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LA GUERRE DES BOUTONS-L1 CHAP4-5

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La Guerre des boutons

Louis Pergaud


Premier revers

Ils m'ont entouré comme la beste et croyent qu'on me prend aux filetz. Moy, je leur veulx passer à travers ou dessus le ventre.


Henri IV (Lettre à M. de Batz, gouverneur de la ville d'Euse, en Armagnac, 11 mars 1586).



Les jours qui suivirent cette mémorable victoire furent plus calmes. Le grand Lebrac et sa troupe, confiants dans leur succès, gardaient l'avantage et, nantis de leurs lances de coudre pointusées au couteau et polies avec du verre, armés de sabres de bois avec une garde en fil de fer recouverte de ficelle de pain de sucre, poussaient des charges terribles qui faisaient frémir les Velrans et les ramenaient jusqu'à leur lisière parmi des grêles de cailloux.


Migue la Lune, prudent, restait au dernier rang, et l'on ne fit pas de prisonniers et il n'y eut pas de blessés.


Cela eût pu durer longtemps ainsi ; malheureusement pour Longeverne, la classe du samedi matin fut désastreuse. Le grand Lebrac, qui s'était tout de même fourré dans la tête les multiples et les sous-multiples du mètre, confiant dans la parole du père Simon, qui avait dit que quand on les savait pour une sorte de mesures on les savait pour toutes, ne voulut pas entendre dire que le kilolitre et le myrialitre n'existaient point.


Il emmêla si bien l'hectolitre et le double et le boisseau et la chopine, ses connaissances livresques avec son expérience personnelle, qu'il se vit fermement, et sans espoir d'en réchapper, fourrer en retenue de quatre à cinq d'abord, plus longtemps si c'était nécessaire, et s'il ne satisfaisait pas à toutes les exigences récitatoires du maître.


– Quel vieux salaud quand il s'y mettait, tout de même, que ce père Simon !


Le malheur voulut que Tintin se trouvât exactement dans le même cas ainsi que Grangibus et Boulot. Seuls, Camus, qui y avait coupé, et La Crique, qui savait toujours, restaient pour conduire ce soir-là la troupe de Longeverne, déjà réduite par l'absence de Gambette, qui n'était pas venu ce jour-là parce qu'il avait conduit leur cabe28 au bouc et de quelques autres obligés de rentrer à la maison pour préparer la toilette du lendemain.


– Faudrait peut-être pas aller ce soir ? hasarda Lebrac, pensif.


Camus bondit. – Pas aller ! Ben il la baillait belle, le général. Pour qui qu'on le prenait, lui, Camus ! Par exemple, qu'on allait passer pour couillons !


Lebrac ébranlé se rendit à ces raisons et convint que, sitôt libéré avec Tintin, Boulot et Grangibus (et ils allaient s'y mettre d'attaque), ils se porteraient ensemble à leur poste de combat.


Mais il était inquiet. Ça l'embêtait, na ! que lui, chef, ne fût pas là pour diriger la manœuvre en un jour plutôt difficile.


Camus le rassura et, après de brefs adieux, à quatre heures, fila, flanqué de ses guerriers, vers le terrain de combat.


Tout de même cette responsabilité nouvelle le rendait pensif, et, préoccupé d'on ne sait quoi, le cœur peut-être étreint de sombres pressentiments, il ne songea point à faire se dissimuler ses hommes avant d'arriver à leur retranchement du Gros Buisson.


Les Velrans, eux, étaient arrivés en avance. Surpris de ne rien voir, ils avaient chargé l'un d'eux, Touegueule29, de grimper à son arbre pour se rendre compte de la situation.


Touegueule, de son foyard, vit la petite troupe qui s'avançait imprudemment dans le chemin, et une joie débordante et silencieuse, inondant tout son être, le fit se tortiller comme un goujon au bout d'une ligne.


Immédiatement il fit part à ses camarades de l'infériorité numérique de l'ennemi et de l'absence du grand Lebrac.


L'Aztec des Gués, qui ne demandait qu'à venger Migue la Lune, imagina aussitôt un plan d'attaque et il l'exposa.


On n'allait d'abord faire semblant de rien, se battre comme d'habitude, s'avancer, puis reculer, puis avancer de nouveau jusqu'à mi-chemin, et, après une feinte reculade, partir de nouveau tous ensemble, charger en masse, tomber en trombe sur le camp ennemi, cogner ceux qui résisteraient, faire prisonniers tous ceux qu'on attraperait et les ramener à la lisière, où ils subiraient le sort des vaincus.


