Les Pardaillan-livre1-Chap09-12
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Publication : 2009-10-06
Lu par Stanley
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Les Pardaillan est une série de 10 romans populaires, écrite par Michel Zévaco. Ils sont parus tout d'abord sous la forme d'un feuilleton dans Le Matin.
Source de la photo: http://lieuxdits.free.fr/zevaco.html
Musiques Camille Saint-Saëns, Danse Macabre, Opus 40 - Kevin MacLeod - Certains droits réservés (licence Creative Commons)
+++ Chapitres Suivants
+++ Chapitres Prédécents
Le chapitre 24 des pardaillan, qui est très particulier, a complètement démotivé Stanley, veuillez nous excuser mais la suite des pardaillan ne pourra, donc, pas être enregistrée pour le moment.
Vous pouvez retrouver toutefois l'intégralité du texte à cette adresse : http://fr.wikisource.org/wiki/Les_Pardaillan
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Le chapitre 24 des pardaillan, qui est très particulier, a complètement démotivé Stanley, veuillez nous excuser mais la suite des pardaillan ne pourra, donc, pas être enregistrée pour le moment.
Vous pouvez retrouver toutefois l'intégralité du texte à cette adresse : http://fr.wikisource.org/wiki/Les_Pardaillan
Livre I
IX. L'Immolation
Le connétable de Montmorency, d'un pas agité, se promenait dans la vaste salle d'honneur de son hôtel, à Paris. Ses gentilshommes disséminés sur les banquettes, ou debout par groupes, se racontaient à voix basse et craintive d'étranges choses.
Tout d'abord que le connétable s'étant penché tout à l'heure à une fenêtre, avait vu une femme debout devant le grand portail de l'hôtel, exténuée, paraissait-il, très pâle et un enfant dans les bras. Et le connétable avait donné l'ordre d'aller chercher cette femme et de l'introduire : elle attendait maintenant dans un cabinet voisin.
Ensuite, que le fils du connétable, que l'on croyait mort, était arrivé soudain dans la nuit, qu'il avait eu une longue et orageuse entrevue avec son père, et qu'il était reparti pour une destination inconnue.
Que la nouvelle venait d'arriver de Montmorency que le deuxième fils du connétable, Henri, avait été attaqué dans la forêt et grièvement blessé.
Enfin, que Sa Majesté Henri II devait, ce jour-là même, à quatre heures, faire une visite à son grand ami, au chef de ses armées. On en concluait qu'une nouvelle campagne se préparait.
L'innombrable domesticité de l'hôtel s'activait à tout mettre en bel ordre pour faire honneur au royal visiteur. Car il était déjà deux heures, et le roi passait pour très ponctuel.
C'était une seigneuriale demeure que cet hôtel de Montmorency, situé presque en face du Louvre, non loin du bac du Port-aux-Passeurs. Il y régnait ce luxe grandiose de cette époque où Richelieu n'avait pas encore domestiqué la noblesse, où les seigneurs féodaux, presque rois par la force, étaient souvent plus que rois par la richesse.
Il y avait donc, dans la grande salle d'honneur, plus de soixante gentilshommes de la maison du connétable : une véritable cour que le vieux politique n'était pas fâché d'étaler aux yeux d'Henri II, qui, certainement, n'en amènerait pas autant avec lui, tout roi de France qu'il était.
Mais à ce moment-là, ce n'était pas à cela que songeait le connétable.
Plus d'une fois déjà, il s'était avancé jusqu'à la porte de ce cabinet où on avait introduit la femme.
Et toujours il avait reculé, frappant du pied avec colère, reprenant sa promenade dans le demi-silence de la salle d'honneur.
Enfin, il parut se décider, poussa brusquement la porte, et entra.
Au milieu du cabinet, la femme, debout, attendait. Elle avait déposé son enfant endormi dans un fauteuil, et, appuyée au dossier, le contemplait…
Le connétable fit deux pas, s'arrêta devant elle, les touffes grises de ses sourcils froncés, hérissés.
Rudement, il demanda :
— Que voulez-vous, madame ?
Une sorte d'angoisse terrifiée convulsa le visage pâli de la femme, qui murmura :
— Monseigneur…
— Oui, reprit le connétable avec plus de rudesse encore, ce n'est pas moi que vous attendiez, n'est-ce pas ? Au lieu du fils que l'on espère encore séduire par de mielleuses paroles, c'est le père inexorable qui paraît ! Et cela vous déconcerte, n'est-ce pas ?
Jeanne de Piennes releva son douloureux visage :
— Monseigneur, dit-elle d'une voix tremblante, il est vrai que j'espérais voir François… mais une femme de ma race ne peut se déconcerter à se trouver en présence du père de son époux !
— Votre époux ! gronda le connétable en serrant les poings. Croyez-moi, je vous engage à ne point invoquer ce titre devant moi ! François m'a tout raconté cette nuit. Tout, entendez-vous bien ! Je sais que vous et votre père avez été assez habiles pour arracher à la faiblesse de mon fils un mariage. Quel mariage, d'ailleurs ! nocturne et honteux comme un vol !…
Un cri de Jeanne arrêta le vieux soudard. Pourpre d'indignation, elle étendit le bras avec un indicible geste de dignité, charmante chez cet être de grâce et de beauté.
— Vous mentez, monsieur ! dit-elle avec un calme étrange.
— Par le Ciel ! que dit-elle là ?…
-Je dis, monsieur, que vous avez seulement l'habit d'un gentilhomme ! Je dis que votre couronne de cheveux blancs ne vous mettrait pas à l'abri du soufflet vengeur, si mon père, lentement assassiné par vous, se trouvait près de moi ! Je dis que vous parlez à une femme qui porte votre nom, monsieur !
L'accent de ces paroles avait été en se haussant pour ainsi dire, depuis la simple dignité de la femme offensée jusqu'à la majesté d'une reine.
Montmorency, étonné, rougit, pâlit et parut un instant balancer pour jeter un ordre… Puis le vieux chef des armées du roi s'inclina profondément. Il était dompté.
— Monseigneur, reprit alors Jeanne en comprimant la violente agitation de son sein, vous m'avez dit tout à l'heure que vous saviez tout !… Je n'ai que trop bien compris l'accusation douloureuse que contiennent ces paroles… Eh bien, monseigneur, puisque la fatalité m'amène devant vous, je dois ! Non, monseigneur, vous ne savez pas tout ! Vous ignorez l'affreuse vérité, comme l'ignore mon maître et mari, comme l'ignore l'époux de mon cœur, l'homme à qui j'ai donné ma vie, à qui je voulais éviter une larme au prix de mon sang !… Cette vérité, monseigneur, vous devez l'entendre pour mon honneur, pour le bonheur de François, pour la vie de l'innocente créature qu'abrite votre toit en ce moment… l'enfant de notre amour !
Étonné par la noblesse du geste et par la douleur de l'accent, fasciné par tant de beauté et de simplicité, subjugué par l'autorité et la grâce qui émanaient de Jeanne, le vieux Montmorency, pour la deuxième fois, s'inclina.
— Parlez donc, madame, dit-il.
Et en même temps, ses yeux se portèrent sur la petite Loïse endormie.
Jeanne saisit ce regard au vol. Quelque chose comme une aube d'espoir illumina son âme. Avec ce mouvement d'orgueil qu'ont toutes les mères, elle prit la mignonne créature dans ses bras, l'embrassa longuement, et avec une timidité douloureuse, avec un sourire mouillé de pleurs, la tendit au formidable aïeul.
Peut-être, à cette fugitive minute, le cœur de Montmorency fut-il attendri !
Il eut un geste vague des bras comme pour saisir l'enfant, et il demanda :
— Comment s'appelle-t-il ?…
— Elle s'appelle Loïse ! dit Jeanne, palpitante de tendresse et d'espoir.
Une moue dédaigneuse plissa les lèvres du connétable. Une fille !… Cela ne comptait pas aux yeux de cet ancêtre féodal !… Ses bras retombèrent. Jeanne sentit un froid de glace peser sur ses épaules. Elle recula en pâlissant, tandis que lui reprenait :
— Je vous promets, madame, de vous écouter maintenant !… Parlez donc sans crainte, et exposez-moi cette vérité dont vous vouliez m'entretenir.
Jeanne comprit que le lien qui était en train de se former d'elle à Montmorency venait de se briser.
Mais une femme qui aime recèle dans son cœur des forces qui sont pour l'homme un sujet de stupéfaction. Elle rassembla toute son énergie, et entreprit de se justifier aux yeux du père de François.
Avec cette voix qui était comme une mélodie d'un charme à la fois délicat et puissant, avec cette poésie naturelle qu'elle puisait dans son amour, elle dit ses premières rencontres avec François, l'irrésistible tendresse qui les avait poussés l'un vers l'autre, leurs aveux, puis la faute, puis la scène du mariage nocturne, les menaces d'Henri, la naissance de Loïse, et enfin l'effroyable supplice final où son cœur d'amante et de mère avait été broyé…
Elle dit tout, n'omit aucun détail ; le vieux Montmorency l'écouta sans prononcer une parole, le visage fermé, raidi dans une attitude glaciale.
Jeanne se tut, palpitante ; son regard ardent chercha en vain les yeux du connétable pour y lire une émotion.
Dans un mouvement de désespoir, elle se laissa tomber à genoux et joignit les mains, tandis qu'elle essayait de refouler les sanglots qui la secouaient…
— Monseigneur, je vois que je ne vous ai pas convaincu ! Malheureuse ! Je n'ai pas su trouver l'accent de la vérité. Et pourtant, je jure que j'ai bien dit la vérité… je le jure sur mon âme… je le jurerais sur l'Évangile… ou plutôt, tenez, je le jure sur la tête de ma fille !… Vous ne pensez pas, monseigneur, que je voudrais attirer une malédiction sur ma petite Loïse ? Non n'est-ce pas ?… Eh bien, alors, pourquoi ne me croyez-vous pas… pourquoi vous taisez-vous ?… Oh ! monseigneur… vous êtes le père de François… Loïse est votre petite-fille… un peu de pitié pour la mère !… Et vrai, je vous assure que je n'en puis plus…
Pendant qu'elle parlait ainsi, d'une voix si triste et si brisée qu'on voyait bien vraiment que cette pauvre jeune femme était à bout de forces et avait besoin d'un peu de pitié, Montmorency réfléchissait.
Son œil se plissait, son esprit, indifférent à ce drame lamentable, cherchait une ruse…
— Relevez-vous, madame, dit-il enfin. Je suis convaincu que vous dites la vérité…
— Oh ! s'écria Jeanne avec exaltation. Loïse est sauvée !…
Ce cri de la mère troubla un instant l'âme obscure du guerrier. Mais aussitôt il se remit et reprit :
— J'ignorais d'ailleurs tout ce que vous venez de raconter touchant mon fils Henri. François ne m'en a point parlé (il mentait), et, tout à l'heure, en vous disant que je savais tout, je faisais seulement allusion à ce mariage secret qui m'a gravement offensé dans mon autorité paternelle et dans nos intérêts de famille. Ce mariage est impossible, madame !
— Ce mariage, murmura Jeanne frappée au cœur, n'est ni possible ni impossible : il est. Voilà tout !…
Une bouffée de colère enflamma le visage du connétable. Des paroles violentes se pressèrent sur ses lèvres ; mais il dompta sa colère, il refoula ses paroles, parce que sa pensée était plus violente encore.
Avec une tranquillité qui fit frissonner la jeune femme, il tira de son pourpoint deux parchemins et en déroula un.
— Lisez ceci, dit-il.
Jeanne parcourut d'un trait le parchemin. Elle devint livide. Un tremblement d'épouvante l'agita, et incapable d'articuler un mot, ou de pousser une plainte, elle tourna vers le terrible père de François un de ces regards comme les moutons doivent en jeter au boucher lorsqu'il lève son couteau.
Le papier ne contenait que quelques lignes, qui se terminaient par la formule inventée et inaugurée par François 1er. Ces lignes, les voici :
« À tous présents et à venir, salut.
Ordre est donné à notre prévôt, messire Tellier, de se saisir de la personne de François, comte de Margency, aîné de la maison de Montmorency, colonel de notre infanterie suisse, et de le conduire en notre prison du Temple où il demeurera jusqu'à ce qu'il plaise à Dieu de l'appeler à Lui. Nous le voulons et mandons ainsi à notre prévôt et tous officiers de notre prévôté, car tel est notre bon plaisir. »
— Monseigneur ! oh ! monseigneur ! bégaya enfin Jeanne, que vous a fait François ? Oh ! vous voulez m'éprouver, m'effrayer ! Ceci est horrible !… La prison perpétuelle !… ô mon François !…
— Madame, dit Montmorency, avec un calme sinistre, ce parchemin n'est pas signé encore. Je suis, madame, connétable des armées du roi et grand-maître de France. Dans quelques instants, le roi sera dans cet hôtel. Je n'aurai qu'à lui présenter ce papier, et à lui dire : « Plaise à Votre Majesté d'apposer sa griffe au bas de ce parchemin. » Et demain, madame, commencera la prison… la nuit éternelle pour celui que vous aimez.
— Oh ! c'est affreux ! Ma raison s'égare ! Mais que vous a-t-il fait, seigneur ? Que vous a-t-il fait ?
— Il vous a épousée : là est son crime…
— Son crime ! balbutia l'infortunée dont la raison, vraiment, s'égarait… Oh ! monseigneur, ne punissez que moi ! Grâce pour François ! Dieu juste ! Dieu de bonté ! Il n'est donc ni juste ni pitié ici-bas ! Tenez, monseigneur, tuez-moi, puisque c'est un crime que d'aimer…
Une flamme s'alluma dans l'œil du vieux Montmorency qui, froidement, continua :
— Maintenant, madame, voici un deuxième parchemin. C'est un acte de renonciation volontaire à votre mariage…
— Non ! non ! oh ! non ! pas cela ! haleta Jeanne dans un cri déchirant. Tuez-moi ! mais pas cela !…
— Je sais combien un divorce est chose grave, et qu'il est difficile de faire casser un mariage. Mais, le roi aidant…
— Grâce ! Pitié ! Justice, monseigneur ! cria Jeanne en tombant à genoux.
— La bonne volonté de notre Saint-Père nous est acquise… vous n'avez qu'à signer…
— Pitié ! oh ! laissez-moi mon François ! laissez-moi l'aimer !
— Signez, madame, et le Saint-Père cassera le mariage…
— Ma fille, monseigneur ! La fille de François ! Vous lui volez son père !… Vous lui arrachez son nom !…
— C'en est assez, madame. Tout à l'heure, je présenterai l'un ou l'autre de ces deux parchemins au roi. François sera demain au Temple si, dès ce soir, je ne puis expédier à Rome votre renonciation. Signez et vous le sauvez…
— Grâce ! Grâce ! sanglota l'épouse martyre. Non ! non ! jamais !…
— Le roi ! Le roi ! Vive le roi !…
Des cris éclataient dans la cour d'honneur. Une fanfare de trompettes retentit. On entendit les pas précipités des gentilshommes qui couraient au-devant d'Henri II. La porte s'ouvrit violemment et un homme cria :
— Monseigneur ! Monseigneur ! voici Sa Majesté !…
— Adieu, madame, dit lentement Montmorency. Déchirez cette renonciation. Moi, je vais faire signer au roi l'ordre d'emprisonner mon fils !…
— Arrêtez ! je signe ! râla la martyre.
Et elle signa !… Puis elle tomba à la renverse, tandis qu'un de ses bras, dans un geste instinctif et sublime, cherchait encore à protéger Loïse…
Le connétable fondit sur le parchemin, le saisit, le cacha dans son pourpoint, et de son pas lourd d'écraseur de cœur, de tueur d'hommes et de femmes, se porta à la rencontre d'Henri II.
Dans la cour, les cris de joie éclataient furieusement :
— Vive le roi ! Vive le roi ! Vive le connétable !…
Livre I
X. La Dame en noir
Le mariage secret de François de Montmorency et de Jeanne de Piennes fut cassé par le pape. Les mémoires du temps font grand bruit de cet événement et disent que la chose n'alla pas sans de grandes difficultés que surmonta l'opiniâtre volonté d'Henri II.
En l'année 1558, François de Montmorency, maréchal des armées royales, épousa Diane de France, fille naturelle du roi. Quinze jours avant l'époque fixée pour la cérémonie, il alla trouver la princesse.
— Madame, lui dit-il, je ne sais quels sont vos sentiments à mon égard. Pardonnez-moi la franchise brutale de mon langage : je ne vous aime pas, et ne vous aimerai jamais…
La princesse écoutait en souriant.
— On nous marie, continua François. En acceptant l'insigne honneur de devenir votre époux, j'obéis au roi et au connétable, qui veulent cette union pour des raisons politiques ; mais le jour où Mgr l'archevêque bénira notre union, mon cœur sera absent de la cérémonie. Je vous offense, je le sais…
— Non pas, monsieur le maréchal, fit vivement Diane. Continuez donc, je vous prie, en toute loyauté…
— Si mon cœur était libre, dit alors François, il serait à vous ; car vous êtes belle parmi les plus belles. Mais…
— Mais votre cœur est à une autre ?…
— Non, madame ! Et je me suis mal exprimé : mon cœur est mort, voilà tout !… Et si moi-même je vis encore, ce n'est pas faute d'avoir ardemment cherché la mort sur les champs de bataille…
Ses yeux s'obscurcirent. Et avec un sourire navrant, il ajouta :
— Il paraît qu'elle ne veut pas de moi… Voici donc, madame et princesse, la vérité tout entière, si cruelle qu'elle soit à dire pour moi : notre mariage ne peut-être que l'union de deux noms. Si l'amitié la plus fidèle et la plus ardente, si une affection fraternelle de tous les instants, si un dévouement aveugle peuvent balancer l'absence d'amour, je vous offre humblement cette amitié et ce dévouement… Maintenant, madame, que je vous ai parlé avec toute la sincérité d'une loyauté que nul jusqu'ici n'a pu suspecter, j'attends votre décision…
Diane se leva.
C'était une grande belle femme qui ne manquait ni de cœur ni d'esprit.
— Monsieur le maréchal, dit-elle doucement, venant de tout autre que vous, une pareille franchise m'eût en effet offensée. Mais à vous, monsieur, je pardonne tout… Obéissons donc au vœu du roi, et gardons chacun notre cœur. C'est bien ainsi que vous l'entendez ?…
— Madame…, murmura François en pâlissant… car peut-être avait-il espéré une autre réponse.
— Allez, monsieur le maréchal. Je respecterai le deuil de votre cœur…
Et comme il s'inclinait en baisant la main de la princesse, avec un sourire mélancolique, elle ajouta :
— Maître Ambroise Paré prétend que j'ai d'étonnantes dispositions pour la médecine… Qui sait si je n'arriverai pas à vous guérir ?…
C'est ainsi que fut conclu le pacte.
Après la cérémonie, François se lança à corps perdu dans une série de dangereuses campagnes ; mais, comme il l'avait dit, il paraît que la mort ne voulait pas de lui.
Quant à Henri, il ne revit pas son aîné. On eût dit, d'ailleurs, que les deux frères cherchaient à s'éviter. Quand l'un guerroyait dans le Nord, l'autre se trouvait dans le Midi.
Le jour de la rencontre devait pourtant venir, et de terribles drames se préparaient pour ce jour-là…
Car les deux frères aimaient toujours.
Ils aimaient la même femme — maintenant disparue — sans qu'aucun d'eux, malgré des recherches ardentes, eût jamais pu la retrouver.
*******
Qu'était-elle donc devenue, cette femme tant adorée ? Plus heureuse que François, avait-elle trouvé un refuge dans la mort ? Avait-elle cessé de souffrir, et l'abominable calvaire de son cœur d'épouse et de mère l'avait-il conduit au tombeau ?
Non ! Jeanne vivait !…
Si lutter sans cesse contre la douleur, si étouffer à chaque seconde les palpitations et les élans d'un cœur passionné, si passer des nuits, des mois, de mornes années à pleurer le paradis perdu, peut s'appeler vivre !…
Comment la malheureuse avait-elle quitté l'hôtel de Montmorency après l'effroyable scène où s'était consommé son sacrifice ? Comment ne mourut-elle pas de désespoir ? Qui la recueillit et la sauva ? Comment s'écoulèrent les années qui suivirent, lente et sombre agonie d'amour ?…
Il nous a été impossible de reconstituer ces épisodes d'une existence flétrie.
