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Illustration: L'île mystérieuse-Chap58-60 - Jules Verne

L'île mystérieuse-Chap58-60


Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2009-10-05

Lu par Jean-François Ricou - (Email: jean-francois.ricou@wanadoo.fr)
Livre audio de 1h15min
Fichier Mp3 de 68,9 Mo

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Feuilleton audio (62 Chapitres)

Chapitre 58-60
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Jules Verne
L'Île mystérieuse
Troisième partie : Le secret de l'île Chapitre 16


Le capitaine Némo. — Ses première paroles. — L'histoire d'un héros de l'indépendance. — La haine des envahisseurs. — Ses compagnons. — La vie sous-marine. — Seul. — Le dernier refuge du Nautilus à l'île Lincoln. — Le génie mystérieux de l'île.

À ces mots, l'homme couché se releva, et son visage apparut en pleine lumière : tête magnifique, front haut, regard fier, barbe blanche, chevelure abondante et rejetée en arrière.

Cet homme s'appuya de la main sur le dossier du divan qu'il venait de quitter. Son regard était calme. On voyait qu'une maladie lente l'avait miné peu à peu, mais sa voix parut forte encore, quand il dit en anglais, et d'un ton qui annonçait une extrême surprise :

« Je n'ai pas de nom, monsieur.

— Je vous connais ! » répondit Cyrus Smith.

Le capitaine Nemo fixa un regard ardent sur l'ingénieur, comme s'il eût voulu l'anéantir.

Puis, retombant sur les oreillers du divan :

« Qu'importe, après tout, murmura-t-il, je vais mourir ! »

Cyrus Smith s'approcha du capitaine Nemo, et Gédéon Spilett prit sa main, qu'il trouva brûlante. Ayrton, Pencroff, Harbert et Nab se tenaient respectueusement à l'écart dans un angle de ce magnifique salon, dont l'air était saturé d'effluences électriques.

Cependant, le capitaine Nemo avait aussitôt retiré sa main, et d'un signe il pria l'ingénieur et le reporter de s'asseoir.

Tous le regardaient avec une émotion véritable. Il était donc là celui qu'ils appelaient le « génie de l'île », l'être puissant dont l'intervention, en tant de circonstances, avait été si efficace, ce bienfaiteur auquel ils devaient une si large part de reconnaissance ! Devant les yeux, ils n'avaient qu'un homme, là où Pencroff et Nab croyaient trouver presque un dieu, et cet homme était prêt à mourir !

Mais comment se faisait-il que Cyrus Smith connût le capitaine Nemo ? Pourquoi celui-ci s'était-il si vivement relevé en entendant prononcer ce nom, qu'il devait croire ignoré de tous ?…

Le capitaine avait repris place sur le divan, et, appuyé sur son bras, il regardait l'ingénieur, placé près de lui.

« Vous savez le nom que j'ai porté, monsieur ? demanda-t-il.

— Je le sais, répondit Cyrus Smith, comme je sais le nom de cet admirable appareil sous-marin…

— Le Nautilus ? dit en souriant à demi le capitaine.

— Le Nautilus.

— Mais savez-vous… savez-vous qui je suis ?

— Je le sais.

— Il y a pourtant trente années que je n'ai plus aucune communication avec le monde habité, trente ans que je vis dans les profondeurs de la mer, le seul milieu où j'aie trouvé l'indépendance ! Qui donc a pu trahir mon secret ?

— Un homme qui n'avait jamais pris d'engagement envers vous, capitaine Nemo, et qui, par conséquent, ne peut être accusé de trahison.

— Ce français que le hasard jeta à mon bord il y a seize ans ?

— Lui-même.

— Cet homme et ses deux compagnons n'ont donc pas péri dans le Maëlstrom, où le Nautilus s'était engagé ?

— Ils n'ont pas péri, et il a paru, sous le titre de Vingt mille Lieues sous les mers, un ouvrage qui contient votre histoire.

— Mon histoire de quelques mois seulement, monsieur ! répondit vivement le capitaine.

— Il est vrai, reprit Cyrus Smith, mais quelques mois de cette vie étrange ont suffi à vous faire connaître…

— Comme un grand coupable, sans doute ? répondit le capitaine Nemo, en laissant passer sur ses lèvres un sourire hautain. Oui, un révolté, mis peut-être au ban de l'humanité ! »

L'ingénieur ne répondit pas.

« Eh bien, monsieur ?

— Je n'ai point à juger le capitaine Nemo, répondit Cyrus Smith, du moins en ce qui concerne sa vie passée. J'ignore, comme tout le monde, quels ont été les mobiles de cette étrange existence, et je ne puis juger des effets sans connaître les causes ; mais ce que je sais, c'est qu'une main bienfaisante s'est constamment étendue sur nous depuis notre arrivée à l'île Lincoln, c'est que tous nous devons la vie à un être bon, généreux, puissant, et que cet être puissant, généreux et bon, c'est vous, capitaine Nemo !

— C'est moi, » répondit simplement le capitaine.

L'ingénieur et le reporter s'étaient levés. Leurs compagnons s'étaient rapprochés, et la reconnaissance qui débordait de leurs cœurs allait se traduire par les gestes, par les paroles…

Le capitaine Nemo les arrêta d'un signe, et d'une voix plus émue qu'il ne l'eût voulu sans doute :

« Quand vous m'aurez entendu, » dit-il?.

Et le capitaine, en quelques phrases nettes et pressées, fit connaître sa vie tout entière.

Son histoire fut brève, et, cependant, il dut concentrer en lui tout ce qui lui restait d'énergie pour la dire jusqu'au bout. Il était évident qu'il luttait contre une extrême faiblesse. Plusieurs fois, Cyrus Smith l'engagea à prendre quelque repos, mais il secoua la tête en homme auquel le lendemain n'appartient plus, et quand le reporter lui offrit ses soins :

« Ils sont inutiles, répondit-il, mes heures sont comptées. »

Le capitaine Nemo était un Indien, le prince Dakkar, fils d'un rajah du territoire alors indépendant du Bundelkund et neveu du héros de l'Inde, Tippo-Saïb. Son père, dès l'âge de dix ans, l'envoya en Europe, afin qu'il y reçût une éducation complète et dans la secrète intention qu'il pût lutter un jour, à armes égales, avec ceux qu'il considérait comme les oppresseurs de son pays.

De dix ans à trente ans, le prince Dakkar, supérieurement doué, grand de cœur et d'esprit, s'instruisit en toutes choses, et dans les sciences, dans les lettres, dans les arts il poussa ses études haut et loin.

Le prince Dakkar voyagea dans toute l'Europe. Sa naissance et sa fortune le faisaient rechercher, mais les séductions du monde ne l'attirèrent jamais. Jeune et beau, il demeura sérieux, sombre, dévoré de la soif d'apprendre, ayant un implacable ressentiment rivé au cœur.

Le prince Dakkar haïssait. Il haïssait le seul pays où il n'avait jamais voulu mettre le pied, la seule nation dont il refusa constamment les avances : il haïssait l'Angleterre et d'autant plus que sur plus d'un point il l'admirait.

C'est que cet Indien résumait en lui toutes les haines farouches du vaincu contre le vainqueur. L'envahisseur n'avait pu trouver grâce chez l'envahi. Le fils de l'un de ces souverains dont le Royaume-Uni n'a pu que nominalement assurer la servitude, ce prince, de la famille de Tippo-Saïb, élevé dans les idées de revendication et de vengeance, ayant l'inéluctable amour de son poétique pays chargé des chaînes anglaises, ne voulut jamais poser le pied sur cette terre par lui maudite, à laquelle l'Inde devait son asservissement.

Le prince Dakkar devint un artiste que les merveilles de l'art impressionnaient noblement, un savant auquel rien des hautes sciences n'était étranger, un homme d'état qui se forma au milieu des cours européennes. Aux yeux de ceux qui l'observaient incomplétement, il passait peut-être pour un de ces cosmopolites, curieux de savoir, mais dédaigneux d'agir, pour un de ces opulents voyageurs, esprits fiers et platoniques, qui courent incessamment le monde et ne sont d'aucun pays.

Il n'en était rien. Cet artiste, ce savant, cet homme était resté Indien par le cœur, Indien par le désir de la vengeance, Indien par l'espoir qu'il nourrissait de pouvoir revendiquer un jour les droits de son pays, d'en chasser l'étranger, de lui rendre son indépendance.

