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Illustration: Le Grand Meaulnes (chap34-35-36) - alain-fournier

Le Grand Meaulnes (chap34-35-36)


Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2008-08-01

Lu par Christophe
Livre audio de 35min
Fichier Mp3 de 31,8 Mo

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Feuilleton audio (46 Chapitres)

3ème Partie - Chapitres 34, 35 et 36
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La partie de plaisir.

J'eus peine à suivre Augustin sur la route du Vieux-Nançay. Il allait comme un coureur de bicyclette. Il ne descendait pas aux côtes. A son inexplicable hésitation de la veille avaient succédé une fièvre, une nervosité, un désir d'arriver au plus vite, qui ne laissaient pas de m'effrayer un peu. Chez mon oncle il montra la même impatience, il parut incapable de s'intéresser à rien jusqu'au moment où nous fûmes tous installés en voiture, vers dix heures, le lendemain matin, et prêts à partir pour les bords de la rivière.

On était à la fin du mois d'août, au déclin de l'été. Déjà les fourreaux vides des châtaigniers jaunis commençaient à joncher les routes blanches. Le trajet n'était pas long ; la ferme des Aubiers, près du Cher où nous allions, ne se trouvait guère qu'à deux kilomètres au delà des Sablonnières. De loin en loin, nous rencontrions d'autres invités en voiture, et même des jeunes gens à cheval, que Florentin avait conviés audacieusement au nom de M. de Galais... On s'était efforcé comme jadis de mêler riches et pauvres, châtelains et paysans. C'est ainsi que nous vîmes arriver à bicyclette Jasmin Delouche, qui, grâce au garde Baladier, avait fait naguère la connaissance de mon oncle.

"Et voilà, dit Meaulnes en l'apercevant, celui qui tenait la clef de tout, pendant que nous cherchions jusqu'à Paris. C'est à désespérer !"

Chaque fois qu'il le regardait sa rancune en était augmentée. L'autre, qui s'imaginait au contraire avoir droit à toute notre reconnaissance, escorta notre voiture de très près, jusqu'au bout. On voyait qu'il avait fait, misérablement, sans grand résultat, des frais de toilette, et les pans de sa jaquette élimée battaient le garde crotte de son vélocipède...

Malgré la contrainte qu'il s'imposait pour être aimable, sa figure vieillotte ne parvenait pas à plaire. Il m'inspirait plutôt à moi une vague pitié. Mais de qui n'aurais-je pas eu pitié durant cette journée-là ?...

Je ne me rappelle jamais cette partie de plaisir sans un obscur regret, comme une sorte d'étouffement. Je m'étais fait de ce jour tant de joie à l'avance ! Tout paraissait si parfaitement concerté pour que nous soyons heureux. Et nous l'avons été si peu !...

Que les bords du Cher étaient beaux, pourtant ! Sur la rive où l'on s'arrêta, le coteau venait finir en pente douce et la terre se divisait en petits prés verts, en saulaies séparées par des clôtures, comme autant de jardins minuscules. De l'autre côté de la rivière les bords étaient formés de collines grises, abruptes, rocheuses ; et sur les plus lointaines on découvrait, parmi les sapins, de petits châteaux romantiques avec une tourelle. Au loin, par instants, on entendait aboyer la meute du château de Préveranges.

Nous étions arrivés en ce lieu par un dédale de petits chemins, tantôt hérissés de cailloux blancs, tantôt remplis de sable ? chemins qu'aux abords de la rivière les sources vives transformaient en ruisseaux. Au passage, les branches des groseilliers sauvages nous agrippaient par la manche. Et tantôt nous étions plongés dans la fraîche obscurité des fonds de ravins, tantôt au contraire, les haies interrompues, nous baignions dans la claire lumière de toute la vallée. Au loin sur l'autre rive, quand nous approchâmes, un homme accroché aux rocs, d'un geste lent, tendait des cordes à poissons. Qu'il faisait beau, mon Dieu !

Nous nous installâmes sur une pelouse, dans le retrait que formait un taillis de bouleaux. C'était une grande pelouse rase, où il semblait qu'il y eût place pour des jeux sans fin.

Les voitures furent dételées ; les chevaux conduits à la ferme des Aubiers. On commença à déballer les provisions dans le bois, et à dresser sur la prairie de petites tables pliantes que mon oncle avait apportées.

