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Illustration: Les Pardaillan-livre1-Chap05-08 - Michel Zévaco

Les Pardaillan-livre1-Chap05-08


Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2009-10-01

Lu par Stanley
Livre audio de 1h13min
Fichier Mp3 de 67,2 Mo

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Les Pardaillan est une série de 10 romans populaires, écrite par Michel Zévaco. Ils sont parus tout d'abord sous la forme d'un feuilleton dans Le Matin.
Source de la photo: http://lieuxdits.free.fr/zevaco.html

Musiques Camille Saint-Saëns, Danse Macabre, Opus 40 - Kevin MacLeod - Certains droits réservés (licence Creative Commons)

+++ Chapitres Suivants
+++ Chapitres Prédécents

Le chapitre 24 des pardaillan, qui est très particulier, a complètement démotivé Stanley, veuillez nous excuser mais la suite des pardaillan ne pourra, donc, pas être enregistrée pour le moment.
Vous pouvez retrouver toutefois l'intégralité du texte à cette adresse : http://fr.wikisource.org/wiki/Les_Pardaillan


Livre I

V. Loïse !


Pendant quatre mois, Jeanne avait lutté contre la mort. Dans la pauvre chambre de paysans où on l'avait couchée, elle se débattit des jours et des nuits contre la fièvre cérébrale qui devait ou la tuer ou la laisser folle, de l'avis de tous.

Elle ne mourut pas. Elle ne devint pas folle.

Au bout du quatrième mois, elle était hors de danger, et la fièvre avait disparu pour toujours.

Dans un grand lit, les yeux attachés aux poutres noircies par le temps, Jeanne passa alors de longues années dans un silence effrayant. Pourtant, quand elle était seule, elle prononçait tout bas de vagues paroles de tendresse, d'infinie tendresse, adressées à qui ?… Elle seule le savait !

La maladie, cependant, l'avait brisée. Une insurmontable faiblesse la clouait dans ce lit où elle avait tant souffert…

Deux autres mois s'écoulèrent ainsi.

Un matin d'automne, comme la fenêtre ouverte laissait entrer le soleil d'octobre, doux comme un adieu de l'été, Jeanne se sentit plus forte et voulut se lever.

La vieille nourrice l'habilla en pleurant de joie.

Une fois debout, Jeanne essaya d'aller jusqu'à la fenêtre dont la gaie clarté l'attirait.

Mais à peine eut-elle fait deux pas qu'elle porta vivement les mains à ses flancs en poussant un cri de détresse : la première douleur de l'enfantement venait de lui infliger cette redoutable morsure qui est le suprême avertissement de la Vie sortant de ses limbes.

La nourrice la coucha.

Bientôt des déchirements plus profonds se produisirent dans l'être de la jeune femme ; les douleurs se succédèrent plus violentes ; au bout de quelques heures, dans un dernier spasme de souffrance, elle crut qu'elle mourrait enfin…

Quand elle revint à elle, quand elle put soulever ses paupières alourdies, quand elle put regarder, un long frémissement de joie et d'amour la fit palpiter tout entière : là, tout contre elle, sur le même oreiller, ses deux poings minuscules solidement fermés, ses paupières closes, sa petite figure blanche comme du lait, rose comme une feuille de rose, ses lèvres entrouvertes par un faible vagissement, l'enfant, l'être tant espéré, tant adoré, l'enfant était là !…

— C'est une fille ! murmura la vieille nourrice avec ce sourire baigné de pleurs que les femmes ont devant le mystère de la naissance.

— Loïse ! balbutia Jeanne dans un souffle imperceptible.

Et avec l'étonnement infini, le ravissement extasié des jeunes mères, elle répéta :

— Ma fille… ma fille…

Elle tourna son visage vers l'enfant, n'osant le toucher, osant à peine bouger. Et souriante, bégayant des choses très douces, elle l'enveloppa de la caresse de son regard. Et tout à coup elle éclata en sanglots.

— Pauvre adorée… pauvre mignonne innocente… c'est donc vrai !… Tu n'auras pas de père !…

Alors, avec des précautions de douceur, Jeanne approcha ses lèvres du visage de sa fille. L'enfant vagissait délicatement. Et soudain, son poing s'ouvrit, sa main s'abattit sur la tête de la mère, ses doigts saisirent avec énergie une mèche des cheveux fins ; et, sous le baiser maternel, comme si elle fût sentie rassurée, la frêle enfant s'endormit subitement.

*******

Loïse grandit en force et en beauté. Dès que ses traits commencèrent à se former, il fut évident que cette fillette serait un miracle de grâce et d'harmonie. Ses yeux bleus riaient : c'étaient des aurores de lumière ; sa bouche était un poème de gentillesse. Chacun de ses mouvements, chacun de ses gestes avait on ne sait quelle élégance exquise. Nulle qualification de beauté ne pouvait convenir à cet adorable bébé : elle était la beauté même.

Jeanne avait cessé de vivre en soi-même.

Si nous pouvons dire, sa vie s'était transportée dans la vie de l'enfant.

Chaque regard de la mère était une extase ; chacune de ses paroles, un acte d'adoration. Elle n'aima pas son enfant, elle l'idolâtra. Et lorsqu'elle entrouvrait son corsage pour présenter à la petite Loïse son sein blanc comme neige, délicatement veiné de bleu, une telle tendresse éclatait dans son geste, elle se donnait si bien tout entière, il y avait dans son attitude une telle fierté naïve, auguste, sublime, qu'un peintre de génie eût désespéré de pouvoir jamais traduire un pareil rayonnement.

Elle était la Maternité, comme Loïse était la Beauté.

Le soir seulement, à l'heure où l'enfant s'endormait sur son cœur, une main dans ses cheveux selon un geste qui lui était vite devenu familier, à cette heure-là seulement, Jeanne parvenait à détacher non pas son âme, mais sa pensée, de sa fille… et elle songeait à l'amant… à l'époux… au père !

François !… le cher amant !… l'homme à qui elle s'était donnée sans restriction, tout entière !…

Était-ce donc vrai qu'il était parti honteusement, sous un prétexte de guerre ?… Était-ce donc bien vrai qu'il l'avait abandonnée, qu'il ne reviendrait plus ?

Mort ! peut-être… Aucune nouvelle !… Rien !…

Ah ! comme dans ces heures silencieuses son cœur se déchirait cruellement.

Et l'enfant qui dormait, parfois se réveillait soudain sous la pluie tiède des larmes désespérées qui tombaient sur son front…

Alors Jeanne redevenait la mère. Alors elle refoulait sanglots, souvenirs, amour, et prenait dans ses bras l'enfant du malheur, l'enfant sans père, et de son chant infiniment doux, de sa mélopée maternelle, elle endormait la mignonne créature tant adorée, cette mélopée que les mères se transmettent d'âge en âge, qui est la même dans tous les pays, dans tous les temps, et dont le souvenir attendri accompagne l'homme jusqu'aux portes de la tombe :

— Do… do… l'enfant do… Ma petite Loïse chérie… ange aimé dont le sourire illumine l'enfer où se débat ta mère… chérubin descendu du ciel pour consoler la pauvre affligée… do… do… l'enfant do…

L'hiver se passa. Jeanne sortait rarement et ne s'éloignait jamais du jardin. Elle avait conservé une sourde terreur de sa dernière rencontre avec Henri de Montmorency, et elle tremblait à la seule pensée de se trouver devant lui…

Puis le printemps revint, très précoce.

En mars, Loïse allait vers son sixième mois — les premiers bourgeons éclatèrent, et tout redevint radieux dans l'univers, excepté dans le cœur de la pauvre abandonnée.

Un jour, vers la fin de ce mois de mars, la nourrice et son homme allèrent couper du bois dans la forêt. Car c'étaient de pauvres gens qui vivaient un peu du commun de la terre.

Jeanne se trouvait dans sa chambre, contemplant avec une inexprimable tendresse Loïse endormie sur le lit.