Aussi, le prince Dakkar revint-il au Bundelkund dans l'année 1849. Il se maria avec une noble Indienne dont le cœur saignait comme le sien aux malheurs de sa patrie. Il en eut deux enfants qu'il chérissait. Mais le bonheur domestique ne pouvait lui faire oublier l'asservissement de l'Inde. Il attendait une occasion. Elle se présenta.

Le joug anglais s'était trop pesamment peut-être alourdi sur les populations indoues. Le prince Dakkar emprunta la voix des mécontents. Il fit passer dans leur esprit toute la haine qu'il éprouvait contre l'étranger. Il parcourut non-seulement les contrées encore indépendantes de la péninsule indienne, mais aussi les régions directement soumises à l'administration anglaise. Il rappela les grands jours de Tippo-Saïb, mort héroïquement à Seringapatam pour la défense de sa patrie.

En 1857, la grande révolte des cipayes éclata. Le prince Dakkar en fut l'âme. Il organisa l'immense soulèvement. Il mit ses talents et ses richesses au service de cette cause. Il paya de sa personne ; il se battit au premier rang ; il risqua sa vie comme le plus humble de ces héros qui s'étaient levés pour affranchir leur pays ; il fut blessé dix fois en vingt rencontres et n'avait pu trouver la mort, quand les derniers soldats de l'indépendance tombèrent sous les balles anglaises.

Jamais la puissance britannique dans l'Inde ne courut un tel danger, et si, comme ils l'avaient espéré, les cipayes eussent trouvé secours au dehors, c'en était fait peut-être en Asie de l'influence et de la domination du Royaume-Uni.

Le nom du prince Dakkar fut illustre alors. Le héros qui le portait ne se cacha pas et lutta ouvertement. Sa tête fut mise à prix, et, s'il ne se rencontra pas un traître pour la livrer, son père, sa mère, sa femme, ses enfants payèrent pour lui avant même qu'il pût connaître les dangers qu'à cause de lui ils couraient…

Le droit, cette fois encore, était tombé devant la force. Mais la civilisation ne recule jamais, et il semble qu'elle emprunte tous les droits à la nécessité. Les cipayes furent vaincus, et le pays des anciens rajahs retomba sous la domination plus étroite de l'Angleterre.

Le prince Dakkar, qui n'avait pu mourir, revint dans les montagnes du Bundelkund. Là, seul désormais, pris d'un immense dégoût contre tout ce qui portait le nom d'homme, ayant la haine et l'horreur du monde civilisé, voulant à jamais le fuir, il réalisa les débris de sa fortune, réunit une vingtaine de ses plus fidèles compagnons, et, un jour, tous disparurent.

Où donc le prince Dakkar avait-il été chercher cette indépendance que lui refusait la terre habitée ? Sous les eaux, dans la profondeur des mers, où nul ne pouvait le suivre.


À l'homme de guerre se substitua le savant. Une île déserte du Pacifique lui servit à établir ses chantiers, et, là, un bateau sous-marin fut construit sur ses plans. L'électricité, dont, par des moyens qui seront connus un jour, il avait su utiliser l'incommensurable force mécanique, et qu'il puisait à d'intarissables sources, fut employée à toutes les nécessités de son appareil flottant, comme force motrice, force éclairante, force calorifique. La mer, avec ses trésors infinis, ses myriades de poissons, ses moissons de varechs et de sargasses, ses énormes mammifères, et non-seulement tout ce que la nature y entretenait, mais aussi tout ce que les hommes y avaient perdu, suffit amplement aux besoins du prince et de son équipage, — et ce fut l'accomplissement de son plus vif désir, puisqu'il ne voulait plus avoir aucune communication avec la terre. Il nomma son appareil sous-marin le Nautilus, il s'appela le capitaine Nemo, et il disparut sous les mers.

Pendant bien des années, le capitaine visita tous les océans, d'un pôle à l'autre. Paria de l'univers habité, il recueillit dans ces mondes inconnus des trésors admirables. Les millions perdus dans la baie de Vigo, en 1702, par les galions espagnols, lui fournirent une mine inépuisable de richesses dont il disposa toujours, et anonymement, en faveur des peuples qui se battaient pour l'indépendance de leur pays?.

Enfin, il n'avait eu, depuis longtemps, aucune communication avec ses semblables, quand, pendant la nuit du 6 novembre 1866, trois hommes furent jetés à son bord. C'étaient un professeur français, son domestique et un pêcheur canadien. Ces trois hommes avaient été précipités à la mer, dans un choc qui s'était produit entre le Nautilus et la frégate des États-Unis l'Abraham-Lincoln, qui lui donnait la chasse.

Le capitaine Nemo apprit de ce professeur que le Nautilus, tantôt pris pour un mammifère géant de la famille des cétacés, tantôt pour un appareil sous-marin renfermant un équipage de pirates, était poursuivi sur toutes les mers.

Le capitaine Nemo aurait pu rendre à l'océan ces trois hommes, que le hasard jetait ainsi à travers sa mystérieuse existence. Il ne le fit pas, il les garda prisonniers, et, pendant sept mois, ils purent contempler toutes les merveilles d'un voyage qui se poursuivit pendant vingt mille lieues sous les mers.

Un jour, le 22 juin 1867, ces trois hommes, qui ne savaient rien du passé du capitaine Nemo, parvinrent à s'échapper, après s'être emparés du canot du Nautilus. Mais comme à ce moment le Nautilus était entraîné sur les côtes de Norwége, dans les tourbillons du Maëlstrom, le capitaine dut croire que les fugitifs, noyés dans ces effroyables remous, avaient trouvé la mort au fond du gouffre. Il ignorait donc que le français et ses deux compagnons eussent été miraculeusement rejetés à la côte, que des pêcheurs des îles Loffoden les avaient recueillis, et que le professeur, à son retour en France, avait publié l'ouvrage dans lequel sept mois de cette étrange et aventureuse navigation du Nautilus étaient racontés et livrés à la curiosité publique.

Pendant longtemps encore, le capitaine Nemo continua de vivre ainsi, courant les mers. Mais, peu à peu, ses compagnons moururent et allèrent reposer dans leur cimetière de corail, au fond du Pacifique. Le vide se fit dans le Nautilus, et enfin le capitaine Nemo resta seul de tous ceux qui s'étaient réfugiés avec lui dans les profondeurs de l'Océan.

Le capitaine Nemo avait alors soixante ans. Quand il fut seul, il parvint à ramener son Nautilus vers un des ports sous-marins qui lui servaient quelquefois de points de relâche.

L'un de ces ports était creusé sous l'île Lincoln, et c'était celui qui donnait en ce moment asile au Nautilus.

Depuis six ans, le capitaine était là, ne naviguant plus, attendant la mort, c'est-à-dire l'instant où il serait réuni à ses compagnons, quand le hasard le fit assister à la chute du ballon qui emportait les prisonniers des sudistes. Revêtu de son scaphandre, il se promenait sous les eaux, à quelques encâblures du rivage de l'île, lorsque l'ingénieur fut précipité dans la mer. Un bon mouvement entraîna le capitaine… et il sauva Cyrus Smith.

Tout d'abord, ces cinq naufragés, il voulut les fuir, mais son port de refuge était fermé, et, par suite d'un exhaussement du basalte qui s'était produit sous l'influence des actions volcaniques, il ne pouvait plus franchir l'entrée de la crypte. Où il y avait encore assez d'eau pour qu'une légère embarcation pût passer la barre, il n'y en avait plus assez pour le Nautilus, dont le tirant d'eau était relativement considérable.

Le capitaine Nemo resta donc, puis, il observa ces hommes jetés sans ressource sur une île déserte, mais il ne voulut point être vu. Peu à peu, quand il les vit honnêtes, énergiques, liés les uns aux autres par une amitié fraternelle, il s'intéressa à leurs efforts. Comme malgré lui, il pénétra tous les secrets de leur existence. Au moyen du scaphandre, il lui était facile d'arriver au fond du puits intérieur de Granite-house, et, s'élevant par les saillies du roc jusqu'à son orifice supérieur, il entendait les colons raconter le passé, étudier le présent et l'avenir. Il apprit d'eux l'immense effort de l'Amérique contre l'Amérique même, pour abolir l'esclavage. Oui ! Ces hommes étaient dignes de réconcilier le capitaine Nemo avec cette humanité qu'ils représentaient si honnêtement dans l'île !