Il fallut, à ce moment, des gens de bonne volonté, pour aller à l'entrée du grand chemin voisin guetter les derniers arrivants et leur indiquer où nous étions. Je m'offris aussitôt ; Meaulnes me suivit, et nous allâmes nous poster près du pont suspendu, au carrefour de plusieurs sentiers et du chemin qui venait des Sablonnières.

Marchant de long en large, parlant du passé, tâchant tant bien que mal de nous distraire, nous attendions. Il arriva encore une voiture du Vieux-Nançay, des paysans inconnus avec une grande fille enrubannée. Puis plus rien. Si, trois enfants dans une voiture à âne, les enfants de l'ancien jardinier des Sablonnières.

"Il me semble que je les reconnais, dit Meaulnes. Ce sont eux, je crois bien, qui m'ont pris par la main jadis, le premier soir de la fête, et m'ont conduit au dîner..."

Mais à ce moment, l'âne ne voulant plus marcher, les enfants descendirent pour le piquer, le tirer, cogner sur lui tant qu'ils purent ; alors Meaulnes, déçu, prétendit s'être trompé...

Je leur demandai s'ils avaient rencontré sur la route M. et Mlle de Galais. L'un d'eux répondit qu'il ne savait pas ; l'autre : "Je pense que oui, monsieur". Et nous ne fûmes pas plus avancés. Ils descendirent enfin vers la pelouse, les uns tirant l'ânon par la bride, les autres poussant derrière la voiture. Nous reprîmes notre attente. Meaulnes regardait fixement le détour du chemin des Sablonnières, guettant avec une sorte d'effroi la venue de la jeune fille qu'il avait tant cherchée jadis. Un énervement bizarre et presque comique, qu'il passait sur Jasmin, s'était emparé de lui. Du petit talus où nous étions grimpés pour voir au loin le chemin, nous apercevions sur la pelouse, en contrebas, un groupe d'invités où Delouche essayait de faire bonne figure.

"Regarde-le pérorer, cet imbécile", me disait Meaulnes.

Et je lui répondais :

"Mais laisse-le. Il fait ce qu'il peut, le pauvre garçon".

Augustin ne désarmait pas. Là-bas, un lièvre ou un écureuil avait dû déboucher d'un fourré. Jasmin, pour assurer sa contenance, fit mine de le poursuivre :

"Allons, bon ! Il court, maintenant...", fit Meaulnes, comme si vraiment cette audace-là dépassait toutes les autres !

Et cette fois je ne pus m'empêcher de rire. Meaulnes aussi ; mais ce ne fut qu'un éclair.

Après un nouveau quart d'heure :

"Si elle ne venait pas ?..." dit-il.

Je répondis :

"Mais puisqu'elle a promis. Sois donc plus patient !"

Il recommença de guetter. Mais, à la fin, incapable de supporter plus longtemps cette attente intolérable :

"Ecoute-moi, dit-il. Je redescends avec les autres. Je ne sais ce qu'il y a maintenant contre moi : mais si je reste là, je sens qu'elle ne viendra jamais ? qu'il est impossible qu'au bout de ce chemin, tout à l'heure, elle apparaisse".

Et il s'en alla vers la pelouse, me laissant tout seul. Je fis quelque cent mètres sur la petite route, pour passer le temps. Et au premier détour j'aperçus Yvonne de Galais, montée en amazone sur son vieux cheval blanc, si fringant ce matin-là qu'elle était obligée de tirer sur les rênes pour l'empêcher de trotter. A la tête du cheval, péniblement, en silence, marchait M. de Galais. Sans doute ils avaient dû se relayer sur la route, chacun à tour de rôle se servant de la vieille monture. Quand la jeune fille me vit tout seul, elle sourit, sauta prestement à terre, et confiant les rênes à son père se dirigea vers moi qui accourais :

"Je suis bien heureuse, dit-elle, de vous trouver seul. Car je ne veux montrer à personne qu'à vous le vieux Bélisaire, ni le mettre avec les autres chevaux. Il est trop laid et trop vieux d'abord ; puis je crains toujours qu'il ne soit blessé par un autre. Or, je n'ose monter que lui, et, quand il sera mort, je n'irai plus à cheval".

