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L'ODYSSéE-CHANTS8-12
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L'Odyssée (en grec ancien ?d?sse?a / Odusseía) est une épopée attribuée à l'aède Homère, comptant 12 109 hexamètres dactyliques, répartis en 24 chants. On pense qu'elle a été écrite après l'Iliade, vers la fin du VIIIe siècle av. J.-C. Elle est considérée comme l'un des plus grands chefs-d'œuvre de la littérature mondiale et un des deux poèmes fondateurs (avec l'Iliade) de la civilisation européenne.
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Texte ou Biographie de l'auteur
Chant 8
Quand Éôs aux doigts rosés, née au matin, apparut, la force sacrée d'Alkinoos se leva de son lit, et le dévastateur de citadelles, le divin et subtil Odysseus se leva aussi ; et la Force sacrée d'Alkinoos le conduisit à l'agora des Phaiakiens, auprès des nefs. Et, dès leur arrivée, ils s'assirent l'un près de l'autre sur des pierres polies. Et Pallas Athènè parcourait la ville, sous la figure d'un héraut prudent d'Alkinoos ; et, méditant le retour du magnanime Odysseus, elle abordait chaque homme et lui disait :
– Princes et chefs des Phaiakiens, allez à l'agora, afin d'entendre l'étranger qui est arrivé récemment dans la demeure du sage Alkinoos, après avoir erré sur la mer. Il est semblable aux immortels.
Ayant parlé ainsi, elle excitait l'esprit de chacun, et bientôt l'agora et les sièges furent pleins d'hommes rassemblés ; et ils admiraient le fils prudent de Laertès, car Athènè avait répandu une grâce divine sur sa tête et sur ses épaules, et l'avait rendu plus grand et plus majestueux, afin qu'il parût plus agréable, plus fier et plus vénérable aux Phaiakiens et qu'il accomplît toutes les choses par lesquelles ils voudraient l'éprouver. Et, après que tous se furent réunis, Alkinoos leur parla ainsi :
– Écoutez-moi, princes et chefs des Phaiakiens, afin que je dise ce que mon coeur m'inspire dans ma poitrine. Je ne sais qui est cet étranger errant qui est venu dans ma demeure, soit du milieu des hommes qui sont du côté d'Éôs, soit de ceux qui habitent du côté de Hespéros. Il nous demande d'aider à son prompt retour. Nous le reconduirons, comme cela est déjà arrivé pour d'autres ; car aucun homme entré dans ma demeure n'a jamais pleuré longtemps ici, désirant son retour. Allons ! tirons à la mer divine une nef noire et neuve, et que cinquante-deux jeunes hommes soient choisis dans le peuple parmi les meilleurs de tous. Liez donc à leurs bancs les avirons de la nef, et préparons promptement dans ma demeure un repas que je vous offre. Les jeunes hommes accompliront mes ordres, et vous tous, rois porteurs de sceptres, venez dans ma belle demeure, afin que nous honorions notre hôte dans la maison royale. Que nul ne refuse, et appelez le divin aoide Dèmodokos, car un dieu lui a donné le chant admirable qui charme, quand son âme le pousse à chanter.
Ayant ainsi parlé, il marcha devant, et les porteurs de sceptres le suivaient, et un héraut courut vers le divin aoide. Et cinquante-deux jeunes hommes, choisis dans le peuple, allèrent, comme Alkinoos l'avait ordonné, sur le rivage de la mer indomptée. Étant arrivés à la mer et à la nef, ils traînèrent la noire nef à la mer profonde, dressèrent le mât, préparèrent les voiles, lièrent les avirons avec des courroies, et, faisant tout comme il convenait, étendirent les blanches voiles et poussèrent la nef au large. Puis, ils se rendirent à la grande demeure du sage Alkinoos. Et le portique, et la salle, et la demeure étaient pleins d'hommes rassemblés, et les jeunes hommes et les vieillards étaient nombreux.
Et Alkinoos tua pour eux douze brebis, huit porcs aux blanches dents et deux boeufs aux pieds flexibles. Et ils les écorchèrent, et ils préparèrent le repas agréable.