Le capitaine Nemo avait sauvé Cyrus Smith. Ce fut lui aussi qui ramena le chien aux Cheminées, qui rejeta Top des eaux du lac, qui fit échouer à la pointe de l'Épave cette caisse contenant tant d'objets utiles pour les colons, qui renvoya le canot dans le courant de la Mercy, qui jeta la corde du haut de Granite-house, lors de l'attaque des singes, qui fit connaître la présence d'Ayrton à l'île Tabor, au moyen du document enfermé dans la bouteille, qui fit sauter le brick par le choc d'une torpille disposée au fond du canal, qui sauva Harbert d'une mort certaine en apportant le sulfate de quinine, lui, enfin, qui frappa les convicts de ces balles électriques dont il avait le secret et qu'il employait dans ses chasses sous-marines. Ainsi s'expliquaient tant d'incidents qui devaient paraître surnaturels, et qui, tous, attestaient la générosité et la puissance du capitaine.

Cependant, ce grand misanthrope avait soif du bien. Il lui restait d'utiles avis à donner à ses protégés, et, d'autre part, sentant battre son cœur rendu à lui-même par les approches de la mort, il manda, comme on sait, les colons de Granite-house, au moyen d'un fil par lequel il relia le corral au Nautilus, qui était muni d'un appareil alphabétique… peut-être ne l'eût-il pas fait, s'il avait su que Cyrus Smith connaissait assez son histoire pour le saluer de ce nom de Nemo.

Le capitaine avait terminé le récit de sa vie. Cyrus Smith prit alors la parole ; il rappela tous les incidents qui avaient exercé sur la colonie une si salutaire influence, et, au nom de ses compagnons comme au sien, il remercia l'être généreux auquel ils devaient tant.

Mais le capitaine Nemo ne songeait pas à réclamer le prix des services qu'il avait rendus. Une dernière pensée agitait son esprit, et avant de serrer la main que lui présentait l'ingénieur :

« Maintenant, monsieur, dit-il, maintenant que vous connaissez ma vie, jugez-la ! »

En parlant ainsi, le capitaine faisait évidemment allusion à un grave incident dont les trois étrangers jetés à son bord avaient été témoins, incident que le professeur français avait nécessairement raconté dans son ouvrage et dont le retentissement devait avoir été terrible.

En effet, quelques jours avant la fuite du professeur et de ses deux compagnons, le Nautilus, poursuivi par une frégate dans le nord de l'Atlantique, s'était précipité comme un bélier sur cette frégate et l'avait coulée sans merci.

Cyrus Smith comprit l'allusion et demeura sans répondre.


« C'était une frégate anglaise, monsieur, s'écria le capitaine Nemo, redevenu un instant le prince Dakkar, une frégate anglaise, vous entendez bien ! Elle m'attaquait ! J'étais resserré dans une baie étroite et peu profonde !… Il me fallait passer, et… j'ai passé ! »

Puis, d'une voix plus calme :

« J'étais dans la justice et dans le droit, ajouta-t-il. J'ai fait partout le bien que j'ai pu, et aussi le mal que j'ai dû. Toute justice n'est pas dans le pardon ! »

Quelques instants de silence suivirent cette réponse, et le capitaine Nemo prononça de nouveau cette phrase :

« Que pensez-vous de moi, messieurs ? »

Cyrus Smith tendit la main au capitaine, et, à sa demande, il répondit d'une voix grave :

« Capitaine, votre tort est d'avoir cru qu'on pouvait ressusciter le passé, et vous avez lutté contre le progrès nécessaire. Ce fut une de ces erreurs que les uns admirent, que les autres blâment, dont Dieu seul est juge et que la raison humaine doit absoudre. Celui qui se trompe dans une intention qu'il croit bonne, on peut le combattre, on ne cesse pas de l'estimer. Votre erreur est de celles qui n'excluent pas l'admiration, et votre nom n'a rien à redouter des jugements de l'histoire. Elle aime les héroïques folies, tout en condamnant les résultats qu'elles entraînent. »

La poitrine du capitaine Nemo se souleva, et sa main se tendit vers le ciel.

« Ai-je eu tort, ai-je eu raison ? » murmura-t-il.

Cyrus Smith reprit :

« Toutes les grandes actions remontent à Dieu, car elles viennent de lui ! Capitaine Nemo, les honnêtes gens qui sont ici, eux que vous avez secourus, vous pleureront à jamais ! »

Harbert s'était rapproché du capitaine. Il plia les genoux, il prit sa main et la lui baisa.

Une larme glissa des yeux du mourant.

« Mon enfant, dit-il, sois béni !… »



Jules Verne
L'Île mystérieuse
Troisième partie : Le secret de l'île Chapitre 17


Les dernières heures du capitaine Nemo. — Les volontés d'un mourant. — Un souvenir à ses amis d'un jour. — Le cercueil du capitaine Nemo. — Quelques conseils aux colons. — Le moment suprême. — Au fond des mers.

Le jour était venu. Aucun rayon lumineux ne pénétrait dans cette profonde crypte. La mer, haute en ce moment, en obstruait l'ouverture. Mais la lumière factice qui s'échappait en longs faisceaux à travers les parois du Nautilus n'avait pas faibli, et la nappe d'eau resplendissait toujours autour de l'appareil flottant.

Une extrême fatigue accablait alors le capitaine Nemo, qui était retombé sur le divan. On ne pouvait songer à le transporter à Granite-house, car il avait manifesté sa volonté de rester au milieu de ces merveilles du Nautilus, que des millions n'eussent pas payées, et d'y attendre une mort, qui ne pouvait tarder à venir.

Pendant une assez longue prostration qui le tint presque sans connaissance, Cyrus Smith et Gédéon Spilett observèrent avec attention l'état du malade. Il était visible que le capitaine s'éteignait peu à peu. La force allait manquer à ce corps autrefois si robuste, maintenant frêle enveloppe d'une âme qui allait s'échapper. Toute la vie était concentrée au cœur et à la tête.

L'ingénieur et le reporter s'étaient consultés à voix basse. Y avait-il quelque soin à donner à ce mourant ? Pouvait-on, sinon le sauver, du moins prolonger sa vie pendant quelques jours ? Lui-même avait dit qu'il n'y avait aucun remède, et il attendait tranquillement la mort, qu'il ne craignait pas.

« Nous ne pouvons rien, dit Gédéon Spilett.

— Mais de quoi meurt-il ? demanda Pencroff.

— Il s'éteint, répondit le reporter.

— Cependant, reprit le marin, si nous le transportions en plein air, en plein soleil, peut-être se ranimerait-il ?

— Non, Pencroff, répondit l'ingénieur, rien n'est à tenter ! D'ailleurs, le capitaine Nemo ne consentirait pas à quitter son bord. Il y a trente ans qu'il vit sur le Nautilus, c'est sur le Nautilus qu'il veut mourir. »

Sans doute, le capitaine Nemo entendit la réponse de Cyrus Smith, car il se releva un peu, et d'une voix plus faible, mais toujours intelligible :


« Vous avez raison, monsieur, dit-il. Je dois et je veux mourir ici. Aussi ai-je une demande à vous faire. »

Cyrus Smith et ses compagnons s'étaient rapprochés du divan, et ils en disposèrent les coussins de telle sorte que le mourant fût mieux appuyé.

On put voir alors son regard s'arrêter sur toutes les merveilles de ce salon, éclairé par les rayons électriques que tamisaient les arabesques d'un plafond lumineux. Il regarda, l'un après l'autre, les tableaux accrochés aux splendides tapisseries des parois, ces chefs-d'œuvre des maîtres italiens, flamands, français et espagnols, les réductions de marbre et de bronze qui se dressaient sur leurs piédestaux, l'orgue magnifique adossé à la cloison d'arrière, puis les vitrines disposées autour d'une vasque centrale, dans laquelle s'épanouissaient les plus admirables produits de la mer, plantes marines, zoophytes, chapelets de perles d'une inappréciable valeur, et, enfin, ses yeux s'arrêtèrent sur cette devise inscrite au fronton de ce musée, la devise du Nautilus :

Mobilis in mobili.
Il semblait qu'il voulût une dernière fois caresser du regard ces chefs-d'œuvre de l'art et de la nature, auxquels il avait limité son horizon pendant un séjour de tant d'années dans l'abîme des mers !