Chez Mlle de Galais, comme chez Meaulnes, je sentais sous cette animation charmante, sous cette grâce en apparence si paisible, de l'impatience et presque de l'anxiété. Elle parlait plus vite qu'à l'ordinaire. Malgré ses joues et ses pommettes roses, il y avait autour de ses yeux, à son front, par endroits, une pâleur violente où se lisait tout son trouble.

Nous convînmes d'attacher Bélisaire à un arbre dans un petit bois, proche de la route. Le vieux M. de Galais, sans mot dire comme toujours, sortit le licol des fontes et attacha la bête ? un peu bas à ce qu'il me sembla. De la ferme je promis d'envoyer tout à l'heure du foin, de l'avoine, de la paille...

Et Mlle de Galais arriva sur la pelouse comme jadis, je l'imagine, elle descendit vers la berge du lac, lorsque Meaulnes l'aperçut pour la première fois.

Donnant le bras à son père, écartant de sa main gauche le pan du grand manteau léger qui l'enveloppait, elle s'avançait vers les invités, de son air à la fois si sérieux et si enfantin. Je marchais auprès d'elle. Tous les invités éparpillés ou jouant au loin s'étaient dressés et rassemblés pour l'accueillir ; il y eut un bref instant de silence pendant lequel chacun la regarda s'approcher.

Meaulnes s'était mêlé au groupe des jeunes hommes et rien ne pouvait le distinguer de ses compagnons, sinon sa haute taille : encore y avait-il là des jeunes gens presque aussi grands que lui. Il ne fit rien qui pût le désigner à l'attention, pas un geste ni un pas en avant. Je le voyais, vêtu de gris, immobile, regardant fixement, comme tous les autres, la si belle jeune fille qui venait. A la fin, pourtant, d'un mouvement inconscient et gêné, il avait passé sa main sur sa tête nue, comme pour cacher, au milieu de ses compagnons aux cheveux bien peignés, sa rude tête rasée de paysan.

Puis le groupe entoura Mlle de Galais. On lui présenta les jeunes filles et les jeunes gens qu'elle ne connaissait pas... Le tour allait venir de mon compagnon ; et je me sentais aussi anxieux qu'il pouvait l'être. Je me disposais à faire moi-même cette présentation.

Mais avant que j'eusse pu rien dire, la jeune fille s'avançait vers lui avec une décision et une gravité surprenantes :

"Je reconnais Augustin Meaulnes", dit-elle.

Et elle lui tendit la main.

La partie de plaisir (fin).

De nouveaux venus s'approchèrent presque aussitôt pour saluer Yvonne de Galais, et les deux jeunes gens se trouvèrent séparés. Un malheureux hasard voulut qu'ils ne fussent point réunis pour le déjeuner à la même petite table. Mais Meaulnes semblait avoir repris confiance et courage. A plusieurs reprises, comme je me trouvais isolé entre Delouche et M. de Galais, je vis de loin mon compagnon qui me faisait, de la main, un signe d'amitié.

C'est vers la fin de la soirée seulement, lorsque les jeux, la baignade, les conversations, les promenades en bateau dans l'étang voisin se furent un peu partout organisés, que Meaulnes, de nouveau, se trouva en présence de la jeune fille. Nous étions à causer avec Delouche, assis sur des chaises de jardin que nous avions apportées lorsque, quittant délibérément un groupe de jeune gens ou elle paraissait s'ennuyer, Mlle de Galais s'approcha de nous. Elle nous demanda, je me rappelle pourquoi nous ne canotions pas sur le lac des Aubiers, comme les autres.

"Nous avions fait quelques tours cet après-midi, répondis-je. Mais cela est bien monotone et nous avons été vite fatigués.

- Eh bien, pourquoi n'iriez-vous pas sur la rivière ? dit-elle.

- Le courant est trop fort, nous risquerions d'être emportés.

- Il nous faudrait, dit Meaulnes, un canot à pétrole ou un bateau à vapeur comme celui d'autrefois.

- Nous ne l'avons plus, dit-elle presque à voix basse, nous l'avons vendu".

Et il se fit un silence gêné.

Jasmin en profita pour annoncer qu'il allait rejoindre M. de Galais.

"Je saurai bien, dit-il, où le trouver".