Nous retrouvons Jeanne dans une pauvre maison de la rue Saint-Denis. Elle habite tout en haut, sous les toits, un étroit logement composé de trois petites pièces. Et dès l'instant même où nous la retrouvons, nous possédons le secret de la force étrange qui a permis à Jeanne de vivre.
Entrons dans la maison… pénétrons dans une pièce claire, pauvre, mais arrangée avec un goût délicieux… regardons le tableau admirable qui s'offre à nos yeux… écoutons !…
Jeanne vient d'entrer dans cette petite pièce et se dirige vers l'embrasure de la fenêtre où est assise une jeune fille.
En passant, elle s'arrête un instant devant le miroir, se regarde, et songe :
« Comme il me trouverait flétrie, s'il me voyait à présent !… Me reconnaîtrait-il seulement ? Hélas ! Je ne suis plus la Jeanne de jadis, je ne suis plus celle qu'il appelait "la Fée du printemps"… je ne suis que "la Dame en noir"… je ne suis plus moi !… »
Jeanne se trompe !… Elle est admirablement belle. Sa pâleur n'enlève rien à l'idéale beauté de son visage, à la parfaite pureté des lignes, à l'harmonieuse splendeur de ses cheveux…
L'éclat de ses yeux s'est seulement adouci et comme voilé.
Ses lèvres où fleurissait jadis le rire ont pris un pli grave.
Mais elle est toujours la femme radieusement belle que les gens du voisinage appellent « la Dame en noir », parce qu'elle porte sur ses vêtements le même deuil éternel que dans son cœur.
Et ces yeux voilés reprennent eux-mêmes tout leur tendre éclat, cette bouche close reprend aussi son adorable sourire lorsque le regard de Jeanne se reporte sur la jeune fille qui, dans l'embrasure de la fenêtre, se penche et s'active sur un travail de tapisserie.
Ah ! c'est que cette petite ouvrière aux doigts roses qui courent dans la laine, c'est sa fille ! sa Loïse !…
Maintenant, nous savons pourquoi Jeanne n'est pas morte ! Pourquoi elle a voulu vivre !
Maintenant, nous connaissons à ce regard et à ce sourire de la martyre ce sentiment qui s'est affirmé en elle, si puissant, si doux, si exclusif, dès avant la venue au monde de l'enfant adorée.
Jeanne peut être une femme qui a souffert d'indicibles tortures dans sa passion d'amante.
Elle peut être une épouse qui a éprouvé le plus effroyable malheur qui puisse frapper une épouse.
Elle demeure, elle est toujours et avant tout la mère !…
Et si elle a tressailli de joie lorsque jadis elle a compris que le mystère de la maternité allait s'accomplir en elle, si elle s'est mise à idolâtrer sa petite Loïse dès son premier balbutiement, comment ne l'aimerait-elle pas maintenant !
Loïse paraît seize printemps…
Ses yeux, d'un bleu intense, d'un bleu violette, semblent réfléchir l'infinie pureté d'un ciel de mai, par ces matins ineffables où l'immensité céleste paraît plus profonde, où le bleu paraît plus bleu…
Ses cheveux forment autour de son front de neige un nimbe nuageux, presque fluide tant ils sont fins et soyeux, un nimbe qui se dore sous les rayons du soleil, comme si un peintre génial s'était plu à dépenser pour eux tout l'or de sa palette.
Son attitude, son geste, sa parole forment un poème d'harmonie.
On ne sait quelle force de souplesse et de fierté se dégage de ce merveilleux ensemble.
Et pourtant…
Quelle mélancolie sur ce front si radieux, si noble de lignes, si expressif !…
Est-ce que celle-là aussi serait marquée par la fatalité !…
Est-ce que sur les pas de la fille, comme sur ceux de la mère, vont se lever et se déchaîner les passions orageuses créatrices de drames ?
*******
Jeanne s'est approchée de son enfant.
Loïse lève la tête…
La mère et la fille se sourient… et quiconque les verrait en ce moment se demanderait laquelle des deux est la plus admirable, et jurerait que ce sont deux sœurs que quelques années séparent à peine !
Jeanne s'assied devant Loïse, prend l'autre extrémité de la tapisserie et se met à travailler activement.
— Mère, dit Loïse, reposez-vous. Voilà trois nuits que vous passez sur cet ouvrage… je puis maintenant le terminer seule en quelques heures…
— Chère Loïse !… Tu oublies que je dois porter cette tapisserie aujourd'hui même à cette jeune dame…
— Que vous m'avez dit de bonne bourgeoisie… dame Marie Touchet, je crois ?…
— Oui, mon enfant…
— Ah ! ma mère, pourquoi ne sommes-nous pas, nous aussi, de bourgeoisie ?… Pourquoi sommes-nous de pauvres ouvrières ?… Je dis cela pour vous, ajouta vivement Loïse, car, moi, je suis si heureuse !…
Jeanne jette un profond regard sur sa fille, et murmure en tressaillant :
— De bourgeoisie !…
Et elle se perd dans une morne et douloureuse rêverie…
« Pauvre enfant sans nom !… Que dirais-tu si tu savais que tu t'appelles Loïse de Montmorency ?… »
— À quoi songez-vous, ma mère ?
La mère tremble… ses yeux se voilent de larmes… son sein palpite. Lentement, comme si elle évoquait des choses mortes, les yeux fixés dans le vague, elle répond :
— Je songe, mon enfant, ma petite Loïse adorée, que peut-être tu n'étais pas née pour ce pénible labeur… et que c'est bien triste pour moi de voir des piqûres d'aiguilles au bout de tes jolis doigts…
Jeanne saisit la main de sa fille et couvre ses doigts de baisers.
Loïse éclate d'un joli rire sonore, clair, d'une charmante gaieté.
— Bon, ma mère ! s'écrie-t-elle. Croyez-vous donc que j'aie des mains de jeune princesse ?…
La mère tressaille profondément.
— Qui sait, reprend-elle. Qui sait si, sans ces deux hommes maudits…
Loïse laisse tomber son aiguille, et, très émue, cette fois :
— Ah ! ma mère ! quand me direz-vous ce terrible secret qui pèse sur votre vie ?…
— Jamais ! Jamais ! murmure sourdement Jeanne.
— Quand me direz-vous, reprend Loïse qui n'a pas entendu, le nom des deux hommes, cause du malheur qui est dans votre existence, je le sens !… De ces deux noms, vous ne m'en avez jamais dit qu'un !…
— Oui, Loïse !… Le nom du chevalier de Pardaillan !…
— Je ne l'oublie pas, ma mère ! Et je vous jure que, cet homme, je le déteste de toutes mes forces, pour ce mal inconnu qu'il vous a fait !… Mais l'autre ! l'autre, plus criminel encore, m'avez-vous dit !…
« Jamais ! Jamais ! reprend Jeanne au fond de son cœur. »
Loïse respecte le silence de sa mère, et pousse un soupir. Les deux femmes se penchent sur la tapisserie, et on ne voit plus que leurs deux mains agiles qui vont et viennent, tandis que leurs cheveux se touchent, se frôlent…
Bientôt la tapisserie est terminée.
Jeanne, alors, s'enveloppe d'une mante, et après avoir serré Loïse sur son cœur, sort pour se rendre chez la dame qui a commandé cet ouvrage… dame Marie Touchet.
Loïse a accompagné sa mère jusque sur le palier. Elle rentre alors, et vivement, comme attirée par une force invincible, court à la fenêtre de l'autre pièce qui donne sur la rue Saint-Denis…
En face, se dresse une grande maison : l'hôtellerie de la Devinière.
Loïse lève sa tête charmante vers l'hôtellerie, craintivement, furtivement, tandis que son jeune sein se gonfle d'espoir et d'émoi.
Là-haut, à une fenêtre de grenier, apparaît un jeune cavalier…
Du bout des doigts, il envoie un baiser à Loïse…
Loïse hésite, rougit, pâlit… elle demeure un instant les yeux fixés sur l'inconnu… et ce regard est peut-être un aveu !
*******
Ce jeune cavalier porte un nom qu'ignore Loïse et qui, s'il était prononcé, retentirait comme une malédiction dans le cœur de jeune fille qui s'ouvre à l'amour le plus pur, le plus profond…
Car le jeune chevalier s'appelle le chevalier Jean de Pardaillan !…
Livre I
XI. Pardaillan, Galaor, Pipeau et Giboulée
Ce Jean de Pardaillan habitait depuis près de trois années une assez belle chambre située tout en haut de l'hôtellerie de la Devinière et donnant sur la rue Saint-Denis. Nous allons voir comment et pourquoi un pauvre hère comme lui pouvait se permettre le luxe de loger à la Devinière, la première rôtisserie du quartier, renommée dans tout Paris au point que Ronsard et sa bande de poètes y venaient faire ripaille ; la Devinière, ainsi baptisée quarante ans auparavant par maître Rabelais en personne ! la Devinière, tenue par l'illustre Landry-Grégoire, fils unique et successeur de Grégoire lui-même, fameux rôtisseur.
Jean de Pardaillan, disons-nous, était un pauvre hère, un sans-le-sou.
C'était un jeune homme d'une vingtaine d'années, grand, mince, flexible comme une épée vivante.
Été comme hiver, on le voyait vêtu du même costume de velours gris ; il ne portait pas la toque, mais une sorte de chapeau rond, en feutre gris — ce genre de chapeau qu'Henri III devait plus tard mettre à la mode, et dont Pardaillan fut sans aucun doute l'inventeur. À ce chapeau s'accrochait une plume de coq rouge qui chatoyait au soleil et lui donnait crâne allure. Ses bottes en peau gris de souris, modelant la jambe fine et nerveuse, montaient aux cuisses presque jusqu'au haut-de-chausses. Le talon soutenait des éperons formidables ; au ceinturon de cuir éraillé, éraflé, pendait une rapière démesurée, et lorsque, des éperons, l'œil montait à cette rapière, de cette rapière à la large poitrine serrée dans un pourpoint rapiécé, de la poitrine aux moustaches hérissées, des moustaches aux yeux flamboyants, et enfin des yeux au chapeau posé sur l'oreille, en bataille, les hommes gardaient de cet ensemble une impression de force qui leur inspirait instantanément un respect non dissimulé ; les femmes, une impression d'élégance et de beauté du diable, que plus d'une avait de la peine à dissimuler.
En effet, l'amour des femmes, pour un cavalier, est généralement en raison directe du respect que ce cavalier inspire aux hommes. Une belle prestance, un visage juvénile dont les yeux lancent des flammes de colère ou de passion, une attitude de matamore qui a le droit de l'être, un geste souple, sobre, expressif, des lèvres fines, un sourire très doux et très tendre sous le hérissement provocateur de la moustache : voilà ce qu'on voyait de Pardaillan. Et l'habit avait beau être fripé, vieilli, mangé par le soleil, terni par les pluies, couturé de coups d'épée, celui qui le portait n'en demeurait pas moins un type merveilleux d'élégance aisée, gracieuse avec on ne sait quoi de terrible.
Dans toute la rue Saint-Denis et dans le voisinage, dans la rue du Temple, dans la rue Saint-Antoine, dans les cabarets borgnes de la rue des Mauvais-Garçons, le chevalier de Pardaillan était connu et redouté. Plus d'un mari faisait la grimace en le voyant passer, fier comme le roi, gueux comme un truand ; mais plus d'une bourgeoise se retournait avec un sourire, et même des grandes dames soulevaient les rideaux de leur litière pour l'accompagner du regard.
Et lui, candide au fond, ne voyant rien de toute cette admiration qui lui faisait escorte, faisait résonner ses éperons et passait, le nez au vent, comme un jeune loup cherchant aventure — aventure de bataille, aventure d'amour, coups à donner ou à recevoir, grands déploiements de l'étincelante rapière, baisers furtifs, tout lui était bon !… Le guet le tenait pour un diable à quatre qu'il fallait respecter, en attendant qu'on pût l'occire en douceur ; les truands de la grande truanderie professaient pour lui une admiration sans bornes et lui avaient vainement offert le spectre du royaume d'Argot… Cette estime des argotiers, tire-laine et autres gens pendables, pour ce jeune homme, va sans doute lui enlever celle du lecteur : nous n'y pouvons rien.
Donc, le chevalier de Pardaillan, hormis sa santé, sa force et son élégance, ne possédait rien au monde.
Ou plutôt nous nous trompons : il possédait Galaor ! il possédait Pipeau ! il possédait Giboulée !
Qu'était-ce que Galaor ? Un cheval !
Pipeau ? Un chien !
Giboulée ? Une rapière !
Comment était-il devenu possesseur et légitime propriétaire de ces trois êtres ?… car Giboulée elle-même, simple tige d'acier, devenait un être, au poing de Pardaillan, un être frétillant, rapide, vertigineux, sifflant, sonnant, ayant un véritable langage.
Il n'est pas sans intérêt de le faire savoir, d'autant que l'histoire de ces trois êtres contient avec notre récit des affinités secrètes qui se dégageront en temps et lieu.
Six mois environ avant le jour où nous avons vu Jean de Pardaillan envoyer de haut et de loin ce baiser qui révélait en lui tout un état d'âme, M. de Pardaillan, le père, avait appelé son fils.
Le vieux routier logeait dans cette hôtellerie de la Devinière depuis deux ans.
Il occupait avec son fils un étroit cabinet noir qui donnait sur une sombre cour.
— Mon fils, dit-il, je vous fais mes adieux…
— Quoi ! monsieur, vous partez donc ! s'écria le jeune homme avec un élan qui chatouilla le cœur de son père.
— Oui, mon enfant, je pars !… Toutefois, je vous propose de vous emmener avec moi…
Le jeune chevalier, qui rougissait rarement, qui pâlissait encore moins souvent, rougit et pâlit coup sur coup à cette proposition.
Le vieux Pardaillan qui l'examinait en dessous haussa imperceptiblement les épaules et reprit :
— Je vous propose de vous emmener ; mais je crois vraiment que vous feriez mieux de demeurer à Paris… Paris, mon cher, c'est la grande marmite où les sorcières font bouillir ensemble la bonne et la mauvaise fortune. Restez, mon enfant. Quelque chose me dit que dans la distribution que font les sorcières de leur marmite, c'est la bonne fortune qui vous tombera en partage… Aussi disais-je bien : je vous fais mes adieux.
— Mais, mon père ! fit Jean plus ému qu'il ne voulait le paraître, qui vous oblige à vous éloigner ?
— Une foule de choses — et d'autres encore. Que voulez-vous ? J'ai la nostalgie de la grande route. Je regrette les coups de soleil et les averses. J'étouffe dans Paris, moi. Enfin, il faut que je m'en aille !
Peut-être le vieux Pardaillan avait-il un motif plus impérieux de fuir Paris. Car il paraissait tout embarrassé.
Il se hâta de continuer :
— Au moment de nous quitter, peut-être pour toujours, car je suis bien vieux, je regrette, chevalier, de n'avoir à vous laisser que des conseils. Au moins ces conseils, qui constituent tout votre héritage, sont-ils dignes d'être précieusement observés…
Jean ne put retenir une larme qui roula sur ses joues…
— Eh quoi ! vous pleurez, chevalier ! Cela me chagrine vraiment. Réservez vos larmes pour des malheurs qui vous atteindraient plus directement. Je m'en vais, mon cher fils ; mais je puis me vanter d'avoir fait de vous un homme capable de lutter contre cette chose perverse et maléficieuse qu'on appelle la vie. Vous êtes un escrimeur accompli, et il n'y a pas un maître d'armes dans tout le royaume capable de parer les bottes que je vous ai enseignées : œil d'acier, poignet infatigable, sang-froid, courage, rien ne vous manque. Dans les seize ans qui viennent de s'écouler, je vous ai emmené avec moi ; et soit sur mon cheval, soit sur mon dos quand vous étiez petit ; soit sur vos jambes ou sur la monture que vous procurait le hasard, quand vous étiez adolescent, vous avez parcouru en tous sens les pays de France, de Bourgogne, de Provence et de langue d'oc et de la langue d'oïl. Vous avez donc appris les choses les plus difficiles qui soient : savoir dormir sur la dure, avec la selle sous la tête ; savoir se coucher sans manger ; avoir froid et chaud indifféremment, sourire au soleil et rire à la pluie ; saluer le vent d'orage qui s'engouffre sous le manteau ; avoir soif, avoir faim… oui, vous savez tout cela, mon fils, et c'est pourquoi vous êtes bâti de fer et d'acier !
Le vieux Pardaillan regarda une minute son fils avec une orgueilleuse admiration.
Puis il reprit :
— Et pourtant, vous eussiez pu vivre heureux et tranquille, me succéder dans un bon emploi, au sein de la richesse et de la prospérité, sous un maître noble comme le roi, plus riche que le roi !… Un crime a décidé autrement de ma destinée et de la vôtre.
— Un crime, mon père ! s'écria Jean tout palpitant.
— Un crime ou un acte imbécile : c'est tout un. Et c'est moi qui le commis…
— Vous ! Impossible ! Vous, le cœur le plus tendre…
— Ta… ta… ta… mon fils ! Comme vous y allez ! Par Pilate et Barabbas ! Écoutez. Après une existence de routier, de hère, de sacripant, de malandrin, pour tout dire, j'avais donc fini par trouver la tranquillité : bombance, bons vins et le reste ; tout ce qui constitue l'honnêteté de la vie. J'eusse dû m'y tenir, surtout pour vous, mon fils… Mais, un jour, mon maître me donna une petite commission des plus faciles : enlever une petite effrontée d'enfant au maillot. Je le fis et reçus en récompense un diamant qui valait bien trois mille écus. J'eus promesse du double si je gardais la petite… Je ne vous parle pas d'une autre clause du traité, que j'étais décidé dès la première minute à ne pas tenir…
-Eh bien, mon père ?
-Eh bien, je fis la sottise de prêter l'oreille à je ne sais quelle absurde voix qui murmurait je ne sais plus trop quoi dans mon cœur. Bref, je rendis l'enfant ! Et criminel jusqu'au bout, j'offris le diamant à la mère. Résultat : seize nouvelles années de vie errante pour moi — et pour vous, la misère !…
— Le nom de cette mère ? Le nom du maître qui vous donnait de ces commissions ?…
— Le secret n'est pas à moi, mon fils… Je continue. Grâce à ce crime, vous êtes pauvre comme Job ne le fut jamais. Là, d'ailleurs, s'arrête votre ressemblance avec ce saint homme si pieux, si continent, si chaste.
Jean rougit un peu. M. de Pardaillan père, après une minute de rêverie, continua :
— Maintenant, chevalier, écoutez ce que j'avais à vous dire… Écoutez, s'il vous plaît, de tout votre cœur, et recueillez l'héritage de mes bons et loyaux conseils… Les voici…
Jean ouvrit ses oreilles toutes grandes et s'apprêta à recueillir pieusement ce qu'il considérait dès lors comme l'héritage paternel.
— Premièrement, dit le vieux routier, méfiez-vous des hommes. Il n'en est pas un qui vaille beaucoup plus que la vieille corde qui devrait le pendre. Si vous voyez quelqu'un se noyer, tirez-lui votre chapeau et passez. Si vous apercevez des truands qui attaquent un bourgeois à un coin de rue, tirez sur l'autre coin. Si quelqu'un se dit votre ami, demandez-vous aussitôt quel mal il vous souhaite. Si un homme déclare qu'il vous veut du bien, mettez une cotte de mailles. Si on vous appelle à l'aide, bouchez-vous les deux oreilles… Me promettez-vous de ne pas oublier ces paroles ?
— Je vous le promets, monsieur… Ensuite ?
— Deuxièmement, méfiez-vous des femmes. La plus douce cache une furie. Leurs cheveux fins sont des serpents qui enlacent et étouffent. Leurs yeux poignardent. Leur sourire empoisonne. Vous m'entendez bien, mon fils ? Ayez des femmes tant qu'il vous plaira. Bâti comme vous l'êtes, vous n'en manquerez pas. Mais ne vous donnez à aucune, si vous ne voulez flétrir votre vie, si vous ne voulez périr accablé par les mensonges et les trahisons. Méfiez-vous des femmes, chevalier !
