Les Pardaillan-livre1-Chap19-21
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Publication : 2009-11-23
Lu par Stanley
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Musiques Camille Saint-Saëns, Danse Macabre, Opus 40 - Kevin MacLeod - Certains droits réservés (licence Creative Commons)
+++ Chapitres Prédécents
Le chapitre 24 des pardaillan, qui est très particulier, a complètement démotivé Stanley, veuillez nous excuser mais la suite des pardaillan ne pourra, donc, pas être enregistrée pour le moment.
Vous pouvez retrouver toutefois l'intégralité du texte à cette adresse : http://fr.wikisource.org/wiki/Les_Pardaillan
Musiques Camille Saint-Saëns, Danse Macabre, Opus 40 - Kevin MacLeod - Certains droits réservés (licence Creative Commons)
+++ Chapitres Prédécents
Le chapitre 24 des pardaillan, qui est très particulier, a complètement démotivé Stanley, veuillez nous excuser mais la suite des pardaillan ne pourra, donc, pas être enregistrée pour le moment.
Vous pouvez retrouver toutefois l'intégralité du texte à cette adresse : http://fr.wikisource.org/wiki/Les_Pardaillan
Livre I
XIX. Le Maréchal de Damville
Pardaillan se leva à l'aube après avoir très mal dormi. On n'arrive pas tout à coup à la fortune sans que la pensée en soit profondément troublée. Le chevalier, qui se voyait en passe de devenir le favori d'une grande reine, n'envisageait pas sans émotion les changements que sa nouvelle situation allait apporter dans sa vie.
Comme il était homme de méthode, il avait fini, à force de se tourner et de se retourner dans son lit, par se tranquilliser sur tous les points obscurs qui l'inquiétaient.
Voici comment il avait arrangé les choses.
1° Il se rendrait au Louvre, à l'invitation de Catherine de Médicis.
2° Il irait à l'hôtel Coligny prévenir Déodat qu'il eût à quitter Paris au plus tôt.
3° Il provoquerait Henri de Guise et rendrait ainsi à la reine le plus signalé service.
4° Une fois sûr de sa position nouvelle, il irait trouver la Dame en noir, lui dirait son amour pour sa fille et, gentilhomme de la cour, sans doute favori du roi, obtiendrait Loïse en mariage.
5° Il serait dès lors l'homme le plus heureux du monde.
6° Il ferait rechercher son père, et lui ferait une bonne et douce vieillesse, non sans lui avoir fait remarquer que Pardaillan fils était arrivé à la fortune et au bonheur en désobéissant aux vœux de Pardaillan père.
Ayant ainsi arrangé sa vie, le chevalier avait pu dormir quelques heures.
Mais à l'aube, comme nous l'avons dit, il était debout.
Il fit une toilette soignée. Il s'agissait de prouver aux gentilshommes de la cour qu'un Pardaillan était à son aise sur tous les terrains. Quand il fut prêt, n'ayant plus qu'à ceindre son épée accrochée au mur, il constata qu'il avait encore deux ou trois heures devant lui avant de pouvoir se présenter raisonnablement au Louvre.
Il se dirigea donc vers la fenêtre sans grand espoir d'ailleurs d'apercevoir Loïse.
Mais, pour un amoureux, regarder la fenêtre derrière laquelle dort la bien-aimée, « c'est encore du bonheur » comme on chante dans les opéra-comiques.
À ce moment, Pipeau grogna sourdement.
Pardaillan ne prêta aucune attention à ce grognement, et ouvrit sa fenêtre.
Presque au même instant, la fenêtre de Loïse s'ouvrit elle-même avec violence, et la jeune fille, les cheveux dénoués, les yeux hagards, apparut, leva la tête vers Pardaillan et cria :
— Venez ! Venez !
— Enfer ! gronda Pardaillan qui pâlit lui-même. Que se passe-t-il ?
C'était la première fois que Loïse adressait la parole au chevalier. Et c'était, selon toute apparence, pour implorer son secours, et il fallait que le danger fût grave pour qu'elle eût osé jeter ce cri qui ressemblait à un cri de terreur.
— J'accours ! rugit Pardaillan qui se retourna pour se précipiter dans l'escalier.
À la même seconde, Pipeau fit entendre un aboi furieux, la porte vola en éclats, une douzaine d'hommes armés se ruèrent dans la chambre et l'un d'eux cria :
— Au nom du roi !…
Pardaillan voulut s'élancer vers son épée demeurée à la muraille ; mais avant qu'il eût pu faire un mouvement, il fut entouré, saisi par les bras et par les jambes, et il tomba.
— Malédiction ! hurla le chevalier.
— À moi, monsieur, cria la voix de Loïse.
Pardaillan, étendu sur le plancher, s'arc-bouta sur sa tête et sur ses talons ; et il souleva la grappe humaine tout entière… mais ils étaient trop !… Il retomba, écumant…
— À moi ! cria encore Loïse.
Et cette voix arracha au chevalier un rugissement.
Elle le galvanisa comme une secousse électrique.
Dans un prodigieux effort, il tendit ses muscles… et alors, il constata que ses jambes étaient liées ! Liés aussi ses bras. Il ferma les yeux et, de ses paupières closes, jaillit une larme que dévora la fièvre des joues…
Pendant ce temps, le chien hurlait, pillait, mordait, dans le tas.
Quand le chevalier fut réduit à l'impuissance, Nancey compta autour de lui deux morts et cinq blessés.
Pardaillan avait assommé l'un des morts d'un coup de poing à la tempe. Pipeau avait étranglé l'autre.
— En route ! commanda le capitaine.
Pardaillan, tout ficelé, fut saisi, emporté… et le long aboi lugubre du chien ponctua la défaite de son maître.
Dans la rue, le chevalier ouvrit les yeux, et vit trois carrosses.
L'un était rangé contre la porte de l'hôtellerie et celui-là était pour lui.
Les deux autres stationnaient devant la maison d'en face ; le premier était vide ; dans le deuxième, Pardaillan reconnut Henri de Montmorency, le maréchal de Damville !
Il n'eut pas le temps d'en voir plus long, car il fut jeté dans le carrosse qui lui était destiné, les mantelets furent aussitôt rabattus, et il se trouva dans une prison roulante qui se mit aussitôt en mouvement.
Pardaillan était comme fou de fureur et de désespoir.
Mais, si désespéré qu'il fût, il garda assez de sang-froid pour suivre en imagination les tours et détours de la voiture qui l'entraînait. Il connaissait admirablement son Paris et, au bout de quelques minutes, il fut fixé…
Une sueur froide l'envahit…
Ses cheveux se hérissèrent…
Et il murmura avec une angoisse qui le fit frissonner :
— On me conduit à la Bastille !
La Bastille !… La réputation de la sinistre prison d'État était, dès cette époque, ce qu'elle devait être plus tard, sous Louis XIV et Louis XV. Il n'y eut guère qu'Henri IV et Louis XIII qui donnèrent leurs préférences à d'autres donjons de réclusion.
La Bastille, ce n'était déjà plus une prison comme le Temple, comme le Châtelet, comme tant d'autres.
La Bastille, c'était l'oubliette, c'était la tombe, c'était la mort lente au fond de quelque cachot sans air.
Il y avait autour de sa masse énorme une atmosphère de terreur.
Pardaillan comprit qu'il était perdu.
Perdu ! au moment où la fortune semblait lui sourire !
Au moment où celle qu'il aimait l'appelait à son secours et où elle avouait ainsi qu'elle l'aimait !
Lorsque la voiture, ayant franchi des ponts-levis et des portes, s'arrêta enfin, lorsque Pardaillan fut descendu, il regarda autour de lui et se vit dans une cour sombre, entouré de soldats.
Un instant, il eut la pensée de se précipiter sur eux, dans l'espoir de recevoir tout de suite le coup mortel et d'en finir avec la vie…
Mais avant même que cette pensée se fût formulée en lui, il fut saisi par deux ou trois geôliers herculéens qui le portèrent plutôt qu'ils ne le firent marcher. Il franchit une porte de fer, pénétra dans un long couloir humide dont les murs rongés de salpêtre laissaient suinter de mortelles émanations : puis on monta un escalier de pierre en pas de vis, puis on franchit deux grilles de fer, puis on longea un corridor, et enfin, Pardaillan fut poussé dans une pièce assez vaste, située au troisième étage de la tour ouest.
Il entendit la porte se refermer à grand bruit.
Hagard, presque dément, il écouta le bruit des cadenas énormes qui se bouclaient.
Alors, comme on lui avait tranché ses liens, il jeta une longue clameur de désespoir et se rua sur la porte qu'il secoua frénétiquement…
Bientôt, il comprit que ses efforts étaient vains…
Et il tomba sur les dalles, évanoui.
*******
Que se passait-il dans la maison de la rue Saint-Denis ? Pourquoi Loïse, qui n'avait jamais parlé au chevalier de Pardaillan, l'appelait-elle à son secours ? C'est ce que nous allons dire.
Le maréchal de Damville avait, comme on l'a vu, reconnu Jeanne de Piennes.
Une fois sûr qu'il ne s'était pas trompé dans ses pressentiments, il regarda autour de lui et s'aperçut qu'il faisait grand jour et que, des boutiques voisines, on l'examinait curieusement.
Alors il s'éloigna et rentra à l'hôtel de Mesmes[1] qu'il habitait toutes les fois qu'il venait à Paris.
C'était une sombre demeure qui semblait emprunter on ne savait quoi de lugubre, soit au voisinage de la prison du Temple, située dans le même quartier, soit au caractère de celui qui l'habitait. On n'y voyait que des serviteurs silencieux ou des soldats qui donnaient à cet hôtel une allure de forteresse.
Toute cette journée, Henri la passa dans une pièce retirée, frissonnant au moindre bruit, écoutant lorsqu'une porte s'ouvrait.
En effet, Damville, qui n'avait peur de rien au monde, Damville qui, même dans ces temps de férocité, passait pour féroce, Damville tremblait devant cette idée qui s'inscrivait en lettres de sang et de flammes comme un Mané Thécel Pharès au fond de son imagination tourmentée :
— Les mêmes causes, qui m'ont amené à Paris, ne peuvent-elles pas y amener François ? Le même hasard, qui m'a conduit rue Saint-Denis, ne peut-il y conduire mon frère ? Et s'il la voit comme je l'ai vue ! S'il lui parle ! Si elle dit tout ! Si elle évoque cet abominable passé qui est le cauchemar de ma vie !
Alors, une sueur froide inondait son front.
Il se sentit pâlir.
— Oui ! reprenait-il, voilà des années que je cherche à oublier ! Et même dans les batailles, même dans les carnages de huguenots, quand je suis ivre de sang, même dans les festins que je donne à mes officiers, quand je suis ivre de vin, je ne parviens pas à oublier !… Toujours je la revois telle que je la vis… là-bas, dans la chaumière de Margency, si pâle qu'on eût dit une morte… Toujours j'entends sa voix qui murmure à François… « Oh ! achève-moi donc ! Tu ne vois donc pas que je meurs !… » Comme elle me haïssait ! Comme elle me méprisait ! Ah ! ma revanche a été terrible ! J'ai brisé trois existences d'un coup : le père, la mère et la fille !… Malheur à qui me hait ! Car ma haine, à moi, ne pardonne point !
Un moment, il s'exaltait dans ses pensées d'orgueil et de force.
Mais aussitôt, la pensée de cet homme — son frère — dont il avait brisé l'existence, lui revenait, non plus comme un remords, mais comme une épouvante.
Oui, ses souvenirs, l'un après l'autre, sortaient de la tombe du passé, se dressaient devant lui comme des spectres.
Mais il en était un qu'il ne pouvait supporter, qu'il cherchait à écarter en tremblant…
Il se revoyait dans le bois de châtaigniers, tombant sous l'épée de son frère…
Il revoyait François se penchant vers lui…
Et c'était ce regard de son frère qui le poursuivait, qui pesait sur lui et l'affolait.
Quoi ! Était-il possible que François n'apprît pas la vérité !… Et que ferait-il alors !…
Henri, à cette idée, se laissa tomber dans un fauteuil, et prit sa tête à deux mains.
L'idée de fuir lui vint. Fuir ! Mais où ? Fût-ce au bout de la terre, François le rejoindrait !…
Et ce fut lorsqu'il se trouva acculé aux dernières limites de la terreur, ce fut à ce moment qu'une réaction de violence sauvage se fit en lui.
Il poussa un rauque soupir, sortit tout à coup sa dague et, d'un geste violent, l'enfonça profondément dans le bois d'une table, comme s'il eût poignardé son frère.
L'arme vibra longuement, avec une sorte de gémissement.
— Des crimes ! grinça-t-il, la figure convulsée, des crimes ! des meurtres ! Soit ! Mes terreurs, je les noierai dans le sang !… Mes souvenirs anciens, je les étoufferai sous de nouveaux souvenirs !… Que mon frère paraisse ! Et cette dague, à jamais, m'en débarrassera ! Quant à elle, quant à sa fille… qu'elles meurent donc aussi !
Mais il n'eut pas plutôt crié, ou plutôt pensé ces mots, qu'il tressaillit violemment.
Cette femme qu'il voulait tuer… mais il l'aimait !… il l'avait toujours aimée !… Il l'aimerait toujours !
Longtemps, Henri se débattit entre cet amour et cette terreur qui le dominaient également.
Enfin, un sourire détendit ses lèvres ; sans doute, il avait trouvé le moyen de concilier terreur et amour. Il fit venir un de ses officiers et lui donna ses instructions.
Le résultat de la détermination qu'il venait de prendre fut qu'il put dîner d'assez bon appétit.
Il se jeta tout habillé sur un lit et dormit quelques heures.
Vers le milieu de la nuit, c'est-à-dire à peu près vers le moment où, la veille, il avait rencontré le duc d'Anjou et ses acolytes, il se leva, s'arma soigneusement, et se dirigea vers la rue Saint-Denis.
Il passa le reste de la nuit en faction à l'endroit même qu'il avait choisi la nuit précédente.
Au matin, deux carrosses arrivèrent, suivis de gens d'armes. Les soldats avaient eu soin de déposer les marques distinctives de la maison de Damville. Henri monta dans l'un des deux carrosses, afin de ne pas être remarqué, et fit signe à l'officier qu'il pouvait opérer.
L'officier, suivi d'une demi-douzaine de soldats, entra dans la maison.
La propriétaire, vieille bigote, les reçut en tremblant et se signa épouvantée, lorsqu'elle entendit l'officier lui dire :
— Madame, vous abritez dans votre logis deux femmes de la religion. Ces deux huguenotes sont accusées d'accointances avec les ennemis du roi…
— Est-ce Jésus possible ! bégaya la vieille. Mais quels ennemis ?
— Des damnés huguenots.
— Sainte Marie ! Mais je serai damnée, alors !
— C'est bien possible. En tout cas, vous risquez fort de passer pour complice.
— Moi !…
— À moins que vous ne m'aidiez à les arrêter sans bruit, sans esclandre.
— Je suis à vos ordres, monsieur l'officier. Qui l'eût cru ! Des huguenotes chez moi ! Je me disais bien aussi ; pourquoi ne vont-elles jamais à l'église ? Quelle aventure, doux Jésus !
Tout en marmottant ces paroles entre les quatre dents qui lui restaient, la bonne dévote montait l'escalier, suivie de l'officier et des soldats.
Elle frappa.
Et dès qu'elle eut compris que de l'intérieur on tirait le verrou, elle s'effaça.
Jeanne de Piennes se trouva en présence de l'officier.
Elle pâlit légèrement.
Mais, habituée qu'elle était au malheur, elle garda tout son sang-froid et, d'une voix qui ne tremblait pas, demanda :
— Que désirez-vous, monsieur ?
L'officier rougit. La commission ne lui allait qu'à demi. Il s'agissait, en somme, d'un bon petit guet-apens. Il n'avait nulle qualité pour procéder à une arrestation. Et maintenant, devant cette femme au maintien si digne et si ferme, devant cette pure beauté que la tristesse idéalisait, il comprenait qu'il était odieux.
