Retour au menu
Retour à la rubrique feuilletons
LA GUERRE DES BOUTONS-L1 CHAP8
Écoute ou téléchargement
Commentaires
Biographie ou informations
Feuilleton audio - Chapitres 8 (26 Chapitres)
+++ Chapitres Suivants
+++ Chapitres Précédents
Photo: abac077 - Certains droits réservés (licence Creative Commons)
Musique: Mystery March
Texte ou Biographie de l'auteur
La Guerre des boutons
Louis Pergaud
Justes représailles
Donec ponam inimicos tuos, scabellum pedum tuorum.
(Vêpres du Dimanche.) (Psalmo… nescio quo).
Janotus de Bragmardo43
Le père Bédouin vit Camus en même temps que l'aperçut celui-ci, mais si le gosse avait parfaitement reconnu le vieux du premier coup, la réciproque n'était heureusement pas vraie.
Seulement, le garde champêtre sentant, avec son flair de vieux briscard, que le galapiat qu'il avait devant lui devait être pour quelque chose dans cette nouvelle affaire ou tout au moins pourrait lui donner quelques renseignements ou explications, il lui fit signe de l'attendre et marcha droit à lui.
Cela faisait bien l'affaire de Boulot qui appréhendait fort que ce vieux sagouin ne vînt de son côté et ne découvrît le garde-meuble des camarades de Longeverne. Boulot, pour l'empêcher de parvenir à cet endroit, était résolu à tout employer et le meilleur moyen était encore l'injure à courte distance, pourvu toutefois qu'on eût, comme c'était le cas, des arbres et des buissons afin de se dissimuler et de n'être point reconnu. De cette façon, en jouant habilement des jambes, on pouvait entraîner le vieux très loin du terrain de combat :
Quand la perdrix Voit ses petits En danger, et n'ayant qu'une plume nouvelle…
Boulot avait appris la fable ; cette ruse d'oiseau lui avait plu et, comme il n'était pas plus bête qu'une perdrix dont il imitait à s'y méprendre le « tirouit », il saurait bien, lui aussi, entraîner au loin et semer Zéphirin.
Ce petit jeu cependant n'allait pas sans quelques risques et complications, dont les plus graves étaient la présence ou la venue en ces lieux d'un habitant du village ayant bon pied et bon œil qui le dénoncerait au garde, ou même (ça s'était vu), s'il était parent, allié ou ami, s'autoriserait de cette familiarité pour venir attraper par l'oreille le délinquant et le conduire en cette posture au représentant de la force publique, situation fâcheuse comme on peut croire.
Et comme Boulot était prudent, il préférait ne pas se mettre dans le cas d'encourir ce risque. Il n'avait, d'autre part, pas de notions exactes sur l'issue de la bataille et la façon dont Lebrac avait dirigé ses troupes. Les cris entendus lui avaient seulement appris qu'un sérieux assaut avait été donné. Oui, mais où en étaient maintenant les camarades ?
Graves questions !
Camus, lui, comme bien on pense, ne perdit pas son temps à attendre le garde champêtre. Dès qu'il eut vu que l'autre voulait le rejoindre et se dirigeait de son côté, il fit prestement demi-tour, se baissa en sautant dans le ravin et fila vers les camarades en leur criant, pas trop fort du reste, de fuir par en haut, puisque le Charognard, ainsi désignait-il le trouble-guerre, venait du côté du bas.
Zéphirin, voyant s'enfuir Camus, ne douta pas un seul instant que ces sales morveux étaient encore en train « de lui en jouer une » ; il se souvint du coup de l'avant-veille où l'autre lui avait montré son derrière sans voiles et, comme il se sentait d'attaque ce soir-là, il piqua un pas de gymnastique pour rattraper le galopin.
Suant et soufflant, il arriva juste à point pour voir la nichée des gaillards, nus comme des vers, fuir et disparaître entre les buissons du haut de la Saute, tout en hurlant à son adresse des injures sur le sens desquelles il n'y avait pas à se méprendre.
– Vieux salaud ! putassier ! vérolard ! vieux bac ! hé ! on t'emm… !
