tracé au-dessus de nos têtes, d'entrer pour ainsi dire de plain-pied dans les douze maisons célestes, et de n'avoir qu'à étendre la main pour toucher le zodiaque !…
Mais déjà l'esprit de Catherine suivait une autre piste.
— Oui, reprit-elle lentement, ce jeune homme me sera utile. As-tu essayé, René, d'établir sa destinée par la sublime connaissance que tu as des astres ?
— Divers éléments me manquent encore ; mais j'y arriverai. Au surplus, ma reine, pourquoi vous inquiéter à ce point de ce hère ? N'avez-vous pas vos gentilshommes, vos créatures, vos femmes ?
— Oui, René, j'ai mes cent cinquante demoiselles, et par elles, je sais ce que cent cinquante ennemis peuvent confier à l'oreille d'une maîtresse : oui, j'ai mes créatures jusque chez Guise, jusqu'en Béarn ; et par ces créatures je connais les plans de ceux qui veulent ma mort, et au lieu d'être tuée, c'est moi qui tue ; oui, j'ai mes gentilshommes et, par eux, je tiens le Louvre et Paris. Mais je me défie, René !…
Elle reposa dans sa main sa tête pâle, si pâle qu'on l'eût dite exsangue, comme une tête de vampire.
Son regard se perdit dans le vague.
Elle sembla évoquer des choses passées, comme un spectre évoque des choses mortes.
— René, dit-elle d'une voix glacée, j'avais quatorze ans lorsque je vins en France. J'en ai cinquante. Combien cela fait-il ?
— Cela fait trente-six ans, Majesté ! fit Ruggieri étonné.
— C'est donc trente-six années de souffrances et de tortures, trente-six années d'humiliations, de rage d'autant plus terrible que je devais la déguiser sous des sourires, trente-six années où j'ai été tour à tour méprisée, bafouée, réduite à l'état de servante, et enfin haïe… mais d'être haïe, ce n'est rien !… Cela a commencé le soir de mon mariage, René…
— Catherine ! Catherine ! à quoi bon de tels souvenirs ? dit Ruggieri en fronçant le sourcil.
— C'est que les souvenirs ravivent la haine ! dit sourdement Catherine de Médicis. Oui, la longue humiliation commença le soir de mon mariage, et dussé-je vivre cent ans encore, je n'oublierai jamais cette minute où le fils de François Ier, m'ayant conduite à notre appartement, s'inclina devant moi et sortit sans me dire un mot… La nuit suivante et les autres, il en fut de même… Lorsque mon époux devint roi de France, la reine, la vraie reine, ce ne fut pas moi… ce fut Diane de Poitiers. Les années s'écoulèrent pour moi dans la solitude : un jour, j'appris qu'Henri de France me voulait répudier. Tremblante, la rage au cœur, j'interrogeai mon confesseur sur les motifs que pouvait faire valoir mon royal époux… Sais-tu ce qu'il me répondit ?
Ruggieri secoua la tête.
Catherine de Médicis, livide comme un cadavre, reprit :
— Madame, dit le confesseur, le roi prétend que vous sentez la mort !
Ruggieri tressaillit et pâlit.
— Je sentais la mort ! poursuivit Catherine de Médicis en reprenant place dans son fauteuil. Comprends-tu ? J'étais mortelle à tout ce que je touchais… Et, chose affreuse, René, il semble qu'Henri II ait eu raison de parler ainsi… Lorsque, poussé par ses conseillers, par Diane de Poitiers elle-même, dont la générosité fut pour moi la dernière lie du fiel, le roi se résolut à me garder, lorsque, sur les instances des prêtres, il consentit à faire de moi sa véritable épouse, lorsque enfin j'eus des enfants, ah ! René… que furent ces enfants ? François est mort à vingt ans, après un an de règne, d'une effroyable maladie des oreilles dont la source est restée inconnue. Seulement, Ambroise Paré me dit qu'il était mort de pourriture.
Catherine s'arrêta un instant, les lèvres serrées, le front barré d'un pli.
— Regarde Charles ! reprit-elle d'une voix plus sourde. Des crises terribles l'abattent, et par moments, je me demande s'il ne va pas finir dans la folie, dans la pourriture de l'intelligence, comme François a fini dans la pourriture du corps. Regarde le duc d'Alençon, mon dernier-né ! avec son visage ravagé, ne semble-t-il pas marqué, lui aussi, d'un signe fatal ? Vois enfin le duc d'Anjou ! (Et ici la voix âpre de la reine prit une expression de tendresse qui surprenait.) Il paraît vigoureux, n'est-ce pas ? Eh bien, moi qui le connais, qui le soigne, je vois seule les signes de débilité chez cet enfant incapable de lier deux idées…
Et, avec une sorte de rage contenue :
— François est mort. Charles est condamné. Henri, avant peu, sans doute, va monter sur le trône et poser sur sa faible tête une couronne dont le poids l'écrasera. Tu vois bien qu'il faut que je sois forte, moi, pour supporter le poids de cette Couronne, et régner sur la France, tandis qu'Henri s'amusera !
