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Illustration: Le Grand Meaulnes (chap37-38-39) - alain-fournier

Le Grand Meaulnes (chap37-38-39)


Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2008-08-10

Lu par Christophe
Livre audio de 31min
Fichier Mp3 de 28,7 Mo

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Feuilleton audio (46 Chapitres)

3ème Partie - Chapitres 37, 38 et 39
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L'appel de Frantz.

"Hou-ou !"

Cette fois, j'ai entendu. C'est un signal, un appel sur deux notes, haute et basse, que j'ai déjà entendu jadis... Ah ! je me souviens : c'est le cri du grand comédien lorsqu'il hélait son jeune compagnon à la grille de l'école. C'est l'appel à quoi Frantz nous avait fait jurer de nous rendre, n'importe où et n'importe quand. Mais que demande-t-il ici, aujourd'hui, celui-là ?

"Cela vient de la grande sapinière à gauche, dis-je à mi-voix. C'est un braconnier sans doute".

Jasmin secoua la tête :

"Tu sais bien que non", dit-il ?

Puis, plus bas :

"Ils sont dans le pays, tous les deux, depuis ce matin. J'ai surpris Ganache à onze heures en train de guetter dans un champ auprès de la chapelle. Il a détalé en m'apercevant. Ils sont venus de loin peut-être à bicyclette, car il était couvert de boue jusqu'au milieu du dos...

- Mais que cherchent-ils ?

- Je n'en sais rien. Mais à coup sûr il faut que nous les chassions. Il ne faut pas les laisser rôder aux alentours. Ou bien toutes les folies vont recommencer..."

Je suis de cet avis, sans l'avouer.

"Le mieux, dis-je, serait de les joindre, de voir ce qu'ils veulent et de leur faire entendre raison..."

Lentement, silencieusement, nous nous glissons donc en nous baissant à travers le taillis jusqu'à la grande sapinière, d'où part, à intervalles réguliers, ce cri prolongé qui n'est pas en soi plus triste qu'autre chose, mais qui nous semble à tous les deux de sinistre augure.

Il est difficile, dans cette partie du bois de sapins, où le regard s'enfonce entre les troncs régulièrement plantés, de surprendre quelqu'un et de s'avancer sans être vu. Nous n'essayons même pas. Je me poste à l'angle du bois. Jasmin va ce placer à l'angle opposé, de façon à commander comme moi, de l'extérieur, deux des côtés du rectangle et à ne pas laisser fuir l'un des bohémiens sans le héler. Ces dispositions prises, je commence à jouer mon rôle d'éclaireur pacifique et j'appelle :

"Frantz !...

"...Frantz ! Ne craignez rien. C'est moi, Seurel ; je voudrais vous

parler..."

Un instant de silence ; je vais me décider à crier encore, lorsque, au coeur même de la sapinière, où mon regard n'atteint pas tout à fait, une voix commande :

"Restez où vous êtes : il va venir vous trouver".

Peu à peu, entre les grands sapins que l'éloignement fait paraître serrés, je distingue la silhouette du jeune homme qui s'approche. Il paraît couvert de boue et mal vêtu ; des épingles de bicyclette serrent le bas de son pantalon, une vieille casquette à ancre est plaquée sur ses cheveux trop longs ; je vois maintenant sa figure amaigrie. Il semble avoir pleuré.

S'approchant de moi, résolument :

"Que voulez-vous ? demande-t-il d'un air très insolent.

- Et vous-même, Frantz, que faites-vous ici ? Pourquoi venez-vous troubler ceux qui sont heureux ? Qu'avez-vous à demander ? Dites-le".

Ainsi interrogé directement, il rougit un peu, balbutie, répond seulement :

"Je suis malheureux, moi, je suis malheureux".

Puis, la tête dans le bras, appuyé à un tronc d'arbre, il se prend à sangloter amèrement. Nous avons fait quelques pas dans la sapinière. L'endroit est parfaitement silencieux. Pas même la voix du vent que les grands sapins de la lisière arrêtent. Entre les troncs réguliers se répète et s'éteint le bruit des sanglots étouffés du jeune homme. J'attendis que cette crise s'apaise et je dis, en lui mettant la main sur l'épaule :

"Frantz, vous viendrez avec moi. Je vous mènerai auprès d'eux. Ils vous accueilleront comme un enfant perdu qu'on a retrouvé et toute sera fini".

