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Illustration: L'île mystérieuse-Chap61-62 - Jules Verne

L'île mystérieuse-Chap61-62


Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2009-10-21

Lu par Jean-François Ricou - (Email: jean-francois.ricou@wanadoo.fr)
Livre audio de 41min
Fichier Mp3 de 37,6 Mo

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Feuilleton audio (62 Chapitres)

Chapitre 61-62

+++ Chapitres Précédents


Jules Verne
L'Île mystérieuse
Troisième partie : Le secret de l'île Chapitre 19


Le récit que fait Cyrus Smith de son exploration. — On active les travaux de construction. — Une dernière visite au corral. — Le combat entre le feu et l'eau. — Ce qui reste à la surface de l'île. — On se décide à lancer le navire. — La nuit du 8 au 9 mars.

Le lendemain matin, 8 janvier, après une journée et une nuit passées au corral, toutes choses étant en état, Cyrus Smith et Ayrton rentraient à Granite-house.

Aussitôt, l'ingénieur rassembla ses compagnons, et il leur apprit que l'île Lincoln courait un immense danger, qu'aucune puissance humaine ne pouvait conjurer.

« Mes amis, dit-il, — et sa voix décelait une émotion profonde, — l'île Lincoln n'est pas de celles qui doivent durer autant que le globe lui-même. Elle est vouée à une destruction plus ou moins prochaine, dont la cause est en elle, et à laquelle rien ne pourra la soustraire ! »

Les colons se regardèrent et regardèrent l'ingénieur. Ils ne pouvaient le comprendre.

« Expliquez-vous, Cyrus ! dit Gédéon Spilett.

— Je m'explique, répondit Cyrus Smith, ou plutôt, je ne ferai que vous transmettre l'explication que, pendant nos quelques minutes d'entretien secret, m'a donnée le capitaine Nemo.

— Le capitaine Nemo ! s'écrièrent les colons.

— Oui, et c'est le dernier service qu'il a voulu nous rendre avant de mourir !

— Le dernier service ! s'écria Pencroff ! Le dernier service ! Vous verrez que, tout mort qu'il est, il nous en rendra d'autres encore !

— Mais que vous a dit le capitaine Nemo ? demanda le reporter.

— Sachez-le donc, mes amis, répondit l'ingénieur. L'île Lincoln n'est pas dans les conditions où sont les autres îles du Pacifique, et une disposition particulière que m'a fait connaître le capitaine Nemo doit amener tôt ou tard la dislocation de sa charpente sous-marine.

— Une dislocation ! l'île Lincoln ! Allons donc ! s'écria Pencroff, qui, malgré tout le respect qu'il avait pour Cyrus Smith, ne put s'empêcher de hausser les épaules.

— Écoutez-moi, Pencroff, reprit l'ingénieur. Voici ce qu'avait constaté le capitaine Nemo, et ce que j'ai constaté moi-même, hier, pendant l'exploration que j'ai faite à la crypte Dakkar. Cette crypte se prolonge sous l'île jusqu'au volcan, et elle n'est séparée de la cheminée centrale que par la paroi qui en ferme le chevet. Or, cette paroi est sillonnée de fractures et de fentes qui laissent déjà passer les gaz sulfureux développés à l'intérieur du volcan.

— Eh bien ? demanda Pencroff, dont le front se plissait violemment.

— Eh bien, j'ai reconnu que ces fractures s'agrandissaient sous la pression intérieure, que la muraille de basalte se fendait peu à peu, et que, dans un temps plus ou moins court, elle livrerait passage aux eaux de la mer dont la caverne est remplie.

— Bon ! répliqua Pencroff, qui essaya de plaisanter encore une fois. La mer éteindra le volcan, et tout sera fini !

— Oui, tout sera fini ! répondit Cyrus Smith. Le jour où la mer se précipitera à travers la paroi et pénétrera par la cheminée centrale jusque dans les entrailles de l'île, où bouillonnent les matières éruptives, ce jour-là, Pencroff, l'île Lincoln sautera comme sauterait la Sicile si la Méditerranée se précipitait dans l'Etna ! »

Les colons ne répondirent rien à cette phrase si affirmative de l'ingénieur. Ils avaient compris quel danger les menaçait.

Il faut dire, d'ailleurs, que Cyrus Smith n'exagérait en aucune façon. Bien des gens ont déjà eu l'idée qu'on pourrait peut-être éteindre les volcans, qui, presque tous, s'élèvent sur les bords de la mer ou des lacs, en ouvrant passage à leurs eaux. Mais ils ne savaient pas qu'on se fût exposé ainsi à faire sauter une partie du globe, comme une chaudière dont la vapeur est subitement tendue par un coup de feu. L'eau, se précipitant dans un milieu clos dont la température peut être évaluée à des milliers de degrés, se vaporiserait avec une si soudaine énergie, qu'aucune enveloppe n'y pourrait résister.