Bizarrerie du hasard ! Ces deux êtres si parfaitement dissemblables s'étaient plu et depuis le matin ne se quittaient guère. M. de Galais m'avait pris à part un instant, au début de la soirée, pour me dire que j'avais là un ami plein de tact, de déférence et de qualités. Peut-être même avait-il été jusqu'à lui confier le secret de l'existence de Bélisaire et le lieu de sa cachette.

Je pensai moi aussi à m'éloigner, mais je sentais les deux jeunes gens si gênés, si anxieux l'un en face de l'autre, que je jugeai prudent de ne pas le faire...

Tant de discrétion de la part de Jasmin, tant de précaution de la mienne servirent à peu de chose. Ils parlèrent. Mais invariablement, avec un entêtement dont il ne se rendait certainement pas compte, Meaulnes en revenait à toutes les merveilles de jadis. Et chaque fois la jeune fille au supplice devait lui répéter que tout était disparu : la vieille demeure si étrange et si compliquée, abattue ; le grand étang, asséché, comblé ; et dispersés, les enfants aux charmants costumes...

"Ah !" faisait simplement Meaulnes avec désespoir et comme si chacune de ces disparitions lui eût donné raison contre la jeune fille ou contre moi...

Nous marchions côte à côte... Vainement j'essayais de faire diversion à la tristesse qui nous gagnait tous les trois. D'une question abrupte, Meaulnes, de nouveau, cédait à son idée fixe. Il demandait des renseignements sur tout ce qu'il avait vu autrefois : les petites filles, le conducteur de la vieille berline, les poneys de la course. "Les poneys sont vendus aussi ? Il n'y a plus de chevaux au Domaine ?..."

Elle répondit qu'il n'y en avait plus. Elle ne parla pas de Bélisaire.

Alors il évoqua les objets de sa chambre : les candélabres, la grande glace, le vieux luth brisé... Il s'enquérait de tout cela, avec une passion insolite, comme s'il eût voulu se persuader que rien ne subsistait de sa belle aventure, que la jeune fille ne lui rapporterait pas une épave capable de prouver qu'ils n'avaient pas rêvé tous les deux, comme le plongeur rapporte du fond de l'eau un caillou et des algues.

Mlle de Galais et moi, nous ne pûmes nous empêcher de sourire tristement : elle se décida à lui expliquer :

"Vous ne reverrez pas le beau château que nous avions arrangé, monsieur de Galais et moi, pour le pauvre Frantz. "Nous passions notre vie à faire ce qu'il demandait. C'était un être si étrange, si charmant ! Mais tout a disparu avec lui le soir de ses fiançailles manquées. "Déjà monsieur de Galais était ruiné sans que nous le sachions. Frantz avait fait des dettes et ses anciens camarades ? apprenant sa disparition ? ont aussitôt réclamé auprès de nous. Nous sommes devenus pauvres ; madame de Galais est morte et nous avons perdu tous nos amis en quelques jours. "Que Frantz revienne, s'il n'est pas mort. Qu'il retrouve ses amis et sa fiancée ; que la noce interrompue se fasse et peut-être tout reviendra-t-il comme c'était autrefois. Mais le passé peut-il renaître ?

- Qui sait !" dit Meaulnes pensif. Et il ne demanda plus rien.

Sur l'herbe courte et légèrement jaune déjà, nous marchions tous les trois sans bruit : Augustin avait à sa droite près de lui la jeune fille qu'il avait crue perdue pour toujours. Lorsqu'il posait une de ces dures questions, elle tournait vers lui lentement, pour lui répondre, son charmant visage inquiet ; et une fois, en lui parlant, elle avait posé doucement sa main sur son bras, d'un geste plein de confiance et de faiblesse. Pourquoi le grand Meaulnes était-il là comme un étranger, comme quelqu'un qui n'a pas trouvé ce qu'il cherchait et que rien d'autre ne peut intéresser ? Ce bonheur-là, trois ans plus tôt, il n'eût pu le supporter sans effroi, sans folie, peut-être. D'où venait donc ce vide, cet éloignement, cette impuissance à être heureux, qu'il y avait en lui, à cette heure ?