Cette chambre donnait sur le jardin, par une fenêtre à ce moment entrouverte.

Tout à coup, un bruit de pas se fit entendre dans la première pièce qui donnait sur la route, et une voix s'éleva, implorant la charité. Jeanne entra dans cette pièce, et voyant un moine quêteur qui tendait sa besace, coupa une miche de pain et la tendit en disant :

— Allez en paix, bon père. En d'autres temps, j'eusse fait mieux sans doute…

Le quêteur remercia en nasillant, combla Jeanne de bénédictions, et finalement se retira.

Alors Jeanne rentra dans sa chambre. Son premier regard fut pour le lit où reposait Loïse.

Et un cri horrible, un cri sans expression humaine, un cri de louve à qui on arrache ses petits, un cri de mère, enfin, jaillit de tout son être épouvanté :

Loïse avait disparu !

Livre I

VI. Le Retour du prisonnier


Avons-nous assez dit quel était l'amour passionné, exclusif, indomptable de la mère pour l'enfant ? A-t-on bien compris que pour Jeanne, Loïse, c'était l'univers, c'était la vie, c'était la foi impérissable, la raison d'être unique ? Cette adoration qui avait pris naissance aux temps où Loïse n'était encore qu'un espoir, s'était développée, nourrie d'elle-même, était devenue une tendresse emportée, l'inexprimable sixième sens qui envahit une femme et s'empare d'elle tout entière !

Ce ne fut pas de la douleur. Ce ne fut pas du désespoir. Jeanne chercha son enfant avec la fureur, avec l'irrésistible rage d'un être qui cherche sa vie. Pendant quatre heures, hagarde, échevelée, rugissante, effrayante à voir, elle battit les haies, les fourrés, se déchira, s'ensanglanta, sans une larme, pitoyable et tragique.

La pensée lui vint soudain que l'enfant était à la maison… elle bondit, arriva haletante…

Au milieu de la grande pièce, un homme était là, debout, livide, fatal… Henri de Montmorency !

— Vous ! vous qui ne m'apparaissez qu'aux heures sinistres de ma vie !

D'un élan il fut sur elle, lui saisit les deux poignets, — et d'une voix basse, rauque, rapide :

— Vous cherchez votre fille ? Dites !… Oui ! vous la cherchez ! Eh bien, sachez ceci : votre fille, c'est moi qui l'ai ! Je l'ai prise ! Je la tiens ! Malheur à elle si vous ne m'écoutez !

— Toi ! hurla-t-elle. Toi, misérable félon ! Ah ! c'est toi qui m'as pris ma fille ! Eh bien, tu vas savoir de quoi une mère est capable.

D'une secousse furieuse, elle voulut se dégager, pour mordre, pour griffer, pour tuer ! il la maintint rudement.

— Tais-toi, gronda-t-il en lui meurtrissant les poignets. Écoute, écoute bien ! si tu veux la revoir…

La mère n'entendit que ce mot : la revoir ! Sa fureur se fondit. Elle se mit à supplier :

— La revoir ! Oh ! qu'avez-vous dit ! La revoir !… Dites ! oh ! redites, par pitié ! j'embrasserai vos genoux, je baiserai la trace de vos pas ! Je serai votre servante ! La revoir ! vous avez bien dit cela ?… Ma fille ! Mon enfant ! Rends-moi mon enfant !…

— Écoute, te dis-je !… Ta fille, à cette minute, est aux mains d'un homme à moi. Un homme ? Un tigre, si je veux, un esclave ! Nous avons convenu ceci : écoute, ne bouge pas !… Voici ce qui est convenu : Que je m'approche de cette fenêtre, que je lève ma toque en l'air, et l'homme tu entends bien ? l'homme prendra sa dague et l'enfoncera dans la gorge de l'enfant… Bouge, maintenant !…

Il la lâcha et se croisa les bras.

Elle tomba à genoux, et de son front heurta la terre battue, voulant crier grâce, ne pouvant pas, élevant seulement ses mains en signe de détresse et de soumission…

— Relève-toi ! gronda-t-il.

Elle obéit promptement, et toujours avec un geste affreux des mains tendues, suppliantes — balbutiantes, si nous osons dire, car à de certains moments tragiques, le geste parle.

— Es-tu décidée à obéir ? reprit le fauve.

Elle fit oui, de la tête, démente, pantelante, terrible et sublime…

— Écoute, maintenant, François… mon frère… Eh bien, il arrive !… Tu entends ? Ici, devant toi, je vais lui parler… Si tu ne dis pas que je mens, si tu te tais… ce soir ta fille est dans tes bras… Si tu dis un seul mot, je lève la toque… ta fille meurt !… Regarde, regarde… Voici François qui vient…

Sur la route de Montmorency, un tourbillon de poussière accourait, comme poussé par une rafale… et de ce tourbillon sortait une voix frénétique :

— Jeanne, Jeanne… C'est moi. Me voici !

— François ! François ! hurla Jeanne délirante. À moi ! À moi !

D'un pas d'une tranquillité féroce, Henri se rapprocha de la fenêtre et gronda :

— C'est donc toi qui auras tué ta fille !

— Grâce ! Grâce ! Je me tais ! J'obéis !

À cette seconde, François de Montmorency poussa violemment la porte et, haletant d'émotion, ivre de joie et d'amour, s'arrêta chancelant, tendit les bras, murmurant :

— Jeanne !… Ma bien-aimée !

*******

Oui, c'était François de Montmorency que bien des gens et le connétable lui-même, avaient cru mort et qui reparaissait après une captivité de plusieurs mois.

François, parti avec deux mille cavaliers, était arrivé dans Thérouanne avec neuf cents de ses hommes d'armes : le reste était tombé en route.

Il était temps ! le soir même de son arrivée, un corps d'armée allemand et espagnol investissait la place et commençait aussitôt ses mines. Dès le surlendemain, le premier assaut fut donné : c'est là que périt d'Essé, l'un des anciens compagnons d'armes et de plaisir de François 1er.

Électrisés par le fils aîné du connétable, la garnison et les habitants de Thérouanne se défendirent deux mois avec l'énergie du désespoir. Cette poignée d'hommes, dans une cité détruite par les bombardements, parmi les ruines fumantes, repoussa quatorze assauts successifs.

Au début du troisième mois, des parlementaires ennemis se présentèrent pour proposer des conditions honorables. Ils trouvèrent François sur les remparts, mangeant sa ration de pain composé d'un peu de farine et de beaucoup de paille hachée. Il était entouré de quelques-uns de ses lieutenants, tous gens amaigris, avec des yeux luisants, des habits déchirés, des faces de lions.

Les parlementaires commencèrent à exposer les propositions de l'empereur.

Au moment où François allait répondre, des clameurs terribles s'élevèrent :

— Aux armes ! Aux armes ! criaient les français.

— Muerte ! Muerte ! (Mort ! Mort !) hurlaient les envahisseurs.

C'était le corps espagnol qui, sans en avoir reçu l'ordre, assure-t-on, se précipitait à l'assaut par une brèche qui venait d'être faite.

Alors, dans les rues de Thérouanne incendié, commença une affreuse mêlée parmi les ronflements des flammes, les détonations des mines, le fracas des arquebusades, les imprécations et les clameurs déchirantes des blessés.

Le soir, il n'y avait plus derrière une barricade improvisée qu'une trentaine de combattants, à la tête desquels un homme levait à chaque instant son estramaçon rouge qu'il tenait à deux mains, et qui à chaque fois retombait sur un crâne.

Un coup d'arquebuse finit par l'abattre… Ce fut la fin !

Cet homme, c'était François de Montmorency, qui, selon la parole donnée, avait lutté jusqu'à la mort !…

À la nuit close, des maraudeurs le trouvèrent étendu à la place même où il était tombé. L'un d'eux le reconnut, et s'apercevant qu'il vivait encore, le transporta dans le camp ennemi, où il le livra pour une somme d'argent.