Ainsi c'était bien compris, quand il pousserait son cri de guerre : « La Murie vous crève ! », tous s'élanceraient derrière lui, la trique au poing.


Touegueule était à peine redescendu de son foyard que l'organe perçant de Camus, du centre du Gros Buisson, lançait le défi d'usage : « À cul les Velrans ! » et que la bataille s'engageait dans les formes ordinaires.


En tant que général, Camus aurait dû rester à terre et diriger ses troupes ; mais l'habitude, la sacrée habitude de monter à l'arbre fit taire tous ses scrupules de commandant en chef, et il grimpa au chêne pour lancer de haut ses projectiles dans les rangs des adversaires.


Installé dans une fourche soigneusement choisie et aménagée, commodément assis, il prenait la ligne de mire en tendant l'élastique, le cuir juste au milieu de la fourche, les bandes de caoutchouc bien égales et lâchait le projectile qui partait en sifflant du côté de Velrans, déchiquetant des feuilles ou cognant un tronc en faisant toc.


Camus pensait qu'il en serait ce jour-là comme des jours précédents et ne se doutait mie que les autres tenteraient une attaque et pousseraient une charge puisque chaque engagement, depuis l'ouverture des hostilités, avait vu leur défaite ou leur reculade.


Tout alla bien pendant une demi-heure, et le sentiment du devoir accompli, le souci d'un emploi judicieux de ses cailloux le rassérénaient, lorsque, au cri de guerre de l'Aztec, il vit la horde des Velrans chargeant son armée avec une telle vitesse, une telle ardeur, une telle impétuosité, une telle certitude de victoire qu'il en demeura abasourdi sur sa branche sans pouvoir proférer un mot.


Ses guerriers, en entendant cette ruée formidable, en voyant ce brandissement d'épieux et de triques, effarés, démoralisés, trop peu nombreux, battirent en retraite aussitôt, et, prenant leurs jambes à leur cou, s'enfuirent, leurs talons battant les fesses, à toute allure, dans la direction de la carrière à Laugu, sans oser se retourner et croyant que toute l'armée ennemie leur arrivait dessus.


Malgré sa supériorité numérique, la colonne des Velrans, en arrivant au Gros Buisson, ralentit un peu son élan, craignant quelque projectile désespéré ; mais, ne recevant rien, elle s'engagea brusquement sous le couvert et se mit à fouiller le camp.


Hélas ! on ne voyait rien, on ne trouvait personne, et l'Aztec grommelait déjà, quand il dénicha Camus blotti dans son arbre tel un écureuil surpris.


Il eut un ah ! sonore de triomphe en l'apercevant et, tout en se félicitant intérieurement de ce que l'assaut n'eût pas été inutile, il somma immédiatement son prisonnier de descendre.


Camus, qui savait le sort qui l'attendait s'il abandonnait son asile et avait encore quelques cailloux en poche, répondit par le mot de Cambronne à cette injonction injurieuse. Déjà il fouillait les poches de son pantalon, quand l'Aztec, sans réitérer son invitation discourtoise, ordonna à ses hommes de lui « descendre cet oiseau-là » à coups de cailloux.


Avant qu'il eût bandé sa fronde, une grêle terrible lapida Camus qui croisa ses bras sur sa figure, les mains sur les yeux pour se protéger.


Beaucoup de Velrans manquaient heureusement leur but, pressés qu'ils étaient de lancer leurs projectiles, mais quelques-uns, mais trop touchaient : pan sur le dos ! pan sur la gueule ! pan sur la ratelle ! pan sur le râble ! pan sur les guibolles ! attrape encore « çui-là » mon fils !


– Ah ! l'y viendras, mon salaud ! disait l'Aztec.


Et de fait, le pauvre Camus n'avait pas assez de mains pour se protéger et se frotter, et il allait enfin se rendre à merci, quand le cri de guerre et le rugissement terrible de son chef, ramenant ses troupes au combat, le délivra comme par enchantement de cette terrible position.


Lentement, il décroisa un bras, puis un autre, et se tâta, et regarda et… ce qu'il vit…


Horreur ! trois fois horreur ! L'armée de Longeverne, essoufflée, arrivait au Gros Buisson, hurlante, avec Tintin et Grangibus, tandis qu'à la lisière les Velrans, en troupeau, emmenaient, emportaient Lebrac prisonnier.