Cyrus Smith avait respecté le silence que gardait le capitaine Nemo. Il attendait que le mourant reprît la parole.

Après quelques minutes, pendant lesquelles il revit passer devant lui, sans doute, sa vie tout entière, le capitaine Nemo se retourna vers les colons et leur dit :

« Vous croyez, messieurs, me devoir quelque reconnaissance ?…

— Capitaine, nous donnerions notre vie pour prolonger la vôtre !

— Bien, reprit le capitaine Nemo, bien !… Promettez-moi d'exécuter mes dernières volontés, et je serai payé de tout ce que j'ai fait pour vous.

— Nous vous le promettons, » répondit Cyrus Smith.

Et, par cette promesse, il engageait ses compagnons et lui.

« Messieurs, reprit le capitaine, demain, je serai mort. »

Il arrêta d'un signe Harbert, qui voulut protester.

« Demain, je serai mort, et je désire ne pas avoir d'autre tombeau que le Nautilus. c'est mon cercueil, à moi ! Tous mes amis reposent au fond des mers, j'y veux reposer aussi. »

Un silence profond accueillit ces paroles du capitaine Nemo.

« Écoutez-moi bien, messieurs, reprit-il. Le Nautilus est emprisonné dans cette grotte, dont l'entrée s'est exhaussée. Mais, s'il ne peut quitter sa prison, il peut du moins s'engouffrer dans l'abîme qu'elle recouvre et y garder ma dépouille mortelle. »

Les colons écoutaient religieusement les paroles du mourant.

« Demain, après ma mort, monsieur Smith, reprit le capitaine, vous et vos compagnons, vous quitterez le Nautilus, car toutes les richesses qu'il contient doivent disparaître avec moi. Un seul souvenir vous restera du prince Dakkar, dont vous savez maintenant l'histoire. Ce coffret… là… renferme pour plusieurs millions de diamants, la plupart, souvenirs de l'époque où, père et époux, j'ai presque cru au bonheur, et une collection de perles recueillies par mes amis et moi au fond des mers. Avec ce trésor, vous pourrez faire, à un jour donné, de bonnes choses. Entre des mains comme les vôtres et celles de vos compagnons, monsieur Smith, l'argent ne saurait être un péril. Je serai donc, de là-haut, associé à vos œuvres, et je ne les crains pas ! »

Après quelques instants de repos, nécessités par son extrême faiblesse, le capitaine Nemo reprit en ces termes :

« Demain, vous prendrez ce coffret, vous quitterez ce salon, dont vous fermerez la porte ; puis, vous remonterez sur la plate-forme du Nautilus, et vous rabattrez le capot, que vous fixerez au moyen de ses boulons.

— Nous le ferons, capitaine, répondit Cyrus Smith.


— Bien. Vous vous embarquerez alors sur le canot qui vous a amenés. Mais, avant d'abandonner le Nautilus, allez à l'arrière, et là, ouvrez deux larges robinets qui se trouvent sur la ligne de flottaison. L'eau pénétrera dans les réservoirs, et le Nautilus s'enfoncera peu à peu sous les eaux pour aller reposer au fond de l'abîme. »

Et, sur un geste de Cyrus Smith, le capitaine ajouta :

« Ne craignez rien ! Vous n'ensevelirez qu'un mort ! »

Ni Cyrus Smith, ni aucun de ses compagnons n'eussent cru devoir faire une observation au capitaine Nemo. C'étaient ses dernières volontés qu'il leur transmettait, et ils n'avaient qu'à s'y conformer.

« J'ai votre promesse, messieurs ? ajouta le capitaine Nemo.

— Vous l'avez, capitaine, » répondit l'ingénieur.

Le capitaine fit un signe de remerciement et pria les colons de le laisser seul pendant quelques heures. Gédéon Spilett insista pour rester près de lui, au cas où une crise se produirait, mais le mourant refusa, en disant :

« Je vivrai jusqu'à demain, monsieur ! »

Tous quittèrent le salon, traversèrent la bibliothèque, la salle à manger, et arrivèrent à l'avant, dans la chambre des machines, où étaient établis les appareils électriques, qui, en même temps que la chaleur et la lumière, fournissaient la force mécanique au Nautilus.

Le Nautilus était un chef-d'œuvre qui contenait des chefs-d'œuvre, et l'ingénieur fut émerveillé.

Les colons montèrent sur la plate-forme, qui s'élevait de sept ou huit pieds au-dessus de l'eau. Là, ils s'étendirent près d'une épaisse vitre lenticulaire qui obturait une sorte de gros œil d'où jaillissait une gerbe de lumière. Derrière cet œil s'évidait une cabine qui contenait les roues du gouvernail et dans laquelle se tenait le timonier, quand il dirigeait le Nautilus à travers les couches liquides, que les rayons électriques devaient éclairer sur une distance considérable.

Cyrus Smith et ses compagnons restèrent d'abord silencieux, car ils étaient vivement impressionnés de ce qu'ils venaient de voir, de ce qu'ils venaient d'entendre, et leur cœur se serrait, quand ils songeaient que celui dont le bras les avait tant de fois secourus, que ce protecteur qu'ils auraient connu quelques heures à peine, était à la veille de mourir !

Quel que fût le jugement que prononcerait la postérité sur les actes de cette existence pour ainsi dire extra-humaine, le prince Dakkar resterait toujours une de ces physionomies étranges, dont le souvenir ne peut s'effacer.


« Voilà un homme ! dit Pencroff. Est-il croyable qu'il ait ainsi vécu au fond de l'océan ! Et quand je pense qu'il n'y a peut-être pas trouvé plus de tranquillité qu'ailleurs !

— Le Nautilus, fit alors observer Ayrton, aurait peut-être pu nous servir à quitter l'île Lincoln et à gagner quelque terre habitée.

— Mille diables ! s'écria Pencroff, ce n'est pas moi qui me hasarderais jamais à diriger un pareil bateau. Courir sur les mers, bien ! mais sous les mers, non !

— Je crois, répondit le reporter, que la manœuvre d'un appareil sous-marin tel que ce Nautilus doit être très-facile, Pencroff, et que nous aurions vite fait de nous y habituer. Pas de tempêtes, pas d'abordages à craindre. À quelques pieds au-dessous de sa surface, les eaux de la mer sont aussi calmes que celles d'un lac.

— Possible ! riposta le marin, mais j'aime mieux un bon coup de vent à bord d'un navire bien gréé. Un bateau est fait pour aller sur l'eau et non dessous.

— Mes amis, répondit l'ingénieur, il est inutile, au moins à propos du Nautilus, de discuter cette question des navires sous-marins. Le Nautilus n'est pas à nous, et nous n'avons pas le droit d'en disposer. Il ne pourrait, d'ailleurs, nous servir en aucun cas. Outre qu'il ne peut plus sortir de cette caverne, dont l'entrée est maintenant fermée par un exhaussement des roches basaltiques, le capitaine Nemo veut qu'il s'engloutisse avec lui après sa mort. Sa volonté est formelle, et nous l'accomplirons. »

Cyrus Smith et ses compagnons, après une conversation qui se prolongea quelque temps encore, redescendirent à l'intérieur du Nautilus. Là, ils prirent quelque nourriture et rentrèrent dans le salon.

Le capitaine Nemo était sorti de cette prostration qui l'avait accablé, et ses yeux avaient repris leur éclat. On voyait comme un sourire se dessiner sur ses lèvres.

Les colons s'approchèrent de lui.

« Messieurs, leur dit le capitaine, vous êtes des hommes courageux, honnêtes et bons. Vous vous êtes tous dévoués sans réserve à l'œuvre commune. Je vous ai souvent observés. Je vous ai aimés, je vous aime !… votre main, monsieur Smith ! »

Cyrus Smith tendit sa main au capitaine, qui la serra affectueusement.

« Cela est bon ! » murmura-t-il.

Puis, reprenant :

« Mais c'est assez parler de moi ! J'ai à vous parler de vous-mêmes et de l'île Lincoln, sur laquelle vous avez trouvé refuge… vous comptez l'abandonner ?


— Pour y revenir, capitaine ! répondit vivement Pencroff.

— Y revenir ?… En effet, Pencroff, répondit le capitaine en souriant, je sais combien vous aimez cette île. Elle s'est modifiée par vos soins, et elle est bien vôtre !