Mais il ne voulait rien entendre. D'une voix assourdie par les larmes, malheureux, entêté, colère, il reprenait :

"Ainsi Meaulnes ne s'occupe plus de moi ? Pourquoi ne répond-il pas quand je l'appelle ? Pourquoi ne tient-il pas sa promesse ?

- Voyons, Frantz, répondis-je, le temps des fantasmagories et des enfantillages est passé. Ne troublez pas avec des folies le bonheur de ceux que vous aimez ; de votre soeur et d'Augustin Meaulnes.

- Mais lui seul peut me sauver, vous le savez bien. Lui seul est capable de retrouver la trace que je cherche. Voilà bientôt trois ans que Ganache et moi nous battons toute la France sans résultat. Je n'avais plus confiance qu'en votre ami. Et voici qu'il ne répond plus. Il a trouvé son amour, lui. Pourquoi maintenant, ne pense-t-il pas à moi ? Il faut qu'il se mette en route. Yvonne le laissera bien partir... Elle ne m'a jamais rien refusé".

Il me montrait un visage où, dans la poussière et la boue, les larmes avaient tracé des sillons sales, un visage de vieux gamin épuisé et battu. Ses yeux étaient cernés de taches de rousseur ; son menton, mal rasé ; ses cheveux trop longs traînaient sur son col sale. Les mains dans les poches, il grelottait. Ce n'était plus ce royal enfant en guenilles des années passées. De coeur, sans doute, il était plus enfant que jamais : impérieux, fantasque et tout de suite désespéré. Mais cet enfantillage était pénible à supporter chez ce garçon déjà légèrement vieilli... Naguère, il y avait en lui tant d'orgueilleuse jeunesse que toute folie au monde lui paraissait permise. A présent, on était d'abord tenté de le plaindre pour n'avoir pas réussi sa vie ; puis de lui reprocher ce rôle absurde de jeune héros romantique où je le voyais s'entêter... Et enfin je pensais malgré moi que notre beau Frantz aux belles amours avait dû se mettre à voler pour vivre, tout comme son compagnon Ganache... Tant d'orgueil avait abouti à cela !

"Si je vous promets, dis-je enfin, après avoir réfléchi, que dans quelques jours Meaulnes se mettra en campagne pour vous, rien que pour vous ?...

- Il réussira, n'est-ce pas ? Vous en êtes sûr ? me demanda-t-il en claquant des dents.

- Je le pense. Tout devient possible avec lui !

- Et comment le saurai-je ? Qui me le dira ?

- Vous reviendrez ici dans un an exactement, à cette même heure : vous trouverez la jeune fille que vous aimez".

Et, en disant ceci, je pensais non pas troubler les nouveaux époux, mais m'enquérir auprès de la tante Moinel et faire diligence moi-même pour trouver la jeune fille.

Le bohémien me regardait dans les yeux avec une volonté de confiance vraiment admirable. Quinze ans, il avait encore et tout de même quinze ans ! ? l'âge que nous avions à Sainte-Agathe, le soir du balayage des classes, quand nous fîmes tous les trois ce terrible serment enfantin.

Le désespoir le reprit lorsqu'il fut obligé de dire :

"Eh bien, nous allons partir".

Il regarda, certainement avec un grand serrement de coeur, tous ces bois d'alentour qu'il allait de nouveau quitter.

"Nous serons dans trois jours, dit-il, sur les routes d'Allemagne. Nous avons laissé nos voitures au loin. Et depuis trente heures, nous marchions sans arrêt. Nous pensions arriver à temps pour emmener Meaulnes avant le mariage et chercher avec lui ma fiancée, comme il a cherché le Domaine des Sablonnières".

Puis, repris par sa terrible puérilité :

"Appelez votre Delouche, dit-il en s'en allant, parce que si je le rencontrais ce serait affreux".

Peu à peu, entre les sapins, je vis disparaître sa silhouette grise. J'appelai Jasmin et nous allâmes reprendre notre faction. Mais presque aussitôt, nous aperçûmes, là-bas, Augustin qui fermait les volets de la maison et nous fûmes frappés par l'étrangeté de son allure.

Les gens heureux.

Plus tard, j'ai su par le menu détail tout ce qui s'était passé là-bas...