Nous approchions du petit bois où le matin M. de Galais avait attaché Bélisaire ; le soleil vers son déclin allongeait nos ombres sur l'herbe ; à l'autre bout de la pelouse, nous entendions, assourdis par l'éloignement, comme un bourdonnement heureux, les voix des joueurs et des fillettes, et nous restions silencieux dans ce calme admirable, lorsque nous entendîmes chanter de l'autre côté du bois, dans la direction des Aubiers, la ferme du bord de l'eau. C'était la voix jeune et lointaine de quelqu'un qui mène ses bêtes à l'abreuvoir, un air rythmé comme un air de danse, mais que l'homme étirait et alanguissait comme une vieille ballade triste :

Mes souliers sont rouges... Adieu, mes amours... Mes souliers sont rouges... Adieu, sans retour !...

Meaulnes avait levé la tête et écoutait. Ce n'était rien qu'un de ces airs que chantaient les paysans attardés, au Domaine sans nom, le dernier soir de la fête, quand déjà tout s'était écroulé... Rien qu'un souvenir ? le plus misérable ? de ces beaux jours qui ne reviendraient plus.

"Mais vous l'entendez ? dit Meaulnes à mi-voix. Oh ! je vais aller voir qui c'est". Et, tout de suite, il s'engagea dans le petit bois. Presque aussitôt la voix se tut ; on entendit encore une seconde l'homme siffler ses bêtes en s'éloignant ; puis plus rien...

Je regardai la jeune fille. Pensive et accablée, elle avait les yeux fixés sur le taillis où Meaulnes venait de disparaître. Que de fois, plus tard, elle devait regarder ainsi, pensivement, le passage par où s'en irait à jamais le grand Meaulnes !

Elle se tourna vers moi :

"Il n'est pas heureux", dit-elle douloureusement.

Elle ajouta :

"Et peut-être que je ne puis rien pour lui ?..."

J'hésitais à répondre, craignant que Meaulnes, qui devait d'un saut avoir gagné la ferme et qui maintenant revenait par le bois, ne surprît notre conversation. Mais j'allais l'encourager cependant ; lui dire de ne pas craindre de brusquer le grand gars ; qu'un secret sans doute le désespérait et que jamais de lui-même il ne se confierait à elle ni à personne ? lorsque soudain, de l'autre côté du bois, partit un cri ; puis nous entendîmes un piétinement comme d'un cheval qui pétarade et le bruit d'une dispute à voix entrecoupées... Je compris tout de suite qu'il était arrivé un accident au vieux Bélisaire et je courus vers l'endroit d'où venait tout le tapage. Mlle de Galais me suivit de loin. Du fond de la pelouse on avait dû remarquer notre mouvement, car j'entendis, au moment où j'entrai dans le taillis, les cris des gens qui accouraient.

Le vieux Bélisaire, attaché trop bas, s'était pris une patte de devant dans sa longe ; il n'avait pas bougé jusqu'au moment où M. de Galais et Delouche, au cours de leur promenade, s'étaient approchés de lui ; effrayé, excité par l'avoine insolite qu'on lui avait donnée, il s'était débattu furieusement ; les deux hommes avaient essayé de le délivrer, mais si maladroitement qu'ils avaient réussi à l'empêtrer davantage, tout en risquant d'essuyer de dangereux coups de sabots. C'est à ce moment que par hasard Meaulnes, revenant des Aubiers, était tombé sur le groupe. Furieux de tant de gaucherie, il avait bousculé les deux hommes au risque de les envoyer rouler dans le buisson. Avec précaution mais en un tour de main il avait délivré Bélisaire. Trop tard, car le mal était déjà fait ; le cheval devait avoir un nerf foulé, quelque chose de brisé peut-être, car il se tenait piteusement la tête basse, sa selle à demi dessanglée sur le dos, une patte repliée sous son ventre et toute tremblante. Meaulnes, penché, le tâtait et l'examinait sans rien dire.

Lorsqu'il releva la tête, presque tout le monde était là rassemblé, mais il ne vit personne. Il était fâché rouge.

"Je me demande, cria-t-il, qui a bien pu l'attacher de la sorte ! Et lui laisser sa selle sur le dos toute la journée ? Et qui a eu l'audace de seller ce vieux cheval, bon tout au plus pour une carriole".

Delouche voulut dire quelque chose ? tout prendre sur lui.

"Tais-toi donc ! C'est ta faute encore. Je t'ai vu tirer bêtement sur sa longe pour le dégager".

Et se baissant de nouveau, il se remit à frotter le jarret du cheval avec le plat de la main.