– Petits cochons, ah ! dégoûtants, polissons, mal élevés, ripostait le vieux, reprenant sa course. Ah ! que j'en attrape un seulement ; je lui coupe les oreilles, je lui coupe le nez, je lui coupe la langue, je lui coupe…
Bédouin voulait tout couper. Mais pour en attraper un, il aurait fallu avoir des jambes plus agiles que ses vieilles guibolles ; il battit bien les buissons de tous côtés, mais ne trouva rien et suivit de loin, à la voix, une trace qu'il crut bonne, mais qui devait bientôt lui faire faux bond elle aussi. Camus, Grangibus et La Crique, tous trois vêtus, pour protéger le retour et la mise en tenue de leurs camarades, avaient réalisé ce que Boulot avait eu un instant l'intention de faire et attiré Zéphirin par les pâtures de Chasalans, loin, loin, du côté de Velrans, afin aussi de lui donner le change et lui laisser croire, sa faible vue aidant, que c'étaient les gamins du village ennemi qui étaient les seuls coupables de cet attentat à sa dignité de vieux défenseur de la « Pâtrie » et de représentant de la « loâ ».
Tous les signaux de méfiance et de ralliement étant convenus d'avance, le bois ennemi étant désert, Camus et ses deux acolytes, quand ils jugèrent le moment venu, cessèrent de crier des injures à Bédouin, firent un brusque crochet dans les champs, longèrent en rampant le mur de la pâture à Fricot, rentrèrent dans le bois et, par la tranchée du haut, vinrent déboucher dans les buissons du communal, à une centaine de mètres au-dessus du coude du chemin, c'est-à-dire du champ de bataille.
Il était bien désert à ce moment-là, le champ de bataille, et rien n'y rappelait la lutte épique de l'heure précédente ; mais, dans les buissons du bas, ils entendirent le tirouit des Longevernes qui, régulièrement, les rappelait.
Grâce à leur habile diversion, en effet, la troupe surprise avait pu regagner le camp que gardait Boulot et, à la hâte, dare-dare, remettre chemises, culottes et blousons et souliers. Boulot, affairé, allait de l'un à l'autre, aidant de toutes ses mains, n'ayant pas assez de ses dix doigts pour rentrer les pans de chemises, ajuster les bretelles, boutonner les pantalons, ramasser les casquettes, lacer des cordons de souliers et veiller à ce que personne ne perdît ni n'oubliât rien.
En moins de cinq minutes, jurant et grognant contre cette sacrée vieille fripouille de garde qui se trouvait toujours où on ne le demandait pas, les soldats de l'armée ayant, avec une juste satisfaction, réintégré leurs pelures, et demi-satisfaits d'une demi-victoire dans laquelle on n'avait pas fait de prisonniers, s'échelonnaient du haut en bas en quatre ou cinq groupes pour rappeler les trois éclaireurs aux prises avec Bédouin.
– Il me le paiera celui-là ! faisait Lebrac, oui, il me le paiera. C'est pas la première fois que ça lui arrive de chercher à me faire des misères. Ça ne peut pas se passer comme ça, ou ben y aurait pus de bon Dieu, pus de justice, pus rien ! Ah ! non ! nom de Dieu, non ! ça ne se passera pas comme ça !
Et le cerveau de Lebrac ruminait une vengeance compliquée et terrible, et ses camarades, eux aussi, réfléchissaient profondément.
– Dis donc, Lebrac, proposa Tintin, il y a ses pommes au vieux, si on allait un peu lui caresser ses arbres à coups « d'avarchots »44, pendant qu'il nous cherche à Chasalans ! hein ! qu'en dis-tu ?
– Et lui faire sauter son carré de choux, compléta Tigibus.
– Lui casser ses carreaux ! fit Guerreuillas.
– Ça, c'est des idées ! convint Lebrac qui, lui aussi, avait la sienne ; mais attendons les autres. Et puis, on ne peut guère faire ça de jour. Des fois que si on était vu, il pourrait bien nous faire aller en prison avec des témoins… un vieux cochon comme ça, que ça n'a ni cœur ni entrailles, faut pas s'y fier, vous savez. Enfin, on verra bien.