Et le héraut vint, conduisant le divin aoide. La Muse l'aimait plus que tous, et elle lui avait donné de connaître le bien et le mal, et, l'ayant privé des yeux, elle lui avait accordé le chant admirable. Le héraut plaça pour lui, au milieu des convives, un thrône aux clous d'argent, appuyé contre une longue colonne ; et, au-dessus de sa tête, il suspendit la kithare sonore, et il lui montra comment il pourrait la prendre. Puis, il dressa devant lui une belle table et il y mit une corbeille et une coupe de vin, afin qu'il bût autant de fois que son âme le voudrait. Et tous étendirent les mains vers les mets placés devant eux.
Après qu'ils eurent assouvi leur faim et leur soif, la Muse excita l'aoide à célébrer la gloire des hommes par un chant dont la renommée était parvenue jusqu'au large Ourancs. Et c'était la querelle d'Odysseus et du Pèléide Akhilleus, quand ils se querellèrent autrefois en paroles violentes dans un repas offert aux dieux. Et le roi des hommes, Agamemnôn, se réjouissait dans son âme parce que les premiers d'entre les Akhaiens se querellaient. En effet, la prédiction s'accomplissait que lui avait faite Phoibos Apollôn, quand, dans la divine Pythô, il avait passé le seuil de pierre pour interroger l'oracle ; et alors se préparaient les maux des Troiens et des Danaens, par la volonté du grand Zeus.
Et l'illustre aoide chantait ces choses, mais Odysseus ayant saisi de ses mains robustes son grand manteau pourpré, l'attira sur sa tête et en couvrit sa belle face, et il avait honte de verser des larmes devant les Phaiakiens. Mais quand le divin aoide cessait de chanter, lui-même cessait de pleurer, et il écartait son manteau, et, prenant une coupe ronde, il faisait des libations aux dieux. Puis, quand les princes des Phaiakiens excitaient l'aoide à chanter de nouveau, car ils étaient charmés de ses paroles, de nouveau Odysseus pleurait, la tête cachée. Il se cachait de tous en versant des larmes ; mais Alkinoos le vit, seul, étant assis auprès de lui, et il l'entendit gémir, et aussitôt il dit aux Phaiakiens habiles à manier les avirons :
– Écoutez-moi, princes et chefs des Phaiakiens. Déjà nous avons satisfait notre âme par ce repas et par les sons de la kithare qui sont la joie des repas. Maintenant, sortons, et livrons-nous à tous les jeux, afin que notre hôte raconte à ses amis, quand il sera retourné dans sa patrie, combien nous l'emportons sur les autres hommes au combat des poings, à la lutte, au saut et à la course.
Ayant ainsi parlé, il marcha le premier et tous le suivirent. Et le héraut suspendit la kithare sonore à la colonne, et, prenant Dèmodokos par la main, il le conduisit hors des demeures, par le même chemin qu'avaient pris les princes des Phaiakiens afin d'admirer les jeux. Et ils allèrent à l'agora, et une foule innombrable suivait. Puis, beaucoup de robustes jeunes hommes se levèrent, Akronéôs, Okyalos, Élatreus, Nauteus, Prymneus, Ankhialos, Érethmeus, Ponteus, Prôteus, Thoôn, Anabèsinéôs, Amphialos, fils de Polinéos Tektonide, et Euryalos semblable au tueur d'hommes Arès, et Naubolidès qui l'emportait par la force et la beauté sur tous les Phaiakiens, après l'irréprochable Laodamas. Et les trois fils de l'irréprochable Alkinoos se levèrent aussi, Laodamas, Halios et le divin Klytonèos.