C'est ainsi que Thérouanne fut prise. On sait que cette malheureuse cité, citadelle avancée de l'Artois, déjà détruite en 1513, fut cette fois complètement rasée… On sait que les rois de France ne s'occupèrent plus de la réédifier : exemple unique, dit un historien, d'une ville qui ait entièrement péri.

On sait aussi que l'Artois fut dès lors envahi et que l'armée royale éprouva une série de revers, notamment à Hesdin, jusqu'à ce qu'enfin, à la suite des succès remportés dans le Cambrésis, une paix éphémère fût signée.

Cette paix rendit du moins la liberté aux prisonniers de guerre.

François de Montmorency ne mourut pas de sa blessure. Mais longtemps, il eut à lutter contre la mort ; il se rétablit enfin, et un jour, on lui annonça qu'il était libre.

Il se mit aussitôt en route avec une quinzaine de ses anciens compagnons, débris de la grande bataille livrée dans Thérouanne. Dès l'étape suivante, il envoya en avant un de ses cavaliers, en le chargeant de prévenir son frère de son arrivée.

Puis confiant, heureux, respirant à pleins poumons, souriant à l'amour, répétant tout bas le nom de la femme adorée, il continua son chemin.

Lorsqu'il aperçut enfin les tours du manoir de Montmorency, le cœur lui battit à se rompre, ses yeux se remplirent de larmes, et il s'élança au galop.

*******

Les cloches de Montmorency sonnèrent à toute volée. L'artillerie du manoir tonna. Les gens du village et des bourgs voisins poussèrent des vivats, rassemblés sur l'esplanade d'où François, près d'un an auparavant, s'était élancé. Les hommes de la garnison présentèrent les armes. Le bailli s'avança pour lire un discours de bienvenue.

— Où est mon frère ? interrogea François.

— Monseigneur, commença le bailli, c'est un bien beau jour que celui…

— Messire, dit François en fronçant le sourcil, j'entendrai votre harangue tout à l'heure. Où est mon frère ?

— À Margency, monseigneur.

François éperonna son cheval, mordu au cœur par une sourde inquiétude.

Il lui sembla que sur tous ces visages en fête, il y avait comme de la crainte, ou peut-être de la pitié…

« Pourquoi Henri n'était-il pas là pour me recevoir ?… Plus vite ! Plus vite !… »

Dix minutes plus tard, il sautait à terre, devant la maison du seigneur de Piennes.

— Fermée ! Un visage muet ! Porte close ! Volets tirés ! Que se passe-t-il ?… Holà, bon vieillard, dites-moi…

Le vieux paysan auquel François venait de parler étendit le bras dans la direction d'une maison.

— Là ! vous trouverez ce que vous cherchez, monseigneur et maître !

— Maître ! maître ! Pourquoi maître ?

— Margency n'est-il pas à vous, maintenant !…

François n'écoutait plus. Il courait. Il bondissait vers la chaumière de la vieille nourrice, frémissant, supposant déjà quelque effroyable catastrophe… Jeanne morte, peut-être !… et il arrivait, poussait violemment la porte, et un soupir et une joie infinie soulevait sa large poitrine…

Jeanne est là !…

Il tendit les bras, balbutia le nom de la bien-aimée…

Mais ses bras, lentement, retombèrent.

Pâle de bonheur, François devint livide d'épouvante.

Quoi ! il arrivait ! il retrouvait l'amante, la chère épousée ! Et elle était là, immobile, statue de l'effroi… du remords peut-être !…

François fit trois pas rapides.

— Jeanne ! répéta-t-il.

Un soupir d'agonie râla dans la gorge de la mère. Elle eut comme un sursaut de son être pour se jeter dans les bras de l'homme adoré. Son regard dément se posa sur Henri. Il avait sa toque à la main, et son bras se levait !…

— Non ! non, bégaya la mère.

— Jeanne ! répéta François dans un cri terrible qui déjà contenait une formidable accusation.

Et son regard, à lui aussi, se tourna vers Henri.

— Mon frère !…

Tous les deux, le frère et l'épouse gardèrent un silence effrayant.

Alors, François, d'un geste lent, croisa ses bras sur sa poitrine. D'un effort furieux, il refoula le sanglot qui voulait éclater. Et grave, solennel comme un juge, triste comme un condamné, il parla :

— Depuis un an, pas un battement de mon cœur qui ne fût pour la femme à qui librement ce cœur s'est à jamais donné, pour l'épouse qui porte mon nom. Dans les minutes de désespoir, c'est l'image adorée de cette femme qui se présentait à moi. Dans les batailles, ma pensée allait à elle. Lorsque je suis tombé, j'ai prononcé son nom, croyant que je mourais. Lorsque je me suis réveillé, captif, en proie à la fièvre, chacune de mes secondes a été un acte de foi et d'amour… Et lorsqu'une inquiétude me venait, lorsque je m'effrayais de l'avoir laissée seule, aussitôt une irrésistible consolation me venait ; car mon frère, mon bon et loyal frère, m'avait juré de veiller sur elle… Or me voici…J'accours, le cœur plein d'amour, la tête enfiévrée de bonheur… et l'épouse tourne la tête… et le frère n'ose me regarder !…

Ce que souffrit Jeanne dans cette minute fut inconcevable. L'effroyable supplice dépassait les bornes de la conception humaine. Elle aimait ! Elle adorait ! Et pendant que son cœur la poussait aux bras de l'époux, de l'amant, ses yeux fixés sur l'infernal auteur du supplice s'attachaient invinciblement à la main qui, d'un signe, pouvait tuer sa fille ! Ses oreilles entendaient la voix aimée sans en comprendre le sens, et ce qui bourdonnait dans sa tête, c'étaient les atroces paroles :

« Un mot !… et ta fille meurt !… »

Sa fille ! Sa Loïse ! Ce pauvre petit ange d'innocence ! Cette radieuse merveille de grâce et de beauté ! Quoi ! égorgée ! Quoi ! le monstre abominable qui la tenait, qui guettait le signe fatal plongerait un couteau dans cette mignonne petite gorge tant de fois dévorée de baisers !…

Ô mère ! mère douloureuse !… Comme ton silence fut sublime !…

Jeanne se tordait les mains. Une écume de sang moussait au coin de ses lèvres : la malheureuse, pour étouffer le cri de son amour, se mordait les lèvres, les lacérait, les labourait à coups de dents.

À peine François eut-il fini de parler qu'Henri se tourna à demi vers lui.

Sans quitter la fenêtre ouverte, sa main menaçante prête au funeste signal, d'une voix que sa tranquillité en cette épouvantable seconde rendait sinistre, il prononça :

— Frère, la vérité est triste. Mais tu vas la savoir tout entière.

— Parle ! gronda François qui, une main dans son pourpoint, lacérait sa poitrine.

— Cette femme…, dit Henri.

— Cette femme… ma femme…

— Eh bien, je l'ai chassée, moi, ton frère !

François chancela. Jeanne laissa entendre une sorte de gémissement lointain, sans expression humaine. Comme sa situation était unique dans les annales des drames humains !

Et nettement, Henri articula :

— Frère, cette femme qui porte ton nom est indigne. Cette femme t'a trahi. Et c'est pourquoi moi, ton frère, en ton lieu et place, je l'ai chassée comme on chasse une ribaude.

L'accusation était capitale : la femme adultère était fouettée en place publique et pendue haut et court. Et cela, sans jugement ni recours, puisque François de Montmorency, en l'absence du connétable, avait droit de justice haute et basse. Il n'était pas seulement le mari : il était le maître, le seigneur !…

La minute qui suivit l'accusation fut tragique.

Henri, prêt à tout événement, la main gauche crispée à sa dague, la droite serrant la toque… le signal fatal !… Henri tenait sous son regard Jeanne et François — il était calme en apparence, et roulait dans sa tête la pensée d'un double meurtre si la vérité éclatait.