— Notre projet, capitaine, dit alors Cyrus Smith, serait d'en doter les États-Unis et d'y fonder pour notre marine une relâche qui serait heureusement située dans cette portion du Pacifique.

— Vous pensez à votre pays, messieurs, répondit le capitaine. Vous travaillez pour sa prospérité, pour sa gloire. Vous avez raison. La patrie !… c'est là qu'il faut retourner ! C'est là que l'on doit mourir !… Et moi, je meurs loin de tout ce que j'ai aimé !

— Auriez-vous quelque dernière volonté à transmettre ? dit vivement l'ingénieur, quelque souvenir à donner aux amis que vous avez pu laisser dans ces montagnes de l'Inde ?

— Non, monsieur Smith. Je n'ai plus d'amis ! Je suis le dernier de ma race… et je suis mort depuis longtemps pour tous ceux que j'ai connus… Mais revenons à vous. La solitude, l'isolement sont choses tristes, au-dessus des forces humaines… Je meurs d'avoir cru que l'on pouvait vivre seul !… Vous devez donc tout tenter pour quitter l'île Lincoln et pour revoir le sol où vous êtes nés. Je sais que ces misérables ont détruit l'embarcation que vous aviez faite…

— Nous construisons un navire, dit Gédéon Spilett, un navire assez grand pour nous transporter aux terres les plus rapprochées ; mais si nous parvenons à la quitter tôt ou tard, nous reviendrons à l'île Lincoln. Trop de souvenirs nous y rattachent pour que nous l'oubliions jamais !

— C'est ici que nous aurons connu le capitaine Nemo, dit Cyrus Smith.

— Ce n'est qu'ici que nous retrouverons votre souvenir tout entier ! ajouta Harbert.

— Et c'est ici que je reposerai dans l'éternel sommeil, si… » répondit le capitaine.

Il hésita, et, au lieu d'achever sa phrase, il se contenta de dire :

« Monsieur Smith, je voudrais vous parler… à vous seul ! »

Les compagnons de l'ingénieur, respectant ce désir du mourant, se retirèrent.

Cyrus Smith resta quelques minutes seulement enfermé avec le capitaine Nemo, et bientôt il rappela ses amis, mais il ne leur dit rien des choses secrètes que le mourant avait voulu lui confier.

Gédéon Spilett observa alors le malade avec une extrême attention. Il était évident que le capitaine n'était plus soutenu que par une énergie morale, qui ne pourrait bientôt plus réagir contre son affaiblissement physique.

La journée se termina sans qu'aucun changement se manifestât. Les colons ne quittèrent pas un instant le Nautilus. La nuit était venue, bien qu'il fût impossible de s'en apercevoir dans cette crypte.

Le capitaine Nemo ne souffrait pas, mais il déclinait. Sa noble figure, pâlie par les approches de la mort, était calme. De ses lèvres s'échappaient parfois des mots presque insaisissables, qui se rapportaient à divers incidents de son étrange existence. On sentait que la vie se retirait peu à peu de ce corps, dont les extrémités étaient déjà froides.

Une ou deux fois encore, il adressa la parole aux colons rangés près de lui, et il leur sourit de ce dernier sourire qui se continue jusque dans la mort.

Enfin, un peu après minuit, le capitaine Nemo fit un mouvement suprême, et il parvint à croiser ses bras sur sa poitrine, comme s'il eût voulu mourir dans cette attitude.

Vers une heure du matin, toute la vie s'était uniquement réfugiée dans son regard. Un dernier feu brilla sous cette prunelle, d'où tant de flammes avaient jailli autrefois. Puis, murmurant ces mots : « Dieu et patrie ! » il expira doucement.

Cyrus Smith, s'inclinant alors, ferma les yeux de celui qui avait été le prince Dakkar et qui n'était même plus le capitaine Nemo.

Harbert et Pencroff pleuraient. Ayrton essuyait une larme furtive. Nab était à genoux près du reporter, changé en statue.

Cyrus Smith, élevant la main au-dessus de la tête du mort :

« Que Dieu ait son âme ! » dit-il, et, se retournant vers ses amis, il ajouta :

« Prions pour celui que nous avons perdu ! »

Jules Verne
L'Île mystérieuse
Troisième partie : Le secret de l'île Chapitre 18


Les réflexions de chacun. — Reprise des travaux de construction. — Le 1er janvier 1869. — Un panache à la cime du volcan. — Premiers symptômes d'une éruption. — Ayrton et Cyrus Smith au corral. — Exploration à la crypte Dakkar. — Ce que le capitaine Nemo avait dit à l'ingénieur.

Au point du jour, les colons avaient regagné silencieusement l'entrée de la caverne, à laquelle ils donnèrent le nom de « crypte Dakkar », en souvenir du capitaine Nemo. La marée était basse alors, et ils purent aisément passer sous l'arcade, dont le flot battait le pied-droit basaltique.

Le canot de tôle demeura en cet endroit, et de telle manière qu'il fût à l'abri des lames. Par surcroît de précaution, Pencroff, Nab et Ayrton le halèrent sur la petite grève qui confinait à l'un des côtés de la crypte, en un endroit où il ne courait aucun danger.

L'orage avait cessé avec la nuit. Les derniers roulements du tonnerre s'évanouissaient dans l'ouest. Il ne pleuvait plus, mais le ciel était encore chargé de nuages. En somme, ce mois d'octobre, début du printemps austral, ne s'annonçait pas d'une façon satisfaisante, et le vent avait une tendance à sauter d'un point du compas à l'autre, qui ne permettait pas de compter sur un temps fait.

Cyrus Smith et ses compagnons, en quittant la crypte Dakkar, avaient repris la route du corral. Chemin faisant, Nab et Harbert eurent soin de dégager le fil qui avait été tendu par le capitaine entre le corral et la crypte, et qu'on pourrait utiliser plus tard.

En marchant, les colons parlaient peu. Les divers incidents de cette nuit du 15 au 16 octobre les avaient très-vivement impressionnés. Cet inconnu dont l'influence les protégeait si efficacement, cet homme dont leur imagination faisait un génie, le capitaine Nemo n'était plus. Son Nautilus et lui étaient ensevelis au fond d'un abîme. Il semblait à chacun qu'ils étaient plus isolés qu'avant. Ils s'étaient pour ainsi dire habitués à compter sur cette intervention puissante qui leur manquait aujourd'hui, et Gédéon Spilett et Cyrus Smith lui-même n'échappaient pas à cette impression. Aussi gardèrent-ils tous un profond silence en suivant la route du corral.

Vers neuf heures du matin, les colons étaient rentrés à Granite-house.

Il avait été bien convenu que la construction du navire serait très-activement poussée, et Cyrus Smith y donna plus que jamais son temps et ses soins. On ne savait ce que réservait l'avenir. Or, c'était une garantie pour les colons d'avoir à leur disposition un bâtiment solide, pouvant tenir la mer même par un gros temps, et assez grand pour tenter, au besoin, une traversée de quelque durée. Si, le bâtiment achevé, les colons ne se décidaient pas à quitter encore l'île Lincoln et à gagner, soit un archipel polynésien du Pacifique, soit les côtes de la Nouvelle-Zélande, du moins devaient-ils se rendre au plus tôt à l'île Tabor, afin d'y déposer la notice relative à Ayrton. C'était une indispensable précaution à prendre pour le cas où le yacht écossais reparaîtrait dans ces mers, et il ne fallait rien négliger à cet égard.

Les travaux furent donc repris. Cyrus Smith, Pencroff et Ayrton, aidés de Nab, de Gédéon Spilett et d'Harbert, toutes les fois que quelque autre besogne pressante ne les réclamait pas, travaillèrent sans relâche. Il était nécessaire que le nouveau bâtiment fût prêt dans cinq mois, c'est-à-dire pour le commencement de mars, si l'on voulait rendre visite à l'île Tabor avant que les coups de vent d'équinoxe eussent rendu cette traversée impraticable. Aussi les charpentiers ne perdirent-ils pas un moment. Du reste, ils n'avaient pas à se préoccuper de fabriquer un gréement, car celui du Speedy avait été sauvé en entier. C'était donc, avant tout, la coque du navire qu'il fallait achever.