Et ils combattirent d'abord à la course, et ils s'élancèrent des barrières, et, tous ensemble, ils volaient rapidement, soulevant la poussière de la plaine. Mais celui qui les devançait de plus loin était l'irréprochable Klytonèos. Autant les mules qui achèvent un sillon ont franchi d'espace, autant il les précédait, les laissant en arrière, quand il revint devant le peuple. Et d'autres engagèrent le combat de la lutte, et dans ce combat Euryalos l'emporta sur les plus vigoureux. Et Amphialos fut vainqueur en sautant le mieux, et Élatreus fut le plus fort au disque, et Laodamas, l'illustre fils d'Alkinoos, au combat des poings. Mais, après qu'ils eurent charmé leur âme par ces combats, Laodamas, fils d'Alkinoos, parla ainsi :
– Allons, amis, demandons à notre hôte s'il sait aussi combattre. Certes, il ne semble point sans courage. Il a des cuisses et des bras et un cou très vigoureux, et il est encore jeune, bien qu'il ait été affaibli par beaucoup de malheurs ; car je pense qu'il n'est rien de pire que la mer pour épuiser un homme, quelque vigoureux qu'il soit.
Et Euryalos lui répondit :
– Laodamas, tu as bien parlé. Maintenant, va, provoque-le, et rapporte-lui nos paroles.
Et l'illustre fils d'Alkinoos, ayant écouté ceci, s'arrêta au milieu de l'arène et dit à Odysseus :
– Allons, hôte, mon père, viens tenter nos jeux, si tu y es exercé comme il convient que tu le sois. Il n'y a point de plus grande gloire pour les hommes que celle d'être brave par les pieds et par les bras. Viens donc, et chasse la tristesse de ton âme. Ton retour n'en subira pas un long retard, car déjà ta nef est traînée à la mer et tes compagnons sont prêts à partir.
Et le subtil Odysseus lui répondit :
– Laodamas, pourquoi me provoques-tu à combattre ? Les douleurs remplissent mon âme plus que le désir des jeux. J'ai déjà subi beaucoup de maux et supporté beaucoup de travaux, et maintenant, assis dans votre agora, j'implore mon retour, priant le roi et tout le peuple.
Et Euryalos, lui répondant, l'outragea ouvertement :
– Tu parais, mon hôte, ignorer tous les jeux où s'exercent les hommes, et tu ressembles à un chef de matelots marchands qui, sur une nef de charge, n'a souci que de gain et de provisions, plutôt qu'à un athlète.
Et le subtil Odysseus, avec un sombre regard, lui dit :
– Mon hôte, tu n'as point parlé convenablement, et tu ressembles à un homme insolent. Les dieux ne dispensent point également leurs dons à tous les hommes, la beauté, la prudence ou l'éloquence. Souvent un homme n'a point de beauté, mais un dieu l'orne par la parole, et tous sont charmés devant lui, car il parle avec assurance et une douce modestie, et il domine l'agora, et, quand il marche par la ville, on le regarde comme un dieu. Un autre est semblable aux dieux par sa beauté, mais il ne lui a point été accordé de bien parler. Ainsi, tu es beau, et un dieu ne t'aurait point formé autrement, mais tu manques d'intelligence, et, comme tu as mal parlé, tu as irrité mon coeur dans ma chère poitrine. Je n'ignore point ces combats, ainsi que tu le dis. J'étais entre les premiers, quand je me confiais dans ma jeunesse et dans la vigueur de mes bras. Maintenant, je suis accablé de misères et de douleurs, ayant subi de nombreux combats parmi les hommes ou en traversant les flots dangereux. Mais, bien que j'aie beaucoup souffert, je tenterai ces jeux, car ta parole m'a mordu, et tu m'as irrité par ce discours.
Il parla ainsi, et, sans rejeter son manteau, s'élançant impétueusement, il saisit une pierre plus grande, plus épaisse, plus lourde que celle dont les Phaiakiens avaient coutume de se servir dans les jeux, et, l'ayant fait tourbillonner, il la jeta d'une main vigoureuse. Et la pierre rugit, et tous les Phaiakiens habiles à manier les avirons courbèrent la tête sous l'impétuosité de la pierre qui vola bien au delà des marques de tous les autres. Et Athènè accourut promptement, et, posant une marque, elle dit, ayant pris la figure d'un homme :
– Même un aveugle, mon hôte, pourrait reconnaître ta marque en la touchant, car elle n'est point mêlée à la foule des autres, mais elle est bien au delà. Aie donc confiance, car aucun des Phaiakiens n'atteindra là, loin de te dépasser.