Jeanne, sous le coup de fouet de l'abominable accusation, se redressa. Pendant un instant inappréciable, l'amante fut plus forte en elle que la mère ; une secousse la galvanisa comme la décharge d'un courant électrique peut galvaniser un cadavre. Elle eut un en-avant fébrile de tout son corps ; à ce moment, le bras d'Henri commença de se lever… La malheureuse vit le mouvement, avança, recula, bégaya on ne sait quoi de confus… et elle baissa la tête, se pétrifia, devint une Douleur vivante…

Vivante ?… Si ce mot peut s'appliquer au paroxysme d'horreur et à la quintessence de désespoir de celui qui se sent tomber dans un précipice, à pic, avec le vide devant, derrière, dessus et dessous.

Quant à François, il chancela, comme il avait chancelé là-bas, dans Thérouanne, en recevant en pleine poitrine l'arquebusade d'un reître. Dans ce noble cœur, le droit féodal de haute et basse justice ne s'éleva point. Mais l'homme souffrit une affreuse torture : dompter en une seconde la furie de meurtre qui se déchaîne, commander à ses poings de ne pas écraser l'infâme, être enfin plus grand que le désastre !

Oui, en cette minute effrayante, dans l'immobilité de ces trois êtres bouleversés par des passions si diverses dans leurs attitudes de statues, il y eut on ne sait quoi de fantastique et d'épouvantable.

François lorsqu'il se fut dompté, lorsqu'il fut sûr de ne pas saisir dans ses mains puissantes l'adultère et de l'étrangler, François marcha sur Jeanne qu'il domina de sa haute stature. Quelque chose de rauque, d'incompréhensible éclata sur ses lèvres blanches, quelque chose qui signifiait sans doute :

— Est-ce vrai ?

Jeanne, les yeux fixés sur Henri, garda un silence mortel, car elle espérait être tuée.

De nouveau, la question jaillit des lèvres de François :

— Est-ce vrai ?

Le supplice allait au-delà des forces. Jeanne tomba. Non pas même à genoux, mais sur le sol, prostrée, se soulevant à grand effort sur une main, et dans un mouvement spasmodique, la tête toujours tournée vers Henri, et toujours son regard atroce de désespoir surveillant le geste assassin.

Et ce fut alors seulement qu'elle murmura, ou crut murmurer, car on n'entendit pas ses paroles :

— Oh ! mais achève-moi donc ! mais tu vois bien que je meurs pour que notre fille vive !…

Et elle ne fut plus qu'un corps inerte chez qui la violente palpitation des tempes indiquait seule la vie.

François la regarda un instant, comme le premier homme biblique put sans doute regarder le paradis perdu.

Il espéra qu'il allait tomber foudroyé près de celle qu'il avait tant aimée.

Mais la vie, parfois si cruelle dans sa force, fut victorieuse de la mort consolatrice.

François se retourna vers la porte, et sans un cri, sans un gémissement, il s'en alla, très lent et un peu courbé, comme s'il eût été fatigué à l'excès d'une de ces courses immenses qu'on fait dans les cauchemars.

Henri le suivit, — à distance.

Il ne s'inquiéta pas de Jeanne.

Qu'elle mourût, qu'elle vécût, il n'y songea pas.

Si elle vivait, elle était à lui maintenant ! Si elle mourait, eh bien, il avait du moins arraché de son esprit l'atroce tourment de la jalousie, l'horreur des nuits sans sommeil passées à compter leurs baisers, à imaginer leurs étreintes, à pleurer de rage !

Et ce fut dans cette solennelle et affreuse minute qu'Henri comprit toute l'étendue de sa haine contre son frère. Il le voyait écrasé… et il ne se sentit pas satisfait.

Il voulait encore autre chose !… Quoi ?… que François souffrît exactement la souffrance qu'il avait endurée, la même !…

Et il le suivait avec une patience de chasseur, attendant le moment propice…

François, de son même pas tranquille, allait droit devant lui, au hasard, sans choisir de chemin, sans hâte ni ralentissement ; non qu'il cherchât à briser le désespoir par la fatigue ; non même qu'il réfléchît… les pensées informes se présentaient l'une après l'autre à son esprit, sans qu'il essayât de les endiguer…

Cela dura des heures…

Un moment vint où François s'aperçut qu'il faisait presque nuit.

Alors il s'arrêta, remarqua qu'il se trouvait en pleine forêt, et il s'assit au pied d'un châtaignier.

Alors aussi, la tête dans les deux mains, il pleura… longtemps, longtemps…

Alors, enfin, comme si ses larmes eussent emporté peu à peu la folie de son désespoir, il comprit que du monde lointain des pensées de mort, il revenait au monde des vivants.

Avec la conscience de soi-même, il reconquit le souvenir exact de ce qui s'était passé… son amour, ses rendez-vous dans la maison de la nourrice, la scène avec le père de Jeanne, le mariage de minuit, le départ, la défense de Thérouanne, la captivité, et enfin l'horrible catastrophe : il revécut tout cela !

Et alors, une question se dressa, flamboya dans son âme ulcérée :

« Celui qui me tue, qui est-ce ?… Celui qui me vole mon bonheur, qui est-ce ?… Misérable fou ! Je méditais de partir ! Et j'eusse gardé au cœur cette plaie toujours saignante ! Oh ! connaître l'homme ! Le tuer de mes mains ! Le tuer !… »

C'était un cœur généreux que François de Montmorency. Et pourtant, la pensée du meurtre le soulagea à l'instant… Ô cœur humain !

Il se leva, respira, souffla bruyamment, et même un demi-sourire livide détendit ses lèvres.

— Connaître l'homme ! Le tuer !… Le tuer de mes mains !…

Au moment où il se relevait, François vit son frère près de lui. Peut-être François avait-il prononcé à haute voix les paroles qu'il croyait avoir pensées. Peut-être Henri les avait-il entendues.

François ne fut pas étonné de voir son frère. Et simplement, comme s'il eût continué un entretien depuis longtemps commencé, il demanda :

— Raconte-moi comment les choses se sont passées.

— À quoi bon, frère ? Pourquoi te tourmenter ainsi d'un mal que rien ne peut guérir… rien !

— Tu te trompes, Henri ! Quelque chose peut me guérir, dit sourdement François.

— Quoi donc ? fit Henri presque railleur.

— La mort de l'homme !…

Henri tressaillit. Il pâlit un peu. Mais aussitôt une flamme étrange brilla dans ses yeux ; sa tête eut un mouvement de défi.

— Tu le veux ?

— Je le veux ! dit François. Tu m'avais juré de veiller sur elle… oh ! tais-toi !… pas de reproche, pas de récrimination de ma part ! Je constate voilà tout… Mais toi, tu me dois un récit fidèle du crime et le nom du criminel !… tu me dois cela, Henri ! Et au besoin, j'exige que tu parles !…

— De par ton affection de frère, ou de par ton droit seigneurial ?

— Par mon droit !

— J'obéis. À peine fûtes-vous parti, monseigneur, que la demoiselle de Piennes témoigna à l'homme combien peu elle vous, regrettait !…

— L'homme !… qui ?… Cela tout d'abord !… Le nom de l'homme !…

— Patience, monseigneur !… Peut-être, dès avant votre départ, l'homme avait-il partagé votre bonne fortune. Peut-être était-il plus aimé que vous ! Peut-être ne voulait-elle de vous que le nom et la fortune et la puissance que vous assurait votre qualité de fils aîné ! Oui, monseigneur, cela doit être !

François retira sa main de sa poitrine, pour faire un geste. Henri remarqua que les ongles de cette main étaient rouges de sang Il continua :

— Maintenant que j'y pense, monseigneur, maintenant que l'heure est venue de dire toute la vérité, je ne me contente plus de conjecturer : j'affirme… Dès avant vous, comprenez-moi bien, monseigneur, l'homme avait possédé Jeanne de Piennes… vous ne fûtes que le second !