Il n'était donc pas douteux que l'île, menacée d'une dislocation effroyable et prochaine, ne durerait que tant que la paroi de la crypte Dakkar durerait elle-même. Ce n'était même pas une question de mois, ni de semaines, mais une question de jours, d'heures peut-être !


Le premier sentiment des colons fut une douleur profonde ! Ils ne songèrent pas au péril qui les menaçait directement, mais à la destruction de ce sol qui leur avait donné asile, de cette île qu'ils avaient fécondée, de cette île qu'ils aimaient, qu'ils voulaient rendre si florissante un jour ! Tant de fatigues inutilement dépensées, tant de travaux perdus !

Pencroff ne put retenir une grosse larme qui glissa sur sa joue, et qu'il ne chercha point à cacher.

La conversation continua pendant quelque temps encore. Les chances auxquelles les colons pouvaient encore se rattacher furent discutées ; mais, pour conclure, on reconnut qu'il n'y avait pas une heure à perdre, que la construction et l'aménagement du navire devaient être poussés avec une prodigieuse activité, et que là, maintenant, était la seule chance de salut pour les habitants de l'île Lincoln !

Tous les bras furent donc requis. À quoi eût servi désormais de moissonner, de récolter, de chasser, d'accroître les réserves de Granite-house ? Ce que contenaient encore le magasin et les offices suffirait, et au delà, à approvisionner le navire pour une traversée, si longue qu'elle pût être ! Ce qu'il fallait, c'était qu'il fût à la disposition des colons avant l'accomplissement de l'inévitable catastrophe.

Les travaux furent repris avec une fiévreuse ardeur. Vers le 23 janvier, le navire était à demi bordé. Jusqu'alors, aucune modification ne s'était produite à la cime du volcan. C'était toujours des vapeurs, des fumées mêlées de flammes et traversées de pierres incandescentes, qui s'échappaient du cratère. Mais, pendant la nuit du 23 au 24, sous l'effort des laves, qui arrivèrent au niveau du premier étage du volcan, celui-ci fut décoiffé du cône qui formait chapeau. Un bruit effroyable retentit. Les colons crurent d'abord que l'île se disloquait. Ils se précipitèrent hors de Granite-house.

Il était environ deux heures du matin.

Le ciel était en feu. Le cône supérieur — un massif haut de mille pieds, pesant des milliards de livres — avait été précipité sur l'île, dont le sol trembla. Heureusement, ce cône inclinait du côté du nord, et il tomba sur la plaine de sables et de tufs qui s'étendait entre le volcan et la mer. Le cratère, largement ouvert alors, projetait vers le ciel une si intense lumière, que, par le simple effet de la réverbération, l'atmosphère semblait être incandescente. En même temps, un torrent de laves, se gonflant à la nouvelle cime, s'épanchait en longues cascades, comme l'eau qui s'échappe d'une vasque trop pleine, et mille serpents de feu rampaient sur les talus du volcan.


« Le corral ! le corral ! » s'écria Ayrton.

C'était, en effet, vers le corral que se portaient les laves, par suite de l'orientation du nouveau cratère, et, conséquemment, c'étaient les parties fertiles de l'île, les sources du creek Rouge, les bois de Jacamar qui étaient menacés d'une destruction immédiate.

Au cri d'Ayrton, les colons s'étaient précipités vers l'étable des onaggas. Le chariot avait été attelé. Tous n'avaient qu'une pensée ! Courir au corral et mettre en liberté les animaux qu'il renfermait.

Avant trois heures du matin, ils étaient arrivés au corral. D'effroyables hurlements indiquaient assez quelle épouvante terrifiait les mouflons et les chèvres. Déjà un torrent de matières incandescentes, de minéraux liquéfiés, tombait du contrefort sur la prairie et rongeait ce côté de la palissade. La porte fut brusquement ouverte par Ayrton, et les animaux, affolés, s'échappèrent en toutes directions.

Une heure après, la lave bouillonnante emplissait le corral, volatilisait l'eau du petit rio qui le traversait, incendiait l'habitation, qui flamba comme un chaume, et dévorait jusqu'au dernier poteau l'enceinte palissadée. Du corral il ne restait plus rien !

Les colons avaient voulu lutter contre cet envahissement, ils l'avaient essayé, mais follement et inutilement, car l'homme est désarmé devant ces grands cataclysmes.

Le jour était venu, — 24 janvier. — Cyrus Smith et ses compagnons, avant de revenir à Granite-house, voulurent observer la direction définitive qu'allait prendre cette inondation de laves. La pente générale du sol s'abaissait du mont Franklin à la côte est, et il était à craindre que, malgré les bois épais de Jacamar, le torrent ne se propageât jusqu'au plateau de Grande-Vue.