Dans le salon des Sablonnières, dès le début de l'après-midi, Meaulnes et sa femme, que j'appelle encore Mlle de Galais, sont restés complètement seuls. Tous les invités partis, le vieux M. de Galais a ouvert la porte, laissant une seconde le grand vent pénétrer dans la maison et gémir; puis il s'est dirigé vers le Vieux-Nançais et ne reviendra qu'à l'heure du dîner, pour fermer tout à clef et donner des ordres à la métairie. Aucun bruit du dehors n'arrive plus maintenant jusqu'aux jeunes gens. Il y a tout juste une branche de rosier sans feuilles qui cogne la vitre, du côté de la lande. Comme deux passagers dans un bateau à la dérive, ils sont, dans le grand vent d'hiver, deux amants enfermés avec le bonheur.

"Le feu menace de s'éteindre" dit Mlle de Galais, et elle voulut prendre une bûche dans le coffre.

Mais Meaulnes se précipita et plaça lui-même le bois dans le feu.

Puis il prit la main tendue de la jeune fille et ils restèrent là, debout, l'un devant l'autre, étouffés comme par une grande nouvelle qui ne pouvait pas se dire.

Le vent roulait avec le bruit d'une rivière débordée. De temps à autre une goutte d'eau, diagonalement, comme sur la portière d'un train, rayait la vitre.

Alors la jeune fille s'échappa. Elle ouvrit la porte du couloir et disparut avec un sourire mystérieux. Un instant, dans la demi-obscurité, Augustin resta seul... Le tic tac d'une petite pendule faisait penser à la salle à manger de Sainte-Agathe... Il songea sans doute: "C'est donc ici la maison tant cherchée, le couloir jadis plein de chuchotements et de passages étranges..."

C'est à ce moment qu'il dut entendre ? Mlle de Galais me dit plus tard l'avoir entendu aussi ? le premier cri de Frantz, tout près de la maison.

La jeune femme, alors, eut beau lui montrer les choses merveilleuses dont elle était chargée: ses jouets de petite fille, toutes ses photographies d'enfant: elle en cantinière, elle et Frantz sur les genoux de leur mère, qui était si jolie... puis tout ce qui restait de ses sages petites robes de jadis: "jusqu'à celle-ci que je portais, voyez, vers le temps où vous alliez bientôt me connaître, où vous arriviez, je crois, au cours de Sainte-Agathe...", Meaulnes ne voyait plus rien et n'entendait plus rien.

Un instant pourtant il parut ressaisi par la pensée de son extraordinaire, inimaginable bonheur:

"Vous êtes là--dit-il sourdement, comme si le dire seulement donnait le vertige ? vous passez auprès de la table et votre main s'y pose un instant..."

Et encore:

"Ma mère, lorsqu'elle était jeune femme, penchait ainsi légèrement son buste sur sa taille pour me parler... Et quand elle se mettait au piano..."

Alors Mlle de Galais proposa de jouer avant que la nuit ne vînt. Mais il faisait sombre dans ce coin du salon et l'on fut obligé d'allumer une bougie. L'abat-jour rose, sur le visage de la jeune fille, augmentait ce rouge dont elle était marquée aux pommettes et qui était le signe d'une grande anxiété.

Là-bas, à la lisière du bois, je commençai d'entendre cette chanson tremblante que nous apportait le vent, coupée bientôt par le second cri des deux fous, qui s'étaient rapprochés de nous dans les sapins.

Longtemps Meaulnes écouta la jeune fille en regardant silencieusement par une fenêtre. Plusieurs fois il se tourna vers le doux visage plein de faiblesse et d'angoisse. Puis il s'approcha d'Yvonne et, très légèrement, il mit sa main sur son épaule. Elle sentit doucement peser auprès de son cou cette caresse à laquelle il aurait fallu savoir répondre.

"Le jour tombe, dit-il enfin. Je vais fermer les volets. Mais ne cessez pas de jouer..."

Que se passe-t-il alors dans ce coeur obscur et sauvage? Je me le suis souvent demandé et je ne l'ai su que lorsqu'il fut trop tard. Remords ignorés? Regrets inexplicables? Peur de voir s'évanouir bientôt entre ses mains ce bonheur inouï qu'il tenait si serré? Et alors tentation terrible de jeter irrémédiablement à terre, tout de suite, cette merveille qu'il avait conquise?