Elle se leva encore, fit quelques pas dans la pièce, puis, revenant à Ruggieri :
— Régner, dit-elle, régner enfin ! Ne plus être à la merci de ces Guise, de ces Coligny, de ces Montmorency qui se disputent le pouvoir ! René, songe qu'un jour Guise a eu l'audace d'emporter chez lui les clefs de la maison du roi ! Songe que j'ai été presque prisonnière à la cour, moi ! Songe que le Coligny maudit travaille à remplacer les Valois par des Bourbons ! Songe à tant d'ennemis qui m'ont abreuvée d'outrages quand j'étais faible et seule, et songe que, des dents et des griffes, je défendrai le bien de mon enfant…
— Lequel ? demanda froidement Ruggieri.
— Henri, le futur roi de France ! Henri, qui seul m'aime et me comprend ! Henri d'Anjou, que Charles jalouse, pauvre enfant ! Henri à qui on vient de refuser l'épée de connétable ! Henri, mon fils, enfin !… Oh ! je comprends ce que tu veux dire ! Charles est mon fils, lui aussi, n'est-ce pas ? François d'Alençon est aussi mon fils ? Que veux-tu, une mère ne se sent vraiment mère que pour l'enfant qui est vraiment son enfant, selon son cœur et son esprit !…
Ruggieri secoua encore la tête, et à demi-voix, comme s'il eût craint d'être entendu, bien qu'il n'y eût personne dans la maison :
— Et l'autre, madame… vous n'en parlez jamais…
Catherine tressaillit. Ses yeux se dilatèrent et plantèrent un regard aigu dans les yeux de l'astrologue.
— Quel autre ? demanda-t-elle avec une glaciale froideur, que veux-tu dire ?
Sous ce regard, sous cette parole, qui semblaient la parole et le regard d'un spectre, Ruggieri courba la tête. Vraiment, à cette minute, Catherine de Médicis, selon l'effroyable expression qu'elle avait employée, sentait la mort.
— Je crois, ajouta-t-elle, que tu n'es pas dans ton bon sens. Prends bien garde que jamais une question de ce genre ne t'échappe encore.
— Pourtant, il faut que je parle !
Ruggieri, en laissant tomber ces mots, avait gardé la tête baissée.
Et ce fut dans cette attitude qu'il continua :
— Oh ! soyez sans crainte, madame, nul ne nous entendra ; j'ai pris mes précautions ; nous sommes seuls, et si je me décide à vous dire des choses que, dans mes nuits sans sommeil, j'étais épouvanté de me dire à moi-même dans le lourd silence de ma conscience, c'est que des heures graves et solennelles vont peut-être sonner au cadran de l'éternelle justice… Si j'ose parler, ma reine, c'est que j'ai interrogé les astres, et que les astres m'ont répondu !
Catherine frissonna.
L'épouvante glaça ce cœur si ferme.
Catherine de Médicis, qui ne tremblait pas devant le crime, tremblait devant la menace des astres.
Sûr désormais d'être écouté, Ruggieri continua en relevant la tête :
— Ainsi, madame, vous pouvez dormir tranquille, vous ! Ainsi, Catherine, vous n'y songez jamais à l'autre ! Moi, j'y songe. Moi, depuis longtemps, je ne dors plus que d'un sommeil fiévreux. Et chaque fois que je m'endors, Catherine, le même rêve sinistre se dresse dans ma conscience, les mêmes fantômes viennent s'asseoir au chevet de mon lit. Je vois un homme qui sort d'un palais, par une nuit obscure, tandis que la femme, l'amante, l'accouchée enfin lui fait un dernier geste implacable… cet homme a pleuré, supplié en vain… l'amante a prononcé une irrévocable condamnation… l'homme sort donc du palais… sous son manteau, il emporte on ne sait quoi… quelque chose qui vit pourtant, car cela vagit, cela se plaint, cela crie grâce… et l'homme est impitoyable, car l'homme, lâche une fois dans sa vie, a peur de la femme !… Il va… il dépose le nouveau-né sur les marches d'une église… et puis il se sauve !