« Le lac nous couvrira, dit Gédéon Spilett.

— Je l'espère ! » répondit Cyrus Smith, et ce fut là toute sa réponse.

Les colons auraient voulu s'avancer jusqu'à la plaine sur laquelle s'était abattu le cône supérieur du mont Franklin, mais les laves leur barraient alors le passage. Elles suivaient, d'une part, la vallée du creek Rouge, et, de l'autre, la vallée de la rivière de la Chute, en vaporisant ces deux cours d'eau sur leur passage. Il n'y avait aucune possibilité de traverser ce torrent ; il fallait, au contraire, reculer devant lui. Le volcan, découronné, n'était plus reconnaissable. Une sorte de table rase le terminait alors et remplaçait l'ancien cratère. Deux égueulements, creusés à ses bords sud et est, versaient incessamment les laves, qui formaient ainsi deux courants distincts. Au-dessus du nouveau cratère, un nuage de fumée et de cendres se confondait avec les vapeurs du ciel, amassées au-dessus de l'île. De grands coups de tonnerre éclataient et se confondaient avec les grondements de la montagne. De sa bouche s'échappaient des roches ignées qui, projetées à plus de mille pieds, éclataient dans la nue et se dispersaient comme une mitraille. Le ciel répondait à coups d'éclairs à l'éruption volcanique.

Vers sept heures du matin, la position n'était plus tenable pour les colons, qui s'étaient réfugiés à la lisière du bois de Jacamar. Non-seulement les projectiles commençaient à pleuvoir autour d'eux, mais les laves, débordant du lit du creek Rouge, menaçaient de couper la route du corral. Les premiers rangs d'arbres prirent feu, et leur sève, subitement transformée en vapeur, les fit éclater comme des boîtes d'artifice, tandis que d'autres, moins humides, restèrent intacts au milieu de l'inondation.

Les colons avaient repris la route du corral. Ils marchaient lentement, à reculons pour ainsi dire. Mais, par suite de l'inclinaison du sol, le torrent gagnait rapidement dans l'est, et, dès que les couches inférieures des laves s'étaient durcies, d'autres nappes bouillonnantes les recouvraient aussitôt.

Cependant, le principal courant de la vallée du creek Rouge devenait de plus en plus menaçant. Toute cette partie de la forêt était embrasée, et d'énormes volutes de fumée roulaient au-dessus des arbres, dont le pied crépitait déjà dans la lave.


Les colons s'arrêtèrent près du lac, à un demi-mille de l'embouchure du creek Rouge. Une question de vie ou de mort allait se décider pour eux.

Cyrus Smith habitué à chiffrer les situations graves, et sachant qu'il s'adressait à des hommes capables d'entendre la vérité, quelle qu'elle fût, dit alors :

« Ou le lac arrêtera ce courant, et une partie de l'île sera préservée d'une dévastation complète, ou le courant envahira les forêts du Far-West, et pas un arbre, pas une plante ne restera à la surface du sol. Nous n'aurons plus en perspective sur ces rocs dénudés qu'une mort que l'explosion de l'île ne nous fera pas attendre !

— Alors, s'écria Pencroff, en se croisant les bras et en frappant la terre du pied, inutile de travailler au bateau, n'est-ce pas ?

— Pencroff, répondit Cyrus Smith, il faut faire son devoir jusqu'au bout ! »

En ce moment, le fleuve de laves, après s'être frayé un passage à travers ces beaux arbres qu'il dévorait, arriva à la limite du lac. Là existait un certain exhaussement du sol qui, s'il eût été plus considérable, eût peut-être suffi à contenir le torrent.

« À l'œuvre ! » s'écria Cyrus Smith.

La pensée de l'ingénieur fut aussitôt comprise.

Ce torrent, il fallait l'endiguer, pour ainsi dire, et l'obliger ainsi à se déverser dans le lac.

Les colons coururent au chantier. Ils en rapportèrent des pelles, des pioches, des haches, et là, au moyen de terrassements et d'arbres abattus, ils parvinrent, en quelques heures, à élever une digue haute de trois pieds sur quelques centaines de pas de longueur. Il leur semblait, quand ils eurent fini, qu'ils n'avaient travaillé que quelques minutes à peine !

Il était temps. Les matières liquéfiées atteignirent presque aussitôt la partie inférieure de l'épaulement. Le fleuve se gonfla comme une rivière en pleine crue qui cherche à déborder et menaça de dépasser le seul obstacle qui pût l'empêcher d'envahir tout le Far-West… mais la digue parvint à le contenir, et, après une minute d'hésitation qui fut terrible, il se précipita dans le lac Grant par une chute haute de vingt pieds.