Il sortit lentement, silencieusement après avoir regardé sa jeune femme une fois encore. Nous le vîmes, de la lisière du bois, fermer d'abord avec hésitation un volet, puis regarder vaguement vers nous, en fermer un autre, et soudain s'enfuir à toutes jambes dans notre direction. Il arriva près de nous avant que nous eussions pu songer à nous dissimuler davantage. Il nous aperçut, comme il allait franchir une petite haie récemment plantée et qui formait la limite d'un pré. Il fit un écart. Je me rappelle son allure hagarde, son air de bête traquée... Il fit mine de revenir sur ses pas pour franchir la haie du côté du petit ruisseau.

Je l'appelai.

"Meaulnes!... Augustin!..."

Mais il ne tournait pas même la tête. Alors, persuadé que cela seulement pourrait le retenir:

"Frantz est là, criai-je. Arrête!"

Il s'arrêta enfin. Haletant et sans me laisser le temps de préparer ce que je pourrais dire:

"Il est là! dit-il. Que réclame-t-il?

- Il est malheureux, répondis-je. Il venait te demander de l'aide, pour retrouver ce qu'il a perdu.

- Ah! fit-il, baissant la tête. Je m'en doutais bien. J'avais beau essayer d'endormir cette pensée-là... Mais où est-il? Raconte vite".

Je dis que Frantz venait de partir et que certainement on ne le rejoindrait plus maintenant. Ce fut pour Meaulnes une grande déception. Il hésita, fit deux ou trois pas, s'arrêta. Il paraissait au comble de l'indécision et du chagrin. Je lui racontai ce que j'avais promis en son nom au jeune homme. Je dis que je lui avais donné rendez-vous dans un an à la même place.

Augustin, si calme en général, était maintenant dans un état de nervosité et d'impatience extraordinaires:

"Ah! pourquoi avoir fait cela! dit-il. Mais oui, sans doute, je puis le sauver. Mais il faut que ce soit tout de suite. Il faut que je le voie, que je lui parle, qu'il me pardonne et que je répare tout... Autrement je ne peux plus me présenter là-bas..."

Et il se tourna vers la maison des Sablonnières.

"Ainsi, dis-je, pour une promesse enfantine que tu lui as faite, tu es en train de détruire ton bonheur.

- Ah! si ce n'était que cette promesse", fit-il. Et ainsi je connus qu'autre chose liait les deux jeunes hommes, mais sans pouvoir deviner quoi.

"En tout cas, dis-je, il n'est plus temps de courir. Ils sont maintenant en route pour l'Allemagne".

Il allait répondre, lorsqu'une figure échevelée, hagarde, se dressa entre nous. C'était Mlle de Galais. Elle avait dû courir, car elle avait le visage baigné de sueur. Elle avait dû tomber et se blesser, car elle avait le front écorché au-dessus de l'oeil droit et du sang figé dans les cheveux.

Il m'est arrivé, dans les quartiers pauvres de Paris, de voir soudain, descendue dans la rue, séparé par des agents intervenus dans la bataille, un ménage qu'on croyait heureux, uni, honnête. Le scandale a éclaté tout d'un coup, n'importe quand, à l'instant de se mettre à table, le dimanche avant de sortir, au moment de souhaiter la fête du petit garçon.... et maintenant tout est oublié, saccagé. L'homme et la femme, au milieu du tumulte, ne sont plus que deux démons pitoyables et les enfants en larmes se jettent contre eux, les embrassent étroitement, les supplient de se taire et de ne plus se battre.

Mlle de Galais, quand elle arriva près de Meaulnes, me fit penser à un de ces enfants-là, à un de ces pauvres enfants affolés. Je crois que tous ses amis, tout un village, tout un monde l'eût regardée, qu'elle fût accourue tout de même, qu'elle fût tombée de la même façon, échevelée, pleurante, salie.

Mais quand elle eut compris que Meaulnes était bien là, que cette fois du moins, il ne l'abandonnerait pas, alors elles passa son bras sous le sien, puis elle ne put s'empêcher de rire au milieu de ses larmes comme un petit enfant. Ils ne dirent rient ni l'un ni l'autre. Mais, comme elle avait tiré son mouchoir, Meaulnes le lui prit doucement des mains: avec précaution et application, il essuya le sang qui tachait la chevelure de la jeune fille.