– Tirouit ! interrogea-t-on dans les buissons du couchant.
– Les voici ! fit Lebrac, et il imita à trois reprises le rappel de la perdrix grise.
Une forte sabotée, frappant le sol à coups redoublés, lui apprit la venue des trois éclaireurs et le rassemblement à son poste des divers groupes disséminés par le coteau. Quand tout le monde fut réuni, les coureurs s'expliquèrent :
– Zéphirin, assurèrent-ils, jurait les tonnerre et les bordel de Dieu contre ces sales petits morpions de Velrans qui venaient emmerder les honnêtes gens jusque sur leur territoire, et le pauvre bougre suait et s'épongeait et soufflait, tel un carcan poussif qui tire une voiture de deux mille, en montant une levée de grange rapide comme un toit.
– Ça va bien ! affirma Lebrac. Il veut repasser par ici, faudra que quelqu'un reste pour le guetter.
La Crique, qui était déjà psychologue et logicien, émit une opinion :
– Il a eu chaud, par conséquent il a soif ; donc il va s'en retourner tout droit au pays pour aller prendre sa purée chez Fricot l'aubergiste. Faudrait peut-être bien que quelqu'un aille aussi par là-bas !
– Oui, approuva le chef, c'est vrai : trois ici, trois là-bas ; les autres vont tous venir avec moi dans le bois du Teuré ; maintenant, j'sais ce qu'il faut faire.
– Il en faudra un malin près de chez Fricot, continua-t-il ; La Crique va y partir avec Chanchet et Pirouli : vous jouerez aux billes sans avoir l'air de rien. Boulot, lui, restera ici, calé dans la carrière avec deux autres : faudra bien regarder et bien écouter ce qu'il dira ; quand le vieux sera loin et qu'on saura ce qu'il va faire, vous viendrez tous nous retrouver au bout de la vie45 à Donzé, près de la Croix du Jubilé. Alors on verra et je vous dirai de quoi il retourne.
La Crique fit remarquer que ni lui ni ses camarades n'avaient de billes et Lebrac, généreusement, lui en donna une douzaine (pour un sou, mon vieux) afin qu'ils pussent, devant le garde, soutenir convenablement leur rôle.
Et, sur une dernière recommandation du chef, La Crique, plein de confiance en soi, ricana :
– T'embête pas, ma vieille ! je me charge bien de lui monter le coup proprement à ce vieux trou du c… là !
La dislocation s'opéra sans tarder.
Lebrac avec le gros de la troupe gagna le bois du Teuré et, sitôt qu'on y fut, ordonna à ses hommes d'arracher des grands arbres les plus longues chaînes de véllie ou véliere (clématite) qu'ils pourraient trouver.
– Pour quoi faire ? demandèrent-ils. Pour fumer ? Ah ! ah ! on va faire des cigares, chouette !
– Ne la cassez pas, surtout, reprit Lebrac, et trouvez-en autant que vous pourrez : vous verrez bien plus tard. Toi, Camus, tu grimperas aux arbres pour la détacher, tu monteras haut, il en faut de longs bouts.
– Pour ça, je m'en charge, fit le lieutenant.
– Auparavant, y en a-t-il qui auraient de la ficelle, par hasard ? questionna le chef.
Tous en avaient des morceaux d'une longueur variant de un à trois pieds. Ils les présentèrent.
– Gardez-les ! – Oui ! conclut-il en réponse à une question intérieure qu'il s'était posée, gardez-les et trouvons de la véllie.
Dans la vieille coupe, ce n'était pas difficile à découvrir, c'était ça qui manquait le moins. Le long des grands chênes, des foyards, des charmes, des bouleaux, des poiriers sauvages, de presque tous les arbres, les souples et durs lacets montaient, grimpaient, s'accrochaient par leurs feuilles en vrilles aux fûts noueux, s'enroulaient, serpents végétaux et vivaces, pour escalader l'azur, conquérir la lumière et boire, avec chaque aurore, leur lampée de soleil. Il y avait en bas et presque partout sur le sol des vieilles souches grises, dures et raides, s'écaillant en filaments comme du bœuf bouilli trop cuit, pour s'effiler au sommet en fouets souples et résistants.