La fin de l'année 1868 s'écoula au milieu de ces importants travaux, presque à l'exclusion de tous autres. Au bout de deux mois et demi, les couples avaient été mis en place, et les premiers bordages étaient ajustés. On pouvait déjà juger que les plans donnés par Cyrus Smith étaient excellents, et que le navire se comporterait bien à la mer. Pencroff apportait à ce travail une activité dévorante et ne se gênait pas de grommeler, quand l'un ou l'autre abandonnait la hache du charpentier pour le fusil du chasseur. Il fallait bien, cependant, entretenir les réserves de Granite-house, en vue du prochain hiver. Mais n'importe. Le brave marin n'était pas content lorsque les ouvriers manquaient au chantier. Dans ces occasions-là, et en bougonnant, il faisait — par colère — l'ouvrage de six hommes.

Toute cette saison d'été fut mauvaise. Pendant quelques jours, les chaleurs étaient accablantes, et l'atmosphère, saturée d'électricité, ne se déchargeait ensuite que par de violents orages qui troublaient profondément les couches d'air. Il était rare que des roulements lointains du tonnerre ne se fissent pas entendre. C'était comme un murmure sourd, mais permanent, tel qu'il se produit dans les régions équatoriales du globe.

Le 1er janvier 1869 fut même signalé par un orage d'une violence extrême, et la foudre tomba plusieurs fois sur l'île. De gros arbres furent atteints par le fluide et brisés, entre autres un de ces énormes micocouliers qui ombrageaient la basse-cour à l'extrémité sud du lac. Ce météore avait-il une relation quelconque avec les phénomènes qui s'accomplissaient dans les entrailles de la terre ? Une sorte de connexité s'établissait-elle entre les troubles de l'air et les troubles des portions intérieures du globe ? Cyrus Smith fut porté à le croire, car le développement de ces orages fut marqué par une recrudescence des symptômes volcaniques.

Ce fut le 3 janvier que Harbert, étant monté dès l'aube au plateau de Grande-Vue pour seller l'un des onaggas, aperçut un énorme panache qui se déroulait à la cime du volcan.


Harbert prévint aussitôt les colons, qui vinrent de suite observer le sommet du mont Franklin.

« Eh ! s'écria Pencroff, ce ne sont pas des vapeurs, cette fois ! Il me semble que le géant ne se contente plus de respirer, mais qu'il fume ! »

Cette image, employée par le marin, traduisait justement la modification qui s'était opérée à la bouche du volcan. Depuis trois mois déjà, le cratère émettait des vapeurs plus ou moins intenses, mais qui ne provenaient encore que d'une ébullition intérieure des matières minérales. Cette fois, aux vapeurs venait de succéder une fumée épaisse, s'élevant sous la forme d'une colonne grisâtre, large de plus de trois cents pieds à sa base, et qui s'épanouissait comme un immense champignon à une hauteur de sept à huit cents pieds au-dessus de la cime du mont.

« Le feu est dans la cheminée, dit Gédéon Spilett.

— Et nous ne pourrons pas l'éteindre ! répondit Harbert.

— On devrait bien ramoner les volcans, fit observer Nab, qui sembla parler le plus sérieusement du monde.

— Bon, Nab, s'écria Pencroff. Est-ce toi qui te chargerais de ce ramonage-là ? »

Et Pencroff poussa un gros éclat de rire.

Cyrus Smith observait avec attention l'épaisse fumée projetée par le mont Franklin, et il prêtait même l'oreille, comme s'il eût voulu surprendre quelque grondement éloigné. Puis, revenant vers ses compagnons, dont il s'était écarté quelque peu :

« En effet, mes amis, une importante modification s'est produite, il ne faut pas se le dissimuler. Les matières volcaniques ne sont plus seulement à l'état d'ébullition, elles ont pris feu, et, très-certainement, nous sommes menacés d'une éruption prochaine !

— Eh bien, monsieur Smith, on la verra, l'éruption, s'écria Pencroff, et on l'applaudira si elle est réussie ! Je ne pense pas qu'il y ait là de quoi nous préoccuper !

— Non, Pencroff, répondit Cyrus Smith, car l'ancienne route des laves est toujours ouverte, et, grâce à sa disposition, le cratère les a jusqu'ici épanchées vers le nord. Et cependant…

— Et cependant, puisqu'il n'y a aucun avantage à retirer d'une éruption, mieux vaudrait que celle-ci n'eût pas lieu, dit le reporter.

— Qui sait ? répondit le marin. Il y a peut-être dans ce volcan quelque utile et précieuse matière qu'il vomira complaisamment, et dont nous ferons bon usage ! »


Cyrus Smith secoua la tête en homme qui n'attendait rien de bon du phénomène dont le développement était si subit. Il n'envisageait pas aussi légèrement que Pencroff les conséquences d'une éruption. Si les laves, par suite de l'orientation du cratère, ne menaçaient pas directement les parties boisées et cultivées de l'île, d'autres complications pouvaient se présenter. En effet, il n'est pas rare que les éruptions soient accompagnées de tremblements de terre, et une île, de la nature de l'île Lincoln, formée de matières si diverses, basaltes d'un côté, granit de l'autre, laves au nord, sol meuble au midi, matières qui, par conséquent, ne pouvaient être solidement liées entre elles, aurait couru le risque d'être désagrégée. Si donc l'épanchement des substances volcaniques ne constituait pas un danger très-sérieux, tout mouvement dans la charpente terrestre qui eût secoué l'île pouvait entraîner des conséquences extrêmement graves.

« Il me semble, dit Ayrton, qui s'était couché de manière à poser son oreille sur le sol, il me semble entendre des roulements sourds, comme ferait un chariot chargé de barres de fer. »

Les colons écoutèrent avec une extrême attention et purent constater qu'Ayrton ne se trompait pas. Aux roulements se mêlaient parfois des mugissements souterrains qui formaient une sorte de « rinfordzando » et s'éteignaient peu à peu, comme si quelque brise violente eût passé dans les profondeurs du globe. Mais aucune détonation proprement dite ne se faisait encore entendre. On pouvait donc en conclure que les vapeurs et les fumées trouvaient un libre passage à travers la cheminée centrale, et que, la soupape étant assez large, aucune dislocation ne se produirait, aucune explosion ne serait à craindre.

« Ah çà ! dit alors Pencroff, est-ce que nous n'allons pas retourner au travail ? Que le mont Franklin fume, braille, gémisse, vomisse feu et flammes tant qu'il lui plaira, ce n'est pas une raison pour ne rien faire ! Allons, Ayrton, Nab, Harbert, monsieur Cyrus, monsieur Spilett, il faut aujourd'hui que tout le monde mette la main à la besogne ! Nous allons ajuster les précintes, et une douzaine de bras ne seront pas de trop. Avant deux mois, je veux que notre nouveau Bonadventure — car nous lui conserverons ce nom, n'est-il pas vrai ? — flotte sur les eaux du Port-Ballon ! Donc, pas une heure à perdre ! »

Tous les colons, dont les bras étaient réclamés par Pencroff, descendirent au chantier de construction et procédèrent à la pose des précintes, épais bordages qui forment la ceinture d'un bâtiment et relient solidement entre eux les couples de sa carcasse. C'était là une grosse et pénible besogne, à laquelle tous durent prendre part.

On travailla donc assidûment pendant toute cette journée du 3 janvier, sans se préoccuper du volcan, qu'on ne pouvait apercevoir, d'ailleurs, de la grève de Granite-house. Mais, une ou deux fois, de grandes ombres, voilant le soleil, qui décrivait son arc diurne sur un ciel extrêmement pur, indiquèrent qu'un épais nuage de fumée passait entre son disque et l'île. Le vent, soufflant du large, emportait toutes ces vapeurs dans l'ouest. Cyrus Smith et Gédéon Spilett remarquèrent parfaitement ces assombrissements passagers, et causèrent à plusieurs reprises des progrès que faisait évidemment le phénomène volcanique, mais le travail ne fut pas interrompu. Il était, d'ailleurs, d'un haut intérêt, à tous les points de vue, que le bâtiment fût achevé dans le plus bref délai. En présence d'éventualités qui pouvaient naître, la sécurité des colons n'en serait que mieux garantie. Qui sait si ce navire ne serait pas un jour leur unique refuge ?

Le soir, après souper, Cyrus Smith, Gédéon Spilett et Harbert remontèrent sur le plateau de Grande-Vue. La nuit était déjà faite, et l'obscurité devait permettre de reconnaître si, aux vapeurs et aux fumées accumulées à la bouche du cratère, se mêlaient soit des flammes, soit des matières incandescentes, projetées par le volcan.