Un rugissement gronda dans la poitrine de François. Et ce fut si terrible qu'Henri hésita.

François lui jeta un regard sanglant et dit :

— Parle…

— J'obéis, reprit Henri. Lors de votre départ, les relations entre l'homme et Jeanne de Piennes continuèrent. Ils étaient libres désormais. Jeanne avait un nom, un titre. Vous absent, le mari parti, l'amant fut heureux au-delà de tout ce que je puis vous dire… Ce furent des nuits de délices…

— Silence, misérable ! hurla François à bout de forces.

— Bien. Je me tais !

— Non ! non ! Parle ! Parle !

— J'obéis. L'homme vous tenait de près, monseigneur ! le jour où il apprit votre arrivée, il fit ce que vous eussiez fait ! sa passion était satisfaite ; il ne voulut pas qu'une de vos maisons fût souillée plus longtemps : il chassa l'adultère ; il chassa, la ribaude !

François fut saisi d'un vertige : l'abîme était plus profond, plus insondable qu'il n'avait cru. Le regard qu'il attacha sur Henri fut celui d'un fou… Et Henri, la bouche crispée, le visage convulsé par la haine, la parole sifflante, acheva :

— Il ne vous faut plus que le nom de l'homme, monseigneur mon frère ? Le voici ! L'amant de Jeanne de Piennes, amant avant vous, monseigneur, s'appelle Henri de Montmorency…

Livre I

VII. Pardaillan


Ce n'était pas une comédie qu'avait jouée Henri en menaçant Jeanne de faire tuer la petite Loïse : bien réellement, l'enfant était aux mains d'un homme ; bien réellement, cet homme guettait le signal ; bien réellement, il avait accepté de plonger sa dague dans la gorge de la pauvrette, si Henri, son maître, donnait le signal.

Cet homme était-il donc un tigre, selon l'expression même d'Henri de Montmorency ?

Nous allons le présenter tel qu'il était, comme un type de l'époque : le lecteur jugera.

Il s'appelait Pardaillan, ou plutôt le chevalier de Pardaillan. Il était d'une vieille famille de l'Armagnac, qui, au XIIIe siècle, acquit la seigneurie de Gondrin, près Condom. Cette famille se divisa en deux branches. La branche aînée fournit à l'histoire quelques noms connus : une de ces descendantes fut la célèbre Montespan ; le duc d'Antin, qui a donné son nom à un quartier de Paris, descendait donc de cette branche dont un autre rameau se rattacha plus tard à la famille de Comminges.

La deuxième branche demeure obscure et pauvre. Nous ne pouvons rien contre sa pauvreté ; mais quant à l'obscurité, nous espérons bien qu'elle se sera dissipée aux yeux de nos lecteurs, lorsque nous aurons raconté la vie étrange, fabuleuse et prestigieuse du héros extraordinaire qui bientôt, fera son apparition dans ce récit.

Le chevalier de Pardaillan, qui nous occupe pour le moment, appartenait donc à cette branche pauvre et obscure, dédaignée, oubliée de sa branche cousine. C'était un homme d'une cinquantaine d'années, un reître vieilli sous le harnais de guerre, un de ces soldats d'aventure que connaissaient toutes les routes de France et des pays voisins, toujours sous la casaque, ayant chaud et soif l'été, ayant faim et froid l'hiver, battant, battu, couturé d'entailles, une immense rapière aux talons, les yeux gris plissés, la moustache grise, la face ravinée par les pluies, cuite par le soleil, l'âme d'une prodigieuse naïveté exempte de scrupules ; ni bon, ni mauvais, ne connaissant que le bon gîte et la bonne hôtesse, jurant, sacrant, taillant et frappant d'estoc et de taille, toujours à la solde du plus payant et dernier enchérisseur…

Le connétable de Montmorency[1], dans sa grande croisade au pays d'Armagnac, le ramassa, pauvre, gueux, sans sou ni maille, aux environs de Lectoure, se l'attacha, reconnut en lui une épée invincible, et le donna à son fils Henri. C'était l'usage alors, de placer près des jeunes seigneurs de vieux capitaines qui gagnaient pour eux des victoires.

Lorsque le connétable partit pour sa campagne dans l'Artois et que François de Montmorency se fut élancé vers Thérouanne, le chevalier de Pardaillan demeura au manoir près d'Henri. Dans le courant de cette année, Henri, prévoyant peut-être qu'il aurait un jour besoin d'un dévouement aveugle, s'attacha à Pardaillan, s'employa à le conquérir par des dons, par sa faveur, par toutes les caresses qui pouvaient séduire un vieux soldat : Pardaillan devint sa chose, Pardaillan se fût fait pendre pour son maître, Pardaillan n'attendait qu'une occasion de mourir pour lui !

Un jour le vieux chevalier apprit la nouvelle qui venait de se répandre dans tout le manoir : Monseigneur François de Montmorency revenait !… Monseigneur arrivait !… Monseigneur serait là le surlendemain !…

Ce surlendemain, au matin, Henri, sombre, pâle, agité, l'emmena à Margency, lui montra la maison de la vieille nourrice et lui ordonna d'enlever Loïse ; une heure après, Pardaillan revenait au point où l'attendait son maître : il tenait dans ses bras la pauvre toute petite créature, si faible, si merveilleusement jolie que son vieux cœur tout racorni en éprouva une vague émotion.

Alors, Henri lui donna ses instructions que Pardaillan écouta en faisant la grimace. En même temps, il lui glissa une bague ornée d'un magnifique diamant : le prix de l'horrible meurtre convenu !

Pardaillan se posta de façon à bien voir la fenêtre d'où devait venir l'abominable signal.

Henri pénétra dans la maison et attendit le retour de Jeanne. On sait la double et dramatique scène qui se produisit…

Pardaillan vit arriver François… il demeura les yeux fixés sur la fenêtre, un peu pâle seulement, la fillette endormie dans ses bras ; c'était horrible…

Quand il vit sortir François, quand il vit Henri, à son tour, quitter la maison, Pardaillan eut un vaste et profond soupir de soulagement : le signal ne viendrait plus maintenant !… Et alors, qui se fût trouvé près de lui l'eût entendu grommeler :

— C'est heureux que ce signal ne m'ait pas été donné ! Car j'eusse été obligé de désobéir, de me sauver, de reprendre la vie errante d'autrefois, avec une vengeance de Montmorency à mes trousses !… Et je suis bien vieux… bien las !… Allons, mademoiselle, faites la risette !… Quant au reste… ma foi, j'obéis !… Il n'y a pas de mal, je pense, à garder cette petite un mois ou deux, comme j'en ai reçu l'ordre…

Alors, très doucement, le reître enveloppa l'enfant dans un pli de son manteau et s'éloigna. Il parvint à une maison basse qui s'élevait au pied de la grande tour du manoir et entra : un petit garçon de quatre ou cinq ans courut à sa rencontre, les bras ouverts.

— Jean, mon fils, dit Pardaillan, je t'amène une petite sœur.

Et s'adressant à une paysanne qui filait au rouet :

— Eh ! la Mathurine, voici une petite fille à qui il faudra donner du lait… Et puis, pas un mot, s'il vous plaît, à âme qui vive ! Sans quoi… vous voyez bien cette jolie potence, là-haut sur le donjon ?… Eh bien, elle sera pour vous !

Verte de peur, la servante jura d'être muette comme la tombe, prit la délicieuse petite créature dans ses bras, et s'occupa à l'instant de lui donner du lait, de l'installer…

Quant au petit garçon, il ouvrait de grands yeux pétillants d'astuce et d'intelligence. C'était un enfant admirablement bâti, dont chaque mouvement révélait la force d'un jeune loup et la souplesse d'un jeune chat.