Mais, aussitôt, l'image furieuse du maréchal passa devant ses yeux.
Et plus tremblant que Jeanne, il répondit à demi-voix, comme honteux :
— Madame… c'est un ordre rigoureux qu'il faut que j'exécute… excusez-moi, je ne fais qu'obéir.
Que de crimes dans l'histoire de l'humanité, avec cette effroyable excuse : J'obéis ! ce n'est pas moi le responsable !… Comme s'il y avait des disciplines plus hautes que la discipline de la conscience ! Comme si tout était dit lorsque le meurtrier peut répondre : On m'a commandé de tuer, je n'ai fait qu'obéir !…
— Quel ordre ? dit Jeanne en jetant un regard d'angoisse sur la chambre où se trouvait sa fille.
— Je viens vous arrêter, madame. On vous accuse d'être de la religion et d'avoir désobéi aux derniers édits.
À ce moment, la porte de Loïse s'ouvrit. La jeune fille comprit tout d'un regard.
— Monsieur, dit alors la Dame en noir, vous faites erreur.
— C'est ce qu'il vous sera facile d'établir, madame. En attendant, veuillez me suivre sans bruit, je vous prie.
— Ma fille ! On me sépare de ma fille ! s'écria Jeanne dont toute la résolution tomba.
Loïse avait jeté un cri. Affolée, sans savoir ce qu'elle faisait, elle courut à la fenêtre, l'ouvrit violemment, aperçut le chevalier de Pardaillan. Et son premier mot — cri de sublime confiance et d'amour — fut pour appeler cet homme à qui elle n'avait jamais parlé :
— Venez ! Venez !
L'officier, voyant que les choses allaient se gâter, entra dans le logis, suivi de ses soldats.
— Madame, s'écria-t-il, je vous jure que vous ne serez pas séparée de mademoiselle, puisqu'il faut qu'elle vous suive. Je vous jure que je vous conduis toutes les deux au même endroit… Obéissez donc sans bruit… car vous me forceriez à employer la violence, ce que je regretterais toute la vie.
Jeanne vit cet officier résolu à faire comme il disait. Elle vit le logis envahi par les soldats. Elle comprit le danger et l'inutilité d'une résistance. De plus, on lui affirmait qu'elle ne serait pas séparée de Loïse. Enfin, il lui semblait facile de prouver qu'elle n'avait en rien transgressé les édits de la religion.
— C'est bien, monsieur, dit-elle en reprenant sa fermeté. M'accordez-vous cinq minutes pour me préparer ?
— Volontiers, madame, répondit l'officier, heureux d'être quitte à si bon compte.
Et il sortit avec ses soldats, tandis que Jeanne faisait signe à la vieille propriétaire d'entrer.
Celle-ci obéit, après avoir consulté l'officier du regard.
Jeanne, alors, courut à sa fille qu'elle arracha de la fenêtre et qu'elle étreignit dans ses bras.
Les deux femmes se trouvaient dans une de ces situations où les pensées comptent double, où les paroles valent des discours.
Jeanne plongea ses yeux dans les yeux de sa fille.
— Qui appelais-tu, mon enfant ? demanda-t-elle très doucement.
— Le seul homme qui puisse nous être de quelque secours, ma mère.
— Ce jeune cavalier qui regarde si souvent et si obstinément les fenêtres de ce logis ?
— Oui, ma mère, répondit Loïse dans l'exaltation de la fièvre, et sans songer que ces paroles étaient un aveu.
Jeanne serra l'enfant avec plus de tendresse sur son cœur et, avec plus de douceur encore, demanda :
— Tu l'aimes donc ?
Loïse pâlit, rougit, baissa la tête, et deux larmes perlèrent à ses cils.
— Et lui ? demanda Jeanne.
— Je crois… oui… j'en suis sûre ! balbutia Loïse.
— S'il en est ainsi, tu penses que nous pouvons compter sur lui ? Songes-y, mon enfant… je te demande si tu crois à la loyauté et à la générosité de ce cavalier…
— Ah ! ma mère, s'écria Loïse dans un élan de tout son cœur, c'est l'homme le plus loyal, j'en répondrais sur ma tête !
— Comment s'appelle-t-il ? demanda Jeanne.
Loïse leva ses jolis yeux effarés comme ceux d'une biche…
— Mais…, fit-elle avec une adorable naïveté… je ne sais pas encore… son nom…
— Oh ! candeur ! murmura Jeanne avec un sourire tout mouillé de pleurs.
Et elle songea qu'elle aussi, jadis, avait aimé longtemps sans même savoir le nom de celui qu'elle aimait. Un flot d'amertume monta à son cœur, ses yeux se voilèrent.
Mais se remettant aussitôt :
— C'est bien, dit-elle. Nous n'avons ni le temps, ni le choix ! Puisses-tu ne pas te tromper !…
Elle courut à un coffret, en tira une lettre toute cachetée qu'elle avait sans doute écrite depuis longtemps, et prenant une feuille de papier, écrivit en hâte :
« Monsieur,
Deux pauvres femmes éprouvées par le malheur se confient à votre loyauté. Vous êtes jeune, et sans doute accessible à la pitié, à défaut de tout autre sentiment. Si vous êtes tel que nous pensons, ma fille et moi, vous remettrez à son adresse la lettre enveloppée sous ce pli.
Soyez remercié et béni pour l'immense service que vous nous aurez rendu. »
La Dame en noir.
Alors, elle cacheta le tout, et appelant la vieille propriétaire :
— Dame Maguelonne, dit-elle, voulez-vous me rendre un grand service ?
— Je le veux, ma fille. Et pourtant, qui eût cru que vous étiez huguenote, vous si belle et si sage personne.
— Dame Maguelonne, me croyez-vous capable de mentir ?
— À Dieu ne plaise !
— Eh bien ! je vous jure que je suis victime d'une erreur… à moins, ajouta-t-elle avec une poignante tristesse, que tout ceci ne soit qu'une affreuse comédie.
— En ce cas, fit la dévote avec fermeté, dites-moi en quoi je puis vous être utile, et aussi vrai que je ne crains rien au monde que Dieu le père, Dieu le Fils, la Vierge et saint Magloire, je ferai votre commission, dût-il m'en coûter !
— Il ne vous en coûtera rien, ma bonne dame. Il s'agit de remettre ce pli à un jeune cavalier qui demeure là, dans cette hôtellerie, à la dernière fenêtre, en haut.
La vieille femme fit disparaître le papier.
— Dans dix minutes, votre lettre sera arrivée. Chère dame ! Puisse l'erreur être reconnue bien vite. Car qui ne vous aimerait et qui pourrait soutenir que vous êtes vraiment des huguenotes ?
Jeanne, cependant, avait remercié la digne bigote et ouvert la porte.
— Monsieur, nous sommes prêtes, dit-elle.
L'officier salua et commença à descendre. Il eût pu s'inquiéter de ce que sa prisonnière avait bien pu dire à la vieille propriétaire. Mais, on l'a vu, il était passablement honteux du rôle qu'il jouait, et pourvu qu'il réussît à ramener à l'hôtel de Mesmes la Dame en noir et sa fille, il était résolu à n'en pas demander davantage.
Henri de Montmorency, caché dans son carrosse, étouffa un rugissement de joie furieuse en apercevant Jeanne et sa fille. Il ne s'était même pas aperçu qu'une arrestation venait d'avoir lieu dans l'hôtellerie de la Devinière, et que des groupes nombreux commentaient l'événement.
Jeanne et Loïse montèrent dans le carrosse qui stationnait devant la porte.
Dame Maguelonne les avait suivies jusque-là.
Au moment où le carrosse allait s'ébranler, Jeanne lui jeta un regard de suprême recommandation.
La vieille s'approcha vivement, à l'instant où les mantelets allaient se rabattre, et murmura :
— Soyez sans crainte : dans quelques minutes, la lettre sera dans les mains du chevalier de Pardaillan…
Un cri terrible, un cri d'angoisse, d'horreur et d'épouvante retentit, et Jeanne, livide, voulut s'élancer.
Mais à cette seconde, les mantelets furent rabattus.
Le carrosse se mit en mouvement…
Jeanne tomba évanouie en murmurant :
— Le chevalier de Pardaillan !… Oh ! la fatalité !…
Livre I
XX. L'Hôtel de Mesmes
Selon la promesse qu'elle avait faite, dame Maguelonne, sans même rentrer chez elle, passa tout droit à la Devinière dès que les deux carrosses eurent disparu à un tournant de rue.
Dame Maguelonne était comme toutes les vieilles femmes qui n'ont rien à faire : elle passait son temps à espionner. Elle avait donc parfaitement remarqué le jeune cavalier qui faisait de si longues stations à sa fenêtre ; elle avait fini par savoir à quelle adresse allaient les regards du jeune homme, et comme elle était au mieux avec l'une des servantes de l'hôtellerie, elle l'avait adroitement questionnée et elle avait ainsi appris depuis longtemps tout ce qu'on pouvait savoir du chevalier de Pardaillan, alors que Loïse ignorait jusqu'à son nom.
La vieille dévote flaira donc une affaire d'amour dans laquelle elle allait se trouver mêlée.
Et quoi de plus excitant pour la curiosité d'une vieille confite en dévotion !
Ce fut donc les yeux baissés, mais l'esprit en éveil, qu'elle entra à la Devinière et dit à sa voisine, dame Huguette Landry Grégoire :
— Je voudrais parler au chevalier de Pardaillan.
— Le chevalier de Pardaillan ! s'écria maître Landry qui avait entendu. Mais vous n'avez donc rien vu.
— Non… je ne sais rien… Que se passe-t-il ?…
— Ah ! ah ! du nouveau ! Toute la rue ne parle que de ça. Il est vrai que de votre côté, vous deviez être fort occupée. En voilà des événements !…
— Mais que se passe-t-il donc, au nom du ciel ?
— Eh bien, le terrible Pardaillan… Pardaillan le pourfendeur, Pardaillan le matamore, eh bien, il est arrêté !
— Arrêté ! fit la vieille en pâlissant — non pas qu'elle s'intéressât au sort du chevalier, mais déjà elle craignait d'être compromise.
Huguette Landry fit tristement signe que son mari disait l'exacte vérité, tandis que l'aubergiste, radieux, tout rouge de joie, ou peut-être simplement du feu de ses fourneaux, reprenait :
— C'est bien son tour ! Ça lui apprendra à saisir les bons bourgeois par le collet et à les tenir suspendus dans le vide ! Ah ! mais… c'est bien fait.
— Et qu'a-t-il fait ?
— Il paraît qu'il conspirait avec les damnés huguenots, fit Landry à voix basse et en regardant autour de lui, comme si le seul fait de savoir un pareil secret pouvait lui attirer d'innombrables calamités.
Pour le coup, dame Maguelonne se mit à trembler.
Elle se retira précipitamment, rentra chez elle et enfouit la lettre qui lui avait été confiée dans une cachette.
« Tout devient clair ! songea-t-elle. C'étaient bien des huguenotes, et elles conspiraient avec le parpaillot d'en face ! Et moi qui allais devenir sans le savoir une ennemie de notre sainte religion ! Une bonne neuvaine à saint Magloire peut seule m'absoudre de ce péché mortel… »
Pendant que ceci se passait rue Saint-Denis, le carrosse qui emportait Jeanne de Piennes et sa fille arrivait sans encombre à l'hôtel de Mesmes, entrait dans la cour sombre et triste où l'herbe poussait entre les pavés, et la porte se refermait.
L'officier fit alors descendre les deux femmes…
Jeanne jeta autour d'elle un rapide regard.
Mais comme sa seule terreur, à ce moment, était d'être séparée de sa fille qu'elle tenait serrée contre elle, elle ne remarqua même pas que la prison où on venait de la conduire ressemblait fort peu à une prison.
L'hôtel était lugubre, il est vrai.
Mais la maison la plus sinistre, si on la compare à la prison la plus gaie, conserve encore une allure de cordialité et d'honnêteté qu'il est impossible à une prison d'afficher malgré tous ses efforts.
Les deux femmes, en se serrant l'une contre l'autre, suivirent l'officier qui les conduisit au premier étage.
Il s'arrêta devant une porte, et dit en s'inclinant :
— Veuillez entrer là : ma mission est terminée, et je souhaite de n'avoir rien dit ni rien fait qui puisse m'attirer votre colère.
Jeanne de Piennes répondit par un signe de tête, et poussa la porte.
Dès qu'elle fut entrée avec sa fille, cette porte se referma.
Elles entendirent le bruit de la clef.
Cette fois, elles étaient bien prisonnières.
Mais cette fois aussi, Jeanne eut cette impression très nette qu'elle n'était pas dans une prison.
La pièce où elles venaient d'être enfermées était de belles dimensions et richement meublée. Les murs étaient couverts de tapisseries ; sur ces tapisseries, Jeanne remarqua l'emplacement de deux cadres qu'on avait enlevés et l'idée lui vint que ces cadres avaient sans doute contenu des portraits.
Au fond de la pièce, il y avait une porte ouverte. Elle donnait sur une chambre à coucher au bout de laquelle se trouvait une deuxième chambre à coucher. Et c'était tout. Cela composait un appartement de trois pièces spacieuses dont toutes les fenêtres donnaient sur la cour de l'hôtel. Ces fenêtres n'étaient pas grillées, mais Loïse s'étant approchée de l'une d'elles constata que la cour, tout à l'heure déserte, était maintenant occupée par deux fonctionnaires qui se promenaient, la hallebarde au poing.
Une terreur croissante envahissait Jeanne de Piennes.
Plus elle observait que cette prison n'était en somme qu'un luxueux logement, et plus elle s'épouvantait du mystère de cette arrestation.
Elle revint dans la première pièce, et se laissa tomber dans un fauteuil.
— Une lettre ! s'écria Loïse en désignant du doigt un papier qui se trouvait sur la table.
Elle s'en saisit et lut :
« Les prisonnières n'ont aucun mal à redouter. Si elles désirent quoi que ce soit, elles n'ont qu'à agiter la cloche qui se trouve près de cette lettre. Une femme de chambre est à leur service et accourra au premier signal. C'est cette femme qui servira aux prisonnières leurs repas. Il y a toutes chances pour que cet emprisonnement ne dure que quelques jours. »
— Qu'est-ce que tout cela signifie ? murmura Loïse. Heureusement, mère, il ne semble pas que nous soyons dans une prison !
— Mieux vaudrait peut-être cent fois que nous fussions en réalité dans une maison du roi.
— Que voulez-vous dire, ma mère ! On ne semble pas mal disposé à notre égard.
Jeanne secoua la tête, comme pour chasser de terribles soupçons qui lui venaient.
— Attendons, mon enfant, attendons. Nous saurons bientôt à quoi nous en tenir. Mais en attendant, j'ai une grave confidence à te faire.
— Dites, ma mère, fit Loïse en s'asseyant près de Jeanne.
— Mon enfant, il s'agit de ce jeune cavalier.
Loïse rougit.
— Il est donc bien vrai que tu l'aimes ! s'écria douloureusement Jeanne.
Loïse baissa la tête.
La mère garda quelques minutes le silence, comme si maintenant elle eût hésité à parler.
— Nous savons son nom, à présent, reprit-elle lentement.
— Oui. Dame Maguelonne nous l'a appris. Il s'appelle le chevalier de Pardaillan.
Et Loïse prononça ces mots avec une telle tendresse que Jeanne tressaillit.
— Le chevalier de Pardaillan ! murmura-t-elle avec accablement.
— Mère ! mère ! s'écria Loïse, on dirait en vérité que ce nom ne vous est pas inconnu et qu'il vous cause quelque secret chagrin dont je ne me rends pas compte… Et j'y songe ! Déjà, tout à l'heure, lorsque dame Maguelonne a prononcé ce nom, vous avez jeté un cri où il y avait de l'angoisse, et, eût-on dit, presque de la terreur… Vous vous êtes évanouie, mère ! Et lorsque vous êtes revenue à vous, je vous ai interrogée en vain… Oh ! je tremble… il me semble que je vais apprendre quelque chose d'affreux !…
— Oui… affreux ! dit machinalement Jeanne comme si elle se fût répondu à elle-même.