Catherine, les traits durs, les traits durs, le visage fermé, immobile et glaciale, murmura sourdement :
— Tu oublies une chose, René ! Tu oublies le meilleur ! Puisque nous sommes en train d'évoquer ce spectre, évoque-le tout entier !…
— Non, je n'oublie pas ! Non, Catherine ! Heureux si j'avais pu oublier !… Avant d'emporter le nouveau-né pour l'abandonner, j'avais laissé tomber sur ses lèvres une goutte… une seule !… d'une liqueur blanche… c'est cela que vous voulez dire, n'est-ce pas ?…
— Sans doute ! Puisque, grâce à ce poison, l'enfant ne pouvait pas vivre plus de deux mois. Tu fus brave, René, tu fus stoïque… et je ne pus me repentir de t'avoir aimé, puisque tu jetais au néant la preuve de l'adultère de la reine… Mais à quoi bon, encore une fois, éveiller de tels souvenirs ? C'est vrai, je t'ai aimé ! Tu vins à une heure où le roi, mon mari, me forçait à saluer sa maîtresse, où les gentilshommes de la cour me tournaient le dos, où l'on haussait les épaules quand je parlais, où les domestiques eux-mêmes attendaient pour me servir que Diane de Poitiers eût confirmé mes ordres. Seule, méprisée, humiliée, dévorée de rage et de désespoir, je vis un jour dans tes yeux un éclair de pitié… Nous allâmes l'un vers l'autre… Nous passions des journées à causer de Florence et des nuits à parler des astres. Tu m'enseignas ton art sublime. Tu fis plus : tu me révélas les secrets des Borgia. Grâce à toi, René, je connus l'acqua tofana, Grâce à toi, j'appris la science qui fait de l'homme l'égal de Dieu puisqu'elle lui donne droit de vie et de mort. J'appris à enfermer la mort dans un chaton de bague, dans le parfum d'une fleur, dans le feuillet d'un livre, dans le baiser d'une maîtresse. Et dès lors, je devins plus redoutable que les Borgia mêmes, puisque à la puissance de César, je joignais la force d'âme d'Alexandre et le sourire mortel de Lucrèce ! C'est de là que date ma fortune, René… C'est à toi que je la devais. Tu en reçus la récompense qui te convenait… Tu partageas la couche d'une reine !…
Cette sorte d'effroyable confession, empreinte d'une sombre rêverie, Catherine de Médicis la fit à voix basse, plutôt comme si elle se fût parlé à elle-même.
— Et maintenant, ajouta-t-elle, maintenant que je suis devenue la reine, maintenant que l'un après l'autre, j'ai touché du doigt mes ennemis, maintenant que sur les ruines entassées je vais échafauder une souveraine puissance qui étonnera le monde, tu viens me parler du passé… René, hier est mort. C'est demain qui compte ! L'enfant ? Pourquoi arrêterais-je ma pensée sur cet être disparu ? L'enfant, sans doute, a été ramassé par quelque femme qui l'a emporté. Et puis, comme tu lui avais versé le germe de la mort, sans doute, au bout de deux mois, il est rentré dans le néant dont il n'aurait pas dû sortir…
Ruggieri saisit la main de Catherine et la serra fortement :
— Et si je m'étais trompé ? dit-il sourdement.
Catherine demeura saisie, muette, la bouche entrouverte comme pour jeter un cri qui s'étrangla dans sa gorge.
— Si la dose avait été insuffisante ! Ou si le miracle s'était accompli, reprit René. Si l'enfant vivait !…
— Malédiction ! gronda la reine.
— Écoutez, Catherine, écoutez ! Que de fois, depuis cette nuit terrible, j'ai interrogé les astres ! Et les astres m'ont toujours répondu qu'il vivait !… En vain espérais-je me tromper ! En vain recommençais-je mes calculs de déclinaison et de conjonction ! Même réponse implacable m'était donnée… il vivait !…
— Malédiction ! répéta la reine d'un ton tel que Ruggieri sentit une sueur froide perler à son front.
— Je ne vous en parlais pas, reprit l'astrologue, je gardais pour moi terreur, douleur et remords. Mais maintenant, le silence, ma reine, serait un crime… un crime envers vous qui êtes restée l'idole de ma vie !…
Cependant, Catherine de Médicis, avec cette force de caractère qui la rendait peut-être plus redoutable que ses poisons, avait imposé le calme à son esprit. Placée soudain en face d'un événement qui pouvait être une terrible menace, elle résolut de l'envisager froidement. Elle contint les sursauts non pas de son cœur, qui était pétrifié, mais de son imagination qu'elle dirigeait avec une robuste fermeté.
— Soit, dit-elle, admettons que l'enfant vive. Qu'est-ce que cela peut me faire ? Il vit, mais il ne saura jamais qui il est ! Il vit, mais c'est dans quelque quartier ignoré, fils sans nom, enfant trouvé, pauvre selon toute vraisemblance. Il vit, mais nous ignorerons toujours où il est, comme toujours il ignorera le nom de sa mère !