« Le cratère est en feu ! » s'écria Harbert, qui, plus leste que ses compagnons, était arrivé le premier au plateau.

Le mont Franklin, distant de six milles environ, apparaissait alors comme une gigantesque torche, au sommet de laquelle se tordaient quelques flammes fuligineuses. Tant de fumée, tant de scories et de cendres peut-être y étaient mêlées, que leur éclat, très-atténué, ne tranchait pas au vif sur les ténèbres de la nuit. Mais une sorte de lueur fauve se répandait sur l'île et découpait confusément la masse boisée des premiers plans. D'immenses tourbillons obscurcissaient les hauteurs du ciel, à travers lesquels scintillaient quelques étoiles.

« Les progrès sont rapides ! dit l'ingénieur.

— Ce n'est pas étonnant, répondit le reporter. Le réveil du volcan date depuis un certain temps déjà. Vous vous rappelez, Cyrus, que les premières vapeurs ont apparu vers l'époque à laquelle nous avons fouillé les contreforts de la montagne pour découvrir la retraite du capitaine Nemo. C'était, si je ne me trompe, vers le 15 octobre ?

— Oui ! répondit Harbert, et voilà déjà deux mois et demi de cela !

— Les feux souterrains ont donc couvé pendant dix semaines, reprit Gédéon Spilett, et il n'est pas étonnant qu'ils se développent maintenant avec cette violence !


— Est-ce que vous ne sentez pas certaines vibrations dans le sol ? demanda Cyrus Smith.

— En effet, répondit Gédéon Spilett, mais de là à un tremblement de terre…

— Je ne dis pas que nous soyons menacés d'un tremblement de terre, répondit Cyrus Smith, et Dieu nous en préserve ! Non. Ces vibrations sont dues à l'effervescence du feu central. L'écorce terrestre n'est autre chose que la paroi d'une chaudière, et vous savez que la paroi d'une chaudière, sous la pression des gaz, vibre comme une plaque sonore. C'est cet effet qui se produit en ce moment.

— Les magnifiques gerbes de feu ! » s'écria Harbert.

En ce moment jaillissait du cratère une sorte de bouquet d'artifices dont les vapeurs n'avaient pu diminuer l'éclat. Des milliers de fragments lumineux et de points vifs se projetaient en directions contraires. Quelques-uns, dépassant le dôme de fumée, le crevaient d'un jet rapide et laissaient après eux une véritable poussière incandescente. Cet épanouissement fut accompagné de détonations successives comme le déchirement d'une batterie de mitrailleuses.

Cyrus Smith, le reporter et le jeune garçon, après avoir passé une heure au plateau de Grande-Vue, redescendirent sur la grève et regagnèrent Granite-house. L'ingénieur était pensif, préoccupé même, à ce point que Gédéon Spilett crut devoir lui demander s'il pressentait quelque danger prochain, dont l'éruption serait la cause directe ou indirecte.

« Oui et non, répondit Cyrus Smith.

— Cependant, reprit le reporter, le plus grand malheur qui pourrait nous arriver, ne serait-ce pas un tremblement de terre qui bouleverserait l'île ? Or, je ne crois pas que cela soit à redouter, puisque les vapeurs et les laves ont trouvé un libre passage pour s'épancher au dehors.

— Aussi, répondit Cyrus Smith, ne crains-je pas un tremblement de terre dans le sens que l'on donne ordinairement aux convulsions du sol provoquées par l'expansion des vapeurs souterraines. Mais d'autres causes peuvent amener de grands désastres.

— Lesquels, mon cher Cyrus ?

— Je ne sais trop… il faut que je voie… que je visite la montagne… avant quelques jours, je serai fixé à cet égard. »

Gédéon Spilett n'insista pas, et bientôt, malgré les détonations du volcan, dont l'intensité s'accroissait et que répétaient les échos de l'île, les hôtes de Granite-house dormaient d'un profond sommeil.


Trois jours s'écoulèrent, les 4, 5 et 6 janvier. On travaillait toujours à la construction du bateau, et, sans s'expliquer autrement, l'ingénieur activait le travail de tout son pouvoir. Le mont Franklin était alors encapuchonné d'un sombre nuage d'aspect sinistre, et avec les flammes il vomissait des roches incandescentes, dont les unes retombaient dans le cratère même. Ce qui faisait dire à Pencroff, qui ne voulait considérer le phénomène que par ses côtés amusants :

« Tiens ! le géant qui joue au bilboquet ! le géant qui jongle ! »

Et, en effet, les matières vomies retombaient dans l'abîme, et il ne semblait pas que les laves, gonflées par la pression intérieure, se fussent encore élevées jusqu'à l'orifice du cratère. Du moins, l'égueulement du nord-est, qui était en partie visible, ne versait aucun torrent sur le talus septentrional du mont.

Cependant, quelque pressés que fussent les travaux de construction, d'autres soins réclamaient la présence des colons sur divers points de l'île. Avant tout, il fallait aller au corral, où le troupeau de mouflons et de chèvres était renfermé, et renouveler la provision de fourrage de ces animaux. Il fut alors convenu qu'Ayrton s'y rendrait le lendemain 7 janvier, et comme il pouvait suffire seul à cette besogne, dont il avait l'habitude, Pencroff et les autres manifestèrent une certaine surprise, quand ils entendirent l'ingénieur dire à Ayrton :

« Puisque vous allez demain au corral, je vous y accompagnerai.

— Eh ! monsieur Cyrus ! s'écria le marin, nos jours de travail sont comptés, et, si vous partez aussi, cela va nous faire quatre bras de moins !

— Nous serons revenus le lendemain, répondit Cyrus Smith, mais j'ai besoin d'aller au corral… Je désire reconnaître où en est l'éruption.

— L'éruption ! l'éruption ! répondit Pencroff d'un air peu satisfait. Quelque chose d'important que cette éruption, et voilà qui ne m'inquiète guère ! »

Quoi qu'en eût le marin, l'exploration, projetée par l'ingénieur, fut maintenue pour le lendemain. Harbert aurait bien voulu accompagner Cyrus Smith, mais il ne voulut pas contrarier Pencroff en s'absentant.

Le lendemain, dès le lever du jour, Cyrus Smith et Ayrton, montant le chariot attelé des deux onaggas, prenaient la route du corral et y couraient au grand trot.

Au-dessus de la forêt passaient de gros nuages auxquels le cratère du mont Franklin fournissait incessamment des matières fuligineuses. Ces nuages, qui roulaient pesamment dans l'atmosphère, étaient évidemment composés de substances hétérogènes. Ce n'était pas à la fumée seule du volcan qu'ils devaient d'être si étrangement opaques et lourds. Des scories à l'état de poussière, telles que de la pouzzolane pulvérisée et des cendres grisâtres aussi fines que la plus fine fécule, se tenaient en suspension au milieu de leurs épaisses volutes. Ces cendres sont si ténues, qu'on les as vues se maintenir quelquefois dans l'air durant des mois entiers. Après l'éruption de 1783, en Islande, pendant plus d'une année, l'atmosphère fut ainsi chargée de poussières volcaniques que les rayons du soleil perçaient à peine.

Mais, le plus souvent, ces matières pulvérisées se rabattent, et c'est ce qui arriva en cette occasion. Cyrus Smith et Ayrton étaient à peine arrivés au corral, qu'une sorte de neige noirâtre semblable à une légère poudre de chasse tomba et modifia instantanément l'aspect du sol. Arbres, prairies, tout disparut sous une couche mesurant plusieurs pouces d'épaisseur. Mais, très-heureusement, le vent soufflait du nord-est, et la plus grande partie du nuage alla se dissoudre au-dessus de la mer.

« Voilà qui est singulier, monsieur Smith, dit Ayrton.

— Voilà qui est grave, répondit l'ingénieur. Cette pouzzolane, ces pierres ponces pulvérisées, toute cette poussière minérale en un mot, démontre combien le trouble est profond dans les couches inférieures du volcan.

— Mais n'y a-t-il rien à faire ?

— Rien, si ce n'est à se rendre compte des progrès du phénomène. Occupez-vous donc, Ayrton, des soins à donner au corral. Pendant ce temps, je remonterai jusqu'au delà des sources du creek Rouge et j'examinerai l'état du mont sur sa pente septentrionale. Puis…

— Puis… monsieur Smith ?