– Lebrac ! Lebrac ! nom de Dieu. Lebrac ! piailla-t-il. Comment que ça a pu se faire ? Ah bon Dieu de bon Dieu de nom de Dieu de nom de Dieu de cent dieux !


La malédiction désespérée de Camus eut un retentissement dans la bande de Longeverne arrivant à la rescousse.


– Lebrac ! fit Tintin en écho. Il n'est pas là ? Et il expliqua : On arrivait au bas de la Saute quand on a vu les nôtres qui « s'ensauvaient » comme des lièvres, alors il s'est lancé et leur z'a dit :


– Halte-là !… Où venez-vous ? Et Camus ?


– Camus, qu'a fait j'sais plus qui, il est sur son chêne !


– Et La Crique ?


– La Crique ?… on ne sait pas !


– Et vous les laissez comme ça, nom de Dieu ! prisonniers des Velrans ; vous n'en avez donc point ! En avant ! allez ! en avant !


Alors il « s'a lancé » et on est parti derrière lui en « n'hurlant » ; mais il était en avance d'au moins vingt sauts, et à eux tous ils l'auront sûrement pincé.


– Mais oui, qu'il est chauffé ! ah, nom de Dieu ! souffla Camus suffoqué, dégringolant de son chêne.


– Il n'y a pas à ch…, faut le déprendre !


– Ils sont deux fois plus que nous, remarqua l'un des fuyards rendu prudent, sûrement qu'il y en aura encore des chopés, c'est tout ce qu'on y gagnera. Puisqu'on n'est pas en nombre « gn'a » qu'à attendre, après tout ils ne veulent pas le bouffer sans boire !


– Non, convint Camus ; mais ses boutons ! Et dire que c'est pour me délivrer ! Ah ! malheur de malheur ! Il avait bien raison de nous dire de ne pas venir ce soir. Faut toujours écouter son chef !


– Mais ousqu'est La Crique ? personne n'a vu La Crique ? tu ne sais pas s'il est pris ?


– Non ! reprit Camus, je ne crois pas, j'ai pas vu qu'ils l'aient emmené, il a dû se défiler par les buissons du dessus…


Pendant que les Longevernes se lamentaient et que Camus, dans le désarroi du désastre, reconnaissait les avantages et la nécessité d'une forte discipline, un rappel de perdrix les fit tressaillir.


– C'est La Crique, dit Grangibus. C'était lui, en effet, qui, au moment de l'assaut, s'était glissé comme un renard entre les buissons et avait échappé aux Velrans. Il venait du haut du communal et avait sûrement vu quelque chose, car il dit :


– Ah ! mes amis, qu'est-ce qu'ils lui passent à Lebrac ! J'ai mal vu, mais ce que ça cognait dur !


Et il réquisitionna la ficelle et les épingles de la bande pour raffubler les habits du général qui certainement n'y couperait pas.


Et, en effet, une scène terrible se déroulait à la lisière.


D'abord enveloppé, enroulé, emporté par le tourbillon des adversaires au point de n'y plus rien comprendre, le grand Lebrac s'était enfin reconnu, était revenu à lui et, quand on voulut le traiter en vaincu et l'aborder l'eustache à la main, il leur fit voir, à ces peigne-culs, ce que c'est qu'un Longeverne !


De la tête, des pieds, des mains, des coudes, des genoux, des reins, des dents, cognant, ruant, sautant, giflant, tapant, boxant, mordant, il se débattait terriblement, culbutant les uns, déchirant les autres, éborgnait celui-ci, giflait celui-là, en bosselait un troisième, et pan par-ci, et toc par-là, et zon sur un autre, tant et si bien que, laissant pour compte une demi-manche de blouse, il se faisait lâcher enfin par la meute ennemie et s'élançait déjà vers Longeverne d'un élan irrésistible, quand un traître croc-en-jambe de Migue la Lune l'allongea net, le nez dans une taupinière, les bras en avant et la gueule ouverte.


Il n'eut pas le temps de dire ouf ; avant qu'il eût songé seulement à se mettre sur les genoux, douze gars se précipitaient derechef sur lui et pif ! et paf ! et poum ! et zop ! vous le saisissaient par les quatre membres tandis qu'un autre le fouillait, lui confisquait son couteau et le bâillonnait de son propre mouchoir.