"Il faut rentrer, maintenant, dit-il.

Et je les lassai retourner tous les deux, dans le beau grand vent du soir d'hiver qui leur fouettait le visage, ? lui, l'aidant de la main aux passages difficiles; elle, souriant et se hâtant ? vers leur demeure pour un instant abandonnée.

La "Maison de Frantz".

Mal rassuré, en proie à une sourde inquiétude, que l'heureux dénouement du tumulte de la veille n'avait pas suffi à dissiper, il me fallut rester enfermé dans l'école pendant toute la journée du lendemain. Sitôt après l'heure "d'étude" qui suit la classe du soir, je pris le chemin des Sablonnières. La nuit tombait quand j'arrivai dans l'allée de sapins qui menait à la maison. Tous les volets étaient déjà clos. Je craignis d'être importun, en me présentant à cette heure tardive, le lendemain d'un mariage. Je restai fort tard à rôder sur la lisière du jardin et dans les terres avoisinantes, espérant toujours voir sortir quelqu'un de la maison fermée... Mais mon espoir fut déçu. Dans la métairie voisine elle-même, rien ne bougeait. Et je dus rentrer chez moi, hanté par les imaginations les plus sombres.

Le lendemain samedi, mêmes incertitudes. Le soir, je pris en hâte ma pèlerine, mon bâton, un morceau de pain, pour manger en route, et j'arrivai, quand la nuit tombait déjà, pour trouver tout fermé aux Sablonnières, comme la veille... Un peu de lumière au premier étage ; mais aucun bruit ; pas un mouvement... Pourtant, de la cour de la métairie je vis cette fois la porte de la ferme ouverte, le feu allumé dans la grande cuisine et j'entendis le bruit habituel des voix et des pas à l'heure de la soupe. Ceci me rassura sans me renseigner. Je ne pouvais rien dire ni rien demander à ces gens. Et je retournai guetter encore, attendre en vain, pensant toujours voir la porte s'ouvrir et surgir enfin la haute silhouette d'Augustin.

C'est le dimanche seulement, dans l'après-midi, que je résolus de sonner à la porte des Sablonnières. Tandis que je grimpais les coteaux dénudés, j'entendais sonner au loin les vêpres du dimanche d'hiver. Je me sentais solitaire et désolé. Je ne sais quel pressentiment triste m'envahissait. Et je ne fus qu'à demi surpris lorsque, à mon coup de sonnette, je vis M. de Galais tout seul paraître et me parler à voix basse : Yvonne de Galais était alitée, avec une fièvre violente ; Meaulnes avait dû partir dès vendredi matin pour un long voyage ; on ne sait quand il reviendrait...

Et comme le vieillard, très embarrassé, très triste, ne m'offrait pas d'entrer, je pris aussitôt congé de lui. La porte refermée, je restai un instant sur le perron, le coeur serré, dans un désarroi absolu, à regarder sans savoir pourquoi une branche de glycine desséchée que le vent balançait tristement dans un rayon de soleil.

Ainsi ce remords secret que Meaulnes portait depuis son séjour à Paris avait fini par être le plus fort. Il avait fallu que mon grand compagnon échappât à la fin à son bonheur tenace...

Chaque jeudi et chaque dimanche, je vins demander des nouvelles d'Yvonne de Galais, jusqu'au soir où, convalescente enfin, elle me fit prier d'entrer. Je la trouvai, assise auprès du feu, dans le salon dont la grande fenêtre basse donnait sur la terre et les bois. Elle n'était point pâle comme je l'avais imaginé, mais tout enfiévrée, au contraire, avec de vives taches rouges sous les yeux, et dans un état d'agitation extrême. Bien qu'elle parût très faible encore, elle s'était habillée comme pour sortir. Elle parlait peu, mais elle disait chaque phrase avec une animation extraordinaire, comme si elle eût voulu se persuader à elle-même que le bonheur n'était pas évanoui encore... Je n'ai pas gardé le souvenir de ce que nous avons dit. Je me rappelle seulement que j'en vins à demander avec hésitation quand Meaulnes serait de retour.

"Je ne sais pas quand il reviendra", répondit-elle vivement.

Il y avait une supplication dans ses yeux, et je me gardai d'en demander davantage.