— Catherine, dit Ruggieri, apprêtez toute votre force d'âme : l'enfant est à Paris, et je l'ai vu !
— Tu l'as vu ! rugit la reine. Tu l'as vu ! Où donc ?
— À Paris, vous dis-je !
— Quand ? Quand ? Mais parle donc !
— Hier. !… Et avant toute chose, apprenez le nom de la femme qui l'a recueilli, sauvé, élevé…
— C'est ?
— Jeanne d'Albret !…
— Fatalité !…
Catherine de Médicis s'était redressée et avait reculé, comme si un abîme se fût soudain ouvert sous ses yeux.
La foudre tombée à ses pieds ne l'eût pas frappée d'une stupeur plus accablante.
— Fatalité ! reprit-elle, secouée d'un frisson convulsif… Mon fils vivant !… La preuve de l'adultère aux mains de mon implacable ennemie !…
— Elle ignore, sans aucun doute ! balbutia Ruggieri.
— Tais-toi ! Tais-toi ! gronda-t-elle. Puisque c'est Jeanne d'Albret qui a élevé l'enfant, c'est qu'elle sait !… Comment ? Je l'ignore ! Mais elle sait, te dis-je ! Oh ! tu vois qu'il faut qu'elle meure ! Tu vois que ma double vue ne me trompait pas en me montrant en elle l'obstacle auquel je dois me heurter ! Ah ! Jeanne d'Albret ! Il ne s'agit plus maintenant de toi à moi d'une d'ambition ! Il ne s'agit plus de savoir si c'est ta race ou la mienne qui régnera… De toi à moi, c'est une question de vie ou de mort !… Et c'est toi qui mourras !…
Après ces paroles qui lui échappèrent, rauques et sifflantes, Catherine de Médicis s'apaisa par degrés. Son sein palpitant reprit une immobilité de marbre. Ses yeux fulgurants s'éteignirent.
Elle redevint la froide statue… le cadavre qu'elle semblait être au repos…
— Parle ! dit-elle alors. Quand et comment as-tu su la chose ?
Ruggieri, presque humble, épouvanté de cette fureur qu'il venait de déchaîner lui-même, répondit :
— Hier, madame. Je sortais de chez ce jeune homme…
— Celui qui l'a sauvée ?
— Oui, ce Pardaillan. Au moment où je quittais l'auberge, je demeurai pétrifié par une sorte de vision qui tout d'abord me stupéfia : un homme venait vers moi. Et, chose effrayante qui fit dresser mes cheveux sur ma tête, cet homme, il me sembla que c'était moi ! Moi-même ! Moi qui marchais à l'encontre de moi ! Mais moi tel que je devais être il y a vingt-quatre ans ! Moi jeune, comme si mon miroir m'eût tout à coup renvoyé ma propre image en me rajeunissant d'un quart de siècle…
Ruggieri passa la main devant ses yeux comme pour chasser un spectre.
— Continue ! dit froidement la reine.
— Ma première pensée fut que je devenais fou. Ma deuxième fut de couvrir mon visage. Car, si cet homme m'avait vu, il eût sans doute éprouvé la même impression que moi… Quand je revins de ma stupeur, je le vis qui entrait à l'auberge que je venais de quitter… J'étais bouleversé, Catherine !… Si vous aviez vu comme il avait l'air triste !…
Et Ruggieri attendit un instant, espérant peut-être surprendre quelque indice d'émotion, si faible qu'il fût.
Mais Catherine demeura glaciale de visage et d'attitude.
— Alors, reprit l'astrologue avec un soupir, une pensée affreuse traversa mon esprit. Je me souvins que les astres m'avaient affirmé son existence et, dans mon cœur, je m'écriai : « C'est lui ! c'est mon fils ! » Ah ! Catherine je vous fais grâce de toutes les pensées qui, à ce moment, se heurtèrent en moi… Puis, je songeai à vous ! Je songeai au danger possible qui pouvait vous menacer, et tout disparut, tout ! Sauf l'ardent désir de vous sauver…
Catherine fit de ces gestes comme on en fait pour caresser les dogues fidèles.
— Palpitant, je rentrai dans l'auberge, je remontai l'escalier à pas de loup, je rejoignis le jeune homme… je le vis entrer chez ce Pardaillan d'où je sortais… je collai mon oreille à la porte… J'entendis toute leur conversation… et de cet entretien, Catherine, est sortie pour moi la preuve implacable que c'est lui ! que c'est notre fils ! jadis recueilli, sauvé, puis élevé par Jeanne d'Albret !…
Il se fit un grand silence. Catherine de Médicis réfléchissait profondément.