— Oh ! parlez, ma mère !
— Il le faut, mon enfant, ma fille adorée… il le faut pour que tu sois sauvée…
— Vous m'épouvantez, ma mère !
— Écoute, ma Loïse. Lorsque tu naquis, ta pauvre mère avait déjà éprouvé bien des malheurs. De terribles catastrophes s'étaient abattues sur elle. En sorte, Loïse, que si tu n'avais pas été là, je serais morte alors de douleur et de désespoir. Tu ne pourras jamais comprendre à quel point je t'adorais…
— Mère, je n'ai qu'à vous regarder pour m'en rendre compte ! fit Loïse tremblante.
— Chère enfant !… Oui, je t'aimais comme je t'aime maintenant. Je t'aimais plus que moi-même, plus que tout au monde, puisque je t'aimais plus que lui !…
— Lui !…
— Mon époux… ton père !…
— Ah ! mère ! Vous n'avez jamais voulu me dire son nom !
— Eh bien, tu vas le savoir ! L'heure est venue. Ton père, Loïse, s'appelait…
Elle s'arrêta palpitante, comme si tout son passé d'amour se fût brusquement dressé devant elle.
— Achevez, ma mère ! s'écria Loïse.
— François de Montmorency ! fit Jeanne dans un souffle.
Loïse jeta un faible cri.
Non pas qu'elle fût éblouie de ce grand nom, elle qui s'était toujours crue de pauvre naissance ; mais elle se souvenait alors que sa mère lui avait toujours appris que l'un des deux hommes qu'elle devait le plus redouter au monde s'appelait Henri de Montmorency.
Palpitante, elle se suspendit, pour ainsi dire aux lèvres de sa mère, qui continua :
— Ton père, Loïse, était parti pour une rude campagne. Je le croyais mort. Un jour — jour de joie infinie et de malheur implacable —, j'appris qu'il vivait, j'appris qu'il était de retour et qu'il accourait vers moi… Or, sache que l'homme qui me donnait ces nouvelles, c'était le frère de ton père, et c'était Henri de Montmorency !
— Que vais-je apprendre ! balbutia Loïse.
— Apprends aussi une chose, mon enfant ! C'est que cet homme, avant de me donner ces nouvelles, t'avait fait enlever par un misérable… un tigre, comme il l'appela lui-même. Et après m'avoir appris le retour de ton père, après m'avoir appris qu'il t'avait fait enlever, il ajouta que si je démentais les paroles qu'il allait prononcer en présence de mon époux, sur un signe de lui, tu serais égorgée !
— Horreur !…
— Oui, horreur ! Car jamais nul ne saura ce que je souffris lorsque, devant mon époux, Henri de Montmorency m'accusa de félonie ! Je voulus protester ! mais, à chacun de mes gestes, je voyais son bras prêt à donner le signal de ta mort au tigre qui t'avait emportée… Je me tus !…
— Oh ! mère ! mère ! s'écria Loïse en se jetant dans les bras de Jeanne, comme vous avez dû souffrir ! Pour moi ! Pour me sauver !
Un héroïque et douloureux sourire de Jeanne fut sa seule réponse.
Peu à peu, sous les caresses passionnées de sa fille, elle parvint à calmer les palpitations de son cœur.
Elle reprit alors :
— Tu comprends maintenant pourquoi je t'ai toujours dit qu'il y avait un homme au monde que tu devais haïr, que tu devais fuir comme on fuit le malheur et la mort… c'était Henri de Montmorency…
— Et l'autre mère, l'autre !… fit Loïse d'une voix mourante.
— L'autre, mon enfant, celui qui t'avait enlevée !…
— Oui, mère !…
— Celui qui avait accepté l'horrible commission de t'égorger… le tigre, enfin !
— Oui, mère !…
— Loïse, apprête ton courage… ce monstre s'appelait le chevalier de Pardaillan !
Loïse ne poussa pas un cri, ne fit pas un geste.
Elle demeura comme foudroyée, très pâle, et deux grosses larmes roulèrent de ses yeux.
Puis, elle croisa ses mains sur son sein, baissa la tête, et murmura :
— Le père de celui que j'aime !
Jeanne la saisit dans ses bras, l'étreignit convulsivement.
— Oui, dit-elle, enfiévrée, la tête perdue. Oui, ma Loïse bien-aimée… nous sommes toutes deux marquées pour le malheur… Un homme généreux te sauva, te rapporta à moi… et ce fut lui qui m'apprit le nom du monstre… Oui, c'était le père de celui que tu aimes… car je sus que le monstre avait un enfant… de quatre ou cinq ans… Le tigre est mort sans doute… mais l'enfant a grandi… et le même malheur qui a mis le père sur mon chemin met le fils sur ta route !…
Loïse ne disait rien.
Une affreuse douleur lui étreignit le cœur.
Elle aimait le fils de l'homme exécrable par qui sa mère avait été condamnée à une vie de malheur !
Et qui savait si ce fils n'accomplissait pas les mêmes besognes que le père ?
Pourquoi le jeune chevalier n'était-il pas accouru à son secours ?
Pourquoi se trouvait-il en observation, à l'heure même où on les arrêtait toutes les deux ?
Pourquoi, depuis si longtemps, les guettait-il ?…
Ah ! il n'y avait plus à en douter ! Ce chevalier de Pardaillan était l'émissaire de l'homme qui l'emprisonnait et qui emprisonnait sa mère !…
Et qui pouvait être cet inconnu !…
À la pensée qui lui vint alors, elle tressaillit d'horreur. Et comme elle jetait sur sa mère un regard d'infinie désolation, elle la vit si pâle, avec une telle épouvante dans les yeux, qu'elle comprit qu'elle aussi avait sans doute la même pensée.
— Oh ! mère ! fit-elle dans un murmure d'angoisse, mon cœur est brisé…
— Pauvre chérie adorée… il le fallait, vois-tu, pour éviter de plus grands malheurs…
— Mon cœur est comme mort, reprit Loïse ; mais ce n'est pas à moi que je songe…
— À quoi songes-tu donc, mon enfant ? fit Jeanne en jetant un profond regard sur sa fille. À lui, sans doute ! Ah ! mon enfant, détourne ta pensée…
Loïse secoua la tête.
— Je songe, dit-elle avec un frémissement, à l'homme qui vient de nous enlever.
Jeanne tressaillit d'épouvante. Car sa pensée était bien celle de son enfant.
— Et, acheva Loïse, en rassemblant tout ce qui nous est arrivé, tout ce qui nous arrive, je crois deviner quel est cet homme… C'est…
— Oh ! tais-toi ! tais-toi ! bégaya Jeanne comme si le nom qui était sur les lèvres de sa fille et sur ses propres lèvres à elle eût été une malédiction…
Les deux femmes, dans une épouvante grandissante, se serrèrent l'une contre l'autre.
À ce moment, Jeanne étreignit sa fille plus violemment de son bras droit, tandis que son bras gauche se tendait vers la porte qui venait de s'ouvrir sans bruit…
— Lui ! murmura-t-elle en devenant livide…
Sur le pas de la porte, livide lui-même, pareil à un spectre immobile, se tenait Henri de Montmorency !…
Livre I
XXI. L'Espionne
Il est un personnage de ce récit que nous avons à peine entrevu et qu'il est temps de mettre en lumière. Nous voulons parler de cette Alice de Lux qui suivait la reine de Navarre. On a vu comment Jeanne d'Albret et Alice de Lux, sauvées par le chevalier de Pardaillan, s'étaient rendues toutes les deux chez le juif Isaac Ruben, et comment elles étaient montées dans la voiture qui stationnait en dehors des murs, non loin de la porte Saint-Martin.
Le carrosse, enlevé par ses quatre bidets tarbes, avait contourné Paris, passant au pied de la colline de Montmartre, franchissant la petite rivière qui, aux environs de Grange-Batelière, se transformait en marécages, puis piquant droit sur Saint-Germain où avait été signée la paix entre catholiques et réformés, paix qui n'était guère qu'un menaçant armistice, chacun des deux partis s'employant avec ardeur à concentrer de nouvelles forces pour une lutte décisive.
Les prêtres, dans les églises, prêchaient ouvertement le massacre.
Le roi Charles IX dut édicter que seuls les nobles et hommes d'armes porteraient l'épée.
Une maison fut brûlée parce qu'on supposait que des réformés s'y réunissaient en secret. Il faut se rappeler que le crime des réformés était de prier en français le même Dieu que les catholiques priaient en latin.
Le jour de la bataille de Moncontour, on vint d'abord apprendre à Catherine de Médicis que les huguenots l'emportaient.
— Nous dirons donc la messe en français ! répondit-elle simplement.
Et lorsqu'elle sut que les huguenots avaient été taillés en pièces :
— Dieu soit loué ! C'est encore en latin que nous dirons la messe !
Huit jours après la signature de la paix, dans une église, un homme bouscula par mégarde une vieille femme. Cette femme chercha une injure et ne trouva que celle-ci :
— Luthérien !
À ce cri, la foule tomba sur le malheureux qui en quelques instants fut tué, lacéré, mis en morceaux. Deux bons bourgeois qui, indignés, s'avisèrent de vouloir le secourir, subirent le même sort.
À tous les coins de rue, il y avait des statues de la Vierge. Au pied de ces statues stationnaient sans cesse une vingtaine de brigands armés jusqu'aux dents. Dans l'espace de deux mois, une cinquantaine d'infortunés passants furent égorgés pour avoir omis de saluer et de s'agenouiller.
Bientôt même, on exigea que chaque passant déposât une offrande dans une corbeille que tenait l'un des brigands : malheur au misérable qui se refusait à payer cette contribution forcée.
Donc, pour en revenir à notre récit, la reine de Navarre et Alice de Lux avaient atteint Saint-Germain. Jeanne d'Albret descendit dans une maison d'une ruelle qui débouchait sur le côté droit du château.
Là, elle trouva trois gentilshommes qui l'attendaient dans une salle basse.
— Venez, comte de Marillac, dit-elle à l'un d'eux.
Celui qu'elle venait d'appeler ainsi était un jeune homme d'environ vingt-cinq ans, vigoureusement découplé, la physionomie empreinte de tristesse.
À l'entrée de la reine et de sa suivante, cette physionomie s'était soudain éclairée ; on eût dit qu'un de ces pâles rayons d'hiver qui parfois traversent les nuées glaciales venait se jouer un instant sur son front.
Alice de Lux, de son côté, l'avait regardé.
Un trouble inexprimable avait fait palpiter son sein.
Mais toute cette émotion que nul n'avait remarquée avait duré une seconde à peine. Déjà le comte de Marillac s'était incliné devant la reine, la suivait dans le cabinet retiré où celle-ci venait de pénétrer.
— Pourquoi Votre Majesté m'appelle-t-elle ainsi ? demanda alors le jeune homme qui, sans doute, était des familiers de la reine puisqu'il interrogeait le premier.
Jeanne d'Albret jeta un mélancolique regard sur le comte.
— N'est-ce donc pas votre nom ? dit-elle. Ne vous ai-je pas créé comte de Marillac ?
Le jeune homme secoua la tête.
— Je dois tout à Votre Majesté, dit-il, vie, fortune, titre… Ma reconnaissance ne finira qu'avec mon dernier battement de cœur… mais je m'appelle simplement Déodat… Tous les titres que ma reine pourrait me conférer ne me donneront pas un nom ! Tous les voiles que vous pourrez jeter sur moi n'arriveront pas à couvrir la tristesse et peut-être l'infamie de ma naissance… Ô ma reine ! Vous ne voyez donc pas que vous êtes la seule à me donner ce titre de comte de Marillac, et que tout le monde m'appelle Déodat, l'enfant trouvé !…
— Mon enfant, dit la reine avec une tendre sévérité, vous devez chasser ces idées. Elles vous tueront. Brave, loyal, intrépide, vous êtes marqué pour une belle destinée si vous ne vous obstinez pas dans cette recherche mortelle qui peut paralyser tout ce qu'il y a en vous de bon et de généreux…
— Ah ! fit le comte de Marillac d'une voix sourde, pourquoi ai-je surpris cette conversation ! Pourquoi la fatalité a-t-elle voulu que j'apprisse le nom de ma mère ! Et pourquoi ne suis-je pas mort le jour où apprenant ce nom, j'ai appris aussi que ma mère était la reine funeste, la tigresse altérée de sang, l'implacable Médicis…
À ce moment, un cri étouffé retentit dans la pièce voisine.
Cri d'étonnement infini, peut-être, ou cri de terreur…
Mais ni la reine de Navarre ni le comte de Marillac, tout entiers à leurs pensées, n'entendirent ce cri.
— Enfant ! Enfant ! dit Jeanne d'Albret, prenez garde de vous égarer ! Prenez garde de courir vers des mirages chimériques… prenez garde aux désillusions…
— La désillusion est dans mon cœur, Majesté.
— Quoi qu'il en soit, reprit la reine avec fermeté, enfermez en vous-même ce fatal secret. Vous savez combien je vous aime : je vous ai élevé comme mon propre fils ; vous avez couru la montagne avec mon Henri ; vous avez eu les mêmes maîtres… continuez donc à être simplement mon fils d'adoption… Il y a place pour deux dans mon cœur de mère…
Le comte de Marillac s'inclina avec un respect plein d'émotion, saisit la main de la reine et la porta à ses lèvres.
— Maintenant, reprit la reine de Navarre, écoutez-moi, comte. J'ai besoin dans Paris d'un homme dont je sois sûre comme si vraiment c'était mon fils.
— Je serai cet homme-là ! fit vivement Déodat.
— J'attendais votre proposition, mon enfant, dit la reine en contenant mal son émotion. Mais faites-y bien attention, c'est peut-être votre vie que vous allez exposer.
— Ma vie vous appartient. Je l'ai risquée cent fois pour celui qui veut bien m'appeler son grand frère… pour votre fils, madame. À plus forte raison la risquerais-je pour vous-même…
— Peut-être aussi, reprit lentement la reine de Navarre, aurez-vous à risquer plus que la vie… peut-être vous trouverez-vous placé en présence de circonstances où vous aurez à lutter contre votre propre cœur… alors, mon enfant, c'est plus que du courage que j'attendrai de vous, c'est une magnanimité d'âme que je ne puis espérer qu'en vous…
— Quelles que soient les circonstances. Majesté, il me sera impossible d'oublier que si je vis c'est à vous que je le dois ! Si je ne suis pas un pauvre être voué au malheur et à la misère c'est que votre main secourable s'est étendue sur moi. Ainsi donc, j'attends votre bon plaisir et vos ordres.
— Oui ! murmura la reine pensive, il le faut ! Écoute-moi, mon enfant, mon cher fils…
Alors Jeanne d'Albret, bien qu'elle fût certaine que nul ne guettait ses paroles, se mit à parler si bas que le comte de Marillac, pour l'entendre, concentrait toute son activité dans l'ouïe, fermait les yeux, et que sa tête touchait presque la tête de la reine.
L'entretien, ou plutôt le monologue, dura une heure.
Au bout de cette heure, le comte répéta en les résumant les instructions qui venaient de lui être données.
Alors, il voulut s'incliner pour saluer la reine.
Mais Jeanne d'Albret le saisit, l'attira à elle et, l'embrassant au front, lui dit :
— Va, mon fils, pars avec ma bénédiction…
Déodat s'éloigna et traversa la pièce où attendaient les deux autres gentilshommes. Il jeta un rapide regard autour de lui ; mais sans doute il ne trouva pas ce qu'il comptait voir ou revoir dans cette salle basse, car il sortit dans la ruelle, détacha un cheval dont le bridon était fixé au tourniquet d'un contrevent, se mit en selle, et commença à descendre la grande côte boisée, dans la direction de Paris.
Peut-être éprouvait-il comme un regret à s'éloigner ainsi, car il laissait son cheval cheminer au pas et, après l'avoir mis dans le chemin, il ne s'inquiétait plus de lui pour le relever d'un coup de bride lorsque la bête buttait contre quelque pierre.