Souvent, je revins la voir. Sauvent je causai avec elle auprès du feu, dans ce salon bas où la nuit venait plus vite que partout ailleurs. Jamais elle ne parlait d'elle-même ni de sa peine cachée. Mais elle ne se lassait pas de me faire conter par le détail notre existence d'écoliers de Sainte-Agathe.

Elle écoutait gravement, tendrement, avec un intérêt quasi maternel, le récit de nos misères de grands enfants. Elle ne paraissait jamais surprise, pas même de nos enfantillages les plus audacieux, les plus dangereux. Cette tendresse attentive qu'elle tenait de M. de Galais, les aventures déplorables de son frère ne l'avaient point lassée. Le seul regret que lui inspirât le passé, c'était, je pense, de n'avoir point encore été pour son frère une confidente assez intime, puisque, au moment de sa grande débâcle, il n'avait rien osé lui dire non plus qu'à personne et s'était jugé perdu sans recours. Et c'était là, quand j'y songe, une lourde tâche qu'avait assumée la jeune femme—tâche périlleuse, de seconder un esprit follement chimérique comme son frère ; tâche écrasante, quand il s'agissait de lier partie avec ce cœur aventureux qu'était mon ami le grand Meaulnes.

De cette foi qu'elle gardait dans les rêves enfantins de son frère, de ce soin qu'elle apportait à lui conserver au moins des bribes de ce rêve dans lequel il avait vécu jusqu'à vingt ans, elle me donna un jour la preuve la plus touchante et je dirai presque la plus mystérieuse.

Ce fut par une soirée d'avril désolée comme une fin d'automne. Depuis près d'un mois nous vivions dans un doux printemps prématuré, et la jeune femme avait repris en compagnie de M. de Galais les longues promenades qu'elle aimait. Mais ce jour-là, se vieillard se trouvant fatigué et moi-même libre, elle me demanda de l'accompagner malgré le temps menaçant. A plus d'une demi-lieue des Sablonnières, en longeant l'étang, l'orage, la pluie, la grêle nous surprirent. Sous le hangar où nous nous étions abrités contre l'averse interminable, le vent nous glaçait, debout l'un près de l'autre, pensifs, devant le paysage noirci. Je la revois, dans sa douce robe sévère, toute pâlie, toute tourmentée.

"Il faut rentrer, disait-elle. Nous sommes partis depuis si longtemps.

Qu'a-t-il pu se passer ?"

Mais, à mon étonnement, lorsqu'il nous fut possible enfin de quitter notre abri, la jeune femme, au lieu de revenir vers les Sablonnières, continua son chemin et me demanda de la suivre. Nous arrivâmes, après avoir longtemps marché, devant une maison que je ne connaissais pas, isolée, au bord d'un chemin défoncé qui devait aller vers Préveranges. C'était une petite maison bourgeoise, couverte en ardoise, et que rien ne distinguait du type usuel dans ce pays, sinon son éloignement et son isolement.

A voir Yvonne de Galais, on eût dit que cette maison nous appartenait et que nous l'avions abandonnée durant un long voyage. Elle ouvrit, en se penchant, une petite grille, et se hâta d'inspecter avec inquiétude le lieu solitaire. Une grande cour herbeuse, où des enfants avaient dû venir jouer pendant les longues et lentes soirées de la fin de l'hiver, était ravinée par l'orage. Un cerceau trempait dans une flaque d'eau. Dans les jardinets où les enfants avaient semé des fleurs et des pois, la grande pluie n'avait laissé que des traînées de gravier blanc. Et enfin nous découvrîmes, blottie contre le seuil d'une des portes mouillées, toute une couvée de poussins transpercée par l'averse. Presque tous étaient morts sous les ailes raidies et les plumes fripées de la mère.

A ce spectacle pitoyable, le jeune femme eut un cri étouffé. Elle se pencha et, sans souci de l'eau ni de la boue, triant les poussins vivants d'entre les morts, elle les mit dans un pan de son manteau. Puis nous entrâmes dans la maison dont elle avait la clef. Quatre portes ouvraient sur un étroit couloir où le vent s'engouffra en sifflant. Yvonne de Galais ouvrit la première à notre droite et me fit pénétrer dans une chambre sombre, ou je distinguai, après un moment d'hésitation, une grande glace et un petit lit recouvert, à la mode campagnarde, d'un édredon de soie rouge. Quant à elle, après avoir cherché un instant dans le reste de l'appartement, elle revint, portant la couvée malade dans une corbeille garnie de duvet, qu'elle glissa précieusement sous l'édredon. Et, tandis qu'un rayon de soleil languissant, le premier et le dernier de la journée, faisait plus pâles nos visages et plus obscure la tombée de la nuit, nous étions là, debout, glacés et tourmentés, dans la maison étrange !