Elle parla ainsi, et le patient et divin Odysseus fut joyeux, et il se réjouissait d'avoir dans l'agora un compagnon bienveillant. Et il dit avec plus de douceur aux Phaiakiens :
– Maintenant, jeunes hommes, atteignez cette pierre. Je pense que je vais bientôt en jeter une autre aussi loin, et même au delà. Mon âme et mon coeur m'excitent à tenter tous les autres combats. Que chacun de vous se fasse ce péril, car vous m'avez grandement irrité. Au ceste, à la lutte, à la course, je ne refuse aucun des Phaiakiens, sauf le seul Laodamas. Il est mon hôte. Qui pourrait combattre un ami ? L'insensé seul et l'homme de nulle valeur le disputent à leur hôte dans les jeux, au milieu d'un peuple étranger, et ils s'avilissent ainsi. Mais je n'en récuse ni n'en repousse aucun autre. Je n'ignore aucun des combats qui se livrent parmi les hommes. Je sais surtout tendre un arc récemment poli, et le premier j'atteindrais un guerrier lançant des traits dans la foule des hommes ennemis, même quand de nombreux compagnons l'entoureraient et tendraient l'arc contre moi. Le seul Philoktètès l'emportait sur moi par son arc, chez le peuple des Troiens, toutes les fois que les Akhaiens lançaient des flèches. Mais je pense être maintenant le plus habile de tous les mortels qui se nourrissent de pain sur la terre. Certes, je ne voudrais point lutter contre les anciens héros, ni contre Héraklès, ni contre Eurytos l'Oikhalien, car ils luttaient, comme archers, même avec les dieux. Le grand Eurytos mourut tout jeune, et il ne vieillit point dans ses demeures. En effet, Apollôn irrité le tua, parce qu'il l'avait provoqué au combat de l'arc. Je lance la pique aussi bien qu'un autre lance une flèche. Seulement, je crains qu'un des Phaiakiens me surpasse à la course, ayant été affaibli par beaucoup de fatigues au milieu des flots, car je ne possédais pas une grande quantité de vivres dans ma nef, et mes chers genoux sont rompus.
Il parla ainsi, et tous restèrent muets, et le seul Alkinoos lui répondit :
– Mon hôte, tes paroles me plaisent. Ta force veut prouver la vertu qui te suit partout, étant irrité, car cet homme t'a défié ; mais aucun n'oserait douter de ton courage, si du moins il n'a point perdu le jugement. Maintenant, comprends bien ce que je vais dire, afin que tu parles favorablement de nos héros quand tu prendras tes repas dans tes demeures, auprès de ta femme et de tes enfants, et que tu te souviennes de notre vertu et des travaux dans lesquels Zeus nous a donné d'exceller dès le temps de nos ancêtres. Nous ne sommes point les plus forts au ceste, ni des lutteurs irréprochables, mais nous courons rapidement et nous excellons sur les nefs. Les repas nous sont chers, et la kithare et les danses, et les vêtements renouvelés, les bains chauds et les lits. Allons ! vous qui êtes les meilleurs danseurs Phaiakiens, dansez, afin que notre hôte, de retour dans sa demeure, dise à ses amis combien nous l'emportons sur tous les autres hommes dans la science de la mer, par la légèreté des pieds, à la danse et par le chant. Que quelqu'un apporte aussitôt à Dèmodokos sa kithare sonore qui est restée dans nos demeures.
Alkinoos semblable à un dieu parla ainsi, et un héraut se leva pour rapporter la kithare harmonieuse de la maison royale. Et les neuf chefs des jeux, élus par le sort, se levèrent, car c'étaient les régulateurs de chaque chose dans les jeux. Et ils aplanirent la place du choeur, et ils disposèrent un large espace. Et le héraut revint, apportant la kithare sonore à Dèmodokos ; et celui-ci se mit au milieu, et autour de lui se tenaient les jeunes adolescents habiles à danser. Et ils frappaient de leurs pieds le choeur divin, et Odysseus admirait la rapidité de leurs pieds, et il s'en étonnait dans son âme.