— Je vous le promets, monsieur. Ensuite ?…
— Troisièmement, méfiez-vous de vous-même. Ah ! surtout de vous-même ! Écartez violemment dès le début de votre vie, les mauvais conseils de miséricorde, d'amour et de pitié, tous les pièges que votre cœur ne manquera pas de vous tendre. C'est l'affaire de quelques années. Très facilement, avec un peu de bonne volonté, vous deviendrez comme les autres hommes : dur, impitoyable, égoïste, et alors vous serez solidement armé. M'avez-vous bien entendu ?
— Oui, mon père, et je vous promets de m'exercer de mon mieux.
— Bon ! Je pars donc tranquille. Je vous laisse Giboulée, ajouta Pardaillan, qui jeta un regard caressant sur une longue rapière accrochée au mur.
Il la prit et ceignit lui-même le cuir verni autour des reins de son fils.
— Là ! Vous voilà chevalier pour de bon, maintenant !
Et avec le ton d'un roi armant un chevalier, il prononça la formule, mais en la modifiant ainsi :
— Soyez fort contre vous-même, fort contre les femmes, fort contre les hommes ! Giboulée vous aidera. C'est un ami qui ne trahira pas, une maîtresse à jamais fidèle… Adieu, mon fils, adieu…
— Mon père ! Mon père ! s'écria Jean hors de lui, le nom de cette mère à qui vous avez rendu sa fille ! Le nom de votre ancien maître !…
— Chevalier, dit gravement le vieux routier, ce n'est pas mon secret, vous dis-je !
Jean comprit que la résolution de son père était immuable.
Il n'insista donc pas et se contenta d'accompagner le vieux routier jusqu'au-dehors de Paris, lui à pied, M. de Pardaillan père à cheval.
Quand ils furent arrivés loin de Paris, au village de Montmartre, Pardaillan mit pied à terre, embrassa son fils en le serrant tendrement sur sa poitrine, puis, se remettant en selle, s'éloigna au galop…
Jean pleura beaucoup, et, le chagrin l'emportant, oublia très vite ce détail de ces deux noms que son père avait emportés avec lui, au loin.
Ce fut ainsi qu'il demeura seul au monde, et qu'il acquit Giboulée.
Une quinzaine de jours après le départ de son père, le chevalier de Pardaillan se promenait un soir, tout mélancolique, sur les bords de la Seine, lorsqu'il vit une bande de gamins lier les pattes à un pauvre chien avec l'intention évidente de le noyer.
Fondre sur la bande, la disperser à coups de taloches, délier la malheureuse bête fut, pour le chevalier, l'affaire d'un instant.
« Bon ! pensa-t-il, monsieur mon père m'a recommandé de laisser se noyer les hommes, mais non les chiens. Je ne lui désobéis donc pas… »
Inutile d'ajouter que l'animal ainsi sauvé s'attacha à son libérateur et le suivit pas à pas lorsqu'il s'en alla.
Pardaillan, qui avait déjà beaucoup de mal à se nourrir lui-même, voulut le renvoyer. Mais le chien se coucha à ses pieds, les pattes croisées l'une sur l'autre, et le regarda avec des yeux si bons et si implorants que le chevalier l'emmena à l'auberge de la Devinière.
Au bout de trois mois, Pardaillan connaissait le fort et le faible de son chien.
Il l'avait appelé Pipeau.
Pourquoi Pipeau ? Nous l'ignorons. Nous nous sommes engagé à raconter une histoire, mais non à rechercher l'étymologie des noms de tous nos personnages.
Pipeau était un chien berger à poil roux ébouriffé, ni beau ni laid, mais d'une jolie ligne, et surtout admirable par l'intelligence et la mansuétude de ses yeux bruns. Il possédait une mâchoire à briser du fer ; il était un peu fou, aimait à courir frénétiquement aux moineaux, fonçant tête baissée, renversant tout sur son passage, et l'air très étonné, quand il s'arrêtait, que les moineaux ne l'eussent pas attendu.
C'était un chien gourmand, voleur, pipeur, paillard et menteur — cette dernière épithète ne surprendra personne, car chacun sait que le chiens parlent et il ne s'agit que de savoir les comprendre —, mais Pipeau, parmi tant de défauts, possédait une qualité ; il était brave ; et quant au dévouement, c'était la perle des chiens, c'est-à-dire des êtres les plus dévoués de la création.
Le soir où il rentra à l'auberge accompagné de Pipeau, c'est-à-dire une quinzaine après le départ si étrange de son père, Pardaillan monta tristement à son pauvre cabinet noir et jeta un regard navré sur la tristesse de ce gîte sans air et sans lumière.
— Il n'est pas possible, grommela-t-il, que j'habite plus longtemps ce taudis. J'y mourrais, maintenant que M. de Pardaillan n'est plus là pour l'égayer. Par Pilate et Barabbas, comme disait mon père ! il me faut une chambre logeable. Oui, mais où la trouver ?
Comme il réfléchissait ainsi, il s'aperçut que la porte qui faisait vis-à-vis à la sienne était entrouverte.
Il y alla aussitôt, la poussa doucement, et passa la tête. Il n'y avait personne dans la chambre, belle grande pièce, ornée d'un bon lit, de plusieurs chaises, et même d'une table, d'un fauteuil.
« Voilà mon affaire ! » se dit Pardaillan.
Il ouvrit la fenêtre : elle donnait sur la rue Saint-Denis.
« Vue agréable, continua Pardaillan, saine et capable d'inspirer de bonnes idées. »
Il allait retirer sa tête lorsque, ses yeux s'étant portés sur la maison d'en face, plus basse que l'hôtellerie, il vit, à une fenêtre qui s'ouvrait sur le toit de cette maison, un objet qui lui arracha un cri de surprise et d'admiration : c'était une tête de jeune fille, si belle, avec ses cheveux d'un blond d'or, et l'air si doux, si candide et si fier que Pardaillan crut avoir entrevu un être paradisiaque. Et que fut-ce lorsque, au bout de quelques instants, il reconnut une jeune fille rencontrée plusieurs fois dans la rue Saint-Denis !…
Au cri qu'il avait poussé, elle leva la tête, rougit, ferma la fenêtre et disparut.
Mais Pardaillan demeura une heure à la même place, et il y fût demeuré plus longtemps encore si une voix ne l'avait subitement arraché à sa contemplation. Il se retourna en fronçant le sourcil et se vit en présence de maître Landry Grégoire, successeur de son père, propriétaire actuel de l'hôtellerie de la Devinière.
Maître Landry avait été dans son enfance un être chétif et si court sur jambes que les clients de la rôtisserie l'avaient surnommé Landry Cul de Lampe. Au fur et à mesure qu'il avait avancé en âge, au lieu de pousser en hauteur, il s'était développé en largeur. Il avait gagné en rotondité ce que les autres gagnent en taille. Il en était résulté que vers la quarantaine, c'est-à-dire vers l'époque où nous le présentons à nos lecteurs, maître Landry apparaissait au regard étonné comme une sorte de boule placée en équilibre sur deux masses charnues et surmontée d'une tête en pain de sucre percée de deux petits yeux craintifs, méfiants, fouilleurs et sournois.
— Je venais justement chez vous, monsieur le chevalier, dit maître Landry en faisant des efforts inutiles pour s'incliner.
— Eh bien, vous y êtes ! fit Pardaillan en s'installant dans le fauteuil.
— Comment, j'y suis ! bégaya Landry Grégoire qui fut pris d'un pressentiment douloureux.
— Mais oui, j'ai changé de logis : à partir de ce soir, je m'installe ici.
Maître Grégoire devint cramoisi, comme s'il allait avoir une attaque d'apoplexie.
— Monsieur, dit-il en puisant dans la conscience de son droit l'énergie nécessaire, je venais vous dire qu'il m'est impossible de continuer à vous loger dans le cabinet noir…
— Vous voyez bien ! Nous sommes d'accord, observa le chevalier avec un grand sang-froid.
— À plus forte raison, poursuivit Grégoire exaspéré, ne puis-je vous céder cette chambre qui vaut ses cinquante écus par an. Il est temps que je parle, monsieur le chevalier… Lorsque monsieur votre père me fit l'honneur de venir loger chez moi, voici deux ans de cela, il promit de me payer régulièrement. Je patientai six mois, c'est-à-dire cinq mois de plus que n'eût fait aucun de mes confrères…
— Ceci vous honore grandement, maître Landry.
— Oui, mais cela ne m'enrichit guère ! Au bout de six mois, donc, n'ayant pas encore reçu un denier, je me présentai à monsieur votre père, et le priai de me payer l'arriéré…
— Et que fit mon vénérable père ? Il vous paya, je pense ?
— Il me rossa, monsieur ! dit Landry avec une majestueuse indignation.
— Et dès lors, vous fûtes convaincu de l'impertinence qu'il y a à réclamer de l'argent à un honorable gentilhomme ?
— Oui, monsieur, dit simplement le maître de la Devinière. Mais je dois dire que monsieur votre père me rendait quelques services. Il protégeait ma rôtisserie, et n'avait pas son pareil pour prendre un ivrogne par les reins et le jeter à la rue.
— En ce cas, c'est vous qui lui redevez, maître Landry. N'importe, je vous fais crédit.
Landry, qui était déjà cramoisi, devint violet. Il souffla pendant deux minutes. Puis il reprit :
— Trêve de plaisanterie, monsieur.
— Que voulez-vous donc ? Expliquez-vous, que diable !
— Monsieur, je veux que vous vous en alliez, à moins que vous ne puissiez me payer les deux ans d'arriérés que vous me devez, vous et monsieur votre père !
— Est-ce votre dernier mot, maître ? fit paisiblement Pardaillan.
Enhardi par la douceur du jeune homme, l'aubergiste répondit avec énergie :
— Mon dernier mot. J'entends que dès demain le cabinet soit libre !
Tranquillement, le chevalier passa dans son logis, prit dans un coin un bâton court, le même qui avait servi à son père, saisit Landry par l'une des courtes nageoires qui lui servaient de bras, leva le bâton et le laissa retomber sur l'échine de l'aubergiste.
— Un bon fils doit imiter les vertus de son père, dit-il ; mon père vous a rossé : mon devoir est de vous rosser !…
Et Pardaillan se mit, en effet, à rosser maître Grégoire avec une conscience qui prouvait qu'il ne savait rien faire à demi. L'aubergiste poussa des hurlements effroyables, et ses clameurs retentirent dans toute la maison.
Bientôt sa femme accourut, et derrière elle les garçons, les servantes, armés de lardoires, de balais, criant, vociférant : « Au feu ! Au meurtre ! Au truand ! » et autres appels semblables qui ne dérangeaient personne, vu leur fréquence.
Les voisins supposèrent qu'on tuait un huguenot, voilà tout. Mais les gens de la maison ne s'y trompèrent pas.
En un instant, la chambre fut envahie par les domestiques.
Alors, Pardaillan poussa le malheureux Grégoire vers la fenêtre qu'il ouvrit toute grande, le saisit, le harponna solidement, le passa à travers la fenêtre, et, les bras tendus, le tint suspendu dans le vide.
— Dehors, vous autres ! dit-il de sa voix calme et mordante, dehors, ou je le laisse tomber !…
— Allez-vous-en !… allez-vous-en !… gémit l'aubergiste plus mort que vif.
Il y eut une retraite précipitée des domestiques. Seule, Mme Landry demeura, et il faut dire qu'elle ne semblait pas effarée outre mesure de la périlleuse situation où se trouvait, son mari.
— Grâce, monsieur le chevalier ! murmura Landry d'une voix éteinte.
— Nous sommes d'accord, n'est-ce pas ? Plus de ces demandes intempestives ?…
— Jamais ! Jamais !
— Et je pourrai habiter cette chambre ?
— Oui, oui !… Mais rentrez-moi, pour l'amour de la Vierge !… Je meurs !…
Le chevalier, sans se presser, réintégra l'aubergiste dans la chambre, et l'assit presque évanoui dans le fauteuil où Mme Landry s'empressa de lui bassiner les tempes avec du vinaigre.
— Ah ! monsieur le chevalier, dit-elle avec un regard qui n'avait rien de trop sévère, quelle peur vous m'avez faite ! Si pourtant vous aviez laissé tomber le pauvre cher homme… Il se fût tué sur le coup…
— Impossible…
— Sans aucun doute, mon cher ! Vous fussiez tombé sur le ventre et vous eussiez rebondi sans vous faire mal, comme la balle d'une fronde…
Landry fut tellement stupéfait de l'explication qu'il acheva de s'évanouir.
Lorsqu'il revint à lui, il eut avec le chevalier de Pardaillan une explication, à la suite de laquelle il fut convenu que la belle chambre demeurerait le logis du jeune homme, et que même il pourrait prendre ses repas du soir dans la rôtisserie, à condition qu'il continuât le genre de services qu'avait rendus son père.
Ce à quoi le chevalier s'engagea d'honneur.
Et ce fut ainsi que la paix fut signée entre maître Landry Grégoire et l'aventurier.
Nous avons donc expliqué comment il se faisait que, si pauvre, Pardaillan fût logé, et bien logé, dans une des meilleures auberges de Paris. Ayant raconté comment il avait hérité de Giboulée, comment il avait acquis Pipeau et conquis son logis, il nous reste à dire comment il était devenu le maître de Galaor.
Un soir, le chevalier de Pardaillan sortait d'un bouge de la rue des Francs-Bourgeois où il venait de boire avec quelques truands de ses amis force mesure d'hypocras. Il était à peu près ivre. C'est-à-dire que sa fine moustache se hérissait plus que jamais, et que Giboulée en bataille derrière les mollets occupait toute la largeur de l'étroite rue. Il chantait un sonnet à la mode, que maître Ronsard[1] avait fait, disait-on, pour une puissante princesse.
Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle
Assise au coin du feu, devisant et filant,
Direz, chantant mes vers, et vous émerveillant :
— « Ronsard me célébrait du temps que j'étais belle !… »
— Par Pilate et Barabbas ! grommela le chevalier en débouchant dans la rue de la Tixeranderie. Est-ce que, vraiment, je serai amoureux ?… Hum ! méfie-toi des femmes !… Oh ! les sages conseils de M. de Pardaillan, mon père, où êtes-vous ?…
Et il entama d'une belle voix juste et chaude le deuxième quatrain du tant joli sonnet :
Lors, vous n'aurez servante oyant cette merveille
Déjà sous le labeur à demi sommeillant,
Qui, au bruit de mon nom ne s'aille réveillant,
Bénissant votre nom de louange immortelle.
— Leurs cheveux fins sont comme des couleuvres qui étouffent ! continua Pardaillan à demi-voix. Leur sourire empoisonne. Tudiable ! et leurs yeux ?… Ah ! ses yeux, à elle !… Méfie-toi des femmes !…
Et les deux tercets — ou tiercets, comme on disait alors — s'envolèrent en un rythme à la fois ironique et mélancolique :
Je serai sous la terre, et, fantôme sans os,
Par les ombres myrteux je prendrai mon repos,
Vous serez au foyer une vieille accroupie,
Regrettant mon amour et votre fier dédain !
Vivez, si m'en croyez, n'attendez à demain :
Cueillez dès aujourd'hui les roses de la vie !…
— Hum ! puissé-je être étripé si ce n'est là la plus jolie chute de sonnet qui soit jamais !…
— Au meurtre ! au truand ! cria une voix dans le lointain.
— Holà ! fit Pardaillan, voilà un monsieur qui m'a tout l'air de s'en aller prendre son repos par les ombres myrteux !…
— À l'aide ! Au guet ! clama la voix — une voix de vieillard, semblait-il.
— Or çà, disait Pardaillan, les cris viennent de la rue Saint-Antoine : d'après les conseils de mon père, je dois tourner les talons et gagner la Devinière. Ainsi fais-je, il me semble !
Dès le premier appel, le jeune chevalier s'était d'ailleurs mis à courir avec la souplesse et l'agilité d'un homme qui a passé son adolescence à grimper aux arbres, à escalader les rochers, à traverser les torrents à la nage, et qui, plus d'une fois, avait dû demander son salut à ses jambes, devant quelque ennemi trop nombreux.
Il ne tarda pas à arriver rue Saint-Antoine.
— Tiens, fit-il, j'aurais pourtant juré que j'avais tourné vers la rue Saint-Denis !…
Là, il aperçut deux hommes que serraient de près une dizaine de truands. Tous les deux étaient à cheval. L'un d'eux tenait en main une troisième monture toute sellée. C'était un vieillard, vêtu comme un serviteur de grande maison. C'était lui qui criait :
— Au meurtre ! Au feu ! Au guet !
Mais les truands, sachant bien que personne n'interviendrait et que le guet, en entendant les cris, s'écarterait prudemment, ne s'occupaient pas du vieux, et entouraient l'autre cavalier qui, sans prononcer une parole, se défendait énergiquement, à preuve les deux francs-bourgeois qui étaient étendus sur la chaussée, le crâne fracassé.
Cependant cet homme, si vigoureux et si courageux qu'il fût, allait succomber.
Ses assaillants l'avaient acculé dans une encoignure et cherchaient à le désarçonner.
— Tenez bon, monsieur ! cria tout à coup une voix calme et plutôt railleuse, on vient à vous !…
En même temps, Pardaillan surgit dans la mêlée et commença à faire pleuvoir sur les truands une grêle de coups. Il n'avait pas dégainé la fameuse Giboulée ; mais saisissant par le cou les deux premiers de la bande qui lui tombèrent sous la main, il les rapprocha l'un de l'autre, d'un irrésistible et rapide mouvement ; les deux faces se heurtèrent, les deux nez commencèrent à saigner ; alors, par un mouvement inverse, Pardaillan les sépara, les poussa l'un à droite, l'autre à gauche, les lança, pareils à une double catapulte ; chacun des truands alla rouler à dix pas, entraînant dans sa chute deux ou trois de ses camarades, et aussitôt le chevalier se plaça devant l'inconnu assailli, et d'un geste large, tira la flamboyante Giboulée…
Les truands furent-ils épouvantés de la manœuvre et de la force musculaire qu'elle prouvait ?
Reconnurent-ils Pardaillan, qui avait parmi eux une réputation de tranche-montagne ?
Toujours est-il qu'il se fit parmi eux un mouvement de retraite silencieuse et précipitée ; en un instant, tous avaient disparu, emportant leurs blessés, comme des fantômes qui s'évanouissaient dans la nuit.
— Par la mordieu, mon brave ! s'écria alors le cavalier inconnu, vous m'avez sauvé la vie !
Le chevalier de Pardaillan rengaina froidement son épée, souleva son chapeau, et dit :
— Savez-vous, monsieur, ce que je viens de faire ?
— Eh ! par le diable ! Vous venez de me sauver, vous dis-je ! Tudieu ! quel poignet ! quels rudes coups !…
— Non, monsieur, dit Pardaillan avec le même flegme, je viens de commettre un crime.
— Un crime ? Çà ! plaisantez-vous ? s'écria le cavalier stupéfait.
— Non pas : j'ai désobéi au vœu formel de mon père. Et je crains bien qu'il ne m'en arrive malheur.
Ces derniers mots furent prononcés d'un ton glacial qui firent frissonner l'inconnu.
— En tout cas, reprit-il, vous m'avez rendu un fier service. Que puis-je pour vous ?…
— Rien !
— Acceptez au moins en souvenir de cette rencontre la monture que mon domestique tient en main. Galaor est le meilleur cheval de mes écuries. Et puis, il a un nom qui vous plaira, puisque vous vous conduisez en véritable Galaor.
— Soit ! J'accepte le cheval ! répondit Pardaillan avec le ton et le geste d'un roi acceptant l'hommage d'un sujet.
Et avec la légèreté d'un cavalier qui, dès cinq ans, avait chevauché par monts et par vaux, il sauta sur Galaor.
L'inconnu fit de la main un signe d'adieu et s'éloigna en homme pressé.
Au moment où le vieux serviteur se disposait à suivre son maître à distance respectueuse, Pardaillan s'approcha de lui, et lui demanda à voix basse :
— Y a-t-il inconvénient à ce que je sache le nom de ce seigneur pour qui j'ai commis le crime de désobéir au vœu de mon père ?…
— Aucun, monsieur, fit le vieillard étonné.
— Alors, ce cavalier ?
— C'est Monseigneur Henri de Montmorency, maréchal de Damville…
Livre I
XII. La Maison de la rue des barrés
Ce soir-là, Jean de Pardaillan ramena donc un nouvel hôte à l'auberge de la Devinière ; il arriva au moment où on fermait l'hôtellerie : sans rien demander à personne, il conduisit Galaor à l'écurie, l'installa à la meilleure place et versa une mesure d'avoine dans la mangeoire. Puis, ayant allumé un falot, il se mit à examiner son acquisition avec le soin et la compétence d'un parfait connaisseur.