— Puis nous ferons une visite à la crypte Dakkar… Je veux voir… enfin, je reviendrai vous prendre dans deux heures. »

Ayrton entra alors dans la cour du corral, et, en attendant le retour de l'ingénieur, il s'occupa des mouflons et des chèvres, qui semblaient éprouver un certain malaise devant ces premiers symptômes d'une éruption.

Cependant, Cyrus Smith, s'étant aventuré sur la crête des contreforts de l'est, tourna le creek Rouge et arriva à l'endroit où ses compagnons et lui avaient découvert une source sulfureuse, lors de leur première exploration.

Les choses avaient bien changé ! Au lieu d'une seule colonne de fumée, il en compta treize qui fusaient hors de terre, comme si elles eussent été violemment poussées par quelque piston. Il était évident que l'écorce terrestre subissait en ce point du globe une pression effroyable. L'atmosphère était saturée de gaz sulfureux, d'hydrogène, d'acide carbonique, mêlés à des vapeurs aqueuses. Cyrus Smith sentait frémir ces tufs volcaniques dont la plaine était semée, et qui n'étaient que des cendres pulvérulentes dont le temps avait fait des blocs durs, mais il ne vit encore aucune trace de laves nouvelles.


C'est ce que l'ingénieur put constater plus complétement, quand il observa tout le revers septentrional du mont Franklin. Des tourbillons de fumée et de flammes s'échappaient du cratère ; une grêle de scories tombait sur le sol ; mais aucun épanchement lavique ne s'opérait par le goulot du cratère, ce qui prouvait que le niveau des matières volcaniques n'avait pas encore atteint l'orifice supérieur de la cheminée centrale.

« Et j'aimerais mieux que cela fût ! Se dit Cyrus Smith. Au moins je serais certain que les laves ont repris leur route accoutumée. Qui sait si elles ne se déverseront pas par quelque nouvelle bouche ? Mais là n'est pas le danger ! Le capitaine Nemo l'a bien pressenti ! Non ! Le danger n'est pas là ! »


Cyrus Smith s'avança jusqu'à l'énorme chaussée dont le prolongement encadrait l'étroit golfe du Requin. Il put donc examiner suffisamment de ce côté les anciennes zébrures des laves. Il n'y avait pas doute pour lui que la dernière éruption ne remontât à une époque très-éloignée.

Alors il revint sur ses pas, prêtant l'oreille aux roulements souterrains qui se propageaient comme un tonnerre continu, et sur lequel se détachaient d'éclatantes détonations. À neuf heures du matin, il était de retour au corral.

Ayrton l'attendait.

« Les animaux sont pourvus, monsieur Smith, dit Ayrton.

— Bien, Ayrton.


— Ils semblent inquiets, monsieur Smith.

— Oui, l'instinct parle en eux, et l'instinct ne trompe pas.

— Quand vous voudrez…

— Prenez un fanal et un briquet, Ayrton, répondit l'ingénieur, et partons. »

Ayrton fit ce qui lui était commandé. Les onaggas, dételés, erraient dans le corral. La porte fut fermée extérieurement, et Cyrus Smith, précédant Ayrton, prit, vers l'ouest, l'étroit sentier qui conduisait à la côte.

Tous deux marchaient sur un sol ouaté par les matières pulvérulentes tombées du nuage. Aucun quadrupède n'apparaissait sous bois. Les oiseaux eux-mêmes avaient fui. Quelquefois, une brise qui passait soulevait la couche de cendre, et les deux colons, pris dans un tourbillon opaque, ne se voyaient plus. Ils avaient soin alors d'appliquer un mouchoir sur leurs yeux et leur bouche, car ils couraient le risque d'être aveuglés et étouffés.

Cyrus Smith et Ayrton ne pouvaient, dans ces conditions, marcher rapidement. En outre, l'air était lourd, comme si son oxygène eût été en partie brûlé et qu'il fût devenu impropre à la respiration. Tous les cent pas, il fallait s'arrêter et reprendre haleine. Il était donc plus de dix heures, quand l'ingénieur et son compagnon atteignirent la crête de cet énorme entassement de roches basaltiques et porphyritiques qui formait la côte nord-ouest de l'île.

Ayrton et Cyrus Smith commencèrent à descendre cette côte abrupte, en suivant à peu près le chemin détestable qui, pendant cette nuit d'orage, les avait conduits à la crypte Dakkar. En plein jour, cette descente fut moins périlleuse, et, d'ailleurs, la couche de cendres, recouvrant le poli des roches, permettait d'assurer plus solidement le pied sur leurs surfaces déclives.

L'épaulement qui prolongeait le rivage, à une hauteur de quarante pieds environ, fut bientôt atteint. Cyrus Smith se rappelait que cet épaulement s'abaissait par une pente douce, jusqu'au niveau de la mer. Quoique la marée fût basse en ce moment, aucune grève ne découvrait, et les lames, salies par la poussière volcanique, venaient directement battre les basaltes du littoral.

Cyrus Smith et Ayrton retrouvèrent sans peine l'ouverture de la crypte Dakkar, et ils s'arrêtèrent sous la dernière roche, qui formait le palier inférieur de l'épaulement.

« Le canot de tôle doit être là ? dit l'ingénieur.

— Il y est, monsieur Smith, répondit Ayrton, attirant à lui la légère embarcation, qui était abritée sous la voussure de l'arcade.

— Embarquons, Ayrton. »


Les deux colons s'embarquèrent dans le canot. Une légère ondulation des lames l'engagea plus profondément sous le cintre très-surbaissé de la crypte, et là, Ayrton, après avoir battu le briquet, alluma le fanal. Puis, il saisit les deux avirons, et le fanal ayant été posé sur l'étrave du canot, de manière à projeter ses rayons en avant, Cyrus Smith prit la barre et se dirigea au milieu des ténèbres de la crypte.

Le Nautilus n'était plus là pour embraser de ses feux cette sombre caverne. Peut-être l'irradiation électrique, toujours nourrie par son foyer puissant, se propageait-elle encore au fond des eaux, mais aucun éclat ne sortait de l'abîme, où reposait le capitaine Nemo.

La lumière du fanal, quoique insuffisante, permit cependant à l'ingénieur de s'avancer, en suivant la paroi de droite de la crypte. Un silence sépulcral régnait sous cette voûte, du moins, dans sa portion antérieure, car bientôt Cyrus Smith entendit distinctement les grondements qui se dégageaient des entrailles de la montagne.

« C'est le volcan, » dit-il.

Bientôt, avec ce bruit, les combinaisons chimiques se trahirent par une vive odeur, et des vapeurs sulfureuses saisirent à la gorge l'ingénieur et son compagnon.

« Voilà ce que craignait le capitaine Nemo ! murmura Cyrus Smith, dont la figure pâlit légèrement. Il faut pourtant aller jusqu'au bout.

— Allons ! » répondit Ayrton, qui se courba sur ses avirons et poussa le canot vers le chevet de la crypte.

Vingt-cinq minutes après avoir franchi l'ouverture, le canot arrivait à la paroi terminale et s'arrêtait.

Cyrus Smith, montant alors sur son banc, promena le fanal sur les diverses parties de la paroi, qui séparait la crypte de la cheminée centrale du volcan. Quelle était l'épaisseur de cette paroi ? Était-elle de cent pieds ou de dix, on n'eût pu le dire. Mais les bruits souterrains étaient trop perceptibles pour qu'elle fût bien épaisse.

L'ingénieur, après avoir exploré la muraille suivant une ligne horizontale, fixa le fanal à l'extrémité d'un aviron, et il le promena de nouveau à une plus grande hauteur sur la paroi basaltique.

Là, par des fentes à peine visibles, à travers les prismes mal joints, transpirait une fumée âcre, qui infectait l'atmosphère de la caverne. Des fractures zébraient la muraille, et quelques-unes, plus vivement dessinées, s'abaissaient jusqu'à deux ou trois pieds seulement des eaux de la crypte.

Cyrus Smith resta d'abord pensif. Puis, il murmura encore ces paroles :
« Oui ! le capitaine avait raison ! Là est le danger, et un danger terrible ! »

Ayrton ne dit rien, mais, sur un signe de Cyrus Smith, il reprit ses avirons, et, une demi-heure après, l'ingénieur et lui sortaient de la crypte Dakkar.


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