Camus grimpait ; Tétas et Guignard aussi ; ils formaient trois chantiers qui opéraient simultanément sous l'œil vigilant de Lebrac.
Ah ! c'était bientôt fait, l'escalade. Quelque gros que fût l'arbre, Camus, comme un lutteur antique, l'attaquait à bras le corps, franchement ; souvent même ses bras trop courts n'arrivaient pas à en étreindre complètement le tronc. Qu'importe ! Ses mains aplaties s'accrochaient comme des ventouses à tous les nœuds d'écorce, ses jambes se croisaient enlaçantes comme des ceps de vigne tortus et une détente solide de jarrets vous le projetait d'un seul coup à trente ou cinquante centimètres plus haut ; là, nouvel agrippement de mains, nouvel arrimage de jarrets et, en quinze ou vingt secondes, il accrochait la première branche.
Alors ça ne traînait plus : un rétablissement sur les avant-bras et la poitrine d'abord, puis les genoux arrivaient à hauteur de cette barre fixe naturelle et s'y installaient, et puis les pieds ne tardaient pas à remplacer les genoux, et la montée jusqu'au sommet s'opérait ensuite aussi naturellement et facilement que par le plus commode des escaliers.
La liane végétale tombait vite entre leurs mains, car, au pied de l'arbre, un camarade à l'eustache tranchant rasait la tige au niveau du sol tandis que trois ou quatre autres gars, tirant dessus avec toutes les précautions d'usage, l'amenaient à eux par degrés.
Que de fois les petits bergers avaient fait cela en été, à la Saint-Jean, et enguirlandé de verdure et de fleurs des champs les cornes de leurs bêtes ! La clématite, le lierre, les bleuets, les coquelicots, les marguerites, les scabieuses mariaient leurs couleurs parmi la verdure sombre des couronnes tressées, pour lesquelles on rivalisait d'ingéniosité et de goût et c'était une joie, le soir, de voir revenir à pas pesants et faisant tinter leurs clochettes, les bonnes vaches aux grands yeux limpides, fleuries et couronnées comme des mariées de mai.
En rentrant, on accrochait le bouquet au-dessus de la porte de la cuisine, parmi les grands clous de « baudrions » où la panoplie luisante et rustique des faux jette ses feux sombres, et on l'y laissait, sous l'abri de l'auvent, se dessécher jusqu'à l'année suivante et plus longtemps quelquefois.
Mais il ne s'agissait pas de cela aujourd'hui.
– Dépêchons-nous, pressa Lebrac, qui voyait tomber la nuit et les brouillards du couchant se lever sur le moulin de Velrans.
Et, ayant fait rassembler le butin, après s'être livré mentalement à des opérations mathématiques compliquées et avoir avec soin auné de ses bras étendus les liens dont on disposait, il décida le départ pour le carrefour de la Croix du Jubilé en passant entre les haies de la vie à Donzé.
Lebrac avait quatre morceaux de résistance, longs chacun d'environ dix mètres, et huit autres plus petits.
Chemin faisant, après avoir soigneusement recommandé de ne pas casser les grands bouts, il ordonna de nouer autant que possible les petits deux à deux et cependant que seize soldats portaient ces engins de combat et que les autres les regardaient, lui, le chef, se mit à réfléchir profondément jusqu'à l'arrivée au point de concentration.
– Qu'est-ce qu'on va faire, Lebrac ? interrogeaient tour à tour les gars.
La nuit tombait peu à peu.
– Ça dépend ! répondit évasivement le chef.
– Il va bientôt être temps de rentrer, constata un des petits.
– Les autres ne viennent pas, ni Boulot, ni La Crique !
– Qu'est-ce qu'ils font ? Qu'est-ce qu'a pu devenir le vieux ?
On s'impatientait enfin, et l'air mystérieux du chef n'était pas pour calmer l'énervement général :
– Ah ! voici Boulot avec ses hommes ! s'esjouit Camus.
– Eh bien ! Boulot ?