Un sifflement longuement modulé et accompagné d'un hochement de tête significatif exprima toute son admiration.
Galaor était un aubère cap de more qui pouvait aller sur ses quatre ans ; il avait la tête fine, le front large, les naseaux ouverts, le garrot bien dessiné, la croupe souple, les jambes sèches. C'était une bête magnifique.
— Ah ça ! que diable faites-vous donc là ? demanda tout à coup la voix grasse de maître Landry.
Pardaillan tourna légèrement la tête vers la boule de graisse que représentait l'aubergiste et répondit par-dessus l'épaule :
— J'examine le produit de mon dernier crime.
Landry frissonna.
— Ainsi, dit-il, ce cheval est à vous, monsieur le chevalier ?
— Je vous l'ai dit, maître Landry, répondit Pardaillan en jetant dans le râtelier une belle botte de luzerne.
— Et, continua l'aubergiste, la mort dans l'âme, je devrai le nourrir ?
— Ah ça ! voudriez-vous d'aventure que cette noble bête mourût de faim ?…
Et le chevalier, s'étant assuré par un dernier regard que Galaor ne manquait de rien, souhaita le bonsoir à l'aubergiste atterré, et s'en fut se coucher.
Maître Landry Grégoire saisit alors sa tête pointue à deux mains, et dans son accès de désespoir, essaya de s'arracher les cheveux.
Nous devons dire qu'il n'y réussit pas : en effet, maître Landry était totalement chauve, et son crâne avait la majesté, mais aussi la nudité absolue d'un bel ivoire antique et solennel.
À partir de ce jour, on ne vit plus Pardaillan que monté sur Galaor, et Pipeau le précédant le nez au vent, en quête de tout ce qui était bon à manger et à voler aux devantures des marchands de volailles ; quant à Galaor, pour rien au monde il ne se dérangeait de la ligne droite : c'est-à-dire qu'il fallait que les gens se rangeassent vivement s'ils ne voulaient être bousculés et piétinés. Il faut ajouter que pour un murmure, pour un regard de travers, la redoutable Giboulée sortait toute seule de son fourreau.
Pardaillan sur Galaor, compliqué de Pipeau, aggravé de Giboulée, devint donc la terreur du quartier — nous voulons dire la terreur des insolents, des hobereaux pillards, des spadassins et des capitans qui pullulaient ; car le chevalier — et ceci va peut-être le réconcilier avec le lecteur indisposé par le portrait ci-dessus malheureusement trop ressemblant —, le chevalier n'intervenait jamais dans une querelle que pour défendre le plus faible ; il lui arrivait parfois de ramasser avec lui quelque mendiant qu'il faisait asseoir à une table, devant lui, et qu'il invitait à dîner, lui coupant les meilleurs morceaux, lui versant pleines rasades.
Ces jours-là, maître Landry était radieux, bien que la présence d'un gueux dans sa rôtisserie si bien fréquentée l'offusquât quelque peu. En effet, ces jours-là, Pardaillan, qui ne payait jamais quand il était seul, payait généreusement. Une fois, il arriva à l'aubergiste d'en faire timidement l'observation au chevalier, qui lui répondit froidement :
— Vous vous prenez donc pour un grand seigneur, mon cher ? Fussiez-vous M. le duc de Guise, fussiez-vous le roi lui-même, que je ne vous permettrais pas l'impertinence de payer le repas de mes invités. Mes hôtes sont à moi, monsieur Grégoire !
D'autres fois, on le voyait arriver à l'auberge, toujours froid, toujours insensible, choisir quelque bonne poularde bien rissolée, y ajouter un pain, une bouteille de vin, et s'éloigner après avoir jeté un écu au garçon ou à la servante. Et alors, si ce garçon intrigué le suivait sournoisement, voici ce qu'il voyait.
Pardaillan pénétrait dans quelque taudis, où il avait remarqué une misère, déposait son paquet de victuailles devant les pauvres gens effarés, saluait d'un grand geste de son chapeau à plume de coq, et se retirait sans dire un mot.
Seulement, en s'en allant, il grommelait :
— Allons, bon ! Voilà que je viens encore de désobéir à M. de Pardaillan mon père ! Je serai sûrement damné dans l'autre monde !…
En attendant, le chevalier commençait à s'ennuyer dans celui-ci.
Il se disait non sans raison que cette existence était indigne d'un homme assoiffé de belles aventures, et qui se sentait de taille à aspirer à de grandes choses.
De sourdes ambitions, de vagues désirs le faisaient palpiter.
Bref, il s'ennuyait…
Les meilleurs moments étaient ceux qu'il passait à darder le feu plongeant de son regard sur le toit d'en face. Et lorsque, après des heures d'affût patient, il avait entrevu le radieux visage de l'inconnue, il était heureux ! il appelait cela faire provision de joie au cœur.
La voisine, peu à peu, s'apprivoisait.
Elle en vint à ne pas fermer précipitamment sa fenêtre ! Elle en vint à lever la tête ! Elle en vint à répondre au regard du jeune homme par un regard qui ne s'effrayait pas !
Mais la chose n'allait pas plus loin.
Pardaillan et Loïse ignoraient tout l'un de l'autre. S'aimaient-ils ?… Savaient-ils qu'ils s'aimaient ?…
Le chevalier savait seulement qu'elle était la fille de cette belle inconnue qu'on appelait la Dame en noir, et que les deux femmes vivaient modestement du produit des tapisseries qu'elles faisaient pour des dames de noblesse ou de riches bourgeoises…
Un jour, Pardaillan s'occupait dans sa chambre à raccommoder son pourpoint. Ordinairement, c'était Mme Landry qui s'occupait de ce soin. Mais la belle aubergiste, ayant surpris le chevalier les yeux fixés sur le toit d'en face, boudait depuis quelques jours, retirée sous la tente, c'est-à-dire parmi ses casseroles.
Ce n'était pas sans quelque mélancolie qu'il se livrait à ce travail. En effet, il ne pouvait se dissimuler que son costume de velours gris usé jusqu'à la corde ne pouvait guère inspirer d'admiration à une jolie fille.
« Tant que je n'aurai pas trouvé le moyen de m'habiller comme je vois MM. les gentilshommes de la cour, elle ne m'aimera pas ! Peut-on aimer un pauvre diable dont l'habit crie misère ?… »
À ces réflexions, on pourra connaître que Pardaillan était, au fond, une âme bien candide encore.
Ayant tant bien que mal réparé l'accroc qu'il essayait de faire disparaître, Pardaillan remit son pourpoint, ceignit son épée et s'apprêta à sortir, résolu à conquérir coûte que coûte l'habit somptueux qu'il rêvait.
Mais avant de s'éloigner, il se mit à la fenêtre ; juste à ce moment, il vit la Dame en noir qui sortait de la maison et prenait la direction de la rue Saint-Antoine. Au même instant, Loïse parut à la fenêtre.
Emporté peut-être par une sorte de bravade à la misère de son costume, par un défi à l'impossibilité d'être aimé tel qu'il se voyait, pour la première fois, d'un geste tout instinctif, il envoya un baiser…
Loïse rougit, il est vrai ! mais elle demeura une seconde à regarder le chevalier, sans colère, puis, lentement, elle rentra.
« Oh ! songea Pardaillan dont le cœur se mit à battre la chamade, mais on dirait qu'elle n'est pas indignée ! Par Pilate ! par Barabbas ! Je ne pourrais donc espérer !… Oh ! Il faut que, sur-le-champ, je parle à sa mère !… »
Un roué eût dit : Je vais profiter de l'absence de la mère pour aller me jeter aux pieds de cette belle enfant !…
Sans plus réfléchir, le chevalier s'élança, descendit quatre à quatre les escaliers, sortit à pied comme un coup de vent et rattrapa la Dame en noir au moment où elle tournait à gauche l'angle de la rue Saint-Denis et prenait la rue Saint-Antoine dans la direction de la Bastille.
Mais alors, il n'osa plus !
Il lui sembla qu'il avait à dire des choses énormes.
Et il se contenta de suivre la Dame en noir à distance respectueuse.
Arrivée non loin de la Bastille, Jeanne tourna à droite dans ce dédale de ruelles qui servaient de communication entre la rue Saint-Antoine et le port Saint-Paul.
Elle finit par s'arrêter dans la rue des Barrés, à l'endroit précis où s'était élevé jadis un couvent de carmes. Ces dignes moines étaient habillés de blanc et de noir ; d'où le nom de barrés que leur donnait le peuple ; d'où le nom de rue des Barrés qu'avait pris tout naturellement la rue qu'ils habitaient. Le couvent avait disparu, les carmes s'étant, sous Louis XII, transportés sur la montagne Sainte-Geneviève. Mais la rue continuait à s'appeler rue des Barrés. Plus tard, l'accent aigu de l'é finit par tomber, non pas de la plaque indicatrice, car il n'y en avait pas, mais de la prononciation populaire, et la rue s'appela dès lors rue des Barres… Nous donnons l'explication pour ce qu'elle vaut.
La maison devant laquelle Jeanne de Piennes s'était arrêtée était située sur l'emplacement même de l'ancien couvent des barrés ; elle était entourée de beaux jardins ; elle était petite, mais de belle apparence, bien qu'un peu mystérieuse.
Pardaillan vit la Dame en noir heurter le marteau, et, bientôt après, entrer dans la maison.
« Je lui parlerai quand elle sortira, pensa-t-il. Il faut que je lui parle ! »
Et il se posta en sentinelle, à un bout de la rue.
Une servante robuste et méfiante avait introduit Jeanne et l'avait conduite au premier étage, dans une belle grande pièce agréablement meublée où rien ne manquait de ce qu'on appelle aujourd'hui le confortable.
À son entrée, un jeune homme et une femme qui étaient assis l'un près de l'autre tournèrent la tête.
— Ah ! fit la femme, voici ma tapisserie !
— Bon ! dit le jeune homme en s'adressant à Jeanne. Avez-vous tenu compte de l'inscription que je vous fis tenir ?
— Oui, monsieur, dit Jeanne.
— Quelle inscription ? demanda la femme d'une voix timide et très douce.
— Vous allez voir ! répondit le jeune homme en frottant joyeusement ses mains pâles.
Ce jeune homme semblait âgé de vingt ans au plus. Il était habillé comme un riche bourgeois, de drap fin ; son vêtement était noir ; mais à sa toque de velours noir, resplendissait un diamant énorme.
Il était de taille moyenne, et paraissait de santé délicate ; son visage était pâle et même bilieux ; il avait le front bombé ; les yeux sournois ne regardaient pas en face ; la bouche se plissait ordinairement sous l'effort d'un sourire en général mauvais, parfois sinistre, mais qui, en ce moment, était plein d'une réelle cordialité ; les mains s'agitaient et les doigts se contractaient par suite de quelque manie ; peut-être ce jeune homme était-il atteint d'une maladie nerveuse. Parfois, il éclatait de rire subitement, sans motif, et ce rire, qui démentait le feu sombre du regard, était terrible à entendre, terrible à voir.
Quant à la femme, elle accusait trois ou quatre ans de plus que son compagnon. C'était une jolie blonde d'allure modeste et qui, dans une foule, ne devait pas provoquer ce murmure qui forme comme un sillage d'admiration sur le passage de certaines femmes souveraines par la beauté. Tout en elle était modestie, effacement presque craintif ; mais elle avait des yeux d'une douceur infinie et d'une tendresse extraordinaire lorsqu'elle les posait sur le jeune homme. Cette modestie, cette douceur, cette tendresse constituaient le caractère essentiel de cette femme. Au premier coup d'œil, on devinait en elle un de ces êtres de dévouement très pur qui vivent d'un amour et meurent au besoin sans se plaindre.
— Voyons l'inscription ! reprit-elle avec une curiosité impatiente.
— Regardez, Marie ! fit le jeune homme en prenant la tapisserie des mains de la Dame en noir.
Cette tapisserie représentait une série de bouquets de fleurs de lis qui s'entrelaçaient et couraient autour de l'étoffe ; au centre se dessinait un cartouche sur fond bleu ; et c'est sur ce cartouche que se détachait en lettres d'or l'inscription suivante :
IE[1] CHARME TOUT.
Celle qu'on avait appelée Marie leva sur le jeune homme un regard interrogateur. Celui-ci frotta lentement ses mains pâles et dit avec un sourire heureux :
— Chère Marie, vous ne devinez pas ?
— Non, mon bien-aimé Charles…
— Eh bien, ce sera là désormais votre devise, Marie… C'est moi qui ai trouvé cela !
— Oh ! Charles… mon bon Charles…
— Écoutez la fin, Marie ! Je voulais une devise pour vos meubles, pour votre argenterie, pour toute votre argenterie, pour toute votre maison, enfin ! Je l'ai demandé à Ronsard et même à messire Jean Dorat, professeur au collège de France pour le latin et le grec ; mais ils n'ont rien trouvé qui me plaise ; alors je me suis mis à chercher moi-même, et j'ai trouvé cela, moi… Voyez-vous, Marie, il n'y a que l'amour pour inspirer les bonnes idées…
— Charles ! Charles ! Vous me rendez trop heureuse !…
— Écoutez donc la fin ! dit le jeune bourgeois qu'on appelait Charles. Savez-vous où j'ai trouvé cette inscription ? Devinez un peu…
— Comment devinerais-je, mon doux ami ?
— Eh bien ! s'écria Charles triomphalement, c'est dans votre nom !… « Ie charme tout » n'est que l'anagramme de « Marie Touchet », votre nom !… Vous n'avez qu'à vérifier…
Marie Touchet courut à un secrétaire, écrivit rapidement son nom et constata en effet que toutes les lettres de l'inscription : « Ie charme tout », se trouvaient dans « Marie Touchet ».
Alors, toute rouge d'un réel bonheur, elle revint se jeter dans les bras de son amant qui la serra sur sa poitrine avec une indicible expression de tendresse.
Jeanne de Piennes avait assisté, immobile et douloureuse, à cette scène de bonheur intime et paisible.
« Comme ils s'aiment ! songea-t-elle. Comme ils sont heureux, ce bon bourgeois et cette douce bourgeoise ! Hélas ! moi aussi, j'aurais pu être heureuse !… »
— Oui, Marie, disait à voix basse le jeune homme, oui, c'est à cela que j'ai songé ces temps derniers ! Car c'est à toi seule que je rêve au fond de mon Louvre ! Et tandis que ma mère me croit occupé à la destruction des huguenots, tandis que mon frère d'Anjou se demande si je songe au moyen de le tuer, tandis que Guise cherche à surprendre sur mon front le secret de sa destinée, moi je songe que je t'aime, toi seule, puisque seule tu m'aimes, et que dans Marie Touchet, il y a bien réellement « Ie charme tout » !
Marie écoutait ces paroles avec ivresse… Elle oubliait la présence de la Dame en noir.
— Sire ! Sire ! fit-elle, presque à haute voix, vous m'enivrez de bonheur.
— Sire ! murmura Jeanne en tressaillant profondément. Le roi de France !…
Et dans sa pauvre imagination tant martyrisée, une secousse violente se produisit. Elle était devant Charles IX… Ce petit bourgeois pâle et sombre, c'était le roi !… Le roi de France !… L'homme que tant de fois elle avait rêvé d'approcher pour implorer justice… non pour elle, ah ! certes ! mais pour sa fille, pour sa Loïse !…
Haletante, la tête en feu, elle fit un pas en avant.
Charles IX avait enlacé Marie Touchet dans ses bras. Il reprit à demi-voix :
— Il n'y a pas de Sire, ici ! Il n'y a pas de Majesté, tu entends, Marie ? Il n'y a que Charles ! Ton bon Charles, comme tu m'appelles… Car il n'y a que toi, Marie, pour dire que je suis bon et cela me soulage, vois-tu, cela jette une lumière dans l'horreur de mes pensées… Le roi ! Je suis le roi !… Marie, je suis un pauvre enfant que sa mère déteste, que ses frères haïssent ! Au Louvre, je n'ose pas manger, j'ai peur du verre d'eau qu'on m'apporte, j'ai peur de l'air que je respire… Ici, je mange, je dors, je bois sans crainte, ici ! ah ! je respire à pleins poumons ! Regarde comme ma poitrine se dilate !…
— Charles ! Charles ! calme-toi…
Mais Charles IX s'exaltait. Ses yeux flamboyaient. Sa parole était devenue rauque et sifflante.
Jeanne, tremblante, se recula dans un angle obscur.
Une pâleur livide avait envahi le visage du roi. Le tremblement nerveux de ses mains s'accentua.
— Je te dis qu'ils veulent ma mort ! grinça-t-il tout à coup sans prendre la précaution de baisser la voix. Ah ! Marie, Marie ! Sauve-moi, cache-moi !… J'ai lu dans leurs pensées, te dis-je ! J'ai fouillé leurs consciences, et j'y ai vu ma condamnation écrite en lettres de flamme !
— Charles ! par grâce, calme-toi !… Oh ! voilà encore ton accès !… Charles ! reviens à toi ! Tu es près de moi… près de Marie !…
Charles IX avait repoussé Marie Touchet. La crise était terrible de soudaineté. Des deux mains, il se cramponnait au dossier d'un fauteuil. Une sueur froide ruisselait sur son visage ; ses yeux sanglants se fixèrent dans le vide sur des êtres imaginaires, et il eut un éclat de rire qui résonna affreusement.
— Les misérables ! gronda-t-il. Les voilà qui cherchent comment ils me tueront ! Qui aura mon trône ?… Est-ce toi, Guise infernal ? Est-ce toi, Anjou ? Est-ce toi, Béarn ? Oh ! tous ! tous ! les voilà qui complotent !… Et ceux-là qui s'avancent dans les ténèbres, qui est à leur tête ?… Ce misérable Coligny… Ah ! truands ! attendez !… À moi mes gardes ! Arrêtez-moi tous ces parpaillots ! Passez-les-moi au fil de l'épée !… Ah ! ils me tuent ! au meurtre !… à moi !…
Les derniers mots expirèrent dans la gorge du roi, parmi des éclats de rire à faire frissonner les plus braves ; il se renversa dans les bras de Marie Touchet, en proie à une crise effrayante, les yeux convulsés, les mains tordues…
Jeanne s'était élancée pour aider Marie.
— Oh ! madame, balbutia celle-ci, par pitié pour mon pauvre Charles si malheureux, jamais un mot de ceci, je vous en supplie… à qui que ce soit au monde !…
— Rassurez-vous ! dit Jeanne avec cette dignité douce et simple qui la faisait si admirable, je sais trop ce qu'est la douleur humaine, je sais trop qu'elle est la même auprès des trônes et sous les chaumes, et c'est la douleur qui m'a appris le silence…
Marie fit un signe de tête pour remercier. Et c'était touchant, cette prière faite à une humble ouvrière de tapisseries, par la maîtresse du roi, pour le roi !
— Puis-je vous être utile ? reprit Jeanne.
— Non, non, fit vivement Marie ; soyez remerciée et bénie… je connais ces redoutables crises… Charles, dans quelques instants, sera à lui… Voyez-vous, je n'ai qu'à le garder ainsi dans mes bras… il n'y a que cela qui le calme…
— En ce cas, je vous quitte… il ne faut pas qu'il s'aperçoive que sa faiblesse a eu un témoin…
— Ah ! madame ! s'écria Marie avec un élan de reconnaissance, vous avez toutes les délicatesses… Comme vous avez dû aimer !…
Un fugitif et douloureux sourire passa sur les lèvres décolorées de Jeanne, qui fit un signe d'adieu et se retira, s'évanouit plutôt, pareille à une ombre légère… sacrifiant l'immense intérêt qu'il y aurait eu pour elle à parler au roi.
À peine avait-elle disparu que Charles IX ouvrit les yeux, passa lentement ses mains sur son visage, jeta autour de lui des yeux hagards, et voyant Marie penchée sur lui, sourit tristement.
— Encore un accès ? fit-il avec une sourde angoisse.
— Rien, presque rien, mon Charles ! Bien moins fort que le dernier… rassure-toi… c'est fini…
— Il y avait ici quelqu'un tout à l'heure… ah ! oui… la femme qui a fait cette tapisserie… Où est-elle ?…
— Partie, mon Charles, partie depuis deux minutes…
— Avant l'accès ?