Mais l'aoide commença de chanter admirablement l'amour d'Arès et d'Aphroditè à la belle couronne, et comment ils s'unirent dans la demeure de Hèphaistos. Arès fit de nombreux présents, et il déshonora le lit du roi Hèphaistos. Aussitôt Hèlios, qui les avait vus s'unir, vint l'annoncer à Hèphaistos, qui entendit là une cruelle parole. Puis, méditant profondément sa vengeance, il se hâta d'aller à sa forge, et, dressant une grande enclume, il forgea des liens qui ne pouvaient être ni rompus, ni dénoués. Ayant achevé cette trame pleine de ruse, il se rendit dans la chambre nuptiale où se trouvait son cher lit. Et il suspendit de tous côtés, en cercle, ces liens qui tombaient des poutres autour du lit comme les toiles de l'araignée, et que nul ne pouvait voir, pas même les dieux heureux. Ce fut ainsi qu'il ourdit sa ruse. Et, après avoir enveloppé le lit, il feignit d'aller à Lemnos, ville bien bâtie, celle de toutes qu'il aimait le mieux sur la terre. Arès au frein d'or le surveillait, et quand il vit partir l'illustre ouvrier Hèphaistos, il se hâta, dans son désir d'Aphroditè à la belle couronne, de se rendre à la demeure de l'illustre Hèphaistos. Et Aphroditè, revenant de voir son tout-puissant père Zeus, était assise. Et Arès entra dans la demeure, et il lui prit la main, et il lui dit :
– Allons, chère, dormir sur notre lit. Hèphaistos n'est plus ici ; il est allé à Lemnos, chez les Sintiens au langage barbare.
Il parla ainsi, et il sembla doux à la déesse de lui céder, et ils montèrent sur le lit pour y dormir, et, aussitôt, les liens habilement disposés par le subtil Hèphaistos les enveloppèrent. Et ils ne pouvaient ni mouvoir leurs membres, ni se lever, et ils reconnurent alors qu'ils ne pouvaient fuir. Et l'illustre boiteux des deux pieds approcha, car il était revenu avant d'arriver à la terre de Lemnos, Hèlios ayant veillé pour lui et l'ayant averti.
Et il rentra dans sa demeure, affligé en sa chère poitrine. Il s'arrêta sous le vestibule, et une violente colère le saisit, et il cria horriblement, et il fit que tous les dieux l'entendirent :
– Père Zeus, et vous, dieux heureux qui vivez toujours, venez voir des choses honteuses et intolérables. Moi qui suis boiteux, la fille de Zeus, Aphroditè, me déshonore, et elle aime le pernicieux Arès parce qu'il est beau et qu'il ne boite pas. Si je suis laid, certes, je n'en suis pas cause, mais la faute en est à mon père et à ma mère qui n'auraient pas dû m'engendrer. Voyez comme ils sont couchés unis par l'amour. Certes, en les voyant sur ce lit, je suis plein de douleur, mais je ne pense pas qu'ils tentent d'y dormir encore, bien qu'ils s'aiment beaucoup ; et ils ne pourront s'unir, et mon piège et mes liens les retiendront jusqu'à ce que son père m'ait rendu toute la dot que je lui ai livrée à cause de sa fille aux yeux de chien, parce qu'elle était belle.
Il parla ainsi, et tous les dieux se rassemblèrent dans la demeure d'airain. Poseidaôn qui entoure la terre vint, et le très utile Herméias vint aussi, puis le royal archer Apollôn. Les déesses, par pudeur, restèrent seules dans leurs demeures. Et les dieux qui dispensent les biens étaient debout dans le vestibule. Et un rire immense s'éleva parmi les dieux heureux quand ils virent l'ouvrage du prudent Hèphaistos ; et, en le regardant, ils disaient entre eux :
– Les actions mauvaises ne valent pas la vertu. Le plus lent a atteint le rapide. Voici que Hèphaistos, bien que boiteux, a saisi, par sa science Arès, qui est le plus rapide de tous les dieux qui habitent l'Olympos, et c'est pourquoi il se fera payer une amende.