C'était le fils du vieux routier, qui, habitant lui-même le manoir, le faisait élever dans cette chaumière où il l'allait voir tous les jours. Où Pardaillan avait-il eu ce fils ? De quelle dame en mal de galanterie l'avait-il eu ? C'était un mystère dont il ne parlait jamais…

Il le prit sur ses genoux, et dans son œil gris s'alluma une flamme de tendresse… Mais Jean, d'un geste volontaire, se débarrassa de l'étreinte paternelle, se laissa glisser à terre, courut à son petit lit où la Mathurine avait déposé Loïse, et saisit la frêle fillette dans ses bras nerveux.

Loïse ne pleura pas. Elle ouvrit tout grands ses doux yeux bleus. Elle eut une exquise risette… Jean trépigna, enthousiasmé :

— Oh ! petit père ! oh ! la mignonne petite sœur !…

Pardaillan se leva brusquement, les yeux plissés, et sortit tout pensif, songeant à la mère ! songeant à son désespoir, à lui, si son Jean disparaissait ! Et dans ses yeux qui jamais n'avaient pleuré, quelque chose comme un brouillard humide flotta un instant…

Une heure après, Pardaillan était à Margency. Tantôt se glissant le long des haies, tantôt rampant, il s'approcha de la fenêtre, regarda, écouta.

Et ce qu'il vit lui fit dresser les cheveux sur la tête.

Et ce qu'il entendit fit poindre sur ses reins cette froide sueur d'angoisse qu'il n'avait pas connue dans les batailles !

Oh ! les lamentations de l'amante à son réveil ! Les accès de fureur ! les crises de démence où elle se maudissait de son silence, où elle voulait courir, rejoindre François, tout lui dire !…

Et aussitôt la pensée de Loïse égorgée l'arrêtait !… Si elle faisait un pas, Loïse mourait.

Et la malheureuse râlait :

— Mais j'ai obéi, moi ! Je me suis tue ! Je me suis assassinée !… Il m'a promis de me rendre ma fille… n'est-ce pas qu'il a juré ?… Il me la rendra, dites ? Loïse ! Loïse !… Où es-tu ?… Mon petit chérubin, tu ne mettras donc pas ce soir tes menottes adorées dans les cheveux de ta mère !… François, n'écoute pas ! Il ment ! Oh ! le misérable lâche ! Il ose toucher à cet ange ! Rends-moi ma fille, truand !… À moi !… À moi !… Loïse, ô ma Loïse, ma pauvre toute petite ! Tu n'entends donc pas ta mère ?…

Hélas ! que sont ces lignes froides et impassibles ! Où est la musique qui pourra jamais traduire le douloureux lamento de la mère qui pleure son enfant perdue !…

Pardaillan, à écouter ces accents du désespoir humain dans ce qu'il a de plus auguste ; à voir cette figure ravagée, sanglante d'ecchymoses, de coups d'ongles, à saisir au passage ces regards de bête qu'on tue, tantôt furieuse à faire trembler vingt hommes, tantôt pitoyable à faire pleurer des bourreaux, Pardaillan frissonna longuement, claqua des dents, rivé à sa place, épouvanté de ce qu'il avait fait !…

Enfin, il se recula d'abord doucement, puis plus vite, puis se mit à courir comme un insensé.

Lorsqu'il arriva à la chaumière de la Mathurine, il faisait nuit : c'était le moment où François et Henri, là-bas, dans la forêt, échangeaient des paroles dont chacune était un drame.

La Mathurine montra à son maître Loïse qui dormait près de son fils. Jean, de son petit bras, soutenait la tête si naïvement confiante, d'une sublime confiance, de la fillette. Alors, doucement, pour ne pas la réveiller, il la prit, l'enveloppa soigneusement, et se dirigea vers la porte. Au moment de sortir, il se retourna et d'une voix enrouée, il dit :

— Vous réveillerez Jean. Vous l'habillerez. Vous le préparerez pour un long voyage… que tout soit prêt dans une heure… Ah ! vous irez dire à mon valet qu'il amène ici mon cheval tout sellé… avec mon porte-manteau…

Et Pardaillan, laissant la servante stupéfaite, reprit le chemin de Margency, avec, dans ses bras, la fille de Jeanne endormie, souriant de son divin sourire aux étoiles du ciel, et peut-être à la pensée qui faisait palpiter le vieux reître !…

Jeanne, écrasée par l'horrible fatigue de son désespoir, la tête vide, somnolait fiévreusement sur un fauteuil, des paroles confuses aux lèvres, tandis que la vieille nourrice, en pleurant, rafraîchissait son front avec des linges mouillés.

— Allons, enfant, suppliait la vieille femme, allons, pauvre chère demoiselle, il faut vous coucher… Jésus, prenez pitié d'elle et de nous tous !… Notre demoiselle va trépasser… Allons, mon enfant !…

— Loïse ! murmurait la mère. Elle vient !… elle vient !…

— Pauvre martyre ! Oui, oui ! Elle vient, votre Loïse… Allons… laissez-moi vous coucher… venez…

— Je vous dis qu'elle vient !… Loïse ! ma fille, viens endors-toi dans mes bras…

À ce moment, Jeanne s'éveilla tout à coup, avec un cri déchirant. Elle se souleva, repoussa la nourrice et bondit à la porte en hurlant :

— Loïse ! Loïse !

— Folle ! Jésus ! Sainte Vierge ! Pitié pour elle !… Folle, hélas !…

— Loïse ! Loïse ! répéta Jeanne d'une voix éclatante.

Et à cet instant, une grande ombre parut ; Jeanne, d'un geste frénétique, lui arrachait quelque chose que cette ombre portait dans ses bras ; ce quelque chose, elle l'emportait avec un mouvement de voleuse, le déposait sur le fauteuil, et elle se jetait à genoux… et déjà, sans un mot, sans une larme, sans songer à embrasser sa fille, avec la dextérité instinctive de ses mains tremblantes, elle déshabillait rapidement l'enfant…

Seulement elle bredouillait :

— Pourvu qu'elle n'ait pas de mal, à présent ! pourvu qu'on ne lui ait pas fait mal… voyons ça, voyons…

En un instant, l'enfant fut toute nue, heureuse, comme les bébés, de remuer bras et jambes dans un fouillis frais et rose.

Avidement, gloutonnement, la mère la saisit, l'examina, la palpa, la dévora du regard depuis les cheveux jusqu'aux ongles des pieds…

Alors, elle éclata en sanglots…

Alors, elle l'empoigna…

Alors, elle couvrit son corps de baisers furieux, les épaules, la bouche, les yeux, au hasard des lèvres, les fossettes des coudes, les mains, les pieds, tout, toute sa fille.

L'enfant pleurait, se débattait…

La mère sanglotante, ivre du délire de sa joie, murmurait passionnément :

— Pleure, crie, ah ! crie, méchante ! c'est ça ! c'est bon, va ! crie, adorée ! C'est ici… c'est bien toi, dis ! oui, c'est toi ! C'est ma petite Loïse ! Hou, la vilaine ! est-il permis de pleurnicher ainsi ! Tiens, encore ce baiser, ange de ta mère… et puis encore celui-ci !… Croyez-vous qu'elle en a une voix… Voyons, ce sont bien tes yeux, tes chers yeux de ciel, c'est bien ta bouche, dis, ce sont bien tes petits pieds… Allons, bon… tire-moi les cheveux, maintenant ! A-t-on jamais vu une pareille méchante ! Écoutez… regardez si on ne dirait pas un ange… C'est un ange, vous dis-je, Loïse… petite Loïse… c'est votre mère qui est là… Loïse… ma fille… Dire que c'est ma fille qui est là !

Pardaillan regardait cela.

Il en était comme hébété, voulant s'en aller, ne pouvant pas.

Brusquement, la mère, toujours à genoux, toujours sanglotante, se tourna vers lui, se traîna vers lui, sur ses genoux, saisit ses mains, les baisa…

— Madame ! Madame !…

— Si ! si ! je veux embrasser vos mains ! c'est vous qui me ramenez ma fille ! Qui êtes-vous ? Laissez ! Je puis bien baiser vos mains qui ont porté ma fille ! Votre nom ? Votre nom ! Que je le bénisse jusqu'à la fin de mes jours !…

Pardaillan fit un effort pour se dégager.