Les colons, haletants, sans faire un geste, sans prononcer une parole, regardèrent alors cette lutte des deux éléments.

Quel spectacle que ce combat entre l'eau et le feu ! Quelle plume pourrait décrire cette scène d'une merveilleuse horreur, et quel pinceau la pourrait peindre ? L'eau sifflait en s'évaporant au contact des laves bouillonnantes. Les vapeurs, projetées dans l'air, tourbillonnaient à une incommensurable hauteur, comme si les soupapes d'une immense chaudière eussent été subitement ouvertes. Mais, si considérable que fût la masse d'eau contenue dans le lac, elle devait finir par être absorbée, puisqu'elle ne se renouvelait pas, tandis que le torrent, s'alimentant à une source inépuisable, roulait sans cesse de nouveaux flots de matières incandescentes.

Les premières laves qui tombèrent dans le lac se solidifièrent immédiatement et s'accumulèrent de manière à émerger bientôt. à leur surface glissèrent d'autres laves qui se firent pierres à leur tour, mais en gagnant vers le centre. Une jetée se forma de la sorte et menaça de combler le lac, qui ne pouvait déborder, car le trop-plein de ses eaux se dépensait en vapeurs. Sifflements et grésillements déchiraient l'air avec un bruit assourdissant, et les buées, entraînées par le vent, retombaient en pluie sur la mer. La jetée s'allongeait, et les blocs de laves solidifiées s'entassaient les uns sur les autres. Là où s'étendaient autrefois des eaux paisibles apparaissait un énorme entassement de rocs fumants, comme si un soulèvement du sol eût fait surgir des milliers d'écueils. Que l'on suppose ces eaux bouleversées pendant un ouragan, puis subitement solidifiées par un froid de vingt degrés, et on aura l'aspect du lac, trois heures après que l'irrésistible torrent y eut fait irruption.

Cette fois, l'eau devait être vaincue par le feu.

Cependant, ce fut une circonstance heureuse pour les colons, que l'épanchement lavique eût été dirigé vers le lac Grant. Ils avaient devant eux quelques jours de répit. Le plateau de Grande-Vue, Granite-house et le chantier de construction étaient momentanément préservés. Or, ces quelques jours, il fallait les employer à border le navire et à le calfater avec soin. Puis, on le lancerait à la mer et on s'y réfugierait, quitte à le gréer, quand il reposerait dans son élément. Avec la crainte de l'explosion qui menaçait de détruire l'île, il n'y avait plus aucune sécurité à demeurer à terre. Cette retraite de Granite-house, si sûre jusqu'alors, pouvait à chaque minute refermer ses parois de granit !

Pendant les six jours qui suivirent, du 25 au 30 janvier, les colons travaillèrent au navire autant que vingt hommes eussent pu le faire. À peine prenaient-ils quelque repos, et l'éclat des flammes qui jaillissaient du cratère leur permettait de continuer nuit et jour. L'épanchement volcanique se faisait toujours, mais peut-être avec moins d'abondance. Ce fut heureux, car le lac Grant était presque entièrement comblé, et si de nouvelles laves eussent glissé à la surface des anciennes, elles se fussent inévitablement répandues sur le plateau de Grande-Vue, et de là sur la grève.

Mais si de ce côté l'île était en partie protégée, il n'en était pas ainsi de sa portion occidentale.


En effet, le second courant de laves qui avait suivi la vallée de la rivière de la Chute, vallée large, dont les terrains se déprimaient de chaque côté du creek, ne devait trouver aucun obstacle. Le liquide incandescent s'était donc répandu à travers la forêt de Far-West. À cette époque de l'année où les essences étaient desséchées par une chaleur torride, la forêt prit feu instantanément, de telle sorte que l'incendie se propagea à la fois par la base des troncs et par les hautes ramures dont l'entrelacement aidait aux progrès de la conflagration. Il semblait même que le courant de flamme se déchaînât plus vite à la cime des arbres que le courant de laves à leur pied.

Il arriva, alors, que les animaux, affolés, fauves ou autres, jaguars, sangliers, cabiais, koulas, gibier de poil et de plume, se réfugièrent du côté de la Mercy et dans le marais des tadornes, au delà de la route de Port-Ballon. Mais les colons étaient trop occupés de leur besogne, pour faire attention même aux plus redoutables de ces animaux. Ils avaient, d'ailleurs, abandonné Granite-house, ils n'avaient même pas voulu chercher abri dans les Cheminées, et ils campaient sous une tente, près de l'embouchure de la Mercy.

Chaque jour, Cyrus Smith et Gédéon Spilett montaient au plateau de Grande-Vue. Quelquefois Harbert les accompagnait, jamais Pencroff, qui ne voulait pas voir sous son aspect nouveau l'île si profondément dévastée !