Ils se parlaient ainsi entre eux. Et le roi Apollôn, fils de Zeus, dit à Herméias :
– Messager Herméias, fils de Zeus, qui dispense les biens, certes, tu voudrais sans doute être enveloppé de ces liens indestructibles, afin de coucher dans ce lit, auprès d'Aphroditè d'or ?
Et le messager Herméias lui répondit aussitôt :
– Plût aux dieux, ô royal archer Apollôn, que cela arrivât, et que je fusse enveloppé de liens trois fois plus inextricables, et que tous les dieux et les déesses le vissent, pourvu que je fusse couché auprès d'Aphroditè d'or !
Il parla, ainsi, et le rire des dieux immortels éclata. Mais Poseidaôn ne riait pas, et il suppliait l'illustre Hèphaistos de délivrer Arès, et il lui disait ces paroles ailées :
– Délivre-le, et je te promets qu'il te satisfera, ainsi que tu le désires, et comme il convient entre dieux immortels.
Et l'illustre ouvrier Hèphaistos lui répondit :
– Poseidaôn qui entoures la terre, ne me demande point cela. Les cautions des mauvais sont mauvaises. Comment pourrais-je te contraindre, parmi les dieux immortels, si Arès échappait à sa dette et à mes liens ?
Et Poseidaôn qui ébranle la terre lui répondit :
– Hèphaistos, si Arès, reniant sa dette, prend la fuite, je te la payerai moi-même.
Et l'illustre boiteux des deux pieds lui répondit :
– Il ne convient point que je refuse ta parole, et cela ne sera point.
Ayant ainsi parlé, la force de Hèphaistos rompit les liens. Et tous deux, libres des liens inextricables, s'envolèrent aussitôt, Arès dans la Thrèkè, et Aphroditè qui aime les sourires dans Kypros, à Paphos où sont ses bois sacrés et ses autels parfumés. Là, les Kharites la baignèrent et la parfumèrent d'une huile ambroisienne, comme il convient aux dieux immortels, et elles la revêtirent de vêtements précieux, admirables à voir.
Ainsi chantait l'illustre aoide, et, dans son esprit, Odysseus se réjouissait de l'entendre, ainsi que tous les Phaiakiens habiles à manier les longs avirons des nefs.
Et Alkinoos ordonna à Halios et à Laodamas de danser seuls, car nul ne pouvait lutter avec eux. Et ceux-ci prirent dans leurs mains une belle boule pourprée que le sage Polybos avait faite pour eux. Et l'un, courbé en arrière, la jetait vers les sombres nuées, et l'autre la recevait avant qu'elle eût touché la terre devant lui. Après avoir ainsi admirablement joué de la boule, ils dansèrent alternativement sur la terre féconde ; et tous les jeunes hommes, debout dans l'agora, applaudirent, et un grand bruit s'éleva. Alors, le divin Odysseus dit à Alkinoos :
– Roi Alkinoos, le plus illustre de tout le peuple, certes, tu m'as annoncé les meilleurs danseurs, et cela est manifeste. L'admiration me saisit en les regardant.
Il parla ainsi, et la force sacrée d'Alkinoos fut remplie de joie, et il dit aussitôt aux Phaiakiens qui aiment les avirons :
– Écoutez, princes et chefs des Phaiakiens. Notre hôte me semble plein de sagesse. Allons ! Il convient de lui offrir les dons hospitaliers. Douze rois illustres, douze princes, commandent ce peuple, et moi, je suis le treizième. Apportez-lui, chacun, un manteau bien lavé, une tunique et un talent d'or précieux. Et, aussitôt, nous apporterons tous ensemble ces présents, afin que notre hôte, les possédant, siège au repas, l'âme pleine de joie. Et Euryalos l'apaisera par ses paroles, puisqu'il n'a point parlé convenablement.