Elle se releva, courut à sa fille, la serra dans ses bras, toute nue, puis la tendit à Pardaillan, et plus calme :

— Allons, embrassez-la !…

Le vieux routier tressaillit, leva sa toque, et doucement, timidement, baisa l'enfant au front.

— Votre nom ? répéta Jeanne.

— Un vieux soldat, madame… aujourd'hui ici… demain ailleurs… peu importe mon nom…

Et tandis qu'il parlait, le front de Jeanne se plissait… l'amertume de son désespoir lui revenait… avec un flot de haine pour le misérable qui s'était fait le complice d'Henri de Montmorency.

— Comment avez-vous ramené ma fille ? fit-elle soudain.

— Mon Dieu, madame, c'est bien simple… une conversation surprise… j'ai vu un homme qui emportait une fille… je le connaissais… je l'ai interrogé… voilà tout !

Pardaillan rougissait, pâlissait, bredouillait.

— Alors, reprit-elle, vous ne voulez pas me dire votre nom, pour que je le bénisse ?

— Pardonnez-moi, madame… à quoi bon ?…

— Alors !… Dites-moi le nom de l'autre !…

Pardaillan sursauta.

— Le nom de celui qui a enlevé la petite ?

— Oui ! Vous le connaissez ! Le nom du misérable qui a accepté de tuer ma fille ?

— Vous voulez que je vous dise son nom… moi !…

— Oui ! Son nom !… que je le maudisse à jamais !…

Pardaillan hésita une minute. Il cherchait un nom quelconque. Et subitement une pensée profonde descendit dans les obscurités de cette conscience, pensée de remords, et aussi pensée rédemptrice…

Un peu pâle, il murmura :

— Eh bien, tenez, madame, vous avez raison…

— Le nom de l'infâme !

— Il s'appelle le chevalier de Pardaillan !…

Le vieux reître jeta le nom d'une voix sourde, et s'enfuit, peut-être pour ne pas entendre la malédiction qui éclatait sur les lèvres de la mère…

Livre I

VIII. La Route de Paris


Dans la forêt de châtaigniers, sous la haute futaie, le soir qui descendait sur la vallée de Montmorency était déjà la nuit. Henri, en proférant l'épouvantable calomnie où il s'accusait lui-même pour mieux perdre Jeanne, Henri regarda avidement son frère. Il ne vit qu'une face blafarde d'où giclait le double éclair d'un regard insensé.

Henri s'attendait à des blasphèmes, à des imprécations.

Tout à coup, il ploya légèrement : la main de François venait de s'abattre sur son épaule. Et François disait :

— Tu vas mourir !

D'un prodigieux effort, Henri s'arracha à l'étreinte, et bondit en arrière.

Au même instant, il tira son épée et tomba en garde.

— Vous voulez dire, mon frère, que l'un de nous va mourir ici !

— Je dis que tu vas mourir ! répéta François.

Et sa voix était si glaciale qu'on eût dit en effet le souffle de la mort et qu'Henri vacilla sur ses jambes.

François, d'un geste lent, sans hâte, dégaina…

L'instant d'après, les deux frères étaient en garde l'un devant l'autre, les épées croisées, les yeux dans les yeux. Et dans ce double regard phosphorescent comme certains regards de fauves, il y avait un choc furieux de haine et de désespoir.

La nuit était profonde.

Ils se voyaient à peine. Mais ils se devinaient. Et l'éclat de leurs yeux les guidait.

Chose étrange, et presque fantastique ! Tandis qu'Henri, tout entier au duel, tâtait le fer, essayait des feintes et se fendait même à deux ou trois reprises, François paraissait absent du combat. Son bras et son œil, par longue habitude, guidaient son épée. Mais lui songeait, et sa songerie était vraiment affreuse :

« Ainsi, c'est mon frère ! Je ne pensais pas que cela fît tant souffrir d'être trahi par un frère ! J'imaginais que la trahison de cette femme avait porté mon désespoir à ses dernières limites !… Eh bien, non ! Il me restait à apprendre cette monstruosité… le nom de l'amant ! Pourquoi ne suis-je pas mort tout à l'heure ? Pourquoi ne me suis-je pas arraché la langue plutôt que de demander ce nom ?… Je vais le tuer… soit ! mais moi, si je puis vivre, qui me guérira de l'abominable souffrance de savoir que celui qui me trahissait, c'était mon frère ! »

Henri se fendit à fond, l'épée toucha François légèrement à la gorge, une goutte de sang parut…

Et lentement, un revirement se fit dans l'esprit de François.

Nous disons lentement, car dans cette minute-là, les secondes étaient comme des heures.

Il en vint à ne plus voir que les yeux d'Henri. Il oublia — peut-être s'y efforça-t-il — que c'était son frère. Il n'eut plus que la sensation d'être en présence de l'amant de Jeanne.

Cela devint très net et très fort.

Alors, une sorte de rugissement gronda dans sa poitrine. Il serra plus nerveusement la garde de son épée, et, en trois pas successifs, brefs et rapides, il marcha.

Les deux épées s'engagèrent à fond. Le corps à corps commença.

Pendant une seconde ou deux, il n'y eut plus que le cliquetis de l'acier, le souffle rauque des deux respirations, puis un bref juron d'Henri, puis encore un temps de silence… et puis, tout à coup, un soupir, un cri, le bruit sourd et lourd d'un corps qui tombe tout d'une masse…

L'épée de François venait de traverser le côté droit de la poitrine d'Henri, au-dessus de la troisième côte.

François mit un genou en terre.

Il s'aperçut qu'Henri vivait encore.

Brusquement, il tira sa dague, et d'un geste furieux la leva…

— Meurs, gronda-t-il, meurs, misérable !…

À cette seconde, une lueur rougeâtre éclaira le visage livide d'Henri.

— Mon frère ! Mon frère ! murmura François d'une voix de fou, comme si, vraiment, il eût alors seulement reconnu son frère.

D'un geste d'épouvante, il jeta loin de lui la dague qu'il tenait levée. Et tout le souvenir de la scène hideuse lui revint : ce frère !… c'était lui-même ! c'était lui qui l'avait trahi ! c'était lui qui l'avait torturé tout à l'heure ! c'était lui qui avait proclamé sa trahison.

Il se releva et détourna la tête.

Alors il vit deux bûcherons dont la cabane s'élevait à quinze pas, et qui étaient accourus, une torche de résine à la main, attirés par le choc des épées…

Incapable de prononcer un mot, François, d'un geste tragique, leur montra le corps de son frère… !

Puis, lent et courbé, comme au moment où il était sorti de la maison de la nourrice, il s'en alla, sans hâte, sans tourner les yeux vers celui qui avait été son frère…

Deux heures plus tard, François arriva au manoir.

Le chef du poste au pont-levis jeta un faible cri de surprise et d'effroi en le voyant. Et il montra à un officier les cheveux du fils aîné du connétable.

Ces cheveux, noirs le matin, étaient maintenant tout blancs comme des cheveux de vieillard.

— Monseigneur, dit l'officier, nous avons fait préparer votre appartement, et…

— Qu'on m'amène un cheval, interrompit François d'une voix rauque à peine intelligible.

— Monseigneur ne s'arrête donc pas au manoir ? demanda timidement l'officier.

— Mon cheval ! répéta Montmorency en frappant du pied.

Quelques instants plus tard, un valet amenait une monture, et l'officier tenant l'étrier demandait :

— Monseigneur sera sans doute bientôt de retour !…

François sauta en selle, et répondit :

— Jamais !

Aussitôt, il rendit la main et, dès qu'il fut hors de l'enceinte, piqua furieusement et disparut.

— François ! François ! François !

Ce triple appel désolé, enivré, haletant, retentit à cette seconde même, et une femme apparut, tenant un enfant dans ses bras.