C'était un spectacle désolant, en effet. Toute la partie boisée de l'île était maintenant dénudée. Un seul bouquet d'arbres verts se dressait à l'extrémité de la presqu'île Serpentine. çà et là grimaçaient quelques souches ébranchées et noircies. L'emplacement des forêts détruites était plus aride que le marais des tadornes. L'envahissement des laves avait été complet. Où se développait autrefois cette admirable verdure, le sol n'était plus qu'un sauvage amoncellement de tufs volcaniques. Les vallées de la rivière de la Chute et de la Mercy ne versaient plus une seule goutte d'eau à la mer, et les colons n'auraient eu aucun moyen d'apaiser leur soif, si le lac Grant eût été entièrement asséché. Mais, heureusement, sa pointe sud avait été épargnée et formait une sorte d'étang, contenant tout ce qui restait d'eau potable dans l'île. Vers le nord-ouest se dessinaient en âpres et vives arêtes les contreforts du volcan, qui figuraient une griffe gigantesque appliquée sur le sol. Quel spectacle douloureux, quel aspect épouvantable, et quels regrets pour ces colons, qui, d'un domaine fertile, couvert de forêts, arrosé de cours d'eau, enrichi de récoltes, se trouvaient en un instant transportés sur un roc dévasté, sur lequel, sans leurs réserves, ils n'eussent pas même trouvé à vivre !

« Cela brise le cœur ! dit un jour Gédéon Spilett.


— Oui, Spilett, répondit l'ingénieur. Que le ciel nous donne le temps d'achever ce bâtiment, maintenant notre seul refuge !

— Ne trouvez-vous pas, Cyrus, que le volcan semble vouloir se calmer ? Il vomit encore des laves, mais moins abondamment, si je ne me trompe !

— Peu importe, répondit Cyrus Smith. Le feu est toujours ardent dans les entrailles de la montagne, et la mer peut s'y précipiter d'un instant à l'autre. Nous sommes dans la situation de passagers dont le navire est dévoré par un incendie qu'ils ne peuvent éteindre, et qui savent que tôt ou tard il gagnera la soute aux poudres ! Venez, Spilett, venez, et ne perdons pas une heure ! »

Pendant huit jours encore, c'est-à-dire jusqu'au 7 février, les laves continuèrent à se répandre, mais l'éruption se maintint dans les limites indiquées. Cyrus Smith craignait par-dessus tout que les matières liquéfiées ne vinssent à s'épancher sur la grève, et, dans ce cas, le chantier de construction n'eût pas été épargné. Cependant, vers cette époque, les colons sentirent dans la charpente de l'île des vibrations qui les inquiétèrent au plus haut point.

On était au 20 février. Il fallait encore un mois avant que le navire fût en état de prendre la mer. L'île tiendrait-elle jusque-là ? L'intention de Pencroff et de Cyrus Smith était de procéder au lancement du navire dès que sa coque serait suffisamment étanche. Le pont, l'acastillage, l'aménagement intérieur et le gréement se feraient après, mais l'important était que les colons eussent un refuge assuré en dehors de l'île. Peut-être même conviendrait-il de conduire le navire au Port-Ballon, c'est-à-dire aussi loin que possible du centre éruptif, car, à l'embouchure de la Mercy, entre l'îlot et la muraille de granit, il courait le risque d'être écrasé, en cas de dislocation. Tous les efforts des travailleurs tendirent donc à l'achèvement de la coque.

Ils arrivèrent ainsi au 3 mars, et ils purent compter que l'opération du lancement se ferait dans une dizaine de jours.

L'espoir revint au cœur de ces colons, si éprouvés pendant cette quatrième année de leur séjour à l'île Lincoln ! Pencroff, lui-même, parut sortir quelque peu de cette sombre taciturnité dans laquelle l'avaient plongé la ruine et la dévastation de son domaine. Il ne songeait plus alors, il est vrai, qu'à ce navire, sur lequel se concentraient toutes ses espérances.

« Nous l'achèverons, dit-il à l'ingénieur, nous l'achèverons, monsieur Cyrus, et il est temps, car voici la saison qui s'avance, et nous serons bientôt en plein équinoxe. Eh bien, s'il le faut, on relâchera à l'île Tabor pour y passer l'hiver ! Mais l'île Tabor après l'île Lincoln ! Ah ! malheur de ma vie ! Aurai-je cru jamais voir pareille chose !


— Hâtons-nous ! » répondait invariablement l'ingénieur.

Et l'on travaillait sans perdre un instant.

« Mon maître, demanda Nab quelques jours plus tard, si le capitaine Nemo eût encore été vivant, croyez-vous que tout cela serait arrivé ?

— Oui, Nab, répondit Cyrus Smith.