Enfin, avec une hésitation, elle demanda :
— Et lui… se doute-t-il ?
— Non, non ! fit vivement Ruggieri. J'en réponds.
— Mais que vient-il faire à Paris ?
— Il est au service de la reine de Navarre et, sans doute, il va maintenant la rejoindre.
Catherine tomba dans sa méditation. Que combinait-elle, à ce moment où l'existence de son fils venait de lui être révélée ? Quelles pensées agitaient cette mère !
Il eût fallu être Ariel pour le deviner, pour lire dans ce sombre esprit.
Et peut-être que l'ange ou le démon qui eût soulevé le voile de cette conscience eût reculé d'épouvante.
Tout à coup, Catherine de Médicis tressaillit.
— On frappe ! dit-elle avec un accent de terreur que doivent avoir les criminels surpris dans leur sinistre besogne.
— C'est le chevalier de Pardaillan. Je lui ai donné rendez-vous pour dix heures et voici dix heures qui sonnent à la tour du palais.
— Le chevalier de Pardaillan ! fit Catherine de Médicis en passant une main sur son front poli comme un vieil ivoire. Ah ! oui !… Écoute, René… pourquoi allait-il chez Pardaillan ?… Sont-ils donc amis ?…
— Non, madame, il venait simplement remercier le chevalier de la part de la reine de Navarre.
— Ainsi, ils ne sont pas amis ? insista Catherine.
— Du moins, ils se sont vus hier pour la première fois…
Un sourire livide glissa sur les lèvres minces de la reine. Ruggieri frissonna.
— Va ouvrir, René, va mon ami… j'ai trouvé de l'occupation pour ce jeune homme. Tu dis qu'il est pauvre, n'est-ce pas ? et orgueilleux ? Tu m'as bien dit cela de ce Pardaillan ?
— Oui, madame, pauvre jusqu'à la misère ; orgueilleux jusqu'à la démence.
— C'est-à-dire capable de tout comprendre et de tout entreprendre. Va ouvrir, René…
— Madame ! madame ! Quelle pensée traverse votre esprit !…
— Ah çà ! perds-tu la tête ? Voilà la troisième fois que notre visiteur heurte à la porte !
— Catherine ! râla Ruggieri… Grâce ! Pitié pour mon fils !…
La reine étendit le bras et répéta :
— Va ouvrir !
Ruggieri, sous le geste dominateur, se courba et, chancelant, obéit…
Catherine de Médicis, pendant les deux minutes où elle demeura seule, esquissa rapidement son plan, et composa son visage en sorte que, lorsque le chevalier de Pardaillan parut, il ne vit devant lui qu'une femme au sourire mélancolique, mais non plus sinistre, à l'attitude fière, mais non plus hautaine.
Il s'inclina profondément.
Du premier coup d'œil, il avait reconnu Catherine de Médicis.
— Monsieur, dit celle-ci d'une voix qu'elle savait rendre sinon douce, du moins exempte de cette âpreté qui parfois la faisait si dure à entendre ; monsieur, savez-vous qui je suis ?
« Tenons-nous bien, songea Pardaillan. Elle va mentir, c'est le moment de mentir comme elle. »
Et tout haut, il répondit :
— J'attends que vous me fassiez l'honneur de me le dire, madame.
— Vous êtes devant la mère du roi, dit Catherine avec une majestueuse simplicité.
Ruggieri admira le coup. Pardaillan se courba plus profondément encore, puis, se redressant, il demeura debout dans cette pose naïve qui lui seyait merveilleusement. Catherine l'examina avec une attention soutenue. Le chevalier avait son beau costume neuf qui faisait valoir sa taille. Il apparaissait dans toute l'harmonieuse souplesse de sa force au repos. Son visage immobile, sans inquiétude, sans curiosité, son regard d'une étrange fermeté produisirent une grande impression sur Catherine.
— Monsieur, reprit-elle alors, ce que vous avez fait hier est bien hardi et bien beau… Se jeter ainsi dans une pareille mêlée et risquer la mort pour sauver deux inconnues, c'est admirable…
Catherine s'attendait à la réponse usuelle et menteuse : Je n'ai fait que ce que tout autre eût fait… Elle tressaillit, en entendant le chevalier répondre sincèrement, sans forfanterie :
— Je le sais, Majesté.
— C'est d'autant plus beau que ces deux femmes ne vous étaient rien.
— C'est vrai, Majesté : ces deux dames m'étaient parfaitement inconnues.
— Mais vous savez leurs noms maintenant ?