Mais sans doute Montmorency n'entendit pas ce cri déchirant, car il ne se retourna pas. Et le bruit du galop de son cheval s'éteignit dans le lointain.

La femme, alors, s'approcha du groupe de soldats et d'officiers éclairés par des torches, qui avaient salué le départ de leur maître et assisté avec étonnement à cette sorte de fuite.

— Où va-t-il ? demanda-t-elle d'une voix brisée.

L'officier reconnut la demoiselle de Piennes. Il se découvrit et répondit :

— Qui le sait, madame !…

— Quand reviendra-t-il ?…

— Il a dit : Jamais !

— Par là… où cela conduit-il ?

— Route de Paris, madame.

— Paris. Bon !…

Jeanne se mit aussitôt en chemin, serrant nerveusement dans ses bras Loïse endormie.

Au moment où sa fille lui avait été rendue, Jeanne, après la première heure d'enivrement, après le départ de Pardaillan, avait pris aussitôt la route de Montmorency, toute seule avec son enfant, malgré les efforts de la vieille nourrice pour l'accompagner. Maintenant qu'elle tenait sa Loïse, on ne la lui arracherait plus, dût-elle ne jamais la quitter une seconde ! Et maintenant, elle pouvait parler, dire toute la vérité à François, démasquer l'infâme !

— Cher époux !… Cher amant !… Toi pour qui je donnerais ma vie !… Comme tu as dû me maudire !… Mais ce n'est rien, cela ! Comme tu as dû souffrir !… Oh ! toutes les heures de mon existence consacrées à ton bonheur pour racheter cette journée où j'ai brisé ton cœur !… Moi !… moi qui t'adore !… Mais tu me comprends bien, mon François ? Et tu m'approuves, n'est-ce pas ?… Si j'avais dit un seul mot, ta fille mourait !… Oh ! mon François ! dire que tu ne sais pas ! que tu ne connais pas ta fille !… Comme tu vas être heureux, mon cher époux ! Comme tes chers bons yeux vont se voiler de douces larmes quand je vais te dire : « Tiens, embrasse ta petite Loïse !… »

Elle marchait, marchait vite, de plus en plus vite, vers le manoir, en bredouillant ces fiévreuses paroles et d'autres encore.

Lorsqu'elle fut à cent pas de la grande porte, elle vit un rassemblement d'hommes d'armes, des torches, un cavalier qui s'élançait au galop.

— C'est lui ! c'est lui !…

Elle s'élança dans un dernier effort, mit toute son âme dans l'appel qui jaillit de ses lèvres…

Trop tard !… Trop tard de quelques secondes !…

Elle interrogea l'officier. François avait pris la route de Paris. C'est bien ! Elle irait à Paris ! Plus loin, s'il le fallait ! Tant que ses pas pourraient la porter ! jusqu'au bout de l'Île-de-France et de ces pays lointains !…

Forte de son amour d'amante et de son amour de mère, Jeanne s'enfonça dans la nuit, sous les grands arbres de la forêt, que les rafales de mars courbaient en salutations majestueuses entrevues dans l'ombre.

Une indicible exaltation la soutenait.

Elle n'avait pas peur : ni de la nuit profonde, ni des mystérieuses obscurités qu'elle côtoyait, ni des maraudeurs qui infestaient les routes et tenaient la vie humaine pour non-valeur…

Elle marchait d'un bon pas, son enfant dans les bras, et elle ne songeait même pas qu'elle n'avait pas un vêtement de rechange, qu'elle ne possédait pas un écu, qu'elle ignorait Paris… elle ne songeait à rien… elle marchait comme dans une extase, le regard brillant fixé sur l'image de l'amant.

*******

Environ une heure après le départ de François de Montmorency, des bûcherons apportèrent sur une civière le corps ensanglanté de son frère Henri. Il y eut un grand bruit, grandes allées et venues effarées dans le manoir. Henri fut porté dans son appartement, et le chirurgien du château sonda la blessure.

— Il vivra, dit-il. Mais de six mois, il ne pourra se lever d'ici.

Les bûcherons avaient reconnu François au moment du duel.

Mais l'événement leur parut si étrange et si redoutable qu'ils ne voulurent rien dire.

On supposa donc que le deuxième fils du connétable avait dû être attaqué par des routiers. Bien rares furent ceux qui, au fond de leur pensée, osèrent établir un rapprochement entre cette aventure et le départ précipité de François.

Ce fut vers la même heure que le chevalier de Pardaillan quitta Montmorency. Il ignorait ce qui venait de se passer au manoir. Mais l'eût-il su qu'il fût parti quand même. En effet, Pardaillan connaissait admirablement Henri de Montmorency, et savait qu'il n'y avait pas de pitié à attendre de lui.

— En somme, grommelait-il, en rendant l'enfant j'ai trahi mon illustre et vindicatif seigneur. Tudiable ! C'est qu'il adore voir un corps se balancer au bout d'une corde, ce digne maître ! Et bien que je sois gentilhomme, le drôle ne se gênerait pas pour essayer autour de mon col le chanvre neuf de la grande tour ! Or çà, détalons, et tâchons de mettre en mon col et ledit chanvre un nombre respectable de toises et de lieues !

Ayant ainsi raisonné, ayant soigneusement examiné la ferrure de son cheval et bourré son porte-manteau, le chevalier de Pardaillan se mit en selle, plaça devant lui son petit Jean, salua le manoir d'un grand geste héroïque et railleur, et se mit en route d'un bon trot, dans la direction de Paris.

Bientôt il pénétra dans la forêt qui s'étendait alors presque jusqu'aux portes de Paris et dont les derniers bouquets ombrageaient les collines de Montmartre.

Au bout d'un bon temps de trot de vingt minutes, le cavalier crut apercevoir une ombre à deux pas de son cheval, et au même instant, celui-ci fit un brusque écart, puis s'arrêta net.

Pardaillan se pencha, distingua une femme, et presque aussitôt la reconnut. Il tressaillit.

Jeanne, cependant, continuait à marcher. Peut-être n'avait-elle pas entendu venir le cavalier.

— Madame…, fit doucement le routier.

Jeanne s'arrêta.

— Monsieur, dit-elle, je suis bien sur le chemin de Paris ?

— Oui, madame. Mais vraiment… vous allez ainsi, toute seule, en forêt, par la nuit ?… Voulez-vous me permettre de vous tenir compagnie ?…

Elle secoua la tête, murmura un faible remerciement.

— Quoi ! vous voulez être seule ? reprit le cavalier.

— Seule, oui. Je ne crains rien.

Et elle se mit en marche.

Pardaillan la contempla une minute avec un étonnement mêlé de compassion. Puis, haussant les épaules comme pour signifier qu'il ne pouvait rien en ce drame, il reprit le trot. Mais il n'avait pas fait cent pas qu'il revint rapidement sur Jeanne.

— Mais, madame, reprit-il, avez-vous au moins des parents à Paris ? Savez-vous où vous irez ?

— Non… Je ne le sais pas…

— Mais vous avez sans doute de l'argent ?… Ne vous offensez pas, je vous prie…

— Vous ne m'offensez pas… Je n'ai pas d'argent… Merci de votre sollicitude, qui que vous soyez…

Un violent combat parut se livrer dans l'esprit du cavalier qui maugréa, pesta, jura tout bas, puis prenant une soudaine résolution, se pencha vers Jeanne, déposa sur la poitrine de la petite Loïse un objet brillant, et s'enfuit au galop après avoir murmuré ces mots :

— Madame, ne maudissez pas trop le chevalier de Pardaillan… c'est un de mes amis !

Jeanne reconnut alors que le cavalier était l'homme qui lui avait rendu sa petite Loïse. Et, ayant examiné l'objet brillant, elle vit que c'était un magnifique diamant enchâssé dans une bague.

Ce diamant, c'était celui qu'Henri de Montmorency avait donné à Pardaillan pour payer l'enlèvement de la petite Loïse !…

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