— Oui, oui, mon bon Charles, avant !… Allons, te voilà remis… Bois un peu de cet élixir… là… repose un instant ta pauvre tête… là… sur mon cœur… mon bon Charles.
Elle s'était assise, l'avait attiré sur ses genoux, et Charles, docile comme un enfant, écrasé de fatigue par la violence et la soudaineté foudroyante de la crise, obéissait, penchait sa tête pâle et sombre.
Un grand silence se fit…
Le roi de France, bercé dans les bras de Marie Touchet, s'endormait, la tête sur son sein, avec l'inexprimable bonheur de savoir qu'un ange veillait sur son sommeil…
Source: Wikisource
IX. L'Immolation
Le connétable de Montmorency, d'un pas agité, se promenait dans la vaste salle d'honneur de son hôtel, à Paris. Ses gentilshommes disséminés sur les banquettes, ou debout par groupes, se racontaient à voix basse et craintive d'étranges choses.
Tout d'abord que le connétable s'étant penché tout à l'heure à une fenêtre, avait vu une femme debout devant le grand portail de l'hôtel, exténuée, paraissait-il, très pâle et un enfant dans les bras. Et le connétable avait donné l'ordre d'aller chercher cette femme et de l'introduire : elle attendait maintenant dans un cabinet voisin.
Ensuite, que le fils du connétable, que l'on croyait mort, était arrivé soudain dans la nuit, qu'il avait eu une longue et orageuse entrevue avec son père, et qu'il était reparti pour une destination inconnue.
Que la nouvelle venait d'arriver de Montmorency que le deuxième fils du connétable, Henri, avait été attaqué dans la forêt et grièvement blessé.
Enfin, que Sa Majesté Henri II devait, ce jour-là même, à quatre heures, faire une visite à son grand ami, au chef de ses armées. On en concluait qu'une nouvelle campagne se préparait.
L'innombrable domesticité de l'hôtel s'activait à tout mettre en bel ordre pour faire honneur au royal visiteur. Car il était déjà deux heures, et le roi passait pour très ponctuel.
C'était une seigneuriale demeure que cet hôtel de Montmorency, situé presque en face du Louvre, non loin du bac du Port-aux-Passeurs. Il y régnait ce luxe grandiose de cette époque où Richelieu n'avait pas encore domestiqué la noblesse, où les seigneurs féodaux, presque rois par la force, étaient souvent plus que rois par la richesse.
Il y avait donc, dans la grande salle d'honneur, plus de soixante gentilshommes de la maison du connétable : une véritable cour que le vieux politique n'était pas fâché d'étaler aux yeux d'Henri II, qui, certainement, n'en amènerait pas autant avec lui, tout roi de France qu'il était.
Mais à ce moment-là, ce n'était pas à cela que songeait le connétable.
Plus d'une fois déjà, il s'était avancé jusqu'à la porte de ce cabinet où on avait introduit la femme.
Et toujours il avait reculé, frappant du pied avec colère, reprenant sa promenade dans le demi-silence de la salle d'honneur.
Enfin, il parut se décider, poussa brusquement la porte, et entra.
Au milieu du cabinet, la femme, debout, attendait. Elle avait déposé son enfant endormi dans un fauteuil, et, appuyée au dossier, le contemplait…
Le connétable fit deux pas, s'arrêta devant elle, les touffes grises de ses sourcils froncés, hérissés.
Rudement, il demanda :
— Que voulez-vous, madame ?
Une sorte d'angoisse terrifiée convulsa le visage pâli de la femme, qui murmura :
— Monseigneur…
— Oui, reprit le connétable avec plus de rudesse encore, ce n'est pas moi que vous attendiez, n'est-ce pas ? Au lieu du fils que l'on espère encore séduire par de mielleuses paroles, c'est le père inexorable qui paraît ! Et cela vous déconcerte, n'est-ce pas ?
Jeanne de Piennes releva son douloureux visage :
— Monseigneur, dit-elle d'une voix tremblante, il est vrai que j'espérais voir François… mais une femme de ma race ne peut se déconcerter à se trouver en présence du père de son époux !
— Votre époux ! gronda le connétable en serrant les poings. Croyez-moi, je vous engage à ne point invoquer ce titre devant moi ! François m'a tout raconté cette nuit. Tout, entendez-vous bien ! Je sais que vous et votre père avez été assez habiles pour arracher à la faiblesse de mon fils un mariage. Quel mariage, d'ailleurs ! nocturne et honteux comme un vol !…
Un cri de Jeanne arrêta le vieux soudard. Pourpre d'indignation, elle étendit le bras avec un indicible geste de dignité, charmante chez cet être de grâce et de beauté.
— Vous mentez, monsieur ! dit-elle avec un calme étrange.
— Par le Ciel ! que dit-elle là ?…
-Je dis, monsieur, que vous avez seulement l'habit d'un gentilhomme ! Je dis que votre couronne de cheveux blancs ne vous mettrait pas à l'abri du soufflet vengeur, si mon père, lentement assassiné par vous, se trouvait près de moi ! Je dis que vous parlez à une femme qui porte votre nom, monsieur !
L'accent de ces paroles avait été en se haussant pour ainsi dire, depuis la simple dignité de la femme offensée jusqu'à la majesté d'une reine.
Montmorency, étonné, rougit, pâlit et parut un instant balancer pour jeter un ordre… Puis le vieux chef des armées du roi s'inclina profondément. Il était dompté.
— Monseigneur, reprit alors Jeanne en comprimant la violente agitation de son sein, vous m'avez dit tout à l'heure que vous saviez tout !… Je n'ai que trop bien compris l'accusation douloureuse que contiennent ces paroles… Eh bien, monseigneur, puisque la fatalité m'amène devant vous, je dois ! Non, monseigneur, vous ne savez pas tout ! Vous ignorez l'affreuse vérité, comme l'ignore mon maître et mari, comme l'ignore l'époux de mon cœur, l'homme à qui j'ai donné ma vie, à qui je voulais éviter une larme au prix de mon sang !… Cette vérité, monseigneur, vous devez l'entendre pour mon honneur, pour le bonheur de François, pour la vie de l'innocente créature qu'abrite votre toit en ce moment… l'enfant de notre amour !
Étonné par la noblesse du geste et par la douleur de l'accent, fasciné par tant de beauté et de simplicité, subjugué par l'autorité et la grâce qui émanaient de Jeanne, le vieux Montmorency, pour la deuxième fois, s'inclina.
— Parlez donc, madame, dit-il.
Et en même temps, ses yeux se portèrent sur la petite Loïse endormie.
Jeanne saisit ce regard au vol. Quelque chose comme une aube d'espoir illumina son âme. Avec ce mouvement d'orgueil qu'ont toutes les mères, elle prit la mignonne créature dans ses bras, l'embrassa longuement, et avec une timidité douloureuse, avec un sourire mouillé de pleurs, la tendit au formidable aïeul.
Peut-être, à cette fugitive minute, le cœur de Montmorency fut-il attendri !
Il eut un geste vague des bras comme pour saisir l'enfant, et il demanda :
— Comment s'appelle-t-il ?…
— Elle s'appelle Loïse ! dit Jeanne, palpitante de tendresse et d'espoir.
Une moue dédaigneuse plissa les lèvres du connétable. Une fille !… Cela ne comptait pas aux yeux de cet ancêtre féodal !… Ses bras retombèrent. Jeanne sentit un froid de glace peser sur ses épaules. Elle recula en pâlissant, tandis que lui reprenait :
— Je vous promets, madame, de vous écouter maintenant !… Parlez donc sans crainte, et exposez-moi cette vérité dont vous vouliez m'entretenir.
Jeanne comprit que le lien qui était en train de se former d'elle à Montmorency venait de se briser.
Mais une femme qui aime recèle dans son cœur des forces qui sont pour l'homme un sujet de stupéfaction. Elle rassembla toute son énergie, et entreprit de se justifier aux yeux du père de François.
Avec cette voix qui était comme une mélodie d'un charme à la fois délicat et puissant, avec cette poésie naturelle qu'elle puisait dans son amour, elle dit ses premières rencontres avec François, l'irrésistible tendresse qui les avait poussés l'un vers l'autre, leurs aveux, puis la faute, puis la scène du mariage nocturne, les menaces d'Henri, la naissance de Loïse, et enfin l'effroyable supplice final où son cœur d'amante et de mère avait été broyé…
Elle dit tout, n'omit aucun détail ; le vieux Montmorency l'écouta sans prononcer une parole, le visage fermé, raidi dans une attitude glaciale.
Jeanne se tut, palpitante ; son regard ardent chercha en vain les yeux du connétable pour y lire une émotion.
Dans un mouvement de désespoir, elle se laissa tomber à genoux et joignit les mains, tandis qu'elle essayait de refouler les sanglots qui la secouaient…
— Monseigneur, je vois que je ne vous ai pas convaincu ! Malheureuse ! Je n'ai pas su trouver l'accent de la vérité. Et pourtant, je jure que j'ai bien dit la vérité… je le jure sur mon âme… je le jurerais sur l'Évangile… ou plutôt, tenez, je le jure sur la tête de ma fille !… Vous ne pensez pas, monseigneur, que je voudrais attirer une malédiction sur ma petite Loïse ? Non n'est-ce pas ?… Eh bien, alors, pourquoi ne me croyez-vous pas… pourquoi vous taisez-vous ?… Oh ! monseigneur… vous êtes le père de François… Loïse est votre petite-fille… un peu de pitié pour la mère !… Et vrai, je vous assure que je n'en puis plus…
Pendant qu'elle parlait ainsi, d'une voix si triste et si brisée qu'on voyait bien vraiment que cette pauvre jeune femme était à bout de forces et avait besoin d'un peu de pitié, Montmorency réfléchissait.
Son œil se plissait, son esprit, indifférent à ce drame lamentable, cherchait une ruse…
— Relevez-vous, madame, dit-il enfin. Je suis convaincu que vous dites la vérité…
— Oh ! s'écria Jeanne avec exaltation. Loïse est sauvée !…
Ce cri de la mère troubla un instant l'âme obscure du guerrier. Mais aussitôt il se remit et reprit :
— J'ignorais d'ailleurs tout ce que vous venez de raconter touchant mon fils Henri. François ne m'en a point parlé (il mentait), et, tout à l'heure, en vous disant que je savais tout, je faisais seulement allusion à ce mariage secret qui m'a gravement offensé dans mon autorité paternelle et dans nos intérêts de famille. Ce mariage est impossible, madame !
— Ce mariage, murmura Jeanne frappée au cœur, n'est ni possible ni impossible : il est. Voilà tout !…
Une bouffée de colère enflamma le visage du connétable. Des paroles violentes se pressèrent sur ses lèvres ; mais il dompta sa colère, il refoula ses paroles, parce que sa pensée était plus violente encore.
Avec une tranquillité qui fit frissonner la jeune femme, il tira de son pourpoint deux parchemins et en déroula un.
— Lisez ceci, dit-il.
Jeanne parcourut d'un trait le parchemin. Elle devint livide. Un tremblement d'épouvante l'agita, et incapable d'articuler un mot, ou de pousser une plainte, elle tourna vers le terrible père de François un de ces regards comme les moutons doivent en jeter au boucher lorsqu'il lève son couteau.
Le papier ne contenait que quelques lignes, qui se terminaient par la formule inventée et inaugurée par François 1er. Ces lignes, les voici :
« À tous présents et à venir, salut.
Ordre est donné à notre prévôt, messire Tellier, de se saisir de la personne de François, comte de Margency, aîné de la maison de Montmorency, colonel de notre infanterie suisse, et de le conduire en notre prison du Temple où il demeurera jusqu'à ce qu'il plaise à Dieu de l'appeler à Lui. Nous le voulons et mandons ainsi à notre prévôt et tous officiers de notre prévôté, car tel est notre bon plaisir. »
— Monseigneur ! oh ! monseigneur ! bégaya enfin Jeanne, que vous a fait François ? Oh ! vous voulez m'éprouver, m'effrayer ! Ceci est horrible !… La prison perpétuelle !… ô mon François !…
— Madame, dit Montmorency, avec un calme sinistre, ce parchemin n'est pas signé encore. Je suis, madame, connétable des armées du roi et grand-maître de France. Dans quelques instants, le roi sera dans cet hôtel. Je n'aurai qu'à lui présenter ce papier, et à lui dire : « Plaise à Votre Majesté d'apposer sa griffe au bas de ce parchemin. » Et demain, madame, commencera la prison… la nuit éternelle pour celui que vous aimez.
— Oh ! c'est affreux ! Ma raison s'égare ! Mais que vous a-t-il fait, seigneur ? Que vous a-t-il fait ?
— Il vous a épousée : là est son crime…
— Son crime ! balbutia l'infortunée dont la raison, vraiment, s'égarait… Oh ! monseigneur, ne punissez que moi ! Grâce pour François ! Dieu juste ! Dieu de bonté ! Il n'est donc ni juste ni pitié ici-bas ! Tenez, monseigneur, tuez-moi, puisque c'est un crime que d'aimer…
Une flamme s'alluma dans l'œil du vieux Montmorency qui, froidement, continua :
— Maintenant, madame, voici un deuxième parchemin. C'est un acte de renonciation volontaire à votre mariage…
— Non ! non ! oh ! non ! pas cela ! haleta Jeanne dans un cri déchirant. Tuez-moi ! mais pas cela !…
— Je sais combien un divorce est chose grave, et qu'il est difficile de faire casser un mariage. Mais, le roi aidant…
— Grâce ! Pitié ! Justice, monseigneur ! cria Jeanne en tombant à genoux.
— La bonne volonté de notre Saint-Père nous est acquise… vous n'avez qu'à signer…
— Pitié ! oh ! laissez-moi mon François ! laissez-moi l'aimer !
— Signez, madame, et le Saint-Père cassera le mariage…
— Ma fille, monseigneur ! La fille de François ! Vous lui volez son père !… Vous lui arrachez son nom !…
— C'en est assez, madame. Tout à l'heure, je présenterai l'un ou l'autre de ces deux parchemins au roi. François sera demain au Temple si, dès ce soir, je ne puis expédier à Rome votre renonciation. Signez et vous le sauvez…
— Grâce ! Grâce ! sanglota l'épouse martyre. Non ! non ! jamais !…
— Le roi ! Le roi ! Vive le roi !…
Des cris éclataient dans la cour d'honneur. Une fanfare de trompettes retentit. On entendit les pas précipités des gentilshommes qui couraient au-devant d'Henri II. La porte s'ouvrit violemment et un homme cria :
— Monseigneur ! Monseigneur ! voici Sa Majesté !…
— Adieu, madame, dit lentement Montmorency. Déchirez cette renonciation. Moi, je vais faire signer au roi l'ordre d'emprisonner mon fils !…
— Arrêtez ! je signe ! râla la martyre.
Et elle signa !… Puis elle tomba à la renverse, tandis qu'un de ses bras, dans un geste instinctif et sublime, cherchait encore à protéger Loïse…
Le connétable fondit sur le parchemin, le saisit, le cacha dans son pourpoint, et de son pas lourd d'écraseur de cœur, de tueur d'hommes et de femmes, se porta à la rencontre d'Henri II.
Dans la cour, les cris de joie éclataient furieusement :
— Vive le roi ! Vive le roi ! Vive le connétable !…
Livre I
X. La Dame en noir
Le mariage secret de François de Montmorency et de Jeanne de Piennes fut cassé par le pape. Les mémoires du temps font grand bruit de cet événement et disent que la chose n'alla pas sans de grandes difficultés que surmonta l'opiniâtre volonté d'Henri II.
En l'année 1558, François de Montmorency, maréchal des armées royales, épousa Diane de France, fille naturelle du roi. Quinze jours avant l'époque fixée pour la cérémonie, il alla trouver la princesse.
— Madame, lui dit-il, je ne sais quels sont vos sentiments à mon égard. Pardonnez-moi la franchise brutale de mon langage : je ne vous aime pas, et ne vous aimerai jamais…
La princesse écoutait en souriant.
— On nous marie, continua François. En acceptant l'insigne honneur de devenir votre époux, j'obéis au roi et au connétable, qui veulent cette union pour des raisons politiques ; mais le jour où Mgr l'archevêque bénira notre union, mon cœur sera absent de la cérémonie. Je vous offense, je le sais…
— Non pas, monsieur le maréchal, fit vivement Diane. Continuez donc, je vous prie, en toute loyauté…
— Si mon cœur était libre, dit alors François, il serait à vous ; car vous êtes belle parmi les plus belles. Mais…
— Mais votre cœur est à une autre ?…
— Non, madame ! Et je me suis mal exprimé : mon cœur est mort, voilà tout !… Et si moi-même je vis encore, ce n'est pas faute d'avoir ardemment cherché la mort sur les champs de bataille…
Ses yeux s'obscurcirent. Et avec un sourire navrant, il ajouta :
— Il paraît qu'elle ne veut pas de moi… Voici donc, madame et princesse, la vérité tout entière, si cruelle qu'elle soit à dire pour moi : notre mariage ne peut-être que l'union de deux noms. Si l'amitié la plus fidèle et la plus ardente, si une affection fraternelle de tous les instants, si un dévouement aveugle peuvent balancer l'absence d'amour, je vous offre humblement cette amitié et ce dévouement… Maintenant, madame, que je vous ai parlé avec toute la sincérité d'une loyauté que nul jusqu'ici n'a pu suspecter, j'attends votre décision…
Diane se leva.
C'était une grande belle femme qui ne manquait ni de cœur ni d'esprit.
— Monsieur le maréchal, dit-elle doucement, venant de tout autre que vous, une pareille franchise m'eût en effet offensée. Mais à vous, monsieur, je pardonne tout… Obéissons donc au vœu du roi, et gardons chacun notre cœur. C'est bien ainsi que vous l'entendez ?…
— Madame…, murmura François en pâlissant… car peut-être avait-il espéré une autre réponse.
— Allez, monsieur le maréchal. Je respecterai le deuil de votre cœur…
Et comme il s'inclinait en baisant la main de la princesse, avec un sourire mélancolique, elle ajouta :
— Maître Ambroise Paré prétend que j'ai d'étonnantes dispositions pour la médecine… Qui sait si je n'arriverai pas à vous guérir ?…
C'est ainsi que fut conclu le pacte.
Après la cérémonie, François se lança à corps perdu dans une série de dangereuses campagnes ; mais, comme il l'avait dit, il paraît que la mort ne voulait pas de lui.
Quant à Henri, il ne revit pas son aîné. On eût dit, d'ailleurs, que les deux frères cherchaient à s'éviter. Quand l'un guerroyait dans le Nord, l'autre se trouvait dans le Midi.
Le jour de la rencontre devait pourtant venir, et de terribles drames se préparaient pour ce jour-là…
Car les deux frères aimaient toujours.
Ils aimaient la même femme — maintenant disparue — sans qu'aucun d'eux, malgré des recherches ardentes, eût jamais pu la retrouver.
*******
Qu'était-elle donc devenue, cette femme tant adorée ? Plus heureuse que François, avait-elle trouvé un refuge dans la mort ? Avait-elle cessé de souffrir, et l'abominable calvaire de son cœur d'épouse et de mère l'avait-il conduit au tombeau ?
Non ! Jeanne vivait !…
Si lutter sans cesse contre la douleur, si étouffer à chaque seconde les palpitations et les élans d'un cœur passionné, si passer des nuits, des mois, de mornes années à pleurer le paradis perdu, peut s'appeler vivre !…
Comment la malheureuse avait-elle quitté l'hôtel de Montmorency après l'effroyable scène où s'était consommé son sacrifice ? Comment ne mourut-elle pas de désespoir ? Qui la recueillit et la sauva ? Comment s'écoulèrent les années qui suivirent, lente et sombre agonie d'amour ?…
Il nous a été impossible de reconstituer ces épisodes d'une existence flétrie.
Nous retrouvons Jeanne dans une pauvre maison de la rue Saint-Denis. Elle habite tout en haut, sous les toits, un étroit logement composé de trois petites pièces. Et dès l'instant même où nous la retrouvons, nous possédons le secret de la force étrange qui a permis à Jeanne de vivre.
Entrons dans la maison… pénétrons dans une pièce claire, pauvre, mais arrangée avec un goût délicieux… regardons le tableau admirable qui s'offre à nos yeux… écoutons !…
Jeanne vient d'entrer dans cette petite pièce et se dirige vers l'embrasure de la fenêtre où est assise une jeune fille.