Et à son tour, Catherine se dit :
« Il va mentir. »
— Je sais, répondit Pardaillan, que j'ai eu l'honneur de défendre de mon mieux. Sa Majesté la reine de Navarre et une de ses suivantes.
— Je le sais aussi, monsieur, fit Catherine étonnée. Et c'est pourquoi j'ai voulu vous connaître. Vous avez sauvé une reine, monsieur, et les reines sont solidaires. Ce que ma cousine n'a peut-être pu faire, je veux le faire, moi. Comprenez-moi, chevalier. La reine de Navarre est pauvre et ses embarras sont grands. Cependant, il est juste que vous soyez récompensé.
— Oh ! pour ce qui est de cela, que Votre Majesté se rassure : j'ai été récompensé selon mon mérite.
— Comment cela ?
— Par une parole que Sa Majesté la reine de Navarre a bien voulu me dire.
Catherine demeura pensive. Tout ce que disait ce jeune homme était empreint d'une si noble simplicité qu'elle en était comme déroutée. Elle prit une attitude plus mélancolique. Sa voix se fit plus caressante.
— Mais, reprit-elle, ma cousine de Navarre ne vous a-t-elle point offert quelque situation auprès d'elle ?
— Si fait, madame. Mais j'ai dû refuser.
— Pourquoi ? fit vivement Catherine.
— Parce qu'il m'est impossible de quitter Paris.
— Et si je vous offrais d'entrer à mon service, que diriez-vous ? Attendez avant de me répondre. Vous ne voulez pas quitter Paris ? Eh bien, c'est justement ce que je vous demanderais. Chevalier, vous qui vous jetez tête baissée à la défense de deux inconnues, voulez-vous contribuer à défendre votre reine ?
— Eh quoi ! Votre Majesté a-t-elle donc besoin d'être défendue ? s'écria sincèrement Pardaillan.
Un fugitif sourire passa sur les lèvres de la reine : elle tenait le défaut de la cuirasse.
— Oui ! cela vous surprend ! fit-elle de sa voix la plus séduisante. Et pourtant, cela est, chevalier ! Entourée d'ennemis, obligée de veiller nuit et jour à la sûreté du roi, je passe ma vie à trembler. Vous ne savez pas tout ce qui s'agite de sourdes ambitions et de lâches complots autour d'un trône…
Pardaillan tressaillit en songeant à ce complot dont il avait surpris le secret à la Devinière.
— Et pour me défendre, continua la reine, pour défendre le roi, pour apaiser les alarmes de mon cœur maternel, je suis presque seule. Ah ! s'il ne s'agissait que de moi, comme, depuis longtemps, je me serais abandonnée aux ennemis qui me guettent. Mais je suis mère, hélas ! Et je veux vivre pour mes enfants…
— Madame, dit le chevalier, sans émotion apparente, il n'est pas un gentilhomme digne de ce nom qui hésiterait à vous donner l'appui de son épée. Une mère est sacrée, Majesté. Et quand cette mère est une reine, ce qui n'était qu'une obligation d'humanité devient un devoir auquel nul ne peut se soustraire.
— Ainsi, vous n'hésiteriez pas à prendre rang parmi ces trop rares gentilshommes qui, ayant à la fois pitié de la reine et de la mère, se dévouent pour moi ?
— Je vous suis acquis, madame, répondit Pardaillan. Et si Votre Majesté veut bien m'indiquer comment un pauvre diable comme moi peut lui être utile…
La reine réprima un tressaillement de joie…
Ruggieri pâlit et étouffa un soupir.
— Avant de vous dire ce que vous pouvez pour moi, reprit Catherine de Médicis, je veux vous dire ce que je ferai pour vous… Vous êtes pauvre, je vous enrichirai ; vous êtes obscur, vous aurez les honneurs auxquels peut prétendre un homme tel que vous. Et pour commencer, que dites-vous d'un poste au Louvre, avec une rente de vingt mille livres ?
— Je dis que je suis ébloui, madame, et que je me demande si je rêve…
— Vous ne rêvez pas, chevalier. C'est le devoir des rois et des reines de trouver de l'occupation aux épées telles que la vôtre.
— Voyons donc l'occupation, dit Pardaillan qui dressa les oreilles.
Catherine de Médicis garda un instant le silence. Ruggieri essuya la sueur qui inondait son visage. Il savait, lui, ce que la reine allait demander au chevalier.