L'Aztec, dirigeant la manœuvre, arma Migue la Lune, sauveur de la situation, d'une verge de noisetier et lui recommanda, précaution inutile, d'y aller de ses six coups chaque fois que l'autre tenterait la moindre secousse.


De fait, Lebrac n'était pas homme à se tenir comme ça : bientôt ses fesses furent bleues de coups de baguette tant qu'à la fin il dut bien se tenir tranquille.


– Ramasse, cochon ! disait Migue la Lune. Ah ! tu voulais me couper le zizi et les couilles. Eh bien ! si on te les coupait, à toi, maintenant !


Ils ne les lui coupèrent point, mais pas un bouton, pas une boutonnière, pas une agrafe, pas un cordon, n'échappa à leur vigilance vengeresse, et Lebrac, vaincu, dépouillé et fessé, fut rendu à la liberté dans le même état piteux que Migue la Lune cinq jours auparavant.


Mais le Longeverne ne pleurnichait pas comme le Velrans ; il avait une âme de chef, lui, et s'il écumait de rage intérieure, il semblait ne pas sentir la douleur physique. Aussi, dès que débâillonné, il n'hésita pas à cracher à ses bourreaux, en invectives virulentes, son incoercible mépris et sa haine vivace.


C'était un peu trop tôt, hélas ! et la horde victorieuse, sûre de le tenir à sa merci, le lui fit bien voir en le bâtonnant de nouveau à trique que veux-tu et en le bourrant de coups de pieds.


Alors Lebrac, vaincu, gonflé de rage et de désespoir, ivre de haine et de désir de vengeance, partit enfin la face ravagée, fit quelques pas, puis se laissa choir derrière un petit buisson comme pour pleurer à son aise ou chercher quelques épines qui lui permissent de retenir son pantalon autour de ses reins.


Une colère folle le dominait : il tapa du pied, il serra les poings, il grinça des dents, il mordit la terre, puis, comme si cet âpre baiser l'eût inspiré subitement, il s'arrêta net.


Les cuivres du couchant baissaient dans les branches demi-nues de la forêt, élargissant l'horizon, amplifiant les lignes, ennoblissant le paysage qu'un puissant souffle de vent vivifiait. Des chiens de garde, au loin, aboyaient au bout de leurs chaînes ; un corbeau rappelait ses compagnons pour le coucher, les Velrans s'étaient tus, on n'entendait rien des Longevernes.


Lebrac, dissimulé derrière son buisson, se déchaussa (c'était facile), mit ses bas en loques dans ses souliers veufs de lacets, retira son tricot et sa culotte, les roula ensemble autour de ses chaussures, mit ce rouleau dans sa blouse dont il fit ainsi un petit paquet noué aux quatre coins et ne garda sur lui que sa courte chemise dont les pans frissonnaient au vent.


Alors, saisissant son petit baluchon d'une main, de l'autre troussant entre deux doigts sa chemise, il se dressa d'un seul coup devant toute l'armée ennemie et, traitant ses vainqueurs de vaches, de cochons, de salauds et de lâches, il leur montra son cul d'un index énergique, puis se mit à fuir à toutes jambes dans le crépuscule tombant, poursuivi par les imprécations des Velrans, au milieu d'une grêle de cailloux qui bourdonnaient à ses oreilles.


Les conséquences d'un désastre


Coup sur coup. Deuil sur deuil. Ah ! l'épreuve redouble.


Victor Hugo (L'Année terrible).


On a bien raison de dire qu'un malheur ne vient jamais seul ! Ce fut La Crique qui, plus tard, formula cet aphorisme, dont il n'était pas l'auteur. Quand Lebrac, sacrant et vociférant contre ces peigne-culs de Velrans, arriva, cheveux, chemise et le reste au vent à la boucle du chemin de la Saute, ce ne fut pas les compaings qu'il trouva pour le recevoir, mais bien le père Zéphirin, vieux soldat d'Afrique qu'on appelait plus communément Bédouin, et qui remplissait dans la commune les modestes fonctions de garde champêtre, ce qui se voyait d'ailleurs à sa plaque jaune bien astiquée luisant parmi les plis de sa blouse bleue toujours propre.


De bonheur pour le grand Lebrac, Bédouin, représentant de la force publique à Longeverne, était un peu sourd et n'y voyait plus très bien.