En passant, elle s'arrête un instant devant le miroir, se regarde, et songe :
« Comme il me trouverait flétrie, s'il me voyait à présent !… Me reconnaîtrait-il seulement ? Hélas ! Je ne suis plus la Jeanne de jadis, je ne suis plus celle qu'il appelait "la Fée du printemps"… je ne suis que "la Dame en noir"… je ne suis plus moi !… »
Jeanne se trompe !… Elle est admirablement belle. Sa pâleur n'enlève rien à l'idéale beauté de son visage, à la parfaite pureté des lignes, à l'harmonieuse splendeur de ses cheveux…
L'éclat de ses yeux s'est seulement adouci et comme voilé.
Ses lèvres où fleurissait jadis le rire ont pris un pli grave.
Mais elle est toujours la femme radieusement belle que les gens du voisinage appellent « la Dame en noir », parce qu'elle porte sur ses vêtements le même deuil éternel que dans son cœur.
Et ces yeux voilés reprennent eux-mêmes tout leur tendre éclat, cette bouche close reprend aussi son adorable sourire lorsque le regard de Jeanne se reporte sur la jeune fille qui, dans l'embrasure de la fenêtre, se penche et s'active sur un travail de tapisserie.
Ah ! c'est que cette petite ouvrière aux doigts roses qui courent dans la laine, c'est sa fille ! sa Loïse !…
Maintenant, nous savons pourquoi Jeanne n'est pas morte ! Pourquoi elle a voulu vivre !
Maintenant, nous connaissons à ce regard et à ce sourire de la martyre ce sentiment qui s'est affirmé en elle, si puissant, si doux, si exclusif, dès avant la venue au monde de l'enfant adorée.
Jeanne peut être une femme qui a souffert d'indicibles tortures dans sa passion d'amante.
Elle peut être une épouse qui a éprouvé le plus effroyable malheur qui puisse frapper une épouse.
Elle demeure, elle est toujours et avant tout la mère !…
Et si elle a tressailli de joie lorsque jadis elle a compris que le mystère de la maternité allait s'accomplir en elle, si elle s'est mise à idolâtrer sa petite Loïse dès son premier balbutiement, comment ne l'aimerait-elle pas maintenant !
Loïse paraît seize printemps…
Ses yeux, d'un bleu intense, d'un bleu violette, semblent réfléchir l'infinie pureté d'un ciel de mai, par ces matins ineffables où l'immensité céleste paraît plus profonde, où le bleu paraît plus bleu…
Ses cheveux forment autour de son front de neige un nimbe nuageux, presque fluide tant ils sont fins et soyeux, un nimbe qui se dore sous les rayons du soleil, comme si un peintre génial s'était plu à dépenser pour eux tout l'or de sa palette.
Son attitude, son geste, sa parole forment un poème d'harmonie.
On ne sait quelle force de souplesse et de fierté se dégage de ce merveilleux ensemble.
Et pourtant…
Quelle mélancolie sur ce front si radieux, si noble de lignes, si expressif !…
Est-ce que celle-là aussi serait marquée par la fatalité !…
Est-ce que sur les pas de la fille, comme sur ceux de la mère, vont se lever et se déchaîner les passions orageuses créatrices de drames ?
*******
Jeanne s'est approchée de son enfant.
Loïse lève la tête…
La mère et la fille se sourient… et quiconque les verrait en ce moment se demanderait laquelle des deux est la plus admirable, et jurerait que ce sont deux sœurs que quelques années séparent à peine !
Jeanne s'assied devant Loïse, prend l'autre extrémité de la tapisserie et se met à travailler activement.
— Mère, dit Loïse, reposez-vous. Voilà trois nuits que vous passez sur cet ouvrage… je puis maintenant le terminer seule en quelques heures…
— Chère Loïse !… Tu oublies que je dois porter cette tapisserie aujourd'hui même à cette jeune dame…
— Que vous m'avez dit de bonne bourgeoisie… dame Marie Touchet, je crois ?…
— Oui, mon enfant…
— Ah ! ma mère, pourquoi ne sommes-nous pas, nous aussi, de bourgeoisie ?… Pourquoi sommes-nous de pauvres ouvrières ?… Je dis cela pour vous, ajouta vivement Loïse, car, moi, je suis si heureuse !…
Jeanne jette un profond regard sur sa fille, et murmure en tressaillant :
— De bourgeoisie !…
Et elle se perd dans une morne et douloureuse rêverie…
« Pauvre enfant sans nom !… Que dirais-tu si tu savais que tu t'appelles Loïse de Montmorency ?… »
— À quoi songez-vous, ma mère ?
La mère tremble… ses yeux se voilent de larmes… son sein palpite. Lentement, comme si elle évoquait des choses mortes, les yeux fixés dans le vague, elle répond :
— Je songe, mon enfant, ma petite Loïse adorée, que peut-être tu n'étais pas née pour ce pénible labeur… et que c'est bien triste pour moi de voir des piqûres d'aiguilles au bout de tes jolis doigts…
Jeanne saisit la main de sa fille et couvre ses doigts de baisers.
Loïse éclate d'un joli rire sonore, clair, d'une charmante gaieté.
— Bon, ma mère ! s'écrie-t-elle. Croyez-vous donc que j'aie des mains de jeune princesse ?…
La mère tressaille profondément.
— Qui sait, reprend-elle. Qui sait si, sans ces deux hommes maudits…
Loïse laisse tomber son aiguille, et, très émue, cette fois :
— Ah ! ma mère ! quand me direz-vous ce terrible secret qui pèse sur votre vie ?…
— Jamais ! Jamais ! murmure sourdement Jeanne.
— Quand me direz-vous, reprend Loïse qui n'a pas entendu, le nom des deux hommes, cause du malheur qui est dans votre existence, je le sens !… De ces deux noms, vous ne m'en avez jamais dit qu'un !…
— Oui, Loïse !… Le nom du chevalier de Pardaillan !…
— Je ne l'oublie pas, ma mère ! Et je vous jure que, cet homme, je le déteste de toutes mes forces, pour ce mal inconnu qu'il vous a fait !… Mais l'autre ! l'autre, plus criminel encore, m'avez-vous dit !…
« Jamais ! Jamais ! reprend Jeanne au fond de son cœur. »
Loïse respecte le silence de sa mère, et pousse un soupir. Les deux femmes se penchent sur la tapisserie, et on ne voit plus que leurs deux mains agiles qui vont et viennent, tandis que leurs cheveux se touchent, se frôlent…
Bientôt la tapisserie est terminée.
Jeanne, alors, s'enveloppe d'une mante, et après avoir serré Loïse sur son cœur, sort pour se rendre chez la dame qui a commandé cet ouvrage… dame Marie Touchet.
Loïse a accompagné sa mère jusque sur le palier. Elle rentre alors, et vivement, comme attirée par une force invincible, court à la fenêtre de l'autre pièce qui donne sur la rue Saint-Denis…
En face, se dresse une grande maison : l'hôtellerie de la Devinière.
Loïse lève sa tête charmante vers l'hôtellerie, craintivement, furtivement, tandis que son jeune sein se gonfle d'espoir et d'émoi.
Là-haut, à une fenêtre de grenier, apparaît un jeune cavalier…
Du bout des doigts, il envoie un baiser à Loïse…
Loïse hésite, rougit, pâlit… elle demeure un instant les yeux fixés sur l'inconnu… et ce regard est peut-être un aveu !
*******
Ce jeune cavalier porte un nom qu'ignore Loïse et qui, s'il était prononcé, retentirait comme une malédiction dans le cœur de jeune fille qui s'ouvre à l'amour le plus pur, le plus profond…
Car le jeune chevalier s'appelle le chevalier Jean de Pardaillan !…
Livre I
XI. Pardaillan, Galaor, Pipeau et Giboulée
Ce Jean de Pardaillan habitait depuis près de trois années une assez belle chambre située tout en haut de l'hôtellerie de la Devinière et donnant sur la rue Saint-Denis. Nous allons voir comment et pourquoi un pauvre hère comme lui pouvait se permettre le luxe de loger à la Devinière, la première rôtisserie du quartier, renommée dans tout Paris au point que Ronsard et sa bande de poètes y venaient faire ripaille ; la Devinière, ainsi baptisée quarante ans auparavant par maître Rabelais en personne ! la Devinière, tenue par l'illustre Landry-Grégoire, fils unique et successeur de Grégoire lui-même, fameux rôtisseur.
Jean de Pardaillan, disons-nous, était un pauvre hère, un sans-le-sou.
C'était un jeune homme d'une vingtaine d'années, grand, mince, flexible comme une épée vivante.
Été comme hiver, on le voyait vêtu du même costume de velours gris ; il ne portait pas la toque, mais une sorte de chapeau rond, en feutre gris — ce genre de chapeau qu'Henri III devait plus tard mettre à la mode, et dont Pardaillan fut sans aucun doute l'inventeur. À ce chapeau s'accrochait une plume de coq rouge qui chatoyait au soleil et lui donnait crâne allure. Ses bottes en peau gris de souris, modelant la jambe fine et nerveuse, montaient aux cuisses presque jusqu'au haut-de-chausses. Le talon soutenait des éperons formidables ; au ceinturon de cuir éraillé, éraflé, pendait une rapière démesurée, et lorsque, des éperons, l'œil montait à cette rapière, de cette rapière à la large poitrine serrée dans un pourpoint rapiécé, de la poitrine aux moustaches hérissées, des moustaches aux yeux flamboyants, et enfin des yeux au chapeau posé sur l'oreille, en bataille, les hommes gardaient de cet ensemble une impression de force qui leur inspirait instantanément un respect non dissimulé ; les femmes, une impression d'élégance et de beauté du diable, que plus d'une avait de la peine à dissimuler.
En effet, l'amour des femmes, pour un cavalier, est généralement en raison directe du respect que ce cavalier inspire aux hommes. Une belle prestance, un visage juvénile dont les yeux lancent des flammes de colère ou de passion, une attitude de matamore qui a le droit de l'être, un geste souple, sobre, expressif, des lèvres fines, un sourire très doux et très tendre sous le hérissement provocateur de la moustache : voilà ce qu'on voyait de Pardaillan. Et l'habit avait beau être fripé, vieilli, mangé par le soleil, terni par les pluies, couturé de coups d'épée, celui qui le portait n'en demeurait pas moins un type merveilleux d'élégance aisée, gracieuse avec on ne sait quoi de terrible.
Dans toute la rue Saint-Denis et dans le voisinage, dans la rue du Temple, dans la rue Saint-Antoine, dans les cabarets borgnes de la rue des Mauvais-Garçons, le chevalier de Pardaillan était connu et redouté. Plus d'un mari faisait la grimace en le voyant passer, fier comme le roi, gueux comme un truand ; mais plus d'une bourgeoise se retournait avec un sourire, et même des grandes dames soulevaient les rideaux de leur litière pour l'accompagner du regard.
Et lui, candide au fond, ne voyant rien de toute cette admiration qui lui faisait escorte, faisait résonner ses éperons et passait, le nez au vent, comme un jeune loup cherchant aventure — aventure de bataille, aventure d'amour, coups à donner ou à recevoir, grands déploiements de l'étincelante rapière, baisers furtifs, tout lui était bon !… Le guet le tenait pour un diable à quatre qu'il fallait respecter, en attendant qu'on pût l'occire en douceur ; les truands de la grande truanderie professaient pour lui une admiration sans bornes et lui avaient vainement offert le spectre du royaume d'Argot… Cette estime des argotiers, tire-laine et autres gens pendables, pour ce jeune homme, va sans doute lui enlever celle du lecteur : nous n'y pouvons rien.
Donc, le chevalier de Pardaillan, hormis sa santé, sa force et son élégance, ne possédait rien au monde.
Ou plutôt nous nous trompons : il possédait Galaor ! il possédait Pipeau ! il possédait Giboulée !
Qu'était-ce que Galaor ? Un cheval !
Pipeau ? Un chien !
Giboulée ? Une rapière !
Comment était-il devenu possesseur et légitime propriétaire de ces trois êtres ?… car Giboulée elle-même, simple tige d'acier, devenait un être, au poing de Pardaillan, un être frétillant, rapide, vertigineux, sifflant, sonnant, ayant un véritable langage.
Il n'est pas sans intérêt de le faire savoir, d'autant que l'histoire de ces trois êtres contient avec notre récit des affinités secrètes qui se dégageront en temps et lieu.
Six mois environ avant le jour où nous avons vu Jean de Pardaillan envoyer de haut et de loin ce baiser qui révélait en lui tout un état d'âme, M. de Pardaillan, le père, avait appelé son fils.
Le vieux routier logeait dans cette hôtellerie de la Devinière depuis deux ans.
Il occupait avec son fils un étroit cabinet noir qui donnait sur une sombre cour.
— Mon fils, dit-il, je vous fais mes adieux…
— Quoi ! monsieur, vous partez donc ! s'écria le jeune homme avec un élan qui chatouilla le cœur de son père.
— Oui, mon enfant, je pars !… Toutefois, je vous propose de vous emmener avec moi…
Le jeune chevalier, qui rougissait rarement, qui pâlissait encore moins souvent, rougit et pâlit coup sur coup à cette proposition.
Le vieux Pardaillan qui l'examinait en dessous haussa imperceptiblement les épaules et reprit :
— Je vous propose de vous emmener ; mais je crois vraiment que vous feriez mieux de demeurer à Paris… Paris, mon cher, c'est la grande marmite où les sorcières font bouillir ensemble la bonne et la mauvaise fortune. Restez, mon enfant. Quelque chose me dit que dans la distribution que font les sorcières de leur marmite, c'est la bonne fortune qui vous tombera en partage… Aussi disais-je bien : je vous fais mes adieux.
— Mais, mon père ! fit Jean plus ému qu'il ne voulait le paraître, qui vous oblige à vous éloigner ?
— Une foule de choses — et d'autres encore. Que voulez-vous ? J'ai la nostalgie de la grande route. Je regrette les coups de soleil et les averses. J'étouffe dans Paris, moi. Enfin, il faut que je m'en aille !
Peut-être le vieux Pardaillan avait-il un motif plus impérieux de fuir Paris. Car il paraissait tout embarrassé.
Il se hâta de continuer :
— Au moment de nous quitter, peut-être pour toujours, car je suis bien vieux, je regrette, chevalier, de n'avoir à vous laisser que des conseils. Au moins ces conseils, qui constituent tout votre héritage, sont-ils dignes d'être précieusement observés…
Jean ne put retenir une larme qui roula sur ses joues…
— Eh quoi ! vous pleurez, chevalier ! Cela me chagrine vraiment. Réservez vos larmes pour des malheurs qui vous atteindraient plus directement. Je m'en vais, mon cher fils ; mais je puis me vanter d'avoir fait de vous un homme capable de lutter contre cette chose perverse et maléficieuse qu'on appelle la vie. Vous êtes un escrimeur accompli, et il n'y a pas un maître d'armes dans tout le royaume capable de parer les bottes que je vous ai enseignées : œil d'acier, poignet infatigable, sang-froid, courage, rien ne vous manque. Dans les seize ans qui viennent de s'écouler, je vous ai emmené avec moi ; et soit sur mon cheval, soit sur mon dos quand vous étiez petit ; soit sur vos jambes ou sur la monture que vous procurait le hasard, quand vous étiez adolescent, vous avez parcouru en tous sens les pays de France, de Bourgogne, de Provence et de langue d'oc et de la langue d'oïl. Vous avez donc appris les choses les plus difficiles qui soient : savoir dormir sur la dure, avec la selle sous la tête ; savoir se coucher sans manger ; avoir froid et chaud indifféremment, sourire au soleil et rire à la pluie ; saluer le vent d'orage qui s'engouffre sous le manteau ; avoir soif, avoir faim… oui, vous savez tout cela, mon fils, et c'est pourquoi vous êtes bâti de fer et d'acier !
Le vieux Pardaillan regarda une minute son fils avec une orgueilleuse admiration.
Puis il reprit :
— Et pourtant, vous eussiez pu vivre heureux et tranquille, me succéder dans un bon emploi, au sein de la richesse et de la prospérité, sous un maître noble comme le roi, plus riche que le roi !… Un crime a décidé autrement de ma destinée et de la vôtre.
— Un crime, mon père ! s'écria Jean tout palpitant.
— Un crime ou un acte imbécile : c'est tout un. Et c'est moi qui le commis…
— Vous ! Impossible ! Vous, le cœur le plus tendre…
— Ta… ta… ta… mon fils ! Comme vous y allez ! Par Pilate et Barabbas ! Écoutez. Après une existence de routier, de hère, de sacripant, de malandrin, pour tout dire, j'avais donc fini par trouver la tranquillité : bombance, bons vins et le reste ; tout ce qui constitue l'honnêteté de la vie. J'eusse dû m'y tenir, surtout pour vous, mon fils… Mais, un jour, mon maître me donna une petite commission des plus faciles : enlever une petite effrontée d'enfant au maillot. Je le fis et reçus en récompense un diamant qui valait bien trois mille écus. J'eus promesse du double si je gardais la petite… Je ne vous parle pas d'une autre clause du traité, que j'étais décidé dès la première minute à ne pas tenir…
-Eh bien, mon père ?
-Eh bien, je fis la sottise de prêter l'oreille à je ne sais quelle absurde voix qui murmurait je ne sais plus trop quoi dans mon cœur. Bref, je rendis l'enfant ! Et criminel jusqu'au bout, j'offris le diamant à la mère. Résultat : seize nouvelles années de vie errante pour moi — et pour vous, la misère !…
— Le nom de cette mère ? Le nom du maître qui vous donnait de ces commissions ?…
— Le secret n'est pas à moi, mon fils… Je continue. Grâce à ce crime, vous êtes pauvre comme Job ne le fut jamais. Là, d'ailleurs, s'arrête votre ressemblance avec ce saint homme si pieux, si continent, si chaste.
Jean rougit un peu. M. de Pardaillan père, après une minute de rêverie, continua :
— Maintenant, chevalier, écoutez ce que j'avais à vous dire… Écoutez, s'il vous plaît, de tout votre cœur, et recueillez l'héritage de mes bons et loyaux conseils… Les voici…
Jean ouvrit ses oreilles toutes grandes et s'apprêta à recueillir pieusement ce qu'il considérait dès lors comme l'héritage paternel.
— Premièrement, dit le vieux routier, méfiez-vous des hommes. Il n'en est pas un qui vaille beaucoup plus que la vieille corde qui devrait le pendre. Si vous voyez quelqu'un se noyer, tirez-lui votre chapeau et passez. Si vous apercevez des truands qui attaquent un bourgeois à un coin de rue, tirez sur l'autre coin. Si quelqu'un se dit votre ami, demandez-vous aussitôt quel mal il vous souhaite. Si un homme déclare qu'il vous veut du bien, mettez une cotte de mailles. Si on vous appelle à l'aide, bouchez-vous les deux oreilles… Me promettez-vous de ne pas oublier ces paroles ?
— Je vous le promets, monsieur… Ensuite ?
— Deuxièmement, méfiez-vous des femmes. La plus douce cache une furie. Leurs cheveux fins sont des serpents qui enlacent et étouffent. Leurs yeux poignardent. Leur sourire empoisonne. Vous m'entendez bien, mon fils ? Ayez des femmes tant qu'il vous plaira. Bâti comme vous l'êtes, vous n'en manquerez pas. Mais ne vous donnez à aucune, si vous ne voulez flétrir votre vie, si vous ne voulez périr accablé par les mensonges et les trahisons. Méfiez-vous des femmes, chevalier !
— Je vous le promets, monsieur. Ensuite ?…
— Troisièmement, méfiez-vous de vous-même. Ah ! surtout de vous-même ! Écartez violemment dès le début de votre vie, les mauvais conseils de miséricorde, d'amour et de pitié, tous les pièges que votre cœur ne manquera pas de vous tendre. C'est l'affaire de quelques années. Très facilement, avec un peu de bonne volonté, vous deviendrez comme les autres hommes : dur, impitoyable, égoïste, et alors vous serez solidement armé. M'avez-vous bien entendu ?
— Oui, mon père, et je vous promets de m'exercer de mon mieux.
— Bon ! Je pars donc tranquille. Je vous laisse Giboulée, ajouta Pardaillan, qui jeta un regard caressant sur une longue rapière accrochée au mur.
Il la prit et ceignit lui-même le cuir verni autour des reins de son fils.