— Eh bien, moi, je ne le crois pas ! murmura Pencroff à l'oreille de Nab.

— Ni moi ! » répondit sérieusement Nab.

Pendant la première semaine de mars, le mont Franklin redevint menaçant. Des milliers de fils de verre, faits de laves fluides, tombèrent comme une pluie sur le sol. Le cratère s'emplit à nouveau de laves qui s'épanchèrent sur tous les revers du volcan. Le torrent courut à la surface des tufs durcis, et il acheva de détruire les maigres squelettes d'arbres qui avaient résisté à la première éruption. Le courant, suivant, cette fois, la rive sud-ouest du lac Grant, se porta au delà du creek Glycérine et envahit le plateau de Grande-Vue. Ce dernier coup, porté à l'œuvre des colons, fut terrible. Du moulin, des bâtiments de la basse-cour, des étables, il ne resta plus rien. Les volatiles, effarés, disparurent en toutes directions. Top et Jup donnaient des signes du plus grand effroi, et leur instinct les avertissait qu'une catastrophe était prochaine. Bon nombre des animaux de l'île avaient péri pendant la première éruption. Ceux qui avaient survécu ne trouvèrent d'autre refuge que le marais des tadornes, sauf quelques-uns auxquels le plateau de Grande-Vue offrit asile. Mais cette dernière retraite leur fut enfin fermée, et le fleuve de laves, débordant l'arête de la muraille granitique, commença à précipiter sur la grève ses cataractes de feu. La sublime horreur de ce spectacle échappe à toute description. Pendant la nuit, on eût dit un Niagara de fonte liquide, avec ses vapeurs incandescentes en haut et ses masses bouillonnantes en bas !

Les colons étaient forcés dans leur dernier retranchement, et, bien que les coutures supérieures du navire ne fussent pas encore calfatées, ils résolurent de le lancer à la mer !

Pencroff et Ayrton procédèrent donc aux préparatifs du lancement, qui devait avoir lieu le lendemain, dans la matinée du 9 mars.

Mais, pendant cette nuit du 8 au 9, une énorme colonne de vapeurs, s'échappant du cratère, monta au milieu de détonations épouvantables à plus de trois mille pieds de hauteur. La paroi de la caverne Dakkar avait évidemment cédé sous la pression des gaz, et la mer, se précipitant par la cheminée centrale dans le gouffre ignivome, se vaporisa soudain. Mais le cratère ne put donner une issue suffisante à ces vapeurs. Une explosion, qu'on eût entendue à cent milles de distance, ébranla les couches de l'air. Des morceaux de montagnes retombèrent dans le Pacifique, et, en quelques minutes, l'Océan recouvrait la place où avait été l'île Lincoln.


Jules Verne
L'Île mystérieuse
Troisième partie : Le secret de l'île Chapitre 20


Un roc isolé sur le Pacifique. — Le dernier refuge des colons de l'île Lincoln. — La mort en perspective. — Le secours inattendu. — Pourquoi et comment il arrive. — Le dernier bienfait. — Une île en terre ferme. — La tombe du capitaine Nemo.


Un roc isolé, long de trente pieds, large de quinze, émergeant de dix à peine, tel était le seul point solide que n'eussent pas envahi les flots du Pacifique.

C'était tout ce qui restait du massif de Granite-house ! La muraille avait été culbutée, puis disloquée, et quelques-unes des roches de la grande salle s'étaient amoncelées de manière à former ce point culminant. Tout avait disparu dans l'abîme autour de lui : le cône inférieur du mont Franklin, déchiré par l'explosion, les mâchoires laviques du golfe du Requin, le plateau de Grande-Vue, l'îlot du salut, les granits de Port-Ballon, les basaltes de la crypte Dakkar, la longue presqu'île Serpentine, si éloignée cependant du centre éruptif ! De l'île Lincoln, on ne voyait plus que cet étroit rocher qui servait alors de refuge aux six colons et à leur chien Top.

Les animaux avaient également péri dans la catastrophe, les oiseaux aussi bien que les autres représentants de la faune de l'île, tous écrasés ou noyés, et le malheureux Jup lui-même avait, hélas ! trouvé la mort dans quelque crevasse du sol !

Si Cyrus Smith, Gédéon Spilett, Harbert, Pencroff, Nab, Ayrton avaient survécu, c'est que, réunis alors sous leur tente, ils avaient été précipités à la mer, au moment où les débris de l'île pleuvaient de toutes parts.

Lorsqu'ils revinrent à la surface, ils ne virent plus, à une demi-encâblure, que cet amas de roches, vers lequel ils nagèrent, et sur lequel ils prirent pied.