En effet, la route qu'il suivait n'était guère qu'un sentier mal entretenu, et la pente était roide.
Au bout de vingt minutes, le comte de Marillac — ou Déodat, comme on voudra l'appeler — atteignit un groupe de chaumières ramassées autour d'un pauvre clocher. Ce hameau s'appelait Mareil. Dans l'obscurité, le comte distingua un bouquet de chêne et de buis au-dessus d'une porte. C'était une auberge.
Il s'arrêta, regardant derrière lui comme pour examiner les hauteurs qu'il venait de descendre ; mais l'obscurité était profonde. Saint-Germain ne lui apparaissait que comme une ligne plus noire sur la crête du coteau.
Il soupira et mit pied à terre en se donnant comme excuse que les portes de Paris étaient fermées à cette heure et qu'il valait mieux attendre là le matin, plutôt que d'aller chercher un gîte du côté de Rueil ou de Saint-Cloud.
Il frappa à la porte du bouchon avec le pommeau de son épée. Au bout de dix minutes, un paysan à demi aubergiste vint lui ouvrir ; et sur le vu de l'épée plus encore que sur le vu d'un écu tout brillant, consentit à servir au comte un repas sur le coin d'une table, près de l'âtre.
Déodat s'accouda, les bottes tendues vers le feu, tandis qu'on conduisait son cheval à l'écurie.
Depuis longtemps, l'omelette qu'on venait de lui fricasser en hâte sur la flamme claire était devant lui.
Il n'y touchait pas…
Il songeait.
Après le départ du comte de Marillac, la reine de Navarre était demeurée quelques minutes seule et pensive.
Puis elle avait fait un effort pour revenir à la situation présente.
Elle frappa deux coups sur un timbre avec un petit marteau.
Elle attendit une minute, puis, voyant que personne ne venait, elle frappa à nouveau deux coups.
Cette fois, une porte s'ouvrit et Alice de Lux parut.
— Je demande pardon à Votre Majesté, dit-elle avec volubilité ; je crois qu'elle m'a appelée deux fois ; mais j'étais si loin de cette pièce… que je n'étais pas sûre…
La reine de Navarre s'était assise dans un fauteuil.
Elle fixait son clair regard sur la jeune fille, et sous ce regard, Alice de Lux demeurait troublée, palpitante.
— Alice, dit enfin Jeanne d'Albret, je vous ai dit tout à l'heure, au moment où nous avons été sauvées, que vous aviez été bien imprudente de nous faire passer par le pont, plus imprudente encore d'ouvrir les rideaux de la litière, et enfin, plus imprudente encore de prononcer mon nom devant une foule qui, sûrement, m'était hostile…
— C'est vrai… mais je croyais avoir expliqué à Votre Majesté…
— Alice, interrompit la reine, en disant que vous aviez été imprudente, je me suis trompée… ou j'ai feint de me tromper ; car si je vous avais dit à ce moment ma véritable pensée, peut-être eussiez-vous commis quelque nouvelle imprudence qui, cette fois, m'eût été fatale.
— Je ne comprends pas, madame, balbutia Alice de Lux en devenant très pâle.
— Vous allez me comprendre tout à l'heure. Lorsque vous êtes venue à la cour de Navarre, Alice, vous m'avez dit que vous étiez obligée de fuir la colère de la reine Catherine parce que vous vouliez embrasser la religion réformée… C'était il y a huit mois… je vous accueillis comme j'ai toujours accueilli les persécutés ; et comme vous étiez de bonne naissance, je vous plaçai parmi mes filles d'honneur… Depuis huit mois, avez-vous un reproche à m'adresser ? Parlez franchement, je vous l'ordonne.
— Votre Majesté m'a comblée, dit Alice en reprenant un peu de fermeté, mais puisque ma reine daigne m'interroger, qu'elle me permette à mon tour de poser une question. Ai-je donc démérité ? N'ai-je pas, depuis huit mois, accompli avec zèle tous les devoirs de ma charge ? Ai-je donné sujet à quelque médisance ? On m'appelait la Belle Béarnaise, madame ; et pourtant, malgré cette beauté qu'on voulait me reconnaître, ai-je jamais cherché à détourner quelque gentilhomme des soucis de la guerre ? Enfin, depuis ma conversion, n'ai-je pas donné à ma religion nouvelle toutes les marques d'attachement qu'on pouvait attendre d'une néophyte ?
— Je reconnais, fit la reine avec une gravité qui amena un nuage sur le front de la jeune fille, je reconnais que vous avez montré un zèle dont quelques-uns ont pu être surpris. Que vous dirai-je ? Je vous eusse préférée catholique plutôt que protestante à ce point. Quant à votre conduite vis-à-vis de mes gentilshommes, elle est irréprochable ; et là encore, j'avoue que j'eusse été moins étonnée à vous voir un peu moins… sévère ; enfin, votre service a toujours été admirable, au point que même lorsque vous n'étiez pas de service, même quand je n'avais pas besoin de vous, vous étiez toujours assez près de moi pour tout voir, sinon pour tout entendre.
Cette fois, l'accusation était si claire qu'Alice de Lux chancela.
— Oh ! Majesté, murmura-t-elle, j'ai horreur de comprendre !
Jeanne d'Albret la regarda avec une sorte de pitié.
— Il faut pourtant que vous compreniez, dit-elle enfin. Mes soupçons ne sont guère éveillés que depuis une quinzaine de jours. Je voudrais vous épargner la douleur d'avoir honte, Alice, car je vous aimais. Pourtant, il faut bien que je me sépare de vous, puisque j'ai acquis la conviction que vous me trahissez…
— Votre Majesté me chasse ! bégaya la jeune fille.
— Oui, dit simplement la reine de Navarre.
Il y eut une minute d'écrasant silence.
Alice de Lux, appuyée au dossier d'un fauteuil, jetait autour d'elle ces yeux hagards qu'ont les condamnés ; elle avait joint les mains dans un geste de supplication machinale.
Enfin un long soupir gonfla son sein sculptural, et elle parvint à prononcer quelques mots :
— Votre Majesté se trompe… je suis victime d'infâmes calomnies…
La reine de Navarre souffrait peut-être plus que la jeune fille.
Pour une âme généreuse, en effet, il n'y a pas de spectacle plus douloureux que celui de la trahison d'un être en qui on avait mis toute sa confiance. Et lorsque cet être, placé en face d'une irrémédiable honte, se débat sous le poids de l'accusation, qu'on le voit panteler et faire d'inutiles efforts pour rassembler les preuves de sa loyauté, le spectacle est certes plus affreux que celui d'un ennemi vaincu.
— Écoutez, Alice, dit Jeanne d'Albret d'une voix si triste que la jeune fille en frissonna, j'eusse pu, et peut-être j'eusse dû vous livrer à nos juges en leur apportant la preuve de votre trahison ; je n'en ai pas le courage. Je me contente de vous renvoyer à votre maîtresse, la reine Catherine…
— Votre Majesté se trompe !… murmura encore Alice avec une sorte de gémissement.
La reine de Navarre secoua la tête.
— Ce jour où j'entrai chez vous et où je vous surpris écrivant, pourquoi, Alice, avez-vous jeté votre lettre au feu, risquant ainsi de provoquer des questions que d'ailleurs je ne vous posais pas ?…
— Madame ! s'écria Alice avec l'ardeur du noyé qui sent sous ses doigts raidis un fétu de paille, madame, il faut donc que je vous avoue la vérité !… J'aime… J'écrivais à celui que j'aime !…
— C'est en effet ce que je supposai, et voilà pourquoi je me tus. Ce jour où un de mes officiers vous vit causant avec un courrier qui partait pour Paris, Alice… Le courrier s'éloigna précipitamment : il n'est plus jamais revenu. Pourquoi ?
— Je lui donnais des commissions pour des amis que j'ai à Paris, madame ! Est-ce ma faute si cet homme n'est plus revenu ? Qui sait, au surplus, s'il n'a pas été tué ?
— Lorsque les chefs de l'armée se sont réunis pour délibérer, pourquoi, Alice, vous a-t-on trouvé dans ce cabinet qui donnait sur la salle des délibérations ?
— J'avais été surprise par l'arrivée de ces soldats, madame ; je n'osais plus sortir.
— Oui, c'est bien là les différentes explications que vous avez données, et je vous crus. Cependant, il y a quinze jours, comme je vous le disais, je commençai à vous soupçonner sérieusement.
— Pourquoi, madame ? pourquoi ?…
— Votre insistance pour m'accompagner à Paris me remit en mémoire les faits que je viens de vous exposer, et beaucoup d'autres. Je me décidai, Alice, parce que je voulais vous mettre à l'épreuve. Vous voyez à quel point je répugnais à vous croire… ce que plusieurs de mes conseilleurs vous accusaient d'être, puisque j'ai risqué ma vie dans l'espoir de démontrer votre innocence.
Tremblante, hagarde, la sueur au front, Alice de Lux tenta un dernier effort :
— Eh bien, Majesté, vous voyez bien que je suis innocente, puisque vous vivez…
— Ce n'est pas votre faute ! fit sourdement la reine. Alice de Lux, vous étiez de connivence avec ceux qui ont voulu me tuer.
— Jamais…
— Alice de Lux ! C'est vous qui avez voulu que la litière passât sur le pont ! C'est vous qui avez ouvert les rideaux ! C'est votre cri qui m'a désignée aux assassins. C'est à vous que l'un d'eux a voulu remettre ce billet au moment où la litière se renversait. Il paraît que j'étais encore moins troublée que vous, puisque j'ai vu ce billet lorsqu'il tombait sur vos genoux, puisque je l'ai ramassé sur le sol, puisque je l'ai gardé, puisque le voilà !…
En disant ces mots, la reine de Navarre tendait à Alice un papier plié en triangle et d'un format minuscule.
La jeune fille tomba à genoux, ou plutôt s'écroula, écrasée par une telle honte qu'il lui semblait que jamais plus elle n'oserait se relever.
— Prenez ! dit Jeanne d'Albret. Ce billet vous était destiné. Il vous appartient.
L'espionne demeura immobile, pétrifiée, inconsciente.
— Prenez ! répéta rudement la reine de Navarre.
Cette fois, l'espionne obéit. Sans lever la tête, elle tendit la main.
— Lisez ! ordonna Jeanne d'Albret. Lisez, car ce billet contient un ordre de vos maîtres.
L'espionne, subjuguée, pantelante, déplia le billet, et elle lut…
« Si l'affaire réussit, soyez au Louvre demain matin. Si l'affaire ne réussit pas, quittez votre poste au plus tôt en demandant un congé en règle et venez dans la huitaine. La reine veut vous parler. »
Il n'y avait pas de signature.
Un faible cri qui ressemblait à l'atroce gémissement de la honte se fit jour à travers les lèvres tuméfiées de l'espionne.
Puis, de nouveau, elle s'écroula sur elle-même, la tête perdue, effroyablement malheureuse.
La reine de Navarre laissa tomber sur Alice de Lux un regard de souveraine miséricorde.
Puis elle prononça :
— Allez…
L'espionne se releva lentement ; elle vit la reine qui, le bras tendu, lui montrait la porte, et elle recula à petits pas jusqu'à ce qu'elle se trouvât contre cette porte. De ses mains hésitantes, tremblantes, elle ouvrit, sortit, et ce fut seulement alors qu'elle se mit à courir comme une insensée.
Jeanne d'Albret sortit à son tour et entra dans la salle basse où l'attendaient les deux gentilshommes.
— Nous partons, messieurs, dit-elle.
Elle se dirigea vers sa voiture, et, au moment de monter, regarda à droite et à gauche comme pour chercher à savoir ce qu'était devenue Alice de Lux.
— Malheureuse enfant ! murmura-t-elle avec un soupir. Voilà pourtant de tes œuvres, ô Médicis !…
Quelques instants plus tard, le carrosse, escorté par les deux gentilshommes à cheval, s'éloignait rapidement.
Alice de Lux, en quittant la maison, s'était mise à courir, comme nous venons de le dire, pareille à une insensée. Sa première idée fut de s'éloigner le plus vite possible de l'endroit où elle venait de subir le supplice de la honte.
Elle traversa l'esplanade qui se trouvait devant le château, sans savoir où elle allait.
Tout à coup, elle s'arrêta, frissonnante, regarda autour d'elle.
— Où aller ! murmura-t-elle. Où me cacher ! Que vais-je devenir quand il va savoir ! Je suis perdue ! Que faire ? Aller à Paris ? Me rendre aux ordres de l'implacable Catherine ? Oh ! non, non !… Qu'ai-je fait !… J'ai voulu assassiner la reine de Navarre !… Qui suis-je ?… Que suis-je ?… Quelle abjection dans mon âme ! Oh ! j'ai honte !… Heureusement, il fait nuit… on ne me voit pas… mais il fera jour dans quelques heures ! On me verra… Et qui ne devinera, rien qu'à ma honte, quel être d'horreur je suis devenue !…
Elle s'assit sur une pierre, le menton dans les deux mains.
Cette femme était jeune.
Elle était belle, de cette beauté brune et provocante des Béarnaises, à demi andalouses par la pâleur mate du front, par les lèvres merveilleuses comme des grenades ouvertes, par le feu du regard voilé de lourdes paupières voluptueuses.
Là-bas, dans les montagnes où le fils de Jeanne d'Albret courait le loup quand il ne courait pas la jouvencelle, on l'appelait la Belle Béarnaise.
Et ce surnom lui seyait à merveille.
Mais, dans cette minute, nul n'eût reconnu la beauté que nous signalons, dans ces traits convulsés, dans ces yeux hagards, dans ce front taché de plaques livides…
— Que faire ! reprenait-elle. Fuir la reine Catherine ?… Insensée ! Pour la fuir, il n'est qu'un refuge : la tombe… et je ne veux pas mourir… Non ! oh non ! je suis trop jeune pour mourir… Marche, misérable ! Il faut que tu ailles jusqu'au bout de ton infamie… Allons, debout, espionne ! La reine t'attend…
C'est ainsi que cette malheureuse créature se torturait elle-même.
Pour la plaindre ou l'accabler, l'heure n'est pas venue encore… Les événements qui vont se dérouler dans ce récit nous montreront quelle femme, quel monstre ou quelle infortunée il y avait dans Alice de Lux.
Machinalement, elle s'était relevée et avait repris le chemin qu'elle venait de parcourir, s'orientant vers Paris au jugé, car elle connaissait à peine le pays.
Une accablante tristesse pesait sur elle.
Ses pieds s'écorchaient aux cailloux de la rude descente.
Mais elle ne sentait ni fatigue ni souffrance. Elle allait vers Paris comme si une force magnétique l'y eût attirée malgré elle.
Au bout d'une heure de marche, elle entrevit quelques maisons basses, et regarda avidement.
Elle jugea qu'elle devait se trouver assez loin de Saint-Germain, et que, d'ailleurs, la reine de Navarre avait dû en partir déjà.
Et son unique pensée, en ce moment, était de mettre le plus d'espace possible entre elle et Jeanne d'Albret comme si, de cette façon, elle se fût éloignée de la honte. La honte l'écrasait, l'opprimait, lui semblait une intolérable souffrance. En même temps, elle se sentit tout à coup brisée de fatigue, non de la route assez courte qu'elle venait de parcourir, mais le besoin d'être seule dans une chambre, de cacher sa tête sous un oreiller, de ne plus rien voir, plus rien entendre lui donnait l'immense lassitude du plein air. Elle redoutait les arbres, fantômes qui se balancent, les étoiles qui regardent, le ciel qui méprise, et elle se figurait que d'être à couvert, cela la soulagerait aussitôt, puisqu'elle pourrait fuir les invisibles témoins de sa honte que son imagination suscitait à chacun de ses pas.
À dix pas d'elle, il lui parut qu'une de ces maisons basses devant lesquelles elle s'était arrêtée laissait filtrer un peu de lumière. Avec l'inconsciente résolution qui présidait à tous ses mouvements, elle se dirigea vers cette lumière et frappa à une porte.
On ouvrit presque aussitôt.
— Une chambre pour cette nuit, dit-elle en claquant des dents.