— Monsieur, dit alors la reine en accentuant le ton douloureux de ses paroles, je vous ai parlé de mes ennemis qui sont ceux du roi. Leur audace grandit de jour en jour. Et sans les quelques gentilshommes dévoués dont je vous entretenais, il y a longtemps que j'eusse été frappée. Or, je vais vous dire, monsieur, comment j'agis lorsque je vois s'approcher de moi un de mes ennemis. J'essaie d'abord de le désarmer par mes prières, par mes promesses, par mes larmes, et je dois dire que je réussis souvent… car les hommes sont moins méchants qu'on ne dit…
— Et quand Votre Majesté ne réussit pas ? fit Pardaillan avec une émotion dont il ne fut pas le maître.
— Alors, j'en appelle au jugement de Dieu.
— Que Votre Majesté me pardonne… je ne saisis pas tout à fait…
— Eh bien ! Un de mes gentilshommes se dévoue ; il va trouver l'ennemi, le provoque en un loyal combat, le tue ou est tué… S'il est tué, il est sûr d'être pleuré et vengé. S'il tue, il a sauvé sa reine et son roi, qui, ni l'un ni l'autre, ne sont des ingrats… Que dites-vous du moyen, monsieur ?
— Je dis que je ne demande qu'à tirer l'épée en champ clos, madame ! Se battre pour sa dame ou pour sa reine, c'est une chose tout naturelle.
— Ainsi… si je vous désigne un de ces êtres méchants…
— J'irai le provoquer ! fit Pardaillan, qui redressa sa taille et dont les moustaches se hérissèrent. Je le provoquerais, s'appelât-il…
Il s'arrêta à temps, au moment où il allait s'écrier :
— S'appelât-il Guise ou Montmorency !…
Un duel avec le duc de Guise !
À cette pensée, les yeux de Pardaillan flamboyèrent. Il se sentit grandir. Il n'était plus le chevalier de la reine. Il devenait le sauveur de la royauté.
— S'appelât-il ?… interrogea Catherine dont les soupçons se déchaînèrent à l'instant. Vous vous êtes arrêté au moment où vous alliez prononcer un nom.
— Au moment où je cherchais un nom, Majesté ! fit Pardaillan en reprenant tout son sang-froid. Je voulais dire que je n'hésiterai pas, si terrible que soit l'adversaire, ou si haut placé — ce qui est tout un !
— Ah ! vous êtes bien tel que je vous espérais ! s'écria la reine. Chevalier, je me charge de votre fortune, entendez-vous ? Mais n'allez pas, par trop de générosité, compromettre votre vie… À dater de ce jour, vous m'appartenez et vous n'avez plus le droit d'être imprudent.
— Je ne comprends pas, madame.
— Écoutez, dit Catherine lentement, en sondant pour ainsi dire, parole à parole, l'esprit du chevalier ; écoutez-moi bien… Un duel est une bonne chose… mais il y a mille façons de se battre… Oh ! certes, ajouta-t-elle en plongeant son regard dans les yeux de Pardaillan, je ne vous conseillerais pas… d'attendre l'ennemi… une nuit… au détour de quelque rue… et de le frapper à mort… d'un bon coup de poignard… non, non, conclut-elle vivement, je ne vous conseillerais pas cela !
— En effet, madame, dit Pardaillan, ce serait un assassinat. Moi, je me bats au jour ou à la nuit, mais en face, épée contre épée, poitrine contre poitrine. C'est ma manière, Majesté. Pardonnez-moi si ce n'est pas la bonne.
— C'est bien ainsi que je l'entends ! se hâta de dire Catherine. Mais enfin, la prudence peut s'allier au courage, et ne pouvant vous demander d'être brave, puisque vous êtes la bravoure même, je vous recommande d'être prudent… voilà tout.
— Il ne me reste plus qu'à savoir contre quel ennemi je dois me mesurer, reprit alors Pardaillan.
— Je vais vous le dire, fit la reine.
Ruggieri, d'un geste, essaya une suprême tentative. Ses mains se joignirent vers Catherine tandis que ses yeux éloquents criaient grâce.
La reine lui jeta un regard foudroyant.
Ruggieri recula en baissant la tête.
« Tenons-nous bien, songea Pardaillan. Évidemment, il s'agit du duc de Guise. Arrêter Guise, impossible ! Et pourtant, Guise conspire. Elle le sait comme moi, sans doute. Un duel avec Henri de Guise ! Quel honneur pour Giboulée !… »
— Monsieur, dit tout à coup la reine, vous avez reçu hier une visite…
— J'en ai reçu plusieurs, madame…
— Je veux parler de ce jeune homme qui vous est venu de la part de la reine de Navarre. Celui-là, monsieur, est un de ces implacables ennemis dont je vous parlais, peut-être le plus acharné, le plus terrible de tous, parce qu'il agit dans l'ombre, et ne frappe qu'à coup sûr… Celui-là me fait peur, monsieur… non pour moi, hélas ! j'ai fait le sacrifice de ma vie… mais pour mon pauvre enfant… pour Charles… votre roi !