C'était sur ce roc nu qu'ils vivaient depuis neuf jours ! Quelques provisions retirées avant la catastrophe du magasin de Granite-house, un peu d'eau douce que la pluie avait versée dans un creux de roche, voilà tout ce que les infortunés possédaient. Leur dernier espoir, leur navire, avait été brisé. Ils n'avaient aucun moyen de quitter ce récif. Pas de feu ni de quoi en faire. Ils étaient destinés à périr !

Ce jour-là, 18 mars, il ne leur restait plus de conserves que pour deux jours, bien qu'ils n'eussent consommé que le strict nécessaire. Toute leur science, toute leur intelligence ne pouvait rien dans cette situation. Ils étaient uniquement entre les mains de Dieu.

Cyrus Smith était calme. Gédéon Spilett, plus nerveux, et Pencroff, en proie à une sourde colère, allaient et venaient sur ce roc. Harbert ne quittait pas l'ingénieur, et le regardait, comme pour lui demander un secours que celui-ci ne pouvait apporter. Nab et Ayrton étaient résignés à leur sort.


« Ah ! misère ! misère ! répétait souvent Pencroff ! Si nous avions, ne fût-ce qu'une coquille de noix, pour nous conduire à l'île Tabor ! Mais rien, rien !

— Le capitaine Nemo a bien fait de mourir ! » dit une fois Nab.

Pendant les cinq jours qui suivirent, Cyrus Smith et ses malheureux compagnons vécurent avec la plus extrême parcimonie, ne mangeant juste que ce qu'il fallait pour ne pas succomber à la faim. Leur affaiblissement était extrême. Harbert et Nab commencèrent à donner quelques signes de délire.

Dans cette situation, pouvaient-ils conserver même une ombre d'espoir ? Non ! Quelle était leur seule chance ? Qu'un navire passât en vue du récif ? Mais ils savaient bien, par expérience, que les bâtiments ne visitaient jamais cette portion du Pacifique ! Pouvaient-ils compter que, par une coïncidence vraiment providentielle, le yacht écossais vînt précisément à cette époque rechercher Ayrton à l'île Tabor ? C'était improbable, et, d'ailleurs, en admettant même qu'il y vînt, comme les colons n'avaient pu déposer une notice indiquant les changements survenus dans la situation d'Ayrton, le commandant du yacht, après avoir fouillé l'îlot sans résultat, reprendrait la mer et regagnerait de plus basses latitudes.

Non ! Ils ne pouvaient conserver aucune espérance d'être sauvés, et une horrible mort, la mort par la faim et par la soif, les attendait sur ce roc !

Et, déjà, ils étaient étendus sur ce roc, inanimés, n'ayant plus la conscience de ce qui se passait autour d'eux. Seul, Ayrton, par un suprême effort, relevait encore la tête et jetait un regard désespéré sur cette mer déserte !…

Mais voilà que, dans la matinée du 24 mars, les bras d'Ayrton s'étendirent vers un point de l'espace, il se releva, à genoux d'abord, puis debout, sa main sembla faire un signal…

Un navire était en vue de l'île ! Ce navire ne courait point la mer à l'aventure. Le récif était pour lui un but vers lequel il se dirigeait en droite ligne, en forçant sa vapeur, et les infortunés l'auraient aperçu depuis plusieurs heures déjà, s'ils avaient encore eu la force d'observer l'horizon !

« Le Duncan ! » murmura Ayrton, et il retomba sans mouvement.



Lorsque Cyrus Smith et ses compagnons eurent repris connaissance, grâce aux soins dont ils furent comblés, ils se trouvaient dans la chambre d'un steamer, sans pouvoir comprendre comment ils avaient échappé à la mort.

Un mot d'Ayrton suffit à leur tout apprendre.

« Le Duncan ! murmura-t-il.

— Le Duncan ! » répondit Cyrus Smith.

Et, levant les bras vers le ciel, il s'écria :

« Ah ! Dieu tout-puissant ! Tu as donc voulu que nous fussions sauvés ! »

C'était le Duncan, en effet, le yacht de lord Glenarvan, alors commandé par Robert, le fils du capitaine Grant, qui avait été expédié à l'île Tabor pour y chercher Ayrton et le rapatrier après douze ans d'expiation !…

Les colons étaient sauvés, ils étaient déjà sur le chemin du retour !

« Capitaine Robert, demanda Cyrus Smith, qui donc a pu vous donner la pensée, après avoir quitté l'île Tabor, où vous n'aviez plus trouvé Ayrton, de faire route à cent milles de là dans le nord-est ?


— Monsieur Smith, répondit Robert Grant, c'était pour aller chercher, non-seulement Ayrton, mais vos compagnons et vous !

— Mes compagnons et moi ?

— Sans doute ! À l'île Lincoln !