Il parla ainsi, et tous, ayant applaudi, ordonnèrent qu'on apportât les présents, et chacun envoya un héraut. Et Euryalos, répondant à Alkinoos, parla ainsi :
– Roi Alkinoos, le plus illustre de tout le peuple, j'apaiserai notre hôte, comme tu me l'ordonnes, et je lui donnerai cette épée d'airain, dont la poignée est d'argent et dont la gocine est d'ivoire récemment travaillé. Ce don sera digne de notre hôte.
En parlant ainsi, il mit l'épée aux clous d'argent entre les mains d'Odysseus, et il lui dit en paroles ailées :
– Salut, hôte, mon père ! si j'ai dit une parole mauvaise, que les tempêtes l'emportent ! Que les dieux t'accordent de retourner dans ta patrie et de revoir ta femme, car tu as longtemps souffert loin de tes amis.
Et le subtil Odysseus lui répondit :
– Et toi, ami, je te salue. Que les dieux t'accordent tous les biens. Puisses-tu n'avoir jamais le regret de cette épée que tu me donnes en m'apaisant par tes paroles.
Il parla ainsi, et il suspendit l'épée aux clous d'argent autour de ses épaules. Puis, Hèlios tomba, et les splendides présents furent apportés, et les hérauts illustres les déposèrent dans la demeure d'Alkinoos ; et les irréprochables fils d'Alkinoos, les ayant reçus, les placèrent devant leur mère vénérable. Et la force sacrée d'Alkinoos commanda aux Phaiakiens de venir dans sa demeure, et ils s'assirent sur des thrônes élevés, et la force d'Alkinoos dit à Arètè :
– Femme, apporte un beau coffre, le plus beau que tu aies, et tu y renfermeras un manteau bien lavé et une tunique. Qu'on mette un vase sur le feu, et que l'eau chauffe, afin que notre hôte, s'étant baigné, contemple les présents que lui ont apportés les irréprochables Phaiakiens, et qu'il se réjouisse du repas, en écoutant le chant de l'aoide. Et moi, je lui donnerai cette belle coupe d'or, afin qu'il se souvienne de moi tous les jours de sa vie, quand il fera, dans sa demeure, des libations à Zeus et aux autres dieux.
Il parla ainsi, et Arètè ordonna aux servantes de mettre promptement un grand vase sur le feu. Et elles mirent sur le feu ardent le grand vase pour le bain : et elles y versèrent de l'eau, et elles allumèrent le bois par-dessous. Et le feu enveloppa le vase à trois pieds, et l'eau chauffa.
Et, pendant ce temps, Arètè descendit, de sa chambre nuptiale, pour son hôte, un beau coffre, et elle y plaça les présents splendides, les vêtements et l'or que les Phaiakiens lui avaient donnés. Elle-même y déposa un manteau et une belle tunique, et elle dit à Odysseus ces paroles ailées :
– Vois toi-même ce couvercle, et ferme-le d'un noeud, afin que personne, en route, ne puisse te dérober quelque chose, car tu dormiras peut-être d'un doux sommeil dans la nef noire.
Ayant entendu cela, le patient et divin Odysseus ferma aussitôt le couvercle à l'aide d'un noeud inextricable que la vénérable Kirkè lui avait enseigné autrefois. Puis, l'intendante l'invita à se baigner, et il descendit dans la baignoire, et il sentit, plein de joie, l'eau chaude, car il y avait longtemps qu'il n'avait usé de ces soins, depuis qu'il avait quitté la demeure de Kalypsô aux beaux cheveux, où ils lui étaient toujours donnés comme à un dieu. Et les servantes, l'ayant baigné, le parfumèrent d'huile et le revêtirent d'une tunique et d'un beau manteau ; et, sortant du bain, il revint au milieu des hommes buveurs de vin. Et Nausikaa, qui avait reçu des dieux la beauté, s'arrêta sur le seuil de la demeure bien construite, et, regardant Odysseus qu'elle admirait, elle lui dit ces paroles ailées :
– Salut, mon hôte ! Plaise aux dieux, quand tu seras dans la terre de la patrie, que tu te souviennes de moi à qui tu dois la vie.