— Là ! Vous voilà chevalier pour de bon, maintenant !
Et avec le ton d'un roi armant un chevalier, il prononça la formule, mais en la modifiant ainsi :
— Soyez fort contre vous-même, fort contre les femmes, fort contre les hommes ! Giboulée vous aidera. C'est un ami qui ne trahira pas, une maîtresse à jamais fidèle… Adieu, mon fils, adieu…
— Mon père ! Mon père ! s'écria Jean hors de lui, le nom de cette mère à qui vous avez rendu sa fille ! Le nom de votre ancien maître !…
— Chevalier, dit gravement le vieux routier, ce n'est pas mon secret, vous dis-je !
Jean comprit que la résolution de son père était immuable.
Il n'insista donc pas et se contenta d'accompagner le vieux routier jusqu'au-dehors de Paris, lui à pied, M. de Pardaillan père à cheval.
Quand ils furent arrivés loin de Paris, au village de Montmartre, Pardaillan mit pied à terre, embrassa son fils en le serrant tendrement sur sa poitrine, puis, se remettant en selle, s'éloigna au galop…
Jean pleura beaucoup, et, le chagrin l'emportant, oublia très vite ce détail de ces deux noms que son père avait emportés avec lui, au loin.
Ce fut ainsi qu'il demeura seul au monde, et qu'il acquit Giboulée.
Une quinzaine de jours après le départ de son père, le chevalier de Pardaillan se promenait un soir, tout mélancolique, sur les bords de la Seine, lorsqu'il vit une bande de gamins lier les pattes à un pauvre chien avec l'intention évidente de le noyer.
Fondre sur la bande, la disperser à coups de taloches, délier la malheureuse bête fut, pour le chevalier, l'affaire d'un instant.
« Bon ! pensa-t-il, monsieur mon père m'a recommandé de laisser se noyer les hommes, mais non les chiens. Je ne lui désobéis donc pas… »
Inutile d'ajouter que l'animal ainsi sauvé s'attacha à son libérateur et le suivit pas à pas lorsqu'il s'en alla.
Pardaillan, qui avait déjà beaucoup de mal à se nourrir lui-même, voulut le renvoyer. Mais le chien se coucha à ses pieds, les pattes croisées l'une sur l'autre, et le regarda avec des yeux si bons et si implorants que le chevalier l'emmena à l'auberge de la Devinière.
Au bout de trois mois, Pardaillan connaissait le fort et le faible de son chien.
Il l'avait appelé Pipeau.
Pourquoi Pipeau ? Nous l'ignorons. Nous nous sommes engagé à raconter une histoire, mais non à rechercher l'étymologie des noms de tous nos personnages.
Pipeau était un chien berger à poil roux ébouriffé, ni beau ni laid, mais d'une jolie ligne, et surtout admirable par l'intelligence et la mansuétude de ses yeux bruns. Il possédait une mâchoire à briser du fer ; il était un peu fou, aimait à courir frénétiquement aux moineaux, fonçant tête baissée, renversant tout sur son passage, et l'air très étonné, quand il s'arrêtait, que les moineaux ne l'eussent pas attendu.
C'était un chien gourmand, voleur, pipeur, paillard et menteur — cette dernière épithète ne surprendra personne, car chacun sait que le chiens parlent et il ne s'agit que de savoir les comprendre —, mais Pipeau, parmi tant de défauts, possédait une qualité ; il était brave ; et quant au dévouement, c'était la perle des chiens, c'est-à-dire des êtres les plus dévoués de la création.
Le soir où il rentra à l'auberge accompagné de Pipeau, c'est-à-dire une quinzaine après le départ si étrange de son père, Pardaillan monta tristement à son pauvre cabinet noir et jeta un regard navré sur la tristesse de ce gîte sans air et sans lumière.
— Il n'est pas possible, grommela-t-il, que j'habite plus longtemps ce taudis. J'y mourrais, maintenant que M. de Pardaillan n'est plus là pour l'égayer. Par Pilate et Barabbas, comme disait mon père ! il me faut une chambre logeable. Oui, mais où la trouver ?
Comme il réfléchissait ainsi, il s'aperçut que la porte qui faisait vis-à-vis à la sienne était entrouverte.
Il y alla aussitôt, la poussa doucement, et passa la tête. Il n'y avait personne dans la chambre, belle grande pièce, ornée d'un bon lit, de plusieurs chaises, et même d'une table, d'un fauteuil.
« Voilà mon affaire ! » se dit Pardaillan.
Il ouvrit la fenêtre : elle donnait sur la rue Saint-Denis.
« Vue agréable, continua Pardaillan, saine et capable d'inspirer de bonnes idées. »
Il allait retirer sa tête lorsque, ses yeux s'étant portés sur la maison d'en face, plus basse que l'hôtellerie, il vit, à une fenêtre qui s'ouvrait sur le toit de cette maison, un objet qui lui arracha un cri de surprise et d'admiration : c'était une tête de jeune fille, si belle, avec ses cheveux d'un blond d'or, et l'air si doux, si candide et si fier que Pardaillan crut avoir entrevu un être paradisiaque. Et que fut-ce lorsque, au bout de quelques instants, il reconnut une jeune fille rencontrée plusieurs fois dans la rue Saint-Denis !…
Au cri qu'il avait poussé, elle leva la tête, rougit, ferma la fenêtre et disparut.
Mais Pardaillan demeura une heure à la même place, et il y fût demeuré plus longtemps encore si une voix ne l'avait subitement arraché à sa contemplation. Il se retourna en fronçant le sourcil et se vit en présence de maître Landry Grégoire, successeur de son père, propriétaire actuel de l'hôtellerie de la Devinière.
Maître Landry avait été dans son enfance un être chétif et si court sur jambes que les clients de la rôtisserie l'avaient surnommé Landry Cul de Lampe. Au fur et à mesure qu'il avait avancé en âge, au lieu de pousser en hauteur, il s'était développé en largeur. Il avait gagné en rotondité ce que les autres gagnent en taille. Il en était résulté que vers la quarantaine, c'est-à-dire vers l'époque où nous le présentons à nos lecteurs, maître Landry apparaissait au regard étonné comme une sorte de boule placée en équilibre sur deux masses charnues et surmontée d'une tête en pain de sucre percée de deux petits yeux craintifs, méfiants, fouilleurs et sournois.
— Je venais justement chez vous, monsieur le chevalier, dit maître Landry en faisant des efforts inutiles pour s'incliner.
— Eh bien, vous y êtes ! fit Pardaillan en s'installant dans le fauteuil.
— Comment, j'y suis ! bégaya Landry Grégoire qui fut pris d'un pressentiment douloureux.
— Mais oui, j'ai changé de logis : à partir de ce soir, je m'installe ici.
Maître Grégoire devint cramoisi, comme s'il allait avoir une attaque d'apoplexie.
— Monsieur, dit-il en puisant dans la conscience de son droit l'énergie nécessaire, je venais vous dire qu'il m'est impossible de continuer à vous loger dans le cabinet noir…
— Vous voyez bien ! Nous sommes d'accord, observa le chevalier avec un grand sang-froid.
— À plus forte raison, poursuivit Grégoire exaspéré, ne puis-je vous céder cette chambre qui vaut ses cinquante écus par an. Il est temps que je parle, monsieur le chevalier… Lorsque monsieur votre père me fit l'honneur de venir loger chez moi, voici deux ans de cela, il promit de me payer régulièrement. Je patientai six mois, c'est-à-dire cinq mois de plus que n'eût fait aucun de mes confrères…
— Ceci vous honore grandement, maître Landry.
— Oui, mais cela ne m'enrichit guère ! Au bout de six mois, donc, n'ayant pas encore reçu un denier, je me présentai à monsieur votre père, et le priai de me payer l'arriéré…
— Et que fit mon vénérable père ? Il vous paya, je pense ?
— Il me rossa, monsieur ! dit Landry avec une majestueuse indignation.
— Et dès lors, vous fûtes convaincu de l'impertinence qu'il y a à réclamer de l'argent à un honorable gentilhomme ?
— Oui, monsieur, dit simplement le maître de la Devinière. Mais je dois dire que monsieur votre père me rendait quelques services. Il protégeait ma rôtisserie, et n'avait pas son pareil pour prendre un ivrogne par les reins et le jeter à la rue.
— En ce cas, c'est vous qui lui redevez, maître Landry. N'importe, je vous fais crédit.
Landry, qui était déjà cramoisi, devint violet. Il souffla pendant deux minutes. Puis il reprit :
— Trêve de plaisanterie, monsieur.
— Que voulez-vous donc ? Expliquez-vous, que diable !
— Monsieur, je veux que vous vous en alliez, à moins que vous ne puissiez me payer les deux ans d'arriérés que vous me devez, vous et monsieur votre père !
— Est-ce votre dernier mot, maître ? fit paisiblement Pardaillan.
Enhardi par la douceur du jeune homme, l'aubergiste répondit avec énergie :
— Mon dernier mot. J'entends que dès demain le cabinet soit libre !
Tranquillement, le chevalier passa dans son logis, prit dans un coin un bâton court, le même qui avait servi à son père, saisit Landry par l'une des courtes nageoires qui lui servaient de bras, leva le bâton et le laissa retomber sur l'échine de l'aubergiste.
— Un bon fils doit imiter les vertus de son père, dit-il ; mon père vous a rossé : mon devoir est de vous rosser !…
Et Pardaillan se mit, en effet, à rosser maître Grégoire avec une conscience qui prouvait qu'il ne savait rien faire à demi. L'aubergiste poussa des hurlements effroyables, et ses clameurs retentirent dans toute la maison.
Bientôt sa femme accourut, et derrière elle les garçons, les servantes, armés de lardoires, de balais, criant, vociférant : « Au feu ! Au meurtre ! Au truand ! » et autres appels semblables qui ne dérangeaient personne, vu leur fréquence.
Les voisins supposèrent qu'on tuait un huguenot, voilà tout. Mais les gens de la maison ne s'y trompèrent pas.
En un instant, la chambre fut envahie par les domestiques.
Alors, Pardaillan poussa le malheureux Grégoire vers la fenêtre qu'il ouvrit toute grande, le saisit, le harponna solidement, le passa à travers la fenêtre, et, les bras tendus, le tint suspendu dans le vide.
— Dehors, vous autres ! dit-il de sa voix calme et mordante, dehors, ou je le laisse tomber !…
— Allez-vous-en !… allez-vous-en !… gémit l'aubergiste plus mort que vif.
Il y eut une retraite précipitée des domestiques. Seule, Mme Landry demeura, et il faut dire qu'elle ne semblait pas effarée outre mesure de la périlleuse situation où se trouvait, son mari.
— Grâce, monsieur le chevalier ! murmura Landry d'une voix éteinte.
— Nous sommes d'accord, n'est-ce pas ? Plus de ces demandes intempestives ?…
— Jamais ! Jamais !
— Et je pourrai habiter cette chambre ?
— Oui, oui !… Mais rentrez-moi, pour l'amour de la Vierge !… Je meurs !…
Le chevalier, sans se presser, réintégra l'aubergiste dans la chambre, et l'assit presque évanoui dans le fauteuil où Mme Landry s'empressa de lui bassiner les tempes avec du vinaigre.
— Ah ! monsieur le chevalier, dit-elle avec un regard qui n'avait rien de trop sévère, quelle peur vous m'avez faite ! Si pourtant vous aviez laissé tomber le pauvre cher homme… Il se fût tué sur le coup…
— Impossible…
— Sans aucun doute, mon cher ! Vous fussiez tombé sur le ventre et vous eussiez rebondi sans vous faire mal, comme la balle d'une fronde…
Landry fut tellement stupéfait de l'explication qu'il acheva de s'évanouir.
Lorsqu'il revint à lui, il eut avec le chevalier de Pardaillan une explication, à la suite de laquelle il fut convenu que la belle chambre demeurerait le logis du jeune homme, et que même il pourrait prendre ses repas du soir dans la rôtisserie, à condition qu'il continuât le genre de services qu'avait rendus son père.
Ce à quoi le chevalier s'engagea d'honneur.
Et ce fut ainsi que la paix fut signée entre maître Landry Grégoire et l'aventurier.
Nous avons donc expliqué comment il se faisait que, si pauvre, Pardaillan fût logé, et bien logé, dans une des meilleures auberges de Paris. Ayant raconté comment il avait hérité de Giboulée, comment il avait acquis Pipeau et conquis son logis, il nous reste à dire comment il était devenu le maître de Galaor.
Un soir, le chevalier de Pardaillan sortait d'un bouge de la rue des Francs-Bourgeois où il venait de boire avec quelques truands de ses amis force mesure d'hypocras. Il était à peu près ivre. C'est-à-dire que sa fine moustache se hérissait plus que jamais, et que Giboulée en bataille derrière les mollets occupait toute la largeur de l'étroite rue. Il chantait un sonnet à la mode, que maître Ronsard[1] avait fait, disait-on, pour une puissante princesse.
Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle
Assise au coin du feu, devisant et filant,
Direz, chantant mes vers, et vous émerveillant :
— « Ronsard me célébrait du temps que j'étais belle !… »
— Par Pilate et Barabbas ! grommela le chevalier en débouchant dans la rue de la Tixeranderie. Est-ce que, vraiment, je serai amoureux ?… Hum ! méfie-toi des femmes !… Oh ! les sages conseils de M. de Pardaillan, mon père, où êtes-vous ?…
Et il entama d'une belle voix juste et chaude le deuxième quatrain du tant joli sonnet :
Lors, vous n'aurez servante oyant cette merveille
Déjà sous le labeur à demi sommeillant,
Qui, au bruit de mon nom ne s'aille réveillant,
Bénissant votre nom de louange immortelle.
— Leurs cheveux fins sont comme des couleuvres qui étouffent ! continua Pardaillan à demi-voix. Leur sourire empoisonne. Tudiable ! et leurs yeux ?… Ah ! ses yeux, à elle !… Méfie-toi des femmes !…
Et les deux tercets — ou tiercets, comme on disait alors — s'envolèrent en un rythme à la fois ironique et mélancolique :
Je serai sous la terre, et, fantôme sans os,
Par les ombres myrteux je prendrai mon repos,
Vous serez au foyer une vieille accroupie,
Regrettant mon amour et votre fier dédain !
Vivez, si m'en croyez, n'attendez à demain :
Cueillez dès aujourd'hui les roses de la vie !…
— Hum ! puissé-je être étripé si ce n'est là la plus jolie chute de sonnet qui soit jamais !…
— Au meurtre ! au truand ! cria une voix dans le lointain.
— Holà ! fit Pardaillan, voilà un monsieur qui m'a tout l'air de s'en aller prendre son repos par les ombres myrteux !…
— À l'aide ! Au guet ! clama la voix — une voix de vieillard, semblait-il.
— Or çà, disait Pardaillan, les cris viennent de la rue Saint-Antoine : d'après les conseils de mon père, je dois tourner les talons et gagner la Devinière. Ainsi fais-je, il me semble !
Dès le premier appel, le jeune chevalier s'était d'ailleurs mis à courir avec la souplesse et l'agilité d'un homme qui a passé son adolescence à grimper aux arbres, à escalader les rochers, à traverser les torrents à la nage, et qui, plus d'une fois, avait dû demander son salut à ses jambes, devant quelque ennemi trop nombreux.
Il ne tarda pas à arriver rue Saint-Antoine.
— Tiens, fit-il, j'aurais pourtant juré que j'avais tourné vers la rue Saint-Denis !…
Là, il aperçut deux hommes que serraient de près une dizaine de truands. Tous les deux étaient à cheval. L'un d'eux tenait en main une troisième monture toute sellée. C'était un vieillard, vêtu comme un serviteur de grande maison. C'était lui qui criait :
— Au meurtre ! Au feu ! Au guet !
Mais les truands, sachant bien que personne n'interviendrait et que le guet, en entendant les cris, s'écarterait prudemment, ne s'occupaient pas du vieux, et entouraient l'autre cavalier qui, sans prononcer une parole, se défendait énergiquement, à preuve les deux francs-bourgeois qui étaient étendus sur la chaussée, le crâne fracassé.
Cependant cet homme, si vigoureux et si courageux qu'il fût, allait succomber.
Ses assaillants l'avaient acculé dans une encoignure et cherchaient à le désarçonner.
— Tenez bon, monsieur ! cria tout à coup une voix calme et plutôt railleuse, on vient à vous !…
En même temps, Pardaillan surgit dans la mêlée et commença à faire pleuvoir sur les truands une grêle de coups. Il n'avait pas dégainé la fameuse Giboulée ; mais saisissant par le cou les deux premiers de la bande qui lui tombèrent sous la main, il les rapprocha l'un de l'autre, d'un irrésistible et rapide mouvement ; les deux faces se heurtèrent, les deux nez commencèrent à saigner ; alors, par un mouvement inverse, Pardaillan les sépara, les poussa l'un à droite, l'autre à gauche, les lança, pareils à une double catapulte ; chacun des truands alla rouler à dix pas, entraînant dans sa chute deux ou trois de ses camarades, et aussitôt le chevalier se plaça devant l'inconnu assailli, et d'un geste large, tira la flamboyante Giboulée…
Les truands furent-ils épouvantés de la manœuvre et de la force musculaire qu'elle prouvait ?
Reconnurent-ils Pardaillan, qui avait parmi eux une réputation de tranche-montagne ?
Toujours est-il qu'il se fit parmi eux un mouvement de retraite silencieuse et précipitée ; en un instant, tous avaient disparu, emportant leurs blessés, comme des fantômes qui s'évanouissaient dans la nuit.
— Par la mordieu, mon brave ! s'écria alors le cavalier inconnu, vous m'avez sauvé la vie !
Le chevalier de Pardaillan rengaina froidement son épée, souleva son chapeau, et dit :
— Savez-vous, monsieur, ce que je viens de faire ?
— Eh ! par le diable ! Vous venez de me sauver, vous dis-je ! Tudieu ! quel poignet ! quels rudes coups !…
— Non, monsieur, dit Pardaillan avec le même flegme, je viens de commettre un crime.
— Un crime ? Çà ! plaisantez-vous ? s'écria le cavalier stupéfait.
— Non pas : j'ai désobéi au vœu formel de mon père. Et je crains bien qu'il ne m'en arrive malheur.
Ces derniers mots furent prononcés d'un ton glacial qui firent frissonner l'inconnu.
— En tout cas, reprit-il, vous m'avez rendu un fier service. Que puis-je pour vous ?…
— Rien !
— Acceptez au moins en souvenir de cette rencontre la monture que mon domestique tient en main. Galaor est le meilleur cheval de mes écuries. Et puis, il a un nom qui vous plaira, puisque vous vous conduisez en véritable Galaor.
— Soit ! J'accepte le cheval ! répondit Pardaillan avec le ton et le geste d'un roi acceptant l'hommage d'un sujet.
Et avec la légèreté d'un cavalier qui, dès cinq ans, avait chevauché par monts et par vaux, il sauta sur Galaor.
L'inconnu fit de la main un signe d'adieu et s'éloigna en homme pressé.
Au moment où le vieux serviteur se disposait à suivre son maître à distance respectueuse, Pardaillan s'approcha de lui, et lui demanda à voix basse :
— Y a-t-il inconvénient à ce que je sache le nom de ce seigneur pour qui j'ai commis le crime de désobéir au vœu de mon père ?…
— Aucun, monsieur, fit le vieillard étonné.
— Alors, ce cavalier ?
— C'est Monseigneur Henri de Montmorency, maréchal de Damville…
Livre I
XII. La Maison de la rue des barrés
Ce soir-là, Jean de Pardaillan ramena donc un nouvel hôte à l'auberge de la Devinière ; il arriva au moment où on fermait l'hôtellerie : sans rien demander à personne, il conduisit Galaor à l'écurie, l'installa à la meilleure place et versa une mesure d'avoine dans la mangeoire. Puis, ayant allumé un falot, il se mit à examiner son acquisition avec le soin et la compétence d'un parfait connaisseur.
Un sifflement longuement modulé et accompagné d'un hochement de tête significatif exprima toute son admiration.
Galaor était un aubère cap de more qui pouvait aller sur ses quatre ans ; il avait la tête fine, le front large, les naseaux ouverts, le garrot bien dessiné, la croupe souple, les jambes sèches. C'était une bête magnifique.
— Ah ça ! que diable faites-vous donc là ? demanda tout à coup la voix grasse de maître Landry.