– Eh bien ! reprit l'autre, il a passé par la grand-route, tout en bas, et on aurait pu l'attendre longtemps, si j'avais pas eu l'œil ! Il a dû redescendre le bois et regagner la route par le petit sentier qui part de la sommière. Nous l'avons vu de la Carrière. Il faisait des grands moulinets avec ses bras, tout comme Kinkin quand il est saoul. Il doit être salement en colère.
– Tigibus, commanda Lebrac, va voir ce que fait La Crique et tu z'y diras de venir me dire tout de suite ce qui se passe.
Tigibus, docile, partit au triple galop, mais à trente sauts du groupe, un « tirouit » discret l'arrêta.
– C'est toi, La Crique ! Viens vite, mon vieux, viens vite dire où que ça en est !
Ils arrivèrent en quelques secondes. La Crique fut entouré et parla.
– Un quart d'heure avant, rouge comme un coq, Bédouin s'était amené alors qu'ils jouaient tous trois bien tranquillement aux billes devant chez Fricot.
Tous en chœur lui avaient souhaité le bonsoir et le vieux leur avait dit :
– À la bonne heure ! au moins, vous, vous êtes de bons petits garçons ; c'est pas comme vos camarades, un tas de salauds, de grossiers, je les foutrai dedans !
La Crique avait regardé le garde avec des quinquets comme des portes de grange qui disaient sa stupéfaction, puis il avait répondu à M. Zéphirin qu'il devait sûrement se tromper, qu'à cette heure tous leurs camarades devaient être rentrés chez eux où ils aidaient la maman à faire les provisions d'eau et de bois pour le lendemain, ou bien secondaient à l'écurie le papa en train d'arranger les bêtes.
– Ah ! qu'avait fait Zéphirin. Alorsse, qui c'est donc qu'était à la Saute tout à l'heure ?
– Ça, m'sieu le garde, j'sais pas, mais ça m'étonnerait pas que ça « soye » les Velrans. Hier encore, tenez, ils ont « acaillené » les deux Gibus quand ils retournaient au Vernois. C'est des gosses mal élevés, on voit bien que c'est des cafards, allez ! avait-il ajouté hypocritement, flagornant l'anticléricalisme du vieux soldat.
– Je m'en doutais, n… d. D… ! grogna Bédouin en grinçant ce qui lui restait de dents, car, on s'en souvient, Longeverne était rouge, et Velrans blanc, oui, n… d. D… ! je m'en doutais ; les mal élevés ! c'est ça leur religion, montrer son cul aux honnêtes gens ! Race de curés, race de brigands ! ah ! les salauds ! que j'en attrape un !
Et ce disant, Zéphirin, après avoir souhaité aux gosses de bien s'amuser et d'être toujours sages, était entré boire sa petite « purée » chez Fricot.
– Il crevait de soif ! continua La Crique ; aussi elle n'a pas fait long feu, maintenant il sirote la seconde ; j'ai laissé Chanchet et Pirouli là-bas pour le surveiller et venir nous prévenir au cas où il sortirait avant mon retour.
– Ça va très bien ! conclut Lebrac, se déridant tout à fait. Maintenant quels sont ceusses qui peuvent rester encore un petit moment ici ? Nous n'avons pas besoin d'être tous ensemble, au contraire !
Huit se décidèrent, les chefs naturellement. Gambette, parmi eux, fut plus long à prendre une résolution, il habitait loin, lui ! Mais Lebrac lui fit remarquer que les Gibus restaient bien et que, comme c'était lui le plus leste, on aurait sûrement besoin de son concours. Stoïque, il se rendit aux raisons de son chef, risquant la raclée paternelle si l'alibi ne prenait pas.
– Maintenant, vous autres, exposa Lebrac, c'est pas la peine de vous faire engueuler à la maison, allez-vous-en ! on fera bien sans vous ; demain on vous racontera comment que les choses se sont passées ; ce soir, vous nous gêneriez plutôt, et dormez tranquilles, le vieux va nous payer ses dettes. Surtout, ajouta-t-il, écampillez-vous, ne restez pas en bande, on pourrait peut-être se douter de « quéque chose » et il ne faut pas de ça.
Quand la bande fut réduite à Lebrac, Camus, Tintin, La Crique, Boulot, les deux Gibus et Gambette, le chef exposa son plan.