M. de Galais, qui n'avait rien dit encore, eut le tort de vouloir sortir de sa réserve. Il bégaya :

"Les officiers de marine ont l'habitude... Mon cheval...

- Ah ! il est à vous ?" dit Meaulnes un peu calmé, très rouge, en tournant la tête de côté vers le vieillard.

Je crus qu'il allait changer de ton, faire des excuses. Il souffla un instant. Et je vis alors qu'il prenait un plaisir amer et désespéré à aggraver la situation, à tout briser à jamais, en disant avec insolence :

"Eh bien je ne vous fais pas mon compliment".

Quelqu'un suggéra :

"Peut-être que de l'eau fraîche... En le baignant dans le gué...

- Il faut, dit Meaulnes sans répondre, emmener tout de suite ce vieux cheval, pendant qu'il peut encore marcher, ? et il n'y a pas de temps à perdre ! ? le mettre à l'écurie et ne jamais plus l'en sortir".

Plusieurs jeunes gens s'offrirent aussitôt. Mais Mlle de Galais les remercia vivement. Le visage en feu, prête à fondre en larmes, elle dit au revoir à tout le monde, et même à Meaulnes décontenancé, qui n'osa pas la regarder. Elle prit la bête par les rênes, comme on donne à quelqu'un la main, plutôt pour s'approcher d'elle davantage que pour la conduire... Le vent de cette fin d'été était si tiède sur le chemin des Sablonnières qu'on se serait cru au mois de mai, et les feuilles des haies tremblaient à la brise du sud... Nous la vîmes partir ainsi, son bras a demi sorti du manteau, tenant dans sa main étroite la grosse-rêne de cuir. Son père marchait péniblement à côté d'elle...

Triste fin de soirée ! Peu à peu, chacun ramassa ses paquets, ses couverts ; on plia les chaises, on démonta les tables ; une à une, les voitures chargées de bagages et de gens partirent, avec des chapeaux levés et des mouchoirs agités. Les derniers nous restâmes sur le terrain avec mon oncle Florentin, qui ruminait comme nous, sans rien dire, ses regrets et sa grosse déception.

Nous aussi, nous partîmes, emportés vivement, dans notre voiture bien suspendue, par notre beau cheval alezan. La roue grinça au tournant dans le sable et bientôt, Meaulnes et moi, qui étions assis sur le siège de derrière, nous vîmes disparaître sur la petite route l'entrée du chemin de traverse que le vieux Bélisaire et ses maîtres avaient pris...

Mais alors mon compagnon ? l'être que je sache au monde le plus incapable de pleurer ? tourna soudain vers moi son visage bouleversé par une irrésistible montée de larmes.

"Arrêtez, voulez-vous ? dit-il en mettant la main sur l'épaule de Florentin. Ne vous occupez pas de moi ? Je reviendrai tout seul, à pied".

Et d'un bond, la main au garde-boue de la voiture, il sauta à terre. A notre stupéfaction, rebroussant chemin, il se prit à courir, et courut jusqu'au petit chemin que nous venions de passer, les chemin des Sablonnières. Il dut arriver au Domaine par cette allée de sapins qu'il avait suivie jadis, où il avait entendu, vagabond caché dans les basses branches, la conversation mystérieuse des beaux enfants inconnus...

Et c'est ce soir-là, avec des sanglots, qu'il demanda en mariage Mlle de Galais.

Le jour des noces.

C'est un jeudi, au commencement de février, un beau jeudi soir glacé, où le grand vent souffle. Il est trois heures et demie, quatre heures... Sur les haies, auprès des bourgs, les lessives sont étendues depuis midi et sèchent à la bourrasque. Dans chaque maison, le feu de la salle à manger fait luire tout un reposoir de joujoux vernis. Fatigué de jouer, l'enfant s'est assis auprès de sa mère et il lui fait raconter la journée de son mariage...

Pour celui qui ne veut pas être heureux, il n'a qu'à monter dans son grenier et il entendra, jusqu'au soir, siffler et gémir les naufrages ; il n'a qu'à s'en aller dehors, sur la route, et le vent lui rabattra son foulard sur la bouche comme un chaud baiser soudain qui le fera pleurer. Mais pour celui qui aime le bonheur, il y a, au bord d'un chemin boueux, la maison des Sablonnières, où mon ami Meaulnes est rentré avec Yvonne de Galais, qui est sa femme depuis midi.