— Oui, fit l'homme. Mais entrez vous chauffer. Vous grelottez, madame.
Elle fit signe qu'elle acceptait.
L'homme ouvrit une autre porte, elle donnait sur une sorte de salle d'auberge qu'éclairait la flambée de l'âtre placé à gauche en recul de la porte.
Elle entra, et instinctivement, se tourna vers cette lumière, vers cette chaleur.
Et elle vit un cavalier qui lui tournait le dos, accoudé au coin d'une table.
Et du premier coup, elle le reconnut. Car une flamme monta à ses joues pâles, et un cri lui échappa.
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XIX. Le Maréchal de Damville
Pardaillan se leva à l'aube après avoir très mal dormi. On n'arrive pas tout à coup à la fortune sans que la pensée en soit profondément troublée. Le chevalier, qui se voyait en passe de devenir le favori d'une grande reine, n'envisageait pas sans émotion les changements que sa nouvelle situation allait apporter dans sa vie.
Comme il était homme de méthode, il avait fini, à force de se tourner et de se retourner dans son lit, par se tranquilliser sur tous les points obscurs qui l'inquiétaient.
Voici comment il avait arrangé les choses.
1° Il se rendrait au Louvre, à l'invitation de Catherine de Médicis.
2° Il irait à l'hôtel Coligny prévenir Déodat qu'il eût à quitter Paris au plus tôt.
3° Il provoquerait Henri de Guise et rendrait ainsi à la reine le plus signalé service.
4° Une fois sûr de sa position nouvelle, il irait trouver la Dame en noir, lui dirait son amour pour sa fille et, gentilhomme de la cour, sans doute favori du roi, obtiendrait Loïse en mariage.
5° Il serait dès lors l'homme le plus heureux du monde.
6° Il ferait rechercher son père, et lui ferait une bonne et douce vieillesse, non sans lui avoir fait remarquer que Pardaillan fils était arrivé à la fortune et au bonheur en désobéissant aux vœux de Pardaillan père.
Ayant ainsi arrangé sa vie, le chevalier avait pu dormir quelques heures.
Mais à l'aube, comme nous l'avons dit, il était debout.
Il fit une toilette soignée. Il s'agissait de prouver aux gentilshommes de la cour qu'un Pardaillan était à son aise sur tous les terrains. Quand il fut prêt, n'ayant plus qu'à ceindre son épée accrochée au mur, il constata qu'il avait encore deux ou trois heures devant lui avant de pouvoir se présenter raisonnablement au Louvre.
Il se dirigea donc vers la fenêtre sans grand espoir d'ailleurs d'apercevoir Loïse.
Mais, pour un amoureux, regarder la fenêtre derrière laquelle dort la bien-aimée, « c'est encore du bonheur » comme on chante dans les opéra-comiques.
À ce moment, Pipeau grogna sourdement.
Pardaillan ne prêta aucune attention à ce grognement, et ouvrit sa fenêtre.
Presque au même instant, la fenêtre de Loïse s'ouvrit elle-même avec violence, et la jeune fille, les cheveux dénoués, les yeux hagards, apparut, leva la tête vers Pardaillan et cria :
— Venez ! Venez !
— Enfer ! gronda Pardaillan qui pâlit lui-même. Que se passe-t-il ?
C'était la première fois que Loïse adressait la parole au chevalier. Et c'était, selon toute apparence, pour implorer son secours, et il fallait que le danger fût grave pour qu'elle eût osé jeter ce cri qui ressemblait à un cri de terreur.
— J'accours ! rugit Pardaillan qui se retourna pour se précipiter dans l'escalier.
À la même seconde, Pipeau fit entendre un aboi furieux, la porte vola en éclats, une douzaine d'hommes armés se ruèrent dans la chambre et l'un d'eux cria :
— Au nom du roi !…
Pardaillan voulut s'élancer vers son épée demeurée à la muraille ; mais avant qu'il eût pu faire un mouvement, il fut entouré, saisi par les bras et par les jambes, et il tomba.
— Malédiction ! hurla le chevalier.
— À moi, monsieur, cria la voix de Loïse.
Pardaillan, étendu sur le plancher, s'arc-bouta sur sa tête et sur ses talons ; et il souleva la grappe humaine tout entière… mais ils étaient trop !… Il retomba, écumant…
— À moi ! cria encore Loïse.
Et cette voix arracha au chevalier un rugissement.
Elle le galvanisa comme une secousse électrique.
Dans un prodigieux effort, il tendit ses muscles… et alors, il constata que ses jambes étaient liées ! Liés aussi ses bras. Il ferma les yeux et, de ses paupières closes, jaillit une larme que dévora la fièvre des joues…
Pendant ce temps, le chien hurlait, pillait, mordait, dans le tas.
Quand le chevalier fut réduit à l'impuissance, Nancey compta autour de lui deux morts et cinq blessés.
Pardaillan avait assommé l'un des morts d'un coup de poing à la tempe. Pipeau avait étranglé l'autre.
— En route ! commanda le capitaine.
Pardaillan, tout ficelé, fut saisi, emporté… et le long aboi lugubre du chien ponctua la défaite de son maître.
Dans la rue, le chevalier ouvrit les yeux, et vit trois carrosses.
L'un était rangé contre la porte de l'hôtellerie et celui-là était pour lui.
Les deux autres stationnaient devant la maison d'en face ; le premier était vide ; dans le deuxième, Pardaillan reconnut Henri de Montmorency, le maréchal de Damville !
Il n'eut pas le temps d'en voir plus long, car il fut jeté dans le carrosse qui lui était destiné, les mantelets furent aussitôt rabattus, et il se trouva dans une prison roulante qui se mit aussitôt en mouvement.
Pardaillan était comme fou de fureur et de désespoir.
Mais, si désespéré qu'il fût, il garda assez de sang-froid pour suivre en imagination les tours et détours de la voiture qui l'entraînait. Il connaissait admirablement son Paris et, au bout de quelques minutes, il fut fixé…
Une sueur froide l'envahit…
Ses cheveux se hérissèrent…
Et il murmura avec une angoisse qui le fit frissonner :
— On me conduit à la Bastille !
La Bastille !… La réputation de la sinistre prison d'État était, dès cette époque, ce qu'elle devait être plus tard, sous Louis XIV et Louis XV. Il n'y eut guère qu'Henri IV et Louis XIII qui donnèrent leurs préférences à d'autres donjons de réclusion.
La Bastille, ce n'était déjà plus une prison comme le Temple, comme le Châtelet, comme tant d'autres.
La Bastille, c'était l'oubliette, c'était la tombe, c'était la mort lente au fond de quelque cachot sans air.
Il y avait autour de sa masse énorme une atmosphère de terreur.
Pardaillan comprit qu'il était perdu.
Perdu ! au moment où la fortune semblait lui sourire !
Au moment où celle qu'il aimait l'appelait à son secours et où elle avouait ainsi qu'elle l'aimait !
Lorsque la voiture, ayant franchi des ponts-levis et des portes, s'arrêta enfin, lorsque Pardaillan fut descendu, il regarda autour de lui et se vit dans une cour sombre, entouré de soldats.
Un instant, il eut la pensée de se précipiter sur eux, dans l'espoir de recevoir tout de suite le coup mortel et d'en finir avec la vie…
Mais avant même que cette pensée se fût formulée en lui, il fut saisi par deux ou trois geôliers herculéens qui le portèrent plutôt qu'ils ne le firent marcher. Il franchit une porte de fer, pénétra dans un long couloir humide dont les murs rongés de salpêtre laissaient suinter de mortelles émanations : puis on monta un escalier de pierre en pas de vis, puis on franchit deux grilles de fer, puis on longea un corridor, et enfin, Pardaillan fut poussé dans une pièce assez vaste, située au troisième étage de la tour ouest.
Il entendit la porte se refermer à grand bruit.
Hagard, presque dément, il écouta le bruit des cadenas énormes qui se bouclaient.
Alors, comme on lui avait tranché ses liens, il jeta une longue clameur de désespoir et se rua sur la porte qu'il secoua frénétiquement…
Bientôt, il comprit que ses efforts étaient vains…
Et il tomba sur les dalles, évanoui.
*******
Que se passait-il dans la maison de la rue Saint-Denis ? Pourquoi Loïse, qui n'avait jamais parlé au chevalier de Pardaillan, l'appelait-elle à son secours ? C'est ce que nous allons dire.
Le maréchal de Damville avait, comme on l'a vu, reconnu Jeanne de Piennes.
Une fois sûr qu'il ne s'était pas trompé dans ses pressentiments, il regarda autour de lui et s'aperçut qu'il faisait grand jour et que, des boutiques voisines, on l'examinait curieusement.
Alors il s'éloigna et rentra à l'hôtel de Mesmes[1] qu'il habitait toutes les fois qu'il venait à Paris.
C'était une sombre demeure qui semblait emprunter on ne savait quoi de lugubre, soit au voisinage de la prison du Temple, située dans le même quartier, soit au caractère de celui qui l'habitait. On n'y voyait que des serviteurs silencieux ou des soldats qui donnaient à cet hôtel une allure de forteresse.
Toute cette journée, Henri la passa dans une pièce retirée, frissonnant au moindre bruit, écoutant lorsqu'une porte s'ouvrait.
En effet, Damville, qui n'avait peur de rien au monde, Damville qui, même dans ces temps de férocité, passait pour féroce, Damville tremblait devant cette idée qui s'inscrivait en lettres de sang et de flammes comme un Mané Thécel Pharès au fond de son imagination tourmentée :
— Les mêmes causes, qui m'ont amené à Paris, ne peuvent-elles pas y amener François ? Le même hasard, qui m'a conduit rue Saint-Denis, ne peut-il y conduire mon frère ? Et s'il la voit comme je l'ai vue ! S'il lui parle ! Si elle dit tout ! Si elle évoque cet abominable passé qui est le cauchemar de ma vie !
Alors, une sueur froide inondait son front.
Il se sentit pâlir.
— Oui ! reprenait-il, voilà des années que je cherche à oublier ! Et même dans les batailles, même dans les carnages de huguenots, quand je suis ivre de sang, même dans les festins que je donne à mes officiers, quand je suis ivre de vin, je ne parviens pas à oublier !… Toujours je la revois telle que je la vis… là-bas, dans la chaumière de Margency, si pâle qu'on eût dit une morte… Toujours j'entends sa voix qui murmure à François… « Oh ! achève-moi donc ! Tu ne vois donc pas que je meurs !… » Comme elle me haïssait ! Comme elle me méprisait ! Ah ! ma revanche a été terrible ! J'ai brisé trois existences d'un coup : le père, la mère et la fille !… Malheur à qui me hait ! Car ma haine, à moi, ne pardonne point !
Un moment, il s'exaltait dans ses pensées d'orgueil et de force.
Mais aussitôt, la pensée de cet homme — son frère — dont il avait brisé l'existence, lui revenait, non plus comme un remords, mais comme une épouvante.
Oui, ses souvenirs, l'un après l'autre, sortaient de la tombe du passé, se dressaient devant lui comme des spectres.
Mais il en était un qu'il ne pouvait supporter, qu'il cherchait à écarter en tremblant…
Il se revoyait dans le bois de châtaigniers, tombant sous l'épée de son frère…
Il revoyait François se penchant vers lui…
Et c'était ce regard de son frère qui le poursuivait, qui pesait sur lui et l'affolait.
Quoi ! Était-il possible que François n'apprît pas la vérité !… Et que ferait-il alors !…
Henri, à cette idée, se laissa tomber dans un fauteuil, et prit sa tête à deux mains.
L'idée de fuir lui vint. Fuir ! Mais où ? Fût-ce au bout de la terre, François le rejoindrait !…
Et ce fut lorsqu'il se trouva acculé aux dernières limites de la terreur, ce fut à ce moment qu'une réaction de violence sauvage se fit en lui.
Il poussa un rauque soupir, sortit tout à coup sa dague et, d'un geste violent, l'enfonça profondément dans le bois d'une table, comme s'il eût poignardé son frère.
L'arme vibra longuement, avec une sorte de gémissement.
— Des crimes ! grinça-t-il, la figure convulsée, des crimes ! des meurtres ! Soit ! Mes terreurs, je les noierai dans le sang !… Mes souvenirs anciens, je les étoufferai sous de nouveaux souvenirs !… Que mon frère paraisse ! Et cette dague, à jamais, m'en débarrassera ! Quant à elle, quant à sa fille… qu'elles meurent donc aussi !
Mais il n'eut pas plutôt crié, ou plutôt pensé ces mots, qu'il tressaillit violemment.
Cette femme qu'il voulait tuer… mais il l'aimait !… il l'avait toujours aimée !… Il l'aimerait toujours !
Longtemps, Henri se débattit entre cet amour et cette terreur qui le dominaient également.
Enfin, un sourire détendit ses lèvres ; sans doute, il avait trouvé le moyen de concilier terreur et amour. Il fit venir un de ses officiers et lui donna ses instructions.
Le résultat de la détermination qu'il venait de prendre fut qu'il put dîner d'assez bon appétit.
Il se jeta tout habillé sur un lit et dormit quelques heures.
Vers le milieu de la nuit, c'est-à-dire à peu près vers le moment où, la veille, il avait rencontré le duc d'Anjou et ses acolytes, il se leva, s'arma soigneusement, et se dirigea vers la rue Saint-Denis.
Il passa le reste de la nuit en faction à l'endroit même qu'il avait choisi la nuit précédente.
Au matin, deux carrosses arrivèrent, suivis de gens d'armes. Les soldats avaient eu soin de déposer les marques distinctives de la maison de Damville. Henri monta dans l'un des deux carrosses, afin de ne pas être remarqué, et fit signe à l'officier qu'il pouvait opérer.
L'officier, suivi d'une demi-douzaine de soldats, entra dans la maison.
La propriétaire, vieille bigote, les reçut en tremblant et se signa épouvantée, lorsqu'elle entendit l'officier lui dire :
— Madame, vous abritez dans votre logis deux femmes de la religion. Ces deux huguenotes sont accusées d'accointances avec les ennemis du roi…
— Est-ce Jésus possible ! bégaya la vieille. Mais quels ennemis ?
— Des damnés huguenots.
— Sainte Marie ! Mais je serai damnée, alors !
— C'est bien possible. En tout cas, vous risquez fort de passer pour complice.
— Moi !…
— À moins que vous ne m'aidiez à les arrêter sans bruit, sans esclandre.
— Je suis à vos ordres, monsieur l'officier. Qui l'eût cru ! Des huguenotes chez moi ! Je me disais bien aussi ; pourquoi ne vont-elles jamais à l'église ? Quelle aventure, doux Jésus !
Tout en marmottant ces paroles entre les quatre dents qui lui restaient, la bonne dévote montait l'escalier, suivie de l'officier et des soldats.
Elle frappa.
Et dès qu'elle eut compris que de l'intérieur on tirait le verrou, elle s'effaça.
Jeanne de Piennes se trouva en présence de l'officier.
Elle pâlit légèrement.
Mais, habituée qu'elle était au malheur, elle garda tout son sang-froid et, d'une voix qui ne tremblait pas, demanda :
— Que désirez-vous, monsieur ?
L'officier rougit. La commission ne lui allait qu'à demi. Il s'agissait, en somme, d'un bon petit guet-apens. Il n'avait nulle qualité pour procéder à une arrestation. Et maintenant, devant cette femme au maintien si digne et si ferme, devant cette pure beauté que la tristesse idéalisait, il comprenait qu'il était odieux.
Mais, aussitôt, l'image furieuse du maréchal passa devant ses yeux.
Et plus tremblant que Jeanne, il répondit à demi-voix, comme honteux :
— Madame… c'est un ordre rigoureux qu'il faut que j'exécute… excusez-moi, je ne fais qu'obéir.
Que de crimes dans l'histoire de l'humanité, avec cette effroyable excuse : J'obéis ! ce n'est pas moi le responsable !… Comme s'il y avait des disciplines plus hautes que la discipline de la conscience ! Comme si tout était dit lorsque le meurtrier peut répondre : On m'a commandé de tuer, je n'ai fait qu'obéir !…
— Quel ordre ? dit Jeanne en jetant un regard d'angoisse sur la chambre où se trouvait sa fille.