Ils allaient tous, en silence, leurs cordes de véllie à la main traînant derrière eux, descendre la grande rue du village et les hommes désignés à cet effet se placeraient aux endroits voulus, entre deux fumiers se faisant face.
Deux groupes de deux gars suffiraient pour tendre, en travers de la route, au passage du garde, les rets traîtres qui le feraient trébucher, rouler à terre et passer pour plus saoul encore qu'il ne serait. Il y aurait quatre endroits où l'on tendrait les embuscades.
On descendit : au fumier de chez Jean-Baptiste on laissa un lien et un autre à celui de chez Groscoulas : Boulot et Tigibus devaient revenir au dernier, La Crique et Grangibus à l'avant-dernier. En attendant ils continuèrent tous à avancer et Boulot, chef d'embuscade, s'arrêta avec son camarade au fumier de chez Botot, tandis que La Crique et son copain venaient se poster à celui de chez Doni.
Les autres allèrent relever de leur faction Chanchet et Pirouli qu'ils renvoyèrent d'abord et immédiatement dans leurs foyers. Ensuite de quoi, ils s'en furent, à travers les carreaux, reluquer ce que faisait le vieux.
Il en était à sa troisième absinthe et pérorait comme un député sur ses campagnes réelles ou imaginaires, imaginaires plutôt, car on l'entendait dire : « Oui, un jour que je m'en devais venir en permission depuis Alger à Marseille, j'arrive juste n… de D… que le bateau venait de partir.
« Qu'est-ce que je fais ? – Y avait justement une bonne femme du pays qui lavait la buée46 au bord de la mer. Je ne fais ni une ni deusse, j'y fous le nez dans un baquet, je renverse son cuveau, je saute dedans et avec ma crosse de fusil je rame dans le « suillage » du bateau et je suis arrivé quasiment avant lui à Marseille. »
On avait le temps ! Gambette fut laissé en embuscade derrière un tas de fagots. Il devait, le moment venu, prévenir les deux groupes ainsi que Lebrac et ses acolytes de la sortie de Zéphirin.
En attendant, il put entendre le récit de la dernière entrevue de Bédouin avec son vieux copain « l'empereur » Napoléon III.
– Oui, comme je passais à Paris, près des Tuileries, je m'demandais si j'entrerais lui donner le bonjour, quand j'sens quelqu'un qui me tape sur l'épaule. Je me retourne… C'était lui ! – Oh ! ce sacré Zéphirin, qu'il a fait, comme ça se trouve ! Entrons, on va boire la goutte ! – Génie47, cria-t-il à l'impératrice, c'est Zéphirin ; on va trinquer, rince deux verres !
Les trois gaillards, pendant ce temps, remontaient le village et arrivaient à la maison du garde.
Par une lucarne de la remise, Lebrac se glissa à l'intérieur, ouvrit à ses camarades une petite porte dérobée et tous trois, de couloir en couloir, pénétrèrent dans l'appartement de Bédouin où, un quart d'heure durant, ils se livrèrent à un mystérieux travail parmi les arrosoirs, les marmites, les lampes, le bidon de pétrole, les buffets, le lit et le poêle.
Ensuite de quoi, le tirouit de Gambette annonçant le retour de leur victime, ils se retirèrent aussi discrètement qu'ils étaient entrés.
Vivement ils accoururent au deuxième poste de Boulot où ils arrivèrent bien avant la venue de ce dernier.
Le père Zéphirin, après avoir en effet une dernière fois encore raconté à Fricot des histoires sur les « Arbis » et les « chacails » et parlé des « raquins » qui infectaient la rade d'Alger, même qu'une de ces sales bêtes avait, un jour qu'ils se baignaient, coupé le « zobi » à un de ses camarades et que la mer s'était toute teinte de sang, partit en titubant et en traînant les semelles sous les regards amusés du bistro et de sa femme.
Quand il arriva vers chez Doni, pouf ! il prit une première bûche en jurant des « tonnerre de Dieu ! » contre ce sale chemin que le père Bréda, le cantonnier (un feignant qui n'avait fait que sept ans et la campagne d'Italie, quelle foutaise !) entretenait salement mal. Puis, après y avoir mis le temps, il se redressa et repartit.