Et le subtil Odysseus lui répondit :
– Nausikaa, fille du magnanime Alkinoos, si, maintenant, Zeus, le retentissant époux de Hèrè, m'accorde de voir le jour du retour et de rentrer dans ma demeure, là, certes, comme à une déesse, je t'adresserai des voeux tous les jours de ma vie, car tu m'as sauvé, ô vierge !
Il parla ainsi, et il s'assit sur un thrône auprès du roi Alkinoos. Et les hommes faisaient les parts et mélangeaient le vin. Et un héraut vint, conduisant l'aoide harmonieux, Dèmodokos vénérable au peuple, et il le plaça au milieu des convives, appuyé contre une haute colonne. Alors Odysseus, coupant la plus forte part du dos d'un porc aux blanches dents, et qui était enveloppée de graisse, dit au héraut :
– Prends, héraut, et offre, afin, qu'il la mange, cette chair à Dèmodokos. Moi aussi je l'aime, quoique je sois affligé. Les aoides sont dignes d'honneur et de respect parmi tous les hommes terrestres, car la Muse leur a enseigné le chant, et elle aime la race des aoides.
Il parla ainsi, et le héraut déposa le mets aux mains du héros Dèmodokos, et celui-ci le reçut, plein de joie. Et tous étendirent les mains vers la nourriture placée devant eux. Et, après qu'ils se furent rassasiés de boire et de manger, le subtil Odysseus dit à Dèmodokos :
– Dèmodokos, je t'honore plus que tous les hommes mortels, soit que la Muse, fille de Zeus, t'ait instruit, soit Apollôn. Tu as admirablement chanté la destinée des Akhaiens, et tous les maux qu'ils ont endurés, et toutes les fatigues qu'ils ont subies, comme si toi-même avais été présent, ou comme si tu avais tout appris d'un Argien. Mais chante maintenant le cheval de bois qu'Épéios fit avec l'aide d'Athènè, et que le divin Odysseus conduisit par ses ruses dans la citadelle, tout rempli d'hommes qui renversèrent Ilios. Si tu me racontes exactement ces choses, je déclarerai à tous les hommes qu'un dieu t'a doué avec bienveillance du chant divin.
Il parla ainsi, et l'Aoide, inspiré par un Dieu, commença de chanter. Et il chanta d'abord comment les Argiens, étant montés sur les nefs aux bancs de rameurs, s'éloignèrent après avoir mis le feu aux tentes. Mais les autres Akhaiens étaient assis déjà auprès de l'illustre Odysseus, enfermés dans le cheval, au milieu de l'agora des Troiens. Et ceux-ci, eux-mêmes, avaient traîné le cheval dans leur citadelle. Et là, il se dressait, tandis qu'ils proféraient mille paroles, assis autour de lui. Et trois desseins leur plaisaient, ou de fendre ce bois creux avec l'airain tranchant, ou de le précipiter d'une hauteur sur les rochers, ou de le garder comme une vaste offrande aux dieux. Ce dernier dessein devait être accompli, car leur destinée était de périr, après que la ville eut reçu dans ses murs le grand cheval de bois où étaient assis les princes des Akhaiens, devant porter le meurtre et la kèr aux Troiens. Et Dèmodokos chanta comment les fils des Akhaiens, s'étant précipités du cheval, leur creuse embuscade, saccagèrent la ville. Puis, il chanta la dévastation de la ville escarpée, et Odysseus et le divin Ménélaos semblable à Arès assiégeant la demeure de Dèiphobos, et le très rude combat qui se livra en ce lieu, et comment ils vainquirent avec l'aide de la magnanime Athènè.
L'illustre aoide chantait ces choses, et Odysseus défaillait, et, sous ses paupières, il arrosait ses joues de larmes. De même qu'une femme entoure de ses bras et pleure son mari bien aimé tombé devant sa ville et son peuple, laissant une mauvaise destinée à sa ville et à ses enfants ; et de même que, le voyant mort et encore palpitant, elle se jette sur lui en hurlant