D'instant en instant, elle allait regarder dans le nid fiévreux, enlever un nouveau poussin mort pour l'empêcher de faire mourir les autres. Et chaque fois il nous semblait que quelque chose comme un grand vent par les carreaux cassés du grenier, comme un chagrin mystérieux d'enfants inconnus, se lamentait silencieusement.

"C'était ici, me dit enfin ma compagne, la maison de Frantz quand il était petit. Il avait voulu une maison pour lui tout seul, loin de tout le monde, dans laquelle il pût aller jouer, s'amuser et vivre quand cela lui plairait. Mon père avait trouvé cette fantaisie si extraordinaire, si drôle, qu'il n'avait pas refusé. Et quand cela lui plaisait, un jeudi, un dimanche, n'importe quand, Frantz partait habiter dans sa maison comme un homme. Les enfants des fermes d'alentour venaient jouer avec lui, l'aider à faire son ménage, travailler dans le jardin. C'était un jeu merveilleux ! Et le soir venu, il n'avait pas peur de coucher tout seul. Quant à nous, nous l'admirions tellement que nous ne pensions pas même à être inquiets.

"Maintenant et depuis longtemps, poursuivit-elle avec un soupir, la maison est vide. Monsieur de Galais, frappé par l'âge et le chagrin, n'a jamais rien fait pour retrouver ni rappeler mon frère. Et que pourrait-il tenter ?

"Moi je passe ici bien souvent. Les petits paysans des environs viennent jouer dans la cour comme autrefois. Et je me plais à imaginer que ce sont les anciens amis de Frantz ; que lui-même est encore un enfant et qu'il va revenir bientôt avec la fiancée qu'il s'était choisie.

"Ces enfants-là me connaissent bien. Je joue avec eux. Cette couvée de petits poulets était à nous..."

Tout ce grand chagrin dont elle n'avait jamais rien dit, ce grand regret d'avoir perdu son frère si fou, si charmant et si admiré, il avait fallu cette averse et cette débâcle enfantine pour qu'elle me les confiât. Et je l'écoutais sans rien répondre, le coeur tout gonflé de sanglots....

Les portes et la grille refermées, les poussins remis dans la cabane en planches qu'il y avait derrière la maison, elle reprit tristement mon bras et je la reconduisis.

Des semaines, des mois passèrent. Epoque passée ! Bonheur perdu ! De celle qui avait été la fée, la princesse et l'amour mystérieux de toute notre adolescence, c'est à moi qu'il était échu de prendre le bras et de dire ce qu'il fallait pour adoucir son chagrin, tandis que mon compagnon avait fui. De cette époque, de ces conversations, le soir, après la classe que je faisais sur la côte de Saint-Benoist-des-Champs, de ces promenades où la seule chose dont il eût fallu parler était la seule sur laquelle nous étions décidés à nous taire, que pourrais-je dire à présent ? Je n'ai pas gardé d'autre souvenir que celui, à demi effacé déjà, d'un beau visage amaigri, de deux yeux dont les paupières s'abaissent lentement tandis qu'ils me regardent, comme pour déjà ne plus voir qu'un monde intérieur.

Et je suis demeuré son compagnon fidèle ? compagnon d'une attente dont nous ne parlions pas ? durant tout un printemps et tout un été comme il n'y en aura jamais plus. Plusieurs fois, nous retournâmes, l'après-midi, à la maison de Frantz. Elle ouvrait les portes pour donner de l'air, pour que rien ne fût moisi quand le jeune ménage reviendrait. Elle s'occupait de la volaille à demi sauvage qui gîtait dans la basse-cour. Et le jeudi où le dimanche, nous encouragions les jeux des petits campagnards d'alentour, dont les cris et les rires, dans le site solitaire, faisaient paraître plus déserte et plus vide encore la petite maison abandonnée.

Source: InLibroVeritas

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