Il avait, revenant de sa tournée quotidienne ou presque, été arrêté par les hurlements et les cris de guerre de Lebrac se débattant aux mains des Velrans. Comme il se trouvait, par hasard, qu'il avait déjà été victime de farces et plaisanteries de la part de certains « galapias » du village, il ne douta mie que les invectives virulentes de celui-là fuyant, autant dire à poil, ne fussent à son adresse. Il en douta de moins en moins quand il distingua, entre autres, les syllabes de « cochon » et de « salaud » qui, dans sa pensée droite et logique, ne pouvaient indubitablement s'appliquer qu'à un représentant de la « loa »30. Résolu (le devoir avant tout) à punir cet insolent qui attentait du même coup aux bonnes mœurs et à sa dignité de magistrat, il s'élança à sa poursuite pour le rattraper ou tout au moins le reconnaître et lui faire donner par « qui de droit » la fessée qu'il jugeait mériter.


Mais Lebrac vit Bédouin lui aussi, et, reconnaissant des intentions hostiles au « polisson ! » qu'il poussa, il biaisa vivement à gauche vers le haut du communal et disparut dans les buissons pendant que l'autre, brandissant son bâton, criait toujours de toute sa gorge :


– Petit saligaud ! que je t'attrape un peu !


Cachés dans le Gros Buisson, ahuris de cette apparition inattendue, les Longevernes suivaient la poursuite de Bédouin avec des yeux ronds comme des prunelles de chouettes.


– C'est lui ! c'est bien lui ! fit La Crique parlant de son chef.


– Il leur z-y-a encore joué un tour, remarqua Tintin. Quel bougre, tout de même ! et l'inflexion de sa voix disait toute l'admiration qu'il professait pour son général.


– Ce vieux c… va-t-il nous emmerder longtemps ? reprit Camus, frottant de ses paumes sèches et calleuses ses douloureuses meurtrissures.


Et il songeait déjà à déléguer Tintin ou La Crique pour attirer Bédouin hors des lieux où devait se cacher Lebrac, en poussant à l'adresse du garde quelques séries d'épithètes colorées et fortes, telles : vieille tourte, enfifré, sodomiss, vérolard d'Afrique et autres qu'ils avaient retenues au passage de certaines conversations entre les anciens du village.


Il n'en fut pas réduit à cet expédient, car le vieux briscard redescendit bientôt le chemin, jurant contre ces garnements à qui il tirerait les oreilles et qu'il « foutrait » bien, un jour ou l'autre, à « l'ousteau » communal pour tenir compagnie, durant une heure ou deux, aux rats de la fromagerie.


Immédiatement Camus imita le tirouit de la perdrix grise, signal de ralliement de Longeverne, et, à la réponse qui lui vint, signala par trois nouveaux cris consécutifs, à son féal aux abois, que tout danger était momentanément écarté.


Bientôt, derrière les buissons, on aperçut, s'approchant en effet, la silhouette indécise d'abord et blanche de Lebrac, son petit baluchon à la main, puis se distinguèrent les traits de sa face contractée de colère.


– Ben mon vieux ! ben ma vieille !


Ce fut tout ce que put dire Camus, qui, les larmes aux yeux et les dents serrées, brandit un poing menaçant dans la direction de Velrans.


Et Lebrac fut entouré.


Toutes les ficelles et toutes les épingles de la bande furent réquisitionnées afin de lui refaire une tenue tant qu'à peu près présentable pour rentrer au village. À un soulier, on mit de la ficelle de fouet, à l'autre de la ficelle de pain de sucre prise à une garde d'épée ; des morceaux de tresse serrèrent les bas aux jarrets ; on trouva une épingle de nourrice pour rejoindre et maintenir les deux ouvertures du pantalon ; Camus même, ivre de sacrifice, voulait défaire sa fronde à « lastique » pour en fabriquer une ceinture à son chef, mais l'autre noblement s'y opposa ; quelques épines bouchèrent les plus gros trous. La blouse, ma foi, pendait bien un peu en arrière ; la chemise irrémédiablement bâillait à la cotisse31 et la manche déchirée dont manquait le morceau était un irrécusable témoin de la lutte terrible qu'avait soutenue le guerrier.


Quand il fut tant bien que mal regaupé32, jetant sur son accoutrement un coup d'œil mélancolique et évaluant en lui-même la quantité de coups de pied au cul que lui vaudrait cette tenue, il résuma ses appréhensions en une phrase lapidaire qui fit frémir jusqu'au cœur toutes les fibres de ses soldats :


– Bon Dieu ! ce que je vais être cerisé33 en rentrant !