— Je viens vous arrêter, madame. On vous accuse d'être de la religion et d'avoir désobéi aux derniers édits.
À ce moment, la porte de Loïse s'ouvrit. La jeune fille comprit tout d'un regard.
— Monsieur, dit alors la Dame en noir, vous faites erreur.
— C'est ce qu'il vous sera facile d'établir, madame. En attendant, veuillez me suivre sans bruit, je vous prie.
— Ma fille ! On me sépare de ma fille ! s'écria Jeanne dont toute la résolution tomba.
Loïse avait jeté un cri. Affolée, sans savoir ce qu'elle faisait, elle courut à la fenêtre, l'ouvrit violemment, aperçut le chevalier de Pardaillan. Et son premier mot — cri de sublime confiance et d'amour — fut pour appeler cet homme à qui elle n'avait jamais parlé :
— Venez ! Venez !
L'officier, voyant que les choses allaient se gâter, entra dans le logis, suivi de ses soldats.
— Madame, s'écria-t-il, je vous jure que vous ne serez pas séparée de mademoiselle, puisqu'il faut qu'elle vous suive. Je vous jure que je vous conduis toutes les deux au même endroit… Obéissez donc sans bruit… car vous me forceriez à employer la violence, ce que je regretterais toute la vie.
Jeanne vit cet officier résolu à faire comme il disait. Elle vit le logis envahi par les soldats. Elle comprit le danger et l'inutilité d'une résistance. De plus, on lui affirmait qu'elle ne serait pas séparée de Loïse. Enfin, il lui semblait facile de prouver qu'elle n'avait en rien transgressé les édits de la religion.
— C'est bien, monsieur, dit-elle en reprenant sa fermeté. M'accordez-vous cinq minutes pour me préparer ?
— Volontiers, madame, répondit l'officier, heureux d'être quitte à si bon compte.
Et il sortit avec ses soldats, tandis que Jeanne faisait signe à la vieille propriétaire d'entrer.
Celle-ci obéit, après avoir consulté l'officier du regard.
Jeanne, alors, courut à sa fille qu'elle arracha de la fenêtre et qu'elle étreignit dans ses bras.
Les deux femmes se trouvaient dans une de ces situations où les pensées comptent double, où les paroles valent des discours.
Jeanne plongea ses yeux dans les yeux de sa fille.
— Qui appelais-tu, mon enfant ? demanda-t-elle très doucement.
— Le seul homme qui puisse nous être de quelque secours, ma mère.
— Ce jeune cavalier qui regarde si souvent et si obstinément les fenêtres de ce logis ?
— Oui, ma mère, répondit Loïse dans l'exaltation de la fièvre, et sans songer que ces paroles étaient un aveu.
Jeanne serra l'enfant avec plus de tendresse sur son cœur et, avec plus de douceur encore, demanda :
— Tu l'aimes donc ?
Loïse pâlit, rougit, baissa la tête, et deux larmes perlèrent à ses cils.
— Et lui ? demanda Jeanne.
— Je crois… oui… j'en suis sûre ! balbutia Loïse.
— S'il en est ainsi, tu penses que nous pouvons compter sur lui ? Songes-y, mon enfant… je te demande si tu crois à la loyauté et à la générosité de ce cavalier…
— Ah ! ma mère, s'écria Loïse dans un élan de tout son cœur, c'est l'homme le plus loyal, j'en répondrais sur ma tête !
— Comment s'appelle-t-il ? demanda Jeanne.
Loïse leva ses jolis yeux effarés comme ceux d'une biche…
— Mais…, fit-elle avec une adorable naïveté… je ne sais pas encore… son nom…
— Oh ! candeur ! murmura Jeanne avec un sourire tout mouillé de pleurs.
Et elle songea qu'elle aussi, jadis, avait aimé longtemps sans même savoir le nom de celui qu'elle aimait. Un flot d'amertume monta à son cœur, ses yeux se voilèrent.
Mais se remettant aussitôt :
— C'est bien, dit-elle. Nous n'avons ni le temps, ni le choix ! Puisses-tu ne pas te tromper !…
Elle courut à un coffret, en tira une lettre toute cachetée qu'elle avait sans doute écrite depuis longtemps, et prenant une feuille de papier, écrivit en hâte :
« Monsieur,
Deux pauvres femmes éprouvées par le malheur se confient à votre loyauté. Vous êtes jeune, et sans doute accessible à la pitié, à défaut de tout autre sentiment. Si vous êtes tel que nous pensons, ma fille et moi, vous remettrez à son adresse la lettre enveloppée sous ce pli.
Soyez remercié et béni pour l'immense service que vous nous aurez rendu. »
La Dame en noir.
Alors, elle cacheta le tout, et appelant la vieille propriétaire :
— Dame Maguelonne, dit-elle, voulez-vous me rendre un grand service ?
— Je le veux, ma fille. Et pourtant, qui eût cru que vous étiez huguenote, vous si belle et si sage personne.
— Dame Maguelonne, me croyez-vous capable de mentir ?
— À Dieu ne plaise !
— Eh bien ! je vous jure que je suis victime d'une erreur… à moins, ajouta-t-elle avec une poignante tristesse, que tout ceci ne soit qu'une affreuse comédie.
— En ce cas, fit la dévote avec fermeté, dites-moi en quoi je puis vous être utile, et aussi vrai que je ne crains rien au monde que Dieu le père, Dieu le Fils, la Vierge et saint Magloire, je ferai votre commission, dût-il m'en coûter !
— Il ne vous en coûtera rien, ma bonne dame. Il s'agit de remettre ce pli à un jeune cavalier qui demeure là, dans cette hôtellerie, à la dernière fenêtre, en haut.
La vieille femme fit disparaître le papier.
— Dans dix minutes, votre lettre sera arrivée. Chère dame ! Puisse l'erreur être reconnue bien vite. Car qui ne vous aimerait et qui pourrait soutenir que vous êtes vraiment des huguenotes ?
Jeanne, cependant, avait remercié la digne bigote et ouvert la porte.
— Monsieur, nous sommes prêtes, dit-elle.
L'officier salua et commença à descendre. Il eût pu s'inquiéter de ce que sa prisonnière avait bien pu dire à la vieille propriétaire. Mais, on l'a vu, il était passablement honteux du rôle qu'il jouait, et pourvu qu'il réussît à ramener à l'hôtel de Mesmes la Dame en noir et sa fille, il était résolu à n'en pas demander davantage.
Henri de Montmorency, caché dans son carrosse, étouffa un rugissement de joie furieuse en apercevant Jeanne et sa fille. Il ne s'était même pas aperçu qu'une arrestation venait d'avoir lieu dans l'hôtellerie de la Devinière, et que des groupes nombreux commentaient l'événement.
Jeanne et Loïse montèrent dans le carrosse qui stationnait devant la porte.
Dame Maguelonne les avait suivies jusque-là.
Au moment où le carrosse allait s'ébranler, Jeanne lui jeta un regard de suprême recommandation.
La vieille s'approcha vivement, à l'instant où les mantelets allaient se rabattre, et murmura :
— Soyez sans crainte : dans quelques minutes, la lettre sera dans les mains du chevalier de Pardaillan…
Un cri terrible, un cri d'angoisse, d'horreur et d'épouvante retentit, et Jeanne, livide, voulut s'élancer.
Mais à cette seconde, les mantelets furent rabattus.
Le carrosse se mit en mouvement…
Jeanne tomba évanouie en murmurant :
— Le chevalier de Pardaillan !… Oh ! la fatalité !…
Livre I
XX. L'Hôtel de Mesmes
Selon la promesse qu'elle avait faite, dame Maguelonne, sans même rentrer chez elle, passa tout droit à la Devinière dès que les deux carrosses eurent disparu à un tournant de rue.
Dame Maguelonne était comme toutes les vieilles femmes qui n'ont rien à faire : elle passait son temps à espionner. Elle avait donc parfaitement remarqué le jeune cavalier qui faisait de si longues stations à sa fenêtre ; elle avait fini par savoir à quelle adresse allaient les regards du jeune homme, et comme elle était au mieux avec l'une des servantes de l'hôtellerie, elle l'avait adroitement questionnée et elle avait ainsi appris depuis longtemps tout ce qu'on pouvait savoir du chevalier de Pardaillan, alors que Loïse ignorait jusqu'à son nom.
La vieille dévote flaira donc une affaire d'amour dans laquelle elle allait se trouver mêlée.
Et quoi de plus excitant pour la curiosité d'une vieille confite en dévotion !
Ce fut donc les yeux baissés, mais l'esprit en éveil, qu'elle entra à la Devinière et dit à sa voisine, dame Huguette Landry Grégoire :
— Je voudrais parler au chevalier de Pardaillan.
— Le chevalier de Pardaillan ! s'écria maître Landry qui avait entendu. Mais vous n'avez donc rien vu.
— Non… je ne sais rien… Que se passe-t-il ?…
— Ah ! ah ! du nouveau ! Toute la rue ne parle que de ça. Il est vrai que de votre côté, vous deviez être fort occupée. En voilà des événements !…
— Mais que se passe-t-il donc, au nom du ciel ?
— Eh bien, le terrible Pardaillan… Pardaillan le pourfendeur, Pardaillan le matamore, eh bien, il est arrêté !
— Arrêté ! fit la vieille en pâlissant — non pas qu'elle s'intéressât au sort du chevalier, mais déjà elle craignait d'être compromise.
Huguette Landry fit tristement signe que son mari disait l'exacte vérité, tandis que l'aubergiste, radieux, tout rouge de joie, ou peut-être simplement du feu de ses fourneaux, reprenait :
— C'est bien son tour ! Ça lui apprendra à saisir les bons bourgeois par le collet et à les tenir suspendus dans le vide ! Ah ! mais… c'est bien fait.
— Et qu'a-t-il fait ?
— Il paraît qu'il conspirait avec les damnés huguenots, fit Landry à voix basse et en regardant autour de lui, comme si le seul fait de savoir un pareil secret pouvait lui attirer d'innombrables calamités.
Pour le coup, dame Maguelonne se mit à trembler.
Elle se retira précipitamment, rentra chez elle et enfouit la lettre qui lui avait été confiée dans une cachette.
« Tout devient clair ! songea-t-elle. C'étaient bien des huguenotes, et elles conspiraient avec le parpaillot d'en face ! Et moi qui allais devenir sans le savoir une ennemie de notre sainte religion ! Une bonne neuvaine à saint Magloire peut seule m'absoudre de ce péché mortel… »
Pendant que ceci se passait rue Saint-Denis, le carrosse qui emportait Jeanne de Piennes et sa fille arrivait sans encombre à l'hôtel de Mesmes, entrait dans la cour sombre et triste où l'herbe poussait entre les pavés, et la porte se refermait.
L'officier fit alors descendre les deux femmes…
Jeanne jeta autour d'elle un rapide regard.
Mais comme sa seule terreur, à ce moment, était d'être séparée de sa fille qu'elle tenait serrée contre elle, elle ne remarqua même pas que la prison où on venait de la conduire ressemblait fort peu à une prison.
L'hôtel était lugubre, il est vrai.
Mais la maison la plus sinistre, si on la compare à la prison la plus gaie, conserve encore une allure de cordialité et d'honnêteté qu'il est impossible à une prison d'afficher malgré tous ses efforts.
Les deux femmes, en se serrant l'une contre l'autre, suivirent l'officier qui les conduisit au premier étage.
Il s'arrêta devant une porte, et dit en s'inclinant :
— Veuillez entrer là : ma mission est terminée, et je souhaite de n'avoir rien dit ni rien fait qui puisse m'attirer votre colère.
Jeanne de Piennes répondit par un signe de tête, et poussa la porte.
Dès qu'elle fut entrée avec sa fille, cette porte se referma.
Elles entendirent le bruit de la clef.
Cette fois, elles étaient bien prisonnières.
Mais cette fois aussi, Jeanne eut cette impression très nette qu'elle n'était pas dans une prison.
La pièce où elles venaient d'être enfermées était de belles dimensions et richement meublée. Les murs étaient couverts de tapisseries ; sur ces tapisseries, Jeanne remarqua l'emplacement de deux cadres qu'on avait enlevés et l'idée lui vint que ces cadres avaient sans doute contenu des portraits.
Au fond de la pièce, il y avait une porte ouverte. Elle donnait sur une chambre à coucher au bout de laquelle se trouvait une deuxième chambre à coucher. Et c'était tout. Cela composait un appartement de trois pièces spacieuses dont toutes les fenêtres donnaient sur la cour de l'hôtel. Ces fenêtres n'étaient pas grillées, mais Loïse s'étant approchée de l'une d'elles constata que la cour, tout à l'heure déserte, était maintenant occupée par deux fonctionnaires qui se promenaient, la hallebarde au poing.
Une terreur croissante envahissait Jeanne de Piennes.
Plus elle observait que cette prison n'était en somme qu'un luxueux logement, et plus elle s'épouvantait du mystère de cette arrestation.
Elle revint dans la première pièce, et se laissa tomber dans un fauteuil.
— Une lettre ! s'écria Loïse en désignant du doigt un papier qui se trouvait sur la table.
Elle s'en saisit et lut :
« Les prisonnières n'ont aucun mal à redouter. Si elles désirent quoi que ce soit, elles n'ont qu'à agiter la cloche qui se trouve près de cette lettre. Une femme de chambre est à leur service et accourra au premier signal. C'est cette femme qui servira aux prisonnières leurs repas. Il y a toutes chances pour que cet emprisonnement ne dure que quelques jours. »
— Qu'est-ce que tout cela signifie ? murmura Loïse. Heureusement, mère, il ne semble pas que nous soyons dans une prison !
— Mieux vaudrait peut-être cent fois que nous fussions en réalité dans une maison du roi.
— Que voulez-vous dire, ma mère ! On ne semble pas mal disposé à notre égard.
Jeanne secoua la tête, comme pour chasser de terribles soupçons qui lui venaient.
— Attendons, mon enfant, attendons. Nous saurons bientôt à quoi nous en tenir. Mais en attendant, j'ai une grave confidence à te faire.
— Dites, ma mère, fit Loïse en s'asseyant près de Jeanne.
— Mon enfant, il s'agit de ce jeune cavalier.
Loïse rougit.
— Il est donc bien vrai que tu l'aimes ! s'écria douloureusement Jeanne.
Loïse baissa la tête.
La mère garda quelques minutes le silence, comme si maintenant elle eût hésité à parler.
— Nous savons son nom, à présent, reprit-elle lentement.
— Oui. Dame Maguelonne nous l'a appris. Il s'appelle le chevalier de Pardaillan.
Et Loïse prononça ces mots avec une telle tendresse que Jeanne tressaillit.
— Le chevalier de Pardaillan ! murmura-t-elle avec accablement.
— Mère ! mère ! s'écria Loïse, on dirait en vérité que ce nom ne vous est pas inconnu et qu'il vous cause quelque secret chagrin dont je ne me rends pas compte… Et j'y songe ! Déjà, tout à l'heure, lorsque dame Maguelonne a prononcé ce nom, vous avez jeté un cri où il y avait de l'angoisse, et, eût-on dit, presque de la terreur… Vous vous êtes évanouie, mère ! Et lorsque vous êtes revenue à vous, je vous ai interrogée en vain… Oh ! je tremble… il me semble que je vais apprendre quelque chose d'affreux !…
— Oui… affreux ! dit machinalement Jeanne comme si elle se fût répondu à elle-même.
— Oh ! parlez, ma mère !
— Il le faut, mon enfant, ma fille adorée… il le faut pour que tu sois sauvée…
— Vous m'épouvantez, ma mère !
— Écoute, ma Loïse. Lorsque tu naquis, ta pauvre mère avait déjà éprouvé bien des malheurs. De terribles catastrophes s'étaient abattues sur elle. En sorte, Loïse, que si tu n'avais pas été là, je serais morte alors de douleur et de désespoir. Tu ne pourras jamais comprendre à quel point je t'adorais…
— Mère, je n'ai qu'à vous regarder pour m'en rendre compte ! fit Loïse tremblante.