— L'île Lincoln ! s'écrièrent à la fois Gédéon Spilett, Harbert, Nab et Pencroff, au dernier degré de l'étonnement.

— Comment connaissez-vous l'île Lincoln ? demanda Cyrus Smith, puisque cette île n'est même pas portée sur les cartes ?

— Je l'ai connue par la notice que vous aviez laissée à l'île Tabor, répondit Robert Grant.

— Une notice ? s'écria Gédéon Spilett.

— Sans doute, et la voici, répondit Robert Grant, en présentant un document qui indiquait en longitude et en latitude la situation de l'île Lincoln, « résidence actuelle d'Ayrton et de cinq colons américains. »

— Le capitaine Nemo !… dit Cyrus Smith, après avoir lu la notice et reconnu qu'elle était de la même main qui avait écrit le document trouvé au corral !

— Ah ! dit Pencroff, c'était donc lui qui avait pris notre Bonadventure, lui qui s'était hasardé, seul, jusqu'à l'île Tabor !…

— Pour y déposer cette notice ! répondit Harbert.

— J'avais donc bien raison de dire, s'écria le marin, que, même après sa mort, le capitaine nous rendrait encore un dernier service !

— Mes amis, dit Cyrus Smith d'une voix profondément émue, que le dieu de toutes les miséricordes reçoive l'âme du capitaine Nemo, notre sauveur ! »

Les colons s'étaient découverts à cette dernière phrase de Cyrus Smith et murmuraient le nom du capitaine.

En ce moment, Ayrton, s'approchant de l'ingénieur, lui dit simplement :

« Où faut-il déposer ce coffret ! »

C'était le coffret qu'Ayrton avait sauvé au péril de sa vie, au moment où l'île s'engloutissait, et qu'il venait fidèlement remettre à l'ingénieur.

« Ayrton ! Ayrton ! » dit Cyrus Smith avec une émotion profonde.

Puis, s'adressant à Robert Grant :

« Monsieur, ajouta-t-il, où vous aviez laissé un coupable, vous retrouvez un homme que l'expiation a refait honnête, et auquel je suis fier de donner la main ! »

Robert Grant fut mis alors au courant de cette étrange histoire du capitaine Nemo et des colons de l'île Lincoln. Puis, relèvement fait de ce qui restait de cet écueil qui devait désormais figurer sur les cartes du Pacifique, il donna l'ordre de virer de bord.


Quinze jours après, les colons débarquaient en Amérique, et ils retrouvaient leur patrie pacifiée, après cette terrible guerre qui avait amené le triomphe de la justice et du droit.

Des richesses contenues dans le coffret légué par le capitaine Nemo aux colons de l'île Lincoln, la plus grande partie fut employée à l'acquisition d'un vaste domaine dans l'état d'Iowa. Une seule perle, la plus belle, fut distraite de ce trésor et envoyée à lady Glenarvan, au nom des naufragés rapatriés par le Duncan.

Là, sur ce domaine, les colons appelèrent au travail, c'est-à-dire à la fortune et au bonheur, tous ceux auxquels ils avaient compté offrir l'hospitalité de l'île Lincoln. Là fut fondée une vaste colonie à laquelle ils donnèrent le nom de l'île disparue dans les profondeurs du Pacifique. Il s'y trouvait une rivière qui fut appelée la Mercy, une montagne qui prit le nom de Franklin, un petit lac qui fut le lac Grant, des forêts qui devinrent les forêts du Far-West. C'était comme une île en terre ferme.

Là, sous la main intelligente de l'ingénieur et de ses compagnons, tout prospéra. Pas un des anciens colons de l'île Lincoln ne manquait, car ils avaient juré de toujours vivre ensemble, Nab là où était son maître, Ayrton prêt à se sacrifier à toute occasion, Pencroff plus fermier qu'il n'avait jamais été marin, Harbert, dont les études s'achevèrent sous la direction de Cyrus Smith, Gédéon Spilett lui-même, qui fonda le New Lincoln Herald, lequel fut le journal le mieux renseigné du monde entier.

Là, Cyrus Smith et ses compagnons reçurent à plusieurs reprises la visite de lord et de lady Glenarvan, du capitaine John Mangles et de sa femme, sœur de Robert Grant, de Robert Grant lui-même, du major Mac Nabbs, de tous ceux qui avaient été mêlés à la double histoire du capitaine Grant et du capitaine Nemo.

Là, enfin, tous furent heureux, unis dans le présent comme ils l'avaient été dans le passé ; mais jamais ils ne devaient oublier cette île, sur laquelle ils étaient arrivés, pauvres et nus, cette île qui, pendant quatre ans, avait suffi à leurs besoins, et dont il ne restait plus qu'un morceau de granit battu par les lames du Pacifique, tombe de celui qui fut le capitaine Nemo !


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