Un silence morne accueillit cette prévision. Le groupe évidemment ne voyait pas d'objections à faire et, dans la nuit qui tombait, ce fut la sabotée lamentable et silencieuse vers le village. Que différente fut cette rentrée de celle du lundi ! La nuit morne et pesante alourdissait leur tristesse ; pas une étoile ne se levait dans les nuages, qui, tout à coup, avaient envahi le ciel ; les murs gris qui bordaient le chemin avaient l'air d'escorter en silence leur désastre ; les branches des buissons pendaient en saule pleureur, et eux marchaient, traînaient les pieds comme si leurs semelles eussent été appesanties de toute la détresse humaine et de toute la mélancolie de l'automne.


Pas un ne parlait pour ne point aggraver les préoccupations douloureuses du chef vaincu, et, pour augmenter encore leur peine, leur parvenait dans le vent du sud-ouest le chant de victoire des Velrans glorieux qui rentraient dans leurs foyers :


Je suis chrétien, voilà ma gloire, Mon espérance et mon soutien…


Car on était calotin à Velrans et rouge à Longeverne.


Au Gros Tilleul, on s'arrêta comme de coutume, et Lebrac rompit le silence :


– On se retrouvera demain matin, près du lavoir, au second coup de la messe, fit-il d'une voix qu'il voulait rendre ferme, mais où perçait tout de même, dans une sorte de chevrotement, l'angoisse d'un avenir trouble, très incertain, ou plutôt trop certain.


– Oui, répondit-on simplement, et Camus le lapidé vint lui serrer les mains en silence, pendant que la petite troupe, très vite, s'égrenait par les sentiers et les chemins qui conduisaient chacun à son domicile respectif.


Quand Lebrac arriva à la maison de son père, près de la fontaine du haut, il vit la lampe à pétrole allumée dans la chambre du poêle et, par un entrebâillement de rideaux, il remarqua que sa famille était déjà en train de souper.


Il en frémit. Cette constatation coupait net ses dernières chances de ne pas être vu en la tenue plutôt débraillée dans laquelle il se trouvait par le plus fatal des destins.


Mais il réfléchit que, un peu plus tôt ou un peu plus tard, il fallait tout de même y passer, et, résolu à tout recevoir, stoïquement, il leva le loquet de la cuisine, traversa la pièce et poussa la porte du poêle.


Le père de Lebrac tenait d'autant plus à « l'estruction »34 qu'il en était lui-même et totalement dépourvu ; aussi exigeait-il de son rejeton, dès que revenait la saison d'écolage, une application à l'étude qui vraiment ne se trouvait pas être en raison directe des aptitudes intellectuelles de l'élève Lebrac. Il venait de temps à autre conférer de ce sujet avec le père Simon et lui recommandait avec insistance de ne pas manquer son garnement et de le tanner chaque fois qu'il le jugerait bon. Ce ne serait certes pas lui qui le soutiendrait comme certains parents nouillottes « qui savent pas y faire pour le bien de leurs enfants », et quand le gars aurait été puni en classe, lui, le père, redoublerait la dose à la maison.


Comme on le voit, le père de Lebrac avait en pédagogie des idées bien arrêtées et des principes très nets, et il les appliquait, sinon avec succès, du moins avec conviction.


Il avait justement, en abreuvant les bêtes, passé ce soir-là près du maître d'école qui fumait sa pipe sous les arcades de la maison commune, près de la fontaine du milieu, et il s'était enquis de la façon dont son fils se comportait.


Il avait naturellement appris que Lebrac jeune était resté en retenue jusqu'à quatre heures et demie, heure à laquelle il avait, sans broncher, récité la leçon qu'il n'avait pas sue le matin, ce qui prouvait bien que, quand il voulait… n'est-ce pas…


– Le rossard ! s'était exclamé le père. Savez-vous bien qu'il n'emporte jamais un livre à la maison ? Foutez-lui donc des devoirs, des lignes, des verbes, ce que vous voudrez ! mais n'ayez crainte, j'vas le soigner ce soir, moi !


C'était dans cette même disposition d'esprit qu'il se trouvait, quand son fils franchit le seuil de la chambre.