— Chère enfant !… Oui, je t'aimais comme je t'aime maintenant. Je t'aimais plus que moi-même, plus que tout au monde, puisque je t'aimais plus que lui !…
— Lui !…
— Mon époux… ton père !…
— Ah ! mère ! Vous n'avez jamais voulu me dire son nom !
— Eh bien, tu vas le savoir ! L'heure est venue. Ton père, Loïse, s'appelait…
Elle s'arrêta palpitante, comme si tout son passé d'amour se fût brusquement dressé devant elle.
— Achevez, ma mère ! s'écria Loïse.
— François de Montmorency ! fit Jeanne dans un souffle.
Loïse jeta un faible cri.
Non pas qu'elle fût éblouie de ce grand nom, elle qui s'était toujours crue de pauvre naissance ; mais elle se souvenait alors que sa mère lui avait toujours appris que l'un des deux hommes qu'elle devait le plus redouter au monde s'appelait Henri de Montmorency.
Palpitante, elle se suspendit, pour ainsi dire aux lèvres de sa mère, qui continua :
— Ton père, Loïse, était parti pour une rude campagne. Je le croyais mort. Un jour — jour de joie infinie et de malheur implacable —, j'appris qu'il vivait, j'appris qu'il était de retour et qu'il accourait vers moi… Or, sache que l'homme qui me donnait ces nouvelles, c'était le frère de ton père, et c'était Henri de Montmorency !
— Que vais-je apprendre ! balbutia Loïse.
— Apprends aussi une chose, mon enfant ! C'est que cet homme, avant de me donner ces nouvelles, t'avait fait enlever par un misérable… un tigre, comme il l'appela lui-même. Et après m'avoir appris le retour de ton père, après m'avoir appris qu'il t'avait fait enlever, il ajouta que si je démentais les paroles qu'il allait prononcer en présence de mon époux, sur un signe de lui, tu serais égorgée !
— Horreur !…
— Oui, horreur ! Car jamais nul ne saura ce que je souffris lorsque, devant mon époux, Henri de Montmorency m'accusa de félonie ! Je voulus protester ! mais, à chacun de mes gestes, je voyais son bras prêt à donner le signal de ta mort au tigre qui t'avait emportée… Je me tus !…
— Oh ! mère ! mère ! s'écria Loïse en se jetant dans les bras de Jeanne, comme vous avez dû souffrir ! Pour moi ! Pour me sauver !
Un héroïque et douloureux sourire de Jeanne fut sa seule réponse.
Peu à peu, sous les caresses passionnées de sa fille, elle parvint à calmer les palpitations de son cœur.
Elle reprit alors :
— Tu comprends maintenant pourquoi je t'ai toujours dit qu'il y avait un homme au monde que tu devais haïr, que tu devais fuir comme on fuit le malheur et la mort… c'était Henri de Montmorency…
— Et l'autre mère, l'autre !… fit Loïse d'une voix mourante.
— L'autre, mon enfant, celui qui t'avait enlevée !…
— Oui, mère !…
— Celui qui avait accepté l'horrible commission de t'égorger… le tigre, enfin !
— Oui, mère !…
— Loïse, apprête ton courage… ce monstre s'appelait le chevalier de Pardaillan !
Loïse ne poussa pas un cri, ne fit pas un geste.
Elle demeura comme foudroyée, très pâle, et deux grosses larmes roulèrent de ses yeux.
Puis, elle croisa ses mains sur son sein, baissa la tête, et murmura :
— Le père de celui que j'aime !
Jeanne la saisit dans ses bras, l'étreignit convulsivement.
— Oui, dit-elle, enfiévrée, la tête perdue. Oui, ma Loïse bien-aimée… nous sommes toutes deux marquées pour le malheur… Un homme généreux te sauva, te rapporta à moi… et ce fut lui qui m'apprit le nom du monstre… Oui, c'était le père de celui que tu aimes… car je sus que le monstre avait un enfant… de quatre ou cinq ans… Le tigre est mort sans doute… mais l'enfant a grandi… et le même malheur qui a mis le père sur mon chemin met le fils sur ta route !…
Loïse ne disait rien.
Une affreuse douleur lui étreignit le cœur.
Elle aimait le fils de l'homme exécrable par qui sa mère avait été condamnée à une vie de malheur !
Et qui savait si ce fils n'accomplissait pas les mêmes besognes que le père ?
Pourquoi le jeune chevalier n'était-il pas accouru à son secours ?
Pourquoi se trouvait-il en observation, à l'heure même où on les arrêtait toutes les deux ?
Pourquoi, depuis si longtemps, les guettait-il ?…
Ah ! il n'y avait plus à en douter ! Ce chevalier de Pardaillan était l'émissaire de l'homme qui l'emprisonnait et qui emprisonnait sa mère !…
Et qui pouvait être cet inconnu !…
À la pensée qui lui vint alors, elle tressaillit d'horreur. Et comme elle jetait sur sa mère un regard d'infinie désolation, elle la vit si pâle, avec une telle épouvante dans les yeux, qu'elle comprit qu'elle aussi avait sans doute la même pensée.
— Oh ! mère ! fit-elle dans un murmure d'angoisse, mon cœur est brisé…
— Pauvre chérie adorée… il le fallait, vois-tu, pour éviter de plus grands malheurs…
— Mon cœur est comme mort, reprit Loïse ; mais ce n'est pas à moi que je songe…
— À quoi songes-tu donc, mon enfant ? fit Jeanne en jetant un profond regard sur sa fille. À lui, sans doute ! Ah ! mon enfant, détourne ta pensée…
Loïse secoua la tête.
— Je songe, dit-elle avec un frémissement, à l'homme qui vient de nous enlever.
Jeanne tressaillit d'épouvante. Car sa pensée était bien celle de son enfant.
— Et, acheva Loïse, en rassemblant tout ce qui nous est arrivé, tout ce qui nous arrive, je crois deviner quel est cet homme… C'est…
— Oh ! tais-toi ! tais-toi ! bégaya Jeanne comme si le nom qui était sur les lèvres de sa fille et sur ses propres lèvres à elle eût été une malédiction…
Les deux femmes, dans une épouvante grandissante, se serrèrent l'une contre l'autre.
À ce moment, Jeanne étreignit sa fille plus violemment de son bras droit, tandis que son bras gauche se tendait vers la porte qui venait de s'ouvrir sans bruit…
— Lui ! murmura-t-elle en devenant livide…
Sur le pas de la porte, livide lui-même, pareil à un spectre immobile, se tenait Henri de Montmorency !…
Livre I
XXI. L'Espionne
Il est un personnage de ce récit que nous avons à peine entrevu et qu'il est temps de mettre en lumière. Nous voulons parler de cette Alice de Lux qui suivait la reine de Navarre. On a vu comment Jeanne d'Albret et Alice de Lux, sauvées par le chevalier de Pardaillan, s'étaient rendues toutes les deux chez le juif Isaac Ruben, et comment elles étaient montées dans la voiture qui stationnait en dehors des murs, non loin de la porte Saint-Martin.
Le carrosse, enlevé par ses quatre bidets tarbes, avait contourné Paris, passant au pied de la colline de Montmartre, franchissant la petite rivière qui, aux environs de Grange-Batelière, se transformait en marécages, puis piquant droit sur Saint-Germain où avait été signée la paix entre catholiques et réformés, paix qui n'était guère qu'un menaçant armistice, chacun des deux partis s'employant avec ardeur à concentrer de nouvelles forces pour une lutte décisive.
Les prêtres, dans les églises, prêchaient ouvertement le massacre.
Le roi Charles IX dut édicter que seuls les nobles et hommes d'armes porteraient l'épée.
Une maison fut brûlée parce qu'on supposait que des réformés s'y réunissaient en secret. Il faut se rappeler que le crime des réformés était de prier en français le même Dieu que les catholiques priaient en latin.
Le jour de la bataille de Moncontour, on vint d'abord apprendre à Catherine de Médicis que les huguenots l'emportaient.
— Nous dirons donc la messe en français ! répondit-elle simplement.
Et lorsqu'elle sut que les huguenots avaient été taillés en pièces :
— Dieu soit loué ! C'est encore en latin que nous dirons la messe !
Huit jours après la signature de la paix, dans une église, un homme bouscula par mégarde une vieille femme. Cette femme chercha une injure et ne trouva que celle-ci :
— Luthérien !
À ce cri, la foule tomba sur le malheureux qui en quelques instants fut tué, lacéré, mis en morceaux. Deux bons bourgeois qui, indignés, s'avisèrent de vouloir le secourir, subirent le même sort.
À tous les coins de rue, il y avait des statues de la Vierge. Au pied de ces statues stationnaient sans cesse une vingtaine de brigands armés jusqu'aux dents. Dans l'espace de deux mois, une cinquantaine d'infortunés passants furent égorgés pour avoir omis de saluer et de s'agenouiller.
Bientôt même, on exigea que chaque passant déposât une offrande dans une corbeille que tenait l'un des brigands : malheur au misérable qui se refusait à payer cette contribution forcée.
Donc, pour en revenir à notre récit, la reine de Navarre et Alice de Lux avaient atteint Saint-Germain. Jeanne d'Albret descendit dans une maison d'une ruelle qui débouchait sur le côté droit du château.
Là, elle trouva trois gentilshommes qui l'attendaient dans une salle basse.
— Venez, comte de Marillac, dit-elle à l'un d'eux.
Celui qu'elle venait d'appeler ainsi était un jeune homme d'environ vingt-cinq ans, vigoureusement découplé, la physionomie empreinte de tristesse.
À l'entrée de la reine et de sa suivante, cette physionomie s'était soudain éclairée ; on eût dit qu'un de ces pâles rayons d'hiver qui parfois traversent les nuées glaciales venait se jouer un instant sur son front.
Alice de Lux, de son côté, l'avait regardé.
Un trouble inexprimable avait fait palpiter son sein.
Mais toute cette émotion que nul n'avait remarquée avait duré une seconde à peine. Déjà le comte de Marillac s'était incliné devant la reine, la suivait dans le cabinet retiré où celle-ci venait de pénétrer.
— Pourquoi Votre Majesté m'appelle-t-elle ainsi ? demanda alors le jeune homme qui, sans doute, était des familiers de la reine puisqu'il interrogeait le premier.
Jeanne d'Albret jeta un mélancolique regard sur le comte.
— N'est-ce donc pas votre nom ? dit-elle. Ne vous ai-je pas créé comte de Marillac ?
Le jeune homme secoua la tête.
— Je dois tout à Votre Majesté, dit-il, vie, fortune, titre… Ma reconnaissance ne finira qu'avec mon dernier battement de cœur… mais je m'appelle simplement Déodat… Tous les titres que ma reine pourrait me conférer ne me donneront pas un nom ! Tous les voiles que vous pourrez jeter sur moi n'arriveront pas à couvrir la tristesse et peut-être l'infamie de ma naissance… Ô ma reine ! Vous ne voyez donc pas que vous êtes la seule à me donner ce titre de comte de Marillac, et que tout le monde m'appelle Déodat, l'enfant trouvé !…
— Mon enfant, dit la reine avec une tendre sévérité, vous devez chasser ces idées. Elles vous tueront. Brave, loyal, intrépide, vous êtes marqué pour une belle destinée si vous ne vous obstinez pas dans cette recherche mortelle qui peut paralyser tout ce qu'il y a en vous de bon et de généreux…
— Ah ! fit le comte de Marillac d'une voix sourde, pourquoi ai-je surpris cette conversation ! Pourquoi la fatalité a-t-elle voulu que j'apprisse le nom de ma mère ! Et pourquoi ne suis-je pas mort le jour où apprenant ce nom, j'ai appris aussi que ma mère était la reine funeste, la tigresse altérée de sang, l'implacable Médicis…
À ce moment, un cri étouffé retentit dans la pièce voisine.
Cri d'étonnement infini, peut-être, ou cri de terreur…
Mais ni la reine de Navarre ni le comte de Marillac, tout entiers à leurs pensées, n'entendirent ce cri.
— Enfant ! Enfant ! dit Jeanne d'Albret, prenez garde de vous égarer ! Prenez garde de courir vers des mirages chimériques… prenez garde aux désillusions…
— La désillusion est dans mon cœur, Majesté.
— Quoi qu'il en soit, reprit la reine avec fermeté, enfermez en vous-même ce fatal secret. Vous savez combien je vous aime : je vous ai élevé comme mon propre fils ; vous avez couru la montagne avec mon Henri ; vous avez eu les mêmes maîtres… continuez donc à être simplement mon fils d'adoption… Il y a place pour deux dans mon cœur de mère…
Le comte de Marillac s'inclina avec un respect plein d'émotion, saisit la main de la reine et la porta à ses lèvres.
— Maintenant, reprit la reine de Navarre, écoutez-moi, comte. J'ai besoin dans Paris d'un homme dont je sois sûre comme si vraiment c'était mon fils.
— Je serai cet homme-là ! fit vivement Déodat.
— J'attendais votre proposition, mon enfant, dit la reine en contenant mal son émotion. Mais faites-y bien attention, c'est peut-être votre vie que vous allez exposer.
— Ma vie vous appartient. Je l'ai risquée cent fois pour celui qui veut bien m'appeler son grand frère… pour votre fils, madame. À plus forte raison la risquerais-je pour vous-même…
— Peut-être aussi, reprit lentement la reine de Navarre, aurez-vous à risquer plus que la vie… peut-être vous trouverez-vous placé en présence de circonstances où vous aurez à lutter contre votre propre cœur… alors, mon enfant, c'est plus que du courage que j'attendrai de vous, c'est une magnanimité d'âme que je ne puis espérer qu'en vous…
— Quelles que soient les circonstances. Majesté, il me sera impossible d'oublier que si je vis c'est à vous que je le dois ! Si je ne suis pas un pauvre être voué au malheur et à la misère c'est que votre main secourable s'est étendue sur moi. Ainsi donc, j'attends votre bon plaisir et vos ordres.
— Oui ! murmura la reine pensive, il le faut ! Écoute-moi, mon enfant, mon cher fils…
Alors Jeanne d'Albret, bien qu'elle fût certaine que nul ne guettait ses paroles, se mit à parler si bas que le comte de Marillac, pour l'entendre, concentrait toute son activité dans l'ouïe, fermait les yeux, et que sa tête touchait presque la tête de la reine.
L'entretien, ou plutôt le monologue, dura une heure.
Au bout de cette heure, le comte répéta en les résumant les instructions qui venaient de lui être données.
Alors, il voulut s'incliner pour saluer la reine.
Mais Jeanne d'Albret le saisit, l'attira à elle et, l'embrassant au front, lui dit :
— Va, mon fils, pars avec ma bénédiction…
Déodat s'éloigna et traversa la pièce où attendaient les deux autres gentilshommes. Il jeta un rapide regard autour de lui ; mais sans doute il ne trouva pas ce qu'il comptait voir ou revoir dans cette salle basse, car il sortit dans la ruelle, détacha un cheval dont le bridon était fixé au tourniquet d'un contrevent, se mit en selle, et commença à descendre la grande côte boisée, dans la direction de Paris.
Peut-être éprouvait-il comme un regret à s'éloigner ainsi, car il laissait son cheval cheminer au pas et, après l'avoir mis dans le chemin, il ne s'inquiétait plus de lui pour le relever d'un coup de bride lorsque la bête buttait contre quelque pierre.
En effet, la route qu'il suivait n'était guère qu'un sentier mal entretenu, et la pente était roide.
Au bout de vingt minutes, le comte de Marillac — ou Déodat, comme on voudra l'appeler — atteignit un groupe de chaumières ramassées autour d'un pauvre clocher. Ce hameau s'appelait Mareil. Dans l'obscurité, le comte distingua un bouquet de chêne et de buis au-dessus d'une porte. C'était une auberge.
Il s'arrêta, regardant derrière lui comme pour examiner les hauteurs qu'il venait de descendre ; mais l'obscurité était profonde. Saint-Germain ne lui apparaissait que comme une ligne plus noire sur la crête du coteau.