Les fiançailles ont duré cinq mois. Elles ont été paisibles, aussi paisibles que la première entrevue avait été mouvementée. Meaulnes est venu très souvent aux Sablonnières, à bicyclette ou en voiture. Plus de deux fois par semaine, cousant ou lisant près de la grande fenêtre qui donne sur la lande et les sapins, Mlle de Galais a vu tout d'un coup sa haute silhouette rapide passer derrière le rideau, car il vient toujours par l'allée détournée qu'il a prise autrefois. Mais c'est la seule allusion ? tacite ? qu'il fasse au passé. Le bonheur semble avoir endormi son étrange tourment.

De petits événements ont fait date pendant ces cinq calmes mois. On m'a nommé instituteur au hameau de Saint-Benoist-des-Champs. Saint-Benoist n'est pas un village. Ce sont des fermes disséminées à travers la campagne, et la maison d'école est complètement isolée sur une côte au bord de la route. Je mène une vie bien solitaire ; mais, en passant par les champs, il ne faut que trois quarts d'heure de marche pour gagner les Sablonnières.

Delouche est maintenant chez son oncle, qui est entrepreneur de maçonnerie au Vieux-Nançay. Ce sera bientôt lui le patron. Il vient souvent me voir. Meaulnes, sur la prière de Mlle de Galais, est maintenant très aimable avec lui.

Et ceci explique comment nous sommes là tous deux à rôder, vers quatre heures de l'après-midi, alors que les gens de la noce sont déjà tous repartis.

Le mariage s'est fait à midi, avec le plus de silence possible, dans l'ancienne chapelle des Sablonnières qu'on n'a pas abattue et que les sapins cachent à moitié sur le versant de la côte prochaine. Après un déjeuner rapide, la mère de Meaulnes, M. Seurel et Millie, Florentin et les autres sont remontés en voiture. Il n'est resté que Jasmin et moi...

Nous errons à la lisière des bois qui sont derrière la maison des Sablonnières, au bord du grand terrain en friche, emplacement ancien du Domaine aujourd'hui abattu. Sans vouloir l'avouer et sans savoir pourquoi, nous sommes remplis d'inquiétude. En vain nous essayons de distraire nos pensées et de tromper notre angoisse en nous montrant, au cours de notre promenade errante, les bauges des lièvres et les petits sillons de sable où les lapins ont gratté fraîchement... un collet tendu... la trace d'un braconnier... Mais sans cesse nous revenons à ce bord du taillis, d'ou l'on découvre la maison silencieuse et fermée...

Au bas de la grande croisée qui donne sur les sapins, il y a un balcon de bois, envahi par les herbes folles, que couche le vent. Une lueur comme d'un feu allumé se reflète sur les carreaux de la fenêtre. De temps à autre, une ombre passe. Tout autour, dans les champs environnants, dans le potager, dans le seule ferme qui reste des anciennes dépendances, silence et solitude. Les métayers sont partis au bourg pour fêter le bonheur de leurs maîtres.

De temps à autre, le vent chargé d'une buée qui est presque de la pluie nous mouille la figure et nous apporte la parole perdue d'un piano. Là-bas, dans la maison fermée, quelqu'un joue. Je m'arrête un instant pour écouter en silence. C'est d'abord comme une voix tremblante qui, de très loin, ose à peine chanter sa joie... C'est comme le rire d'une petite fille qui, dans sa chambre, a été chercher tous ses jouets et les répand devant son ami. Je pense aussi à la joie craintive encore d'une femme qui a été mettre une belle robe et qui vient la montrer et ne sait pas si elle plaira... Cet air que je ne connais pas, c'est aussi une prière, une supplication au bonheur de ne pas être trop cruel, un salut et comme un agenouillement devant le bonheur...

Je pense : "Ils sont heureux enfin. Meaulnes est là-bas près d'elle..."

Et savoir cela, en être sûr, suffit au contentement parfait du brave enfant que je suis.

A ce moment, tout absorbé, le visage mouillé par le vent de la plaine comme par l'embrun de la mer, je sens qu'on me touche l'épaule :

"Ecoute !" dit Jasmin tout bas.

Je le regarde. Il me fait signe de ne pas bouger ; et, lui-même, la tête inclinée, le sourcil froncé, il écoute...

Source: InLibroVeritas

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