Pardaillan s'était pour ainsi dire ramassé sur lui-même.
Son rêve d'un héroïque combat contre un puissant seigneur brave entre tous, d'un duel où il était le champion d'une reine et d'une mère, ce rêve tombait, et il entrevoyait de sinistres réalités.
Son sourcil se fronça. Sa moustache se hérissa. Puis, soudain, ses traits se détendirent et son visage reprit cette immobilité, ce vague sourire, avec, au coin des lèvres, une dédaigneuse ironie.
— Hésiteriez-vous, mon cher monsieur ? fit la reine étonnée de son silence.
Et l'accent de sa voix était devenu si menaçant que le chevalier, plus que jamais, se redressa, se hérissa.
— Je n'hésite pas. Majesté, dit-il.
— À la bonne heure ! s'écria la reine dont la voix reprit aussitôt toute sa caressante douceur. Je n'attendais pas moins d'un chevalier errant tel que vous, d'un preux qui va par le monde mettant son bras à la disposition des pauvres princesses opprimées.
« Ah ! songea Pardaillan dont le visage pétilla, tu gasconnes ici, et te moques d'un pauvre diable qui a le malheur de ne pouvoir étouffer son cœur, selon les sages conseils de son père. Attends un peu ! »
Et tout haut :
— Je n'hésite pas : je refuse.
Habituée à voir des échines courbées devant elle, à entendre des paroles balbutiantes, Catherine de Médicis eut un moment de profonde stupéfaction. Elle pouvait s'attendre à un refus, mais non à une telle attitude. Elle regarda autour d'elle comme si elle eût cherché son capitaine des gardes pour lui donner un ordre. Elle se vit seule, impuissante. Une légère rougeur qui monta à son visage blême indiqua à Ruggieri la fureur qui se déchaînait en elle. Mais Catherine était depuis longtemps habituée à dissimuler, elle qui dissimula toute sa vie.
— Vous nous donnerez au moins de bonnes raisons ? fit-elle avec la même douceur.
— D'excellentes, madame, et qu'un grand cœur comme le vôtre comprendra à l'instant. L'homme dont parle Votre Majesté est venu chez moi, s'est assis à ma table, a été mon hôte et m'a appelé son ami ; tant que cette amitié ne sera pas brisée par quelque acte vil, cet homme m'est sacré.
— Voilà, en effet, des raisons qui me convainquent, chevalier. Et comment s'appelle-t-il, votre ami ?
— Je l'ignore, madame.
— Comment ! Cet homme est votre ami, et vous ne savez pas son nom !
— Il ne m'a pas fait l'honneur de me le dire. Au surplus, il est moins étonnant d'ignorer le nom d'un ami que celui d'un ennemi aussi implacable.
Catherine baissa la tête, pensive.
« Voilà un homme ! songea-t-elle. Il n'en est que plus dangereux. Et puisqu'il ne veut pas me servir… »
— Monsieur, ajouta-t-elle tout haut, je vous demandais ce nom pour voir si nous étions bien d'accord sur la personne. Mais je vois qu'aucune qualité ne vous manque. Par le temps qui court, la discrétion est plus même qu'une qualité : c'est une vertu. Ne parlons donc plus de cet homme. Je comprends et respecte le sentiment qui vous guide…
— Ah ! madame, vous m'en voyez tout heureux ! Je craignais tant d'avoir déplu à Votre Majesté !…
— Et pourquoi donc ? Fidèle à l'amitié, cela signifie : fort contre l'ennemi commun. Allez, monsieur, et rappelez-vous que je me charge de votre fortune. Demain matin, je vous attends au Louvre.
Catherine de Médicis se leva.
Pardaillan s'inclina devant la reine qui lui accorda son plus gracieux sourire.
Quelques instants plus tard, il était dehors, retrouvait à la porte son fidèle Pipeau, et reprenait le chemin de la Devinière en cherchant à déchiffrer l'énigme vivante qu'était la reine Catherine…
— Elle a dit : Demain matin, au Louvre, conclut-il. Bon. On y sera. Le Louvre, c'est la grande antichambre de la fortune ! Décidément, je crois que M. Pardaillan, mon père, se trompait !…
Une heure après cette scène, Catherine de Médicis rentrait au Louvre, faisait appeler son capitaine et lui disait :
— Monsieur de Nancey, demain matin, à la première heure, vous prendrez douze hommes et un carrosse, vous vous rendrez à l'hôtellerie de la Devinière, rue Saint-Denis ; vous arrêterez un conspirateur qui se fait appeler le chevalier de Pardaillan, et vous le conduirez à la Bastille…
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