Il soupira et mit pied à terre en se donnant comme excuse que les portes de Paris étaient fermées à cette heure et qu'il valait mieux attendre là le matin, plutôt que d'aller chercher un gîte du côté de Rueil ou de Saint-Cloud.
Il frappa à la porte du bouchon avec le pommeau de son épée. Au bout de dix minutes, un paysan à demi aubergiste vint lui ouvrir ; et sur le vu de l'épée plus encore que sur le vu d'un écu tout brillant, consentit à servir au comte un repas sur le coin d'une table, près de l'âtre.
Déodat s'accouda, les bottes tendues vers le feu, tandis qu'on conduisait son cheval à l'écurie.
Depuis longtemps, l'omelette qu'on venait de lui fricasser en hâte sur la flamme claire était devant lui.
Il n'y touchait pas…
Il songeait.
Après le départ du comte de Marillac, la reine de Navarre était demeurée quelques minutes seule et pensive.
Puis elle avait fait un effort pour revenir à la situation présente.
Elle frappa deux coups sur un timbre avec un petit marteau.
Elle attendit une minute, puis, voyant que personne ne venait, elle frappa à nouveau deux coups.
Cette fois, une porte s'ouvrit et Alice de Lux parut.
— Je demande pardon à Votre Majesté, dit-elle avec volubilité ; je crois qu'elle m'a appelée deux fois ; mais j'étais si loin de cette pièce… que je n'étais pas sûre…
La reine de Navarre s'était assise dans un fauteuil.
Elle fixait son clair regard sur la jeune fille, et sous ce regard, Alice de Lux demeurait troublée, palpitante.
— Alice, dit enfin Jeanne d'Albret, je vous ai dit tout à l'heure, au moment où nous avons été sauvées, que vous aviez été bien imprudente de nous faire passer par le pont, plus imprudente encore d'ouvrir les rideaux de la litière, et enfin, plus imprudente encore de prononcer mon nom devant une foule qui, sûrement, m'était hostile…
— C'est vrai… mais je croyais avoir expliqué à Votre Majesté…
— Alice, interrompit la reine, en disant que vous aviez été imprudente, je me suis trompée… ou j'ai feint de me tromper ; car si je vous avais dit à ce moment ma véritable pensée, peut-être eussiez-vous commis quelque nouvelle imprudence qui, cette fois, m'eût été fatale.
— Je ne comprends pas, madame, balbutia Alice de Lux en devenant très pâle.
— Vous allez me comprendre tout à l'heure. Lorsque vous êtes venue à la cour de Navarre, Alice, vous m'avez dit que vous étiez obligée de fuir la colère de la reine Catherine parce que vous vouliez embrasser la religion réformée… C'était il y a huit mois… je vous accueillis comme j'ai toujours accueilli les persécutés ; et comme vous étiez de bonne naissance, je vous plaçai parmi mes filles d'honneur… Depuis huit mois, avez-vous un reproche à m'adresser ? Parlez franchement, je vous l'ordonne.
— Votre Majesté m'a comblée, dit Alice en reprenant un peu de fermeté, mais puisque ma reine daigne m'interroger, qu'elle me permette à mon tour de poser une question. Ai-je donc démérité ? N'ai-je pas, depuis huit mois, accompli avec zèle tous les devoirs de ma charge ? Ai-je donné sujet à quelque médisance ? On m'appelait la Belle Béarnaise, madame ; et pourtant, malgré cette beauté qu'on voulait me reconnaître, ai-je jamais cherché à détourner quelque gentilhomme des soucis de la guerre ? Enfin, depuis ma conversion, n'ai-je pas donné à ma religion nouvelle toutes les marques d'attachement qu'on pouvait attendre d'une néophyte ?
— Je reconnais, fit la reine avec une gravité qui amena un nuage sur le front de la jeune fille, je reconnais que vous avez montré un zèle dont quelques-uns ont pu être surpris. Que vous dirai-je ? Je vous eusse préférée catholique plutôt que protestante à ce point. Quant à votre conduite vis-à-vis de mes gentilshommes, elle est irréprochable ; et là encore, j'avoue que j'eusse été moins étonnée à vous voir un peu moins… sévère ; enfin, votre service a toujours été admirable, au point que même lorsque vous n'étiez pas de service, même quand je n'avais pas besoin de vous, vous étiez toujours assez près de moi pour tout voir, sinon pour tout entendre.
Cette fois, l'accusation était si claire qu'Alice de Lux chancela.
— Oh ! Majesté, murmura-t-elle, j'ai horreur de comprendre !
Jeanne d'Albret la regarda avec une sorte de pitié.
— Il faut pourtant que vous compreniez, dit-elle enfin. Mes soupçons ne sont guère éveillés que depuis une quinzaine de jours. Je voudrais vous épargner la douleur d'avoir honte, Alice, car je vous aimais. Pourtant, il faut bien que je me sépare de vous, puisque j'ai acquis la conviction que vous me trahissez…
— Votre Majesté me chasse ! bégaya la jeune fille.
— Oui, dit simplement la reine de Navarre.
Il y eut une minute d'écrasant silence.
Alice de Lux, appuyée au dossier d'un fauteuil, jetait autour d'elle ces yeux hagards qu'ont les condamnés ; elle avait joint les mains dans un geste de supplication machinale.
Enfin un long soupir gonfla son sein sculptural, et elle parvint à prononcer quelques mots :
— Votre Majesté se trompe… je suis victime d'infâmes calomnies…
La reine de Navarre souffrait peut-être plus que la jeune fille.
Pour une âme généreuse, en effet, il n'y a pas de spectacle plus douloureux que celui de la trahison d'un être en qui on avait mis toute sa confiance. Et lorsque cet être, placé en face d'une irrémédiable honte, se débat sous le poids de l'accusation, qu'on le voit panteler et faire d'inutiles efforts pour rassembler les preuves de sa loyauté, le spectacle est certes plus affreux que celui d'un ennemi vaincu.
— Écoutez, Alice, dit Jeanne d'Albret d'une voix si triste que la jeune fille en frissonna, j'eusse pu, et peut-être j'eusse dû vous livrer à nos juges en leur apportant la preuve de votre trahison ; je n'en ai pas le courage. Je me contente de vous renvoyer à votre maîtresse, la reine Catherine…
— Votre Majesté se trompe !… murmura encore Alice avec une sorte de gémissement.
La reine de Navarre secoua la tête.
— Ce jour où j'entrai chez vous et où je vous surpris écrivant, pourquoi, Alice, avez-vous jeté votre lettre au feu, risquant ainsi de provoquer des questions que d'ailleurs je ne vous posais pas ?…
— Madame ! s'écria Alice avec l'ardeur du noyé qui sent sous ses doigts raidis un fétu de paille, madame, il faut donc que je vous avoue la vérité !… J'aime… J'écrivais à celui que j'aime !…
— C'est en effet ce que je supposai, et voilà pourquoi je me tus. Ce jour où un de mes officiers vous vit causant avec un courrier qui partait pour Paris, Alice… Le courrier s'éloigna précipitamment : il n'est plus jamais revenu. Pourquoi ?
— Je lui donnais des commissions pour des amis que j'ai à Paris, madame ! Est-ce ma faute si cet homme n'est plus revenu ? Qui sait, au surplus, s'il n'a pas été tué ?
— Lorsque les chefs de l'armée se sont réunis pour délibérer, pourquoi, Alice, vous a-t-on trouvé dans ce cabinet qui donnait sur la salle des délibérations ?
— J'avais été surprise par l'arrivée de ces soldats, madame ; je n'osais plus sortir.
— Oui, c'est bien là les différentes explications que vous avez données, et je vous crus. Cependant, il y a quinze jours, comme je vous le disais, je commençai à vous soupçonner sérieusement.
— Pourquoi, madame ? pourquoi ?…
— Votre insistance pour m'accompagner à Paris me remit en mémoire les faits que je viens de vous exposer, et beaucoup d'autres. Je me décidai, Alice, parce que je voulais vous mettre à l'épreuve. Vous voyez à quel point je répugnais à vous croire… ce que plusieurs de mes conseilleurs vous accusaient d'être, puisque j'ai risqué ma vie dans l'espoir de démontrer votre innocence.
Tremblante, hagarde, la sueur au front, Alice de Lux tenta un dernier effort :
— Eh bien, Majesté, vous voyez bien que je suis innocente, puisque vous vivez…
— Ce n'est pas votre faute ! fit sourdement la reine. Alice de Lux, vous étiez de connivence avec ceux qui ont voulu me tuer.
— Jamais…
— Alice de Lux ! C'est vous qui avez voulu que la litière passât sur le pont ! C'est vous qui avez ouvert les rideaux ! C'est votre cri qui m'a désignée aux assassins. C'est à vous que l'un d'eux a voulu remettre ce billet au moment où la litière se renversait. Il paraît que j'étais encore moins troublée que vous, puisque j'ai vu ce billet lorsqu'il tombait sur vos genoux, puisque je l'ai ramassé sur le sol, puisque je l'ai gardé, puisque le voilà !…
En disant ces mots, la reine de Navarre tendait à Alice un papier plié en triangle et d'un format minuscule.
La jeune fille tomba à genoux, ou plutôt s'écroula, écrasée par une telle honte qu'il lui semblait que jamais plus elle n'oserait se relever.
— Prenez ! dit Jeanne d'Albret. Ce billet vous était destiné. Il vous appartient.
L'espionne demeura immobile, pétrifiée, inconsciente.
— Prenez ! répéta rudement la reine de Navarre.
Cette fois, l'espionne obéit. Sans lever la tête, elle tendit la main.
— Lisez ! ordonna Jeanne d'Albret. Lisez, car ce billet contient un ordre de vos maîtres.
L'espionne, subjuguée, pantelante, déplia le billet, et elle lut…
« Si l'affaire réussit, soyez au Louvre demain matin. Si l'affaire ne réussit pas, quittez votre poste au plus tôt en demandant un congé en règle et venez dans la huitaine. La reine veut vous parler. »
Il n'y avait pas de signature.
Un faible cri qui ressemblait à l'atroce gémissement de la honte se fit jour à travers les lèvres tuméfiées de l'espionne.
Puis, de nouveau, elle s'écroula sur elle-même, la tête perdue, effroyablement malheureuse.
La reine de Navarre laissa tomber sur Alice de Lux un regard de souveraine miséricorde.
Puis elle prononça :
— Allez…
L'espionne se releva lentement ; elle vit la reine qui, le bras tendu, lui montrait la porte, et elle recula à petits pas jusqu'à ce qu'elle se trouvât contre cette porte. De ses mains hésitantes, tremblantes, elle ouvrit, sortit, et ce fut seulement alors qu'elle se mit à courir comme une insensée.
Jeanne d'Albret sortit à son tour et entra dans la salle basse où l'attendaient les deux gentilshommes.
— Nous partons, messieurs, dit-elle.
Elle se dirigea vers sa voiture, et, au moment de monter, regarda à droite et à gauche comme pour chercher à savoir ce qu'était devenue Alice de Lux.
— Malheureuse enfant ! murmura-t-elle avec un soupir. Voilà pourtant de tes œuvres, ô Médicis !…
Quelques instants plus tard, le carrosse, escorté par les deux gentilshommes à cheval, s'éloignait rapidement.
Alice de Lux, en quittant la maison, s'était mise à courir, comme nous venons de le dire, pareille à une insensée. Sa première idée fut de s'éloigner le plus vite possible de l'endroit où elle venait de subir le supplice de la honte.
Elle traversa l'esplanade qui se trouvait devant le château, sans savoir où elle allait.
Tout à coup, elle s'arrêta, frissonnante, regarda autour d'elle.
— Où aller ! murmura-t-elle. Où me cacher ! Que vais-je devenir quand il va savoir ! Je suis perdue ! Que faire ? Aller à Paris ? Me rendre aux ordres de l'implacable Catherine ? Oh ! non, non !… Qu'ai-je fait !… J'ai voulu assassiner la reine de Navarre !… Qui suis-je ?… Que suis-je ?… Quelle abjection dans mon âme ! Oh ! j'ai honte !… Heureusement, il fait nuit… on ne me voit pas… mais il fera jour dans quelques heures ! On me verra… Et qui ne devinera, rien qu'à ma honte, quel être d'horreur je suis devenue !…
Elle s'assit sur une pierre, le menton dans les deux mains.
Cette femme était jeune.
Elle était belle, de cette beauté brune et provocante des Béarnaises, à demi andalouses par la pâleur mate du front, par les lèvres merveilleuses comme des grenades ouvertes, par le feu du regard voilé de lourdes paupières voluptueuses.
Là-bas, dans les montagnes où le fils de Jeanne d'Albret courait le loup quand il ne courait pas la jouvencelle, on l'appelait la Belle Béarnaise.
Et ce surnom lui seyait à merveille.
Mais, dans cette minute, nul n'eût reconnu la beauté que nous signalons, dans ces traits convulsés, dans ces yeux hagards, dans ce front taché de plaques livides…
— Que faire ! reprenait-elle. Fuir la reine Catherine ?… Insensée ! Pour la fuir, il n'est qu'un refuge : la tombe… et je ne veux pas mourir… Non ! oh non ! je suis trop jeune pour mourir… Marche, misérable ! Il faut que tu ailles jusqu'au bout de ton infamie… Allons, debout, espionne ! La reine t'attend…
C'est ainsi que cette malheureuse créature se torturait elle-même.
Pour la plaindre ou l'accabler, l'heure n'est pas venue encore… Les événements qui vont se dérouler dans ce récit nous montreront quelle femme, quel monstre ou quelle infortunée il y avait dans Alice de Lux.
Machinalement, elle s'était relevée et avait repris le chemin qu'elle venait de parcourir, s'orientant vers Paris au jugé, car elle connaissait à peine le pays.
Une accablante tristesse pesait sur elle.
Ses pieds s'écorchaient aux cailloux de la rude descente.
Mais elle ne sentait ni fatigue ni souffrance. Elle allait vers Paris comme si une force magnétique l'y eût attirée malgré elle.
Au bout d'une heure de marche, elle entrevit quelques maisons basses, et regarda avidement.
Elle jugea qu'elle devait se trouver assez loin de Saint-Germain, et que, d'ailleurs, la reine de Navarre avait dû en partir déjà.
Et son unique pensée, en ce moment, était de mettre le plus d'espace possible entre elle et Jeanne d'Albret comme si, de cette façon, elle se fût éloignée de la honte. La honte l'écrasait, l'opprimait, lui semblait une intolérable souffrance. En même temps, elle se sentit tout à coup brisée de fatigue, non de la route assez courte qu'elle venait de parcourir, mais le besoin d'être seule dans une chambre, de cacher sa tête sous un oreiller, de ne plus rien voir, plus rien entendre lui donnait l'immense lassitude du plein air. Elle redoutait les arbres, fantômes qui se balancent, les étoiles qui regardent, le ciel qui méprise, et elle se figurait que d'être à couvert, cela la soulagerait aussitôt, puisqu'elle pourrait fuir les invisibles témoins de sa honte que son imagination suscitait à chacun de ses pas.
À dix pas d'elle, il lui parut qu'une de ces maisons basses devant lesquelles elle s'était arrêtée laissait filtrer un peu de lumière. Avec l'inconsciente résolution qui présidait à tous ses mouvements, elle se dirigea vers cette lumière et frappa à une porte.
On ouvrit presque aussitôt.
— Une chambre pour cette nuit, dit-elle en claquant des dents.
— Oui, fit l'homme. Mais entrez vous chauffer. Vous grelottez, madame.
Elle fit signe qu'elle acceptait.
L'homme ouvrit une autre porte, elle donnait sur une sorte de salle d'auberge qu'éclairait la flambée de l'âtre placé à gauche en recul de la porte.
Elle entra, et instinctivement, se tourna vers cette lumière, vers cette chaleur.
Et elle vit un cavalier qui lui tournait le dos, accoudé au coin d'une table.
Et du premier coup, elle le reconnut. Car une flamme monta à ses joues pâles, et un cri lui échappa.
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