– Je crois qu'il a sa malle, jugea Fricot en refermant sa porte.
Un peu plus loin, la liane de Boulot, traîtreusement tendue devant ses pas, le fit rouler dans le ruisseau de purin, tandis que filaient en silence, emportant leur lien, les deux ténébreux machinateurs.
Au fumier de chez Groscoulas, il ne manqua pas non plus de reprendre la bûche, en sacrant de tous ses poumons contre ce salaud de pays où l'on n'y voyait pas plus clair que dans le c… d'une négresse.
Cependant les gens, attirés par son vacarme, sortaient sur le pas de leurs portes et disaient :
– Eh bien, je crois qu'il a sa paille, le vieux briscard, ce soir : pour une belle cuite, c'est une belle cuite !
Et quinze ou vingt paires d'yeux purent constater que, vingt pas plus loin, le vieux, méconnaissant encore les lois de l'équilibre, reprenait une de ces bûches qui comptent dans la vie d'un poivrot.
– J'suis pourtant pas saoul ! nom de Dieu ! bégayait-il en portant la main à son front bossué et à son nez meurtri. J'ai presque rien bu. C'est la colère qui m'a monté à la tête ! ah les salauds !
Il n'avait plus de genoux à son pantalon et il mit bien cinq minutes à trouver sa clef, ensevelie au fond de sa poche sous son ample mouchoir à carreaux, parmi son couteau, sa bourse, sa tabatière, sa pipe, sa blague et sa boîte d'allumettes.
Enfin il entra. Les curieux qui le suivirent, au nombre desquels les huit moutards, constatèrent dès ses premiers pas un vacarme d'arrosoirs renversés. C'était prévu, ils les avaient disposés pour cela. Enfin, le vieux, s'étant frayé tout de même un passage, arriva au réduit creusé dans le mur où il logeait ses allumettes.
Il en frotta une sur son pantalon, sur la boîte, sur le tuyau du poêle, sur le mur : elle ne prit point ; il en frotta une deuxième, puis une troisième, une quatrième, une cinquième, toujours sans résultat malgré les changements de frottoirs.
– Frotte, mon vieux ! ricanait Camus qui les avait toutes trempées dans l'eau. Frotte ! ça t'amusera.
Las de frotter en vain, Zéphirin en chercha une dans sa poche, la frotta, l'enflamma et voulut allumer sa lampe à pétrole ; mais la mèche fut récalcitrante elle aussi et ne voulut jamais prendre.
Zéphirin par contre s'échauffait :
– Sacré nom de Dieu de nom de Dieu de saloperie de putasserie de vache ! Ah ! nom de Dieu ! tu ne veux pas prendre ! ah ! tu ne veux pas prendre, vraiment ! ah oui, c'est comme ça, eh bien ! tiens ! nom de Dieu ! prends celle-là, saleté, fit-il en la lançant de toutes ses forces contre son poêle, où elle se brisa avec fracas.
– Mais, il va foutre le feu à sa boîte ! fit quelqu'un.
– Pas de danger, pensait Lebrac, qui avait remplacé le pétrole par un reste de vin blanc traînant au fond d'une bouteille.
Après cet exploit, le vieux, ambulant dans l'obscurité, heurta son poêle, renversa des chaises, donna du pied dans les arrosoirs, tituba parmi les marmites, beugla, jura, injuria tout le monde, tomba, se releva, sortit, rentra et finalement, fatigué et meurtri, se coucha tout habillé sur son lit où un voisin, le lendemain matin, alla le trouver, ronflant comme un tuyau d'orgue au milieu d'un magnifique désordre qui n'était pas pour autant un effet de l'art.
Peu de temps après, on entendait dire par le village, et Lebrac et les copains en riaient sous cape, que le père Bédouin était « si tellement » saoul la veille au soir, qu'il était tombé huit fois en sortant de chez Fricot, qu'il avait tout renversé en rentrant chez lui, cassé sa lampe, pissé au lit et ch… dans sa marmite.
Source: Wikisource
Retour à la rubrique feuilletons
Retour au menu