Chacun était à sa place et avait déjà mangé sa soupe. Le père, sa casquette sur la tête, le couteau à la main, s'apprêtait à disposer sur un ados de choux les tranches de lard fumé coupées en morceaux plus ou moins gros suivant la taille et l'estomac de leur destinataire, quand la porte grinça et que son fils apparut.


– Ah ! te voilà, tout de même ! fit-il d'un petit air mi-sec, mi-narquois qui n'annonçait rien de bon.


Lebrac jugea prudent de ne pas répondre et gagna sa place au bas de la table, ignorant d'ailleurs tout des intentions paternelles.


– Mange ta soupe, grogna la mère, elle est déjà toute « réfroidiete » !


– Et boutonne donc ton blouson, fit le père, tu m'as l'air d'un marchand de cabes35.


Lebrac ramena d'un geste aussi énergique qu'inutile sa blouse qui pendait dans son dos, mais n'agrafa rien, et pour cause.


– Je te dis d'agrafer ta blouse, répéta le père. Et d'abord, d'où viens-tu comme ça ? Tu sors pas de classe peut-être, à ces heures-ci ?


– J'ai perdu mon crochet de blouson, marmotta Lebrac, évitant une réponse directe.


– Las-moi ! Mon doux Jésus ! s'exclama la mère, quels gouillands36 que ces cochons-là ! ça casse tout, ils déchirent tout, ils ravalent tout ! Qu'est-ce qu'on veut devenir avec eux ?


– Et tes manches ? interrompit de nouveau le père. T'as perdu aussi les boutons ?


– Oui ! avoua Lebrac. Après cette nouvelle découverte, qui, avec la rentrée tardive, décelait une situation particulière et anormale, un examen détaillé s'imposait.


Lebrac se sentit devenir rouge jusqu'à la racine des cheveux.


– Merde ! ça allait rien barder !


– Viens voir un peu ici au milieu !


Et le père, ayant levé l'abat-jour de la lampe, sous les quatre paires d'yeux inquisiteurs de la famille, Lebrac apparut dans toute l'étendue de son désastre, aggravé encore par les réparations hâtives que des mains enthousiastes et bienveillantes certes, mais trop malhabiles, avaient achevé au lieu de le tempérer.


– Ben, nom de Dieu ! ah salaud ! ah cochon ! ah vaurien ! ah rossard ! grognait le père après chaque découverte.


Pas un bouton à son tricot ni à sa chemise, des épines pour fermer sa braguette, une épingle de sûreté pour tenir son pantalon, des ficelles à ses souliers !


– Mais, d'où sors-tu donc, nom de Dieu de saligaud, gronda Lebrac père, doutant que lui, calme citoyen, eût pu procréer un garnement pareil, tandis que la mère se lamentait sur le travail continuel que ce polisson, ce bougre de gredin de cochon d'enfant lui donnait quotidiennement.


– Et tu t'imagines que ça va durer longtemps comme ça, peut-être, reprit le père, que je vais dépenser des sous à élever et à nourrir un salopiot comme toi, qui ne fout rien, ni à la maison, ni en classe, ni ailleurs, même que j'en ai parlé ce soir à ton maître d'école ? – Ah ! je t'en foutrai, bandit ! Je vas te faire voir que les maisons de correction elles sont pas faites pour les chiens. Ah ! rosse !


– !…


– D'abord, tu vas te passer de souper ! Mais vas-tu me répondre, nom de Dieu ! où t'es-tu arrangé comme ça ?


– !…


– Ah ! tu ne veux rien dire, crapule, ah oui, vraiment ! eh bien, attends un peu, nom de Dieu, je veux bien te faire causer moi, va !


Et saisissant dans le fagot entamé près de la cheminée un raim37 de coudre souple et dur, arrachant la chemise, jetant bas la culotte, le père de Lebrac administra à son rejeton, qui se roulait, se tordait, écumait, râlait et hurlait, hurlait à faire trembler les vitres, une de ces raclées qui comptent dans la vie d'un môme.


Puis, sa justice ayant passé, il ajouta d'un ton sec et qui n'admettait pas de réplique :


– Et file te coucher maintenant, et vivement, hein ! nom de Dieu ! et que j'entende « quéque chose » !…


Sur sa paillasse de turquit38 et son matelas de paillette39, Lebrac s'étendit las intensément, les membres brisés, le derrière en sang, la tête bouillonnante ; il se retourna longtemps, médita longuement, longuement et s'endormit sur son désastre.



Source: Wikisource


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