Pardaillan tourna légèrement la tête vers la boule de graisse que représentait l'aubergiste et répondit par-dessus l'épaule :
— J'examine le produit de mon dernier crime.
Landry frissonna.
— Ainsi, dit-il, ce cheval est à vous, monsieur le chevalier ?
— Je vous l'ai dit, maître Landry, répondit Pardaillan en jetant dans le râtelier une belle botte de luzerne.
— Et, continua l'aubergiste, la mort dans l'âme, je devrai le nourrir ?
— Ah ça ! voudriez-vous d'aventure que cette noble bête mourût de faim ?…
Et le chevalier, s'étant assuré par un dernier regard que Galaor ne manquait de rien, souhaita le bonsoir à l'aubergiste atterré, et s'en fut se coucher.
Maître Landry Grégoire saisit alors sa tête pointue à deux mains, et dans son accès de désespoir, essaya de s'arracher les cheveux.
Nous devons dire qu'il n'y réussit pas : en effet, maître Landry était totalement chauve, et son crâne avait la majesté, mais aussi la nudité absolue d'un bel ivoire antique et solennel.
À partir de ce jour, on ne vit plus Pardaillan que monté sur Galaor, et Pipeau le précédant le nez au vent, en quête de tout ce qui était bon à manger et à voler aux devantures des marchands de volailles ; quant à Galaor, pour rien au monde il ne se dérangeait de la ligne droite : c'est-à-dire qu'il fallait que les gens se rangeassent vivement s'ils ne voulaient être bousculés et piétinés. Il faut ajouter que pour un murmure, pour un regard de travers, la redoutable Giboulée sortait toute seule de son fourreau.
Pardaillan sur Galaor, compliqué de Pipeau, aggravé de Giboulée, devint donc la terreur du quartier — nous voulons dire la terreur des insolents, des hobereaux pillards, des spadassins et des capitans qui pullulaient ; car le chevalier — et ceci va peut-être le réconcilier avec le lecteur indisposé par le portrait ci-dessus malheureusement trop ressemblant —, le chevalier n'intervenait jamais dans une querelle que pour défendre le plus faible ; il lui arrivait parfois de ramasser avec lui quelque mendiant qu'il faisait asseoir à une table, devant lui, et qu'il invitait à dîner, lui coupant les meilleurs morceaux, lui versant pleines rasades.
Ces jours-là, maître Landry était radieux, bien que la présence d'un gueux dans sa rôtisserie si bien fréquentée l'offusquât quelque peu. En effet, ces jours-là, Pardaillan, qui ne payait jamais quand il était seul, payait généreusement. Une fois, il arriva à l'aubergiste d'en faire timidement l'observation au chevalier, qui lui répondit froidement :
— Vous vous prenez donc pour un grand seigneur, mon cher ? Fussiez-vous M. le duc de Guise, fussiez-vous le roi lui-même, que je ne vous permettrais pas l'impertinence de payer le repas de mes invités. Mes hôtes sont à moi, monsieur Grégoire !
D'autres fois, on le voyait arriver à l'auberge, toujours froid, toujours insensible, choisir quelque bonne poularde bien rissolée, y ajouter un pain, une bouteille de vin, et s'éloigner après avoir jeté un écu au garçon ou à la servante. Et alors, si ce garçon intrigué le suivait sournoisement, voici ce qu'il voyait.
Pardaillan pénétrait dans quelque taudis, où il avait remarqué une misère, déposait son paquet de victuailles devant les pauvres gens effarés, saluait d'un grand geste de son chapeau à plume de coq, et se retirait sans dire un mot.
Seulement, en s'en allant, il grommelait :
— Allons, bon ! Voilà que je viens encore de désobéir à M. de Pardaillan mon père ! Je serai sûrement damné dans l'autre monde !…
En attendant, le chevalier commençait à s'ennuyer dans celui-ci.
Il se disait non sans raison que cette existence était indigne d'un homme assoiffé de belles aventures, et qui se sentait de taille à aspirer à de grandes choses.
De sourdes ambitions, de vagues désirs le faisaient palpiter.
Bref, il s'ennuyait…
Les meilleurs moments étaient ceux qu'il passait à darder le feu plongeant de son regard sur le toit d'en face. Et lorsque, après des heures d'affût patient, il avait entrevu le radieux visage de l'inconnue, il était heureux ! il appelait cela faire provision de joie au cœur.
La voisine, peu à peu, s'apprivoisait.
Elle en vint à ne pas fermer précipitamment sa fenêtre ! Elle en vint à lever la tête ! Elle en vint à répondre au regard du jeune homme par un regard qui ne s'effrayait pas !
Mais la chose n'allait pas plus loin.
Pardaillan et Loïse ignoraient tout l'un de l'autre. S'aimaient-ils ?… Savaient-ils qu'ils s'aimaient ?…
Le chevalier savait seulement qu'elle était la fille de cette belle inconnue qu'on appelait la Dame en noir, et que les deux femmes vivaient modestement du produit des tapisseries qu'elles faisaient pour des dames de noblesse ou de riches bourgeoises…
Un jour, Pardaillan s'occupait dans sa chambre à raccommoder son pourpoint. Ordinairement, c'était Mme Landry qui s'occupait de ce soin. Mais la belle aubergiste, ayant surpris le chevalier les yeux fixés sur le toit d'en face, boudait depuis quelques jours, retirée sous la tente, c'est-à-dire parmi ses casseroles.
Ce n'était pas sans quelque mélancolie qu'il se livrait à ce travail. En effet, il ne pouvait se dissimuler que son costume de velours gris usé jusqu'à la corde ne pouvait guère inspirer d'admiration à une jolie fille.
« Tant que je n'aurai pas trouvé le moyen de m'habiller comme je vois MM. les gentilshommes de la cour, elle ne m'aimera pas ! Peut-on aimer un pauvre diable dont l'habit crie misère ?… »
À ces réflexions, on pourra connaître que Pardaillan était, au fond, une âme bien candide encore.
Ayant tant bien que mal réparé l'accroc qu'il essayait de faire disparaître, Pardaillan remit son pourpoint, ceignit son épée et s'apprêta à sortir, résolu à conquérir coûte que coûte l'habit somptueux qu'il rêvait.
Mais avant de s'éloigner, il se mit à la fenêtre ; juste à ce moment, il vit la Dame en noir qui sortait de la maison et prenait la direction de la rue Saint-Antoine. Au même instant, Loïse parut à la fenêtre.
Emporté peut-être par une sorte de bravade à la misère de son costume, par un défi à l'impossibilité d'être aimé tel qu'il se voyait, pour la première fois, d'un geste tout instinctif, il envoya un baiser…
Loïse rougit, il est vrai ! mais elle demeura une seconde à regarder le chevalier, sans colère, puis, lentement, elle rentra.
« Oh ! songea Pardaillan dont le cœur se mit à battre la chamade, mais on dirait qu'elle n'est pas indignée ! Par Pilate ! par Barabbas ! Je ne pourrais donc espérer !… Oh ! Il faut que, sur-le-champ, je parle à sa mère !… »
Un roué eût dit : Je vais profiter de l'absence de la mère pour aller me jeter aux pieds de cette belle enfant !…
Sans plus réfléchir, le chevalier s'élança, descendit quatre à quatre les escaliers, sortit à pied comme un coup de vent et rattrapa la Dame en noir au moment où elle tournait à gauche l'angle de la rue Saint-Denis et prenait la rue Saint-Antoine dans la direction de la Bastille.
Mais alors, il n'osa plus !
Il lui sembla qu'il avait à dire des choses énormes.
Et il se contenta de suivre la Dame en noir à distance respectueuse.
Arrivée non loin de la Bastille, Jeanne tourna à droite dans ce dédale de ruelles qui servaient de communication entre la rue Saint-Antoine et le port Saint-Paul.
Elle finit par s'arrêter dans la rue des Barrés, à l'endroit précis où s'était élevé jadis un couvent de carmes. Ces dignes moines étaient habillés de blanc et de noir ; d'où le nom de barrés que leur donnait le peuple ; d'où le nom de rue des Barrés qu'avait pris tout naturellement la rue qu'ils habitaient. Le couvent avait disparu, les carmes s'étant, sous Louis XII, transportés sur la montagne Sainte-Geneviève. Mais la rue continuait à s'appeler rue des Barrés. Plus tard, l'accent aigu de l'é finit par tomber, non pas de la plaque indicatrice, car il n'y en avait pas, mais de la prononciation populaire, et la rue s'appela dès lors rue des Barres… Nous donnons l'explication pour ce qu'elle vaut.
La maison devant laquelle Jeanne de Piennes s'était arrêtée était située sur l'emplacement même de l'ancien couvent des barrés ; elle était entourée de beaux jardins ; elle était petite, mais de belle apparence, bien qu'un peu mystérieuse.
Pardaillan vit la Dame en noir heurter le marteau, et, bientôt après, entrer dans la maison.
« Je lui parlerai quand elle sortira, pensa-t-il. Il faut que je lui parle ! »
Et il se posta en sentinelle, à un bout de la rue.
Une servante robuste et méfiante avait introduit Jeanne et l'avait conduite au premier étage, dans une belle grande pièce agréablement meublée où rien ne manquait de ce qu'on appelle aujourd'hui le confortable.
À son entrée, un jeune homme et une femme qui étaient assis l'un près de l'autre tournèrent la tête.
— Ah ! fit la femme, voici ma tapisserie !
— Bon ! dit le jeune homme en s'adressant à Jeanne. Avez-vous tenu compte de l'inscription que je vous fis tenir ?
— Oui, monsieur, dit Jeanne.
— Quelle inscription ? demanda la femme d'une voix timide et très douce.
— Vous allez voir ! répondit le jeune homme en frottant joyeusement ses mains pâles.
Ce jeune homme semblait âgé de vingt ans au plus. Il était habillé comme un riche bourgeois, de drap fin ; son vêtement était noir ; mais à sa toque de velours noir, resplendissait un diamant énorme.
Il était de taille moyenne, et paraissait de santé délicate ; son visage était pâle et même bilieux ; il avait le front bombé ; les yeux sournois ne regardaient pas en face ; la bouche se plissait ordinairement sous l'effort d'un sourire en général mauvais, parfois sinistre, mais qui, en ce moment, était plein d'une réelle cordialité ; les mains s'agitaient et les doigts se contractaient par suite de quelque manie ; peut-être ce jeune homme était-il atteint d'une maladie nerveuse. Parfois, il éclatait de rire subitement, sans motif, et ce rire, qui démentait le feu sombre du regard, était terrible à entendre, terrible à voir.
Quant à la femme, elle accusait trois ou quatre ans de plus que son compagnon. C'était une jolie blonde d'allure modeste et qui, dans une foule, ne devait pas provoquer ce murmure qui forme comme un sillage d'admiration sur le passage de certaines femmes souveraines par la beauté. Tout en elle était modestie, effacement presque craintif ; mais elle avait des yeux d'une douceur infinie et d'une tendresse extraordinaire lorsqu'elle les posait sur le jeune homme. Cette modestie, cette douceur, cette tendresse constituaient le caractère essentiel de cette femme. Au premier coup d'œil, on devinait en elle un de ces êtres de dévouement très pur qui vivent d'un amour et meurent au besoin sans se plaindre.
— Voyons l'inscription ! reprit-elle avec une curiosité impatiente.
— Regardez, Marie ! fit le jeune homme en prenant la tapisserie des mains de la Dame en noir.
Cette tapisserie représentait une série de bouquets de fleurs de lis qui s'entrelaçaient et couraient autour de l'étoffe ; au centre se dessinait un cartouche sur fond bleu ; et c'est sur ce cartouche que se détachait en lettres d'or l'inscription suivante :
IE[1] CHARME TOUT.
Celle qu'on avait appelée Marie leva sur le jeune homme un regard interrogateur. Celui-ci frotta lentement ses mains pâles et dit avec un sourire heureux :
— Chère Marie, vous ne devinez pas ?
— Non, mon bien-aimé Charles…
— Eh bien, ce sera là désormais votre devise, Marie… C'est moi qui ai trouvé cela !
— Oh ! Charles… mon bon Charles…
— Écoutez la fin, Marie ! Je voulais une devise pour vos meubles, pour votre argenterie, pour toute votre argenterie, pour toute votre maison, enfin ! Je l'ai demandé à Ronsard et même à messire Jean Dorat, professeur au collège de France pour le latin et le grec ; mais ils n'ont rien trouvé qui me plaise ; alors je me suis mis à chercher moi-même, et j'ai trouvé cela, moi… Voyez-vous, Marie, il n'y a que l'amour pour inspirer les bonnes idées…
— Charles ! Charles ! Vous me rendez trop heureuse !…
— Écoutez donc la fin ! dit le jeune bourgeois qu'on appelait Charles. Savez-vous où j'ai trouvé cette inscription ? Devinez un peu…
— Comment devinerais-je, mon doux ami ?
— Eh bien ! s'écria Charles triomphalement, c'est dans votre nom !… « Ie charme tout » n'est que l'anagramme de « Marie Touchet », votre nom !… Vous n'avez qu'à vérifier…
Marie Touchet courut à un secrétaire, écrivit rapidement son nom et constata en effet que toutes les lettres de l'inscription : « Ie charme tout », se trouvaient dans « Marie Touchet ».
Alors, toute rouge d'un réel bonheur, elle revint se jeter dans les bras de son amant qui la serra sur sa poitrine avec une indicible expression de tendresse.
Jeanne de Piennes avait assisté, immobile et douloureuse, à cette scène de bonheur intime et paisible.
« Comme ils s'aiment ! songea-t-elle. Comme ils sont heureux, ce bon bourgeois et cette douce bourgeoise ! Hélas ! moi aussi, j'aurais pu être heureuse !… »
— Oui, Marie, disait à voix basse le jeune homme, oui, c'est à cela que j'ai songé ces temps derniers ! Car c'est à toi seule que je rêve au fond de mon Louvre ! Et tandis que ma mère me croit occupé à la destruction des huguenots, tandis que mon frère d'Anjou se demande si je songe au moyen de le tuer, tandis que Guise cherche à surprendre sur mon front le secret de sa destinée, moi je songe que je t'aime, toi seule, puisque seule tu m'aimes, et que dans Marie Touchet, il y a bien réellement « Ie charme tout » !
Marie écoutait ces paroles avec ivresse… Elle oubliait la présence de la Dame en noir.
— Sire ! Sire ! fit-elle, presque à haute voix, vous m'enivrez de bonheur.
— Sire ! murmura Jeanne en tressaillant profondément. Le roi de France !…
Et dans sa pauvre imagination tant martyrisée, une secousse violente se produisit. Elle était devant Charles IX… Ce petit bourgeois pâle et sombre, c'était le roi !… Le roi de France !… L'homme que tant de fois elle avait rêvé d'approcher pour implorer justice… non pour elle, ah ! certes ! mais pour sa fille, pour sa Loïse !…
Haletante, la tête en feu, elle fit un pas en avant.
Charles IX avait enlacé Marie Touchet dans ses bras. Il reprit à demi-voix :
— Il n'y a pas de Sire, ici ! Il n'y a pas de Majesté, tu entends, Marie ? Il n'y a que Charles ! Ton bon Charles, comme tu m'appelles… Car il n'y a que toi, Marie, pour dire que je suis bon et cela me soulage, vois-tu, cela jette une lumière dans l'horreur de mes pensées… Le roi ! Je suis le roi !… Marie, je suis un pauvre enfant que sa mère déteste, que ses frères haïssent ! Au Louvre, je n'ose pas manger, j'ai peur du verre d'eau qu'on m'apporte, j'ai peur de l'air que je respire… Ici, je mange, je dors, je bois sans crainte, ici ! ah ! je respire à pleins poumons ! Regarde comme ma poitrine se dilate !…
— Charles ! Charles ! calme-toi…
Mais Charles IX s'exaltait. Ses yeux flamboyaient. Sa parole était devenue rauque et sifflante.
Jeanne, tremblante, se recula dans un angle obscur.
Une pâleur livide avait envahi le visage du roi. Le tremblement nerveux de ses mains s'accentua.
— Je te dis qu'ils veulent ma mort ! grinça-t-il tout à coup sans prendre la précaution de baisser la voix. Ah ! Marie, Marie ! Sauve-moi, cache-moi !… J'ai lu dans leurs pensées, te dis-je ! J'ai fouillé leurs consciences, et j'y ai vu ma condamnation écrite en lettres de flamme !
— Charles ! par grâce, calme-toi !… Oh ! voilà encore ton accès !… Charles ! reviens à toi ! Tu es près de moi… près de Marie !…
Charles IX avait repoussé Marie Touchet. La crise était terrible de soudaineté. Des deux mains, il se cramponnait au dossier d'un fauteuil. Une sueur froide ruisselait sur son visage ; ses yeux sanglants se fixèrent dans le vide sur des êtres imaginaires, et il eut un éclat de rire qui résonna affreusement.
— Les misérables ! gronda-t-il. Les voilà qui cherchent comment ils me tueront ! Qui aura mon trône ?… Est-ce toi, Guise infernal ? Est-ce toi, Anjou ? Est-ce toi, Béarn ? Oh ! tous ! tous ! les voilà qui complotent !… Et ceux-là qui s'avancent dans les ténèbres, qui est à leur tête ?… Ce misérable Coligny… Ah ! truands ! attendez !… À moi mes gardes ! Arrêtez-moi tous ces parpaillots ! Passez-les-moi au fil de l'épée !… Ah ! ils me tuent ! au meurtre !… à moi !…
Les derniers mots expirèrent dans la gorge du roi, parmi des éclats de rire à faire frissonner les plus braves ; il se renversa dans les bras de Marie Touchet, en proie à une crise effrayante, les yeux convulsés, les mains tordues…
Jeanne s'était élancée pour aider Marie.
— Oh ! madame, balbutia celle-ci, par pitié pour mon pauvre Charles si malheureux, jamais un mot de ceci, je vous en supplie… à qui que ce soit au monde !…
— Rassurez-vous ! dit Jeanne avec cette dignité douce et simple qui la faisait si admirable, je sais trop ce qu'est la douleur humaine, je sais trop qu'elle est la même auprès des trônes et sous les chaumes, et c'est la douleur qui m'a appris le silence…
Marie fit un signe de tête pour remercier. Et c'était touchant, cette prière faite à une humble ouvrière de tapisseries, par la maîtresse du roi, pour le roi !
— Puis-je vous être utile ? reprit Jeanne.
— Non, non, fit vivement Marie ; soyez remerciée et bénie… je connais ces redoutables crises… Charles, dans quelques instants, sera à lui… Voyez-vous, je n'ai qu'à le garder ainsi dans mes bras… il n'y a que cela qui le calme…
— En ce cas, je vous quitte… il ne faut pas qu'il s'aperçoive que sa faiblesse a eu un témoin…
— Ah ! madame ! s'écria Marie avec un élan de reconnaissance, vous avez toutes les délicatesses… Comme vous avez dû aimer !…
Un fugitif et douloureux sourire passa sur les lèvres décolorées de Jeanne, qui fit un signe d'adieu et se retira, s'évanouit plutôt, pareille à une ombre légère… sacrifiant l'immense intérêt qu'il y aurait eu pour elle à parler au roi.
À peine avait-elle disparu que Charles IX ouvrit les yeux, passa lentement ses mains sur son visage, jeta autour de lui des yeux hagards, et voyant Marie penchée sur lui, sourit tristement.
— Encore un accès ? fit-il avec une sourde angoisse.
— Rien, presque rien, mon Charles ! Bien moins fort que le dernier… rassure-toi… c'est fini…
— Il y avait ici quelqu'un tout à l'heure… ah ! oui… la femme qui a fait cette tapisserie… Où est-elle ?…
— Partie, mon Charles, partie depuis deux minutes…
— Avant l'accès ?
— Oui, oui, mon bon Charles, avant !… Allons, te voilà remis… Bois un peu de cet élixir… là… repose un instant ta pauvre tête… là… sur mon cœur… mon bon Charles.
Elle s'était assise, l'avait attiré sur ses genoux, et Charles, docile comme un enfant, écrasé de fatigue par la violence et la soudaineté foudroyante de la crise, obéissait, penchait sa tête pâle et sombre.
Un grand silence se fit…
Le roi de France, bercé dans les bras de Marie Touchet, s'endormait, la tête sur son sein, avec l'inexprimable bonheur de savoir qu'un ange veillait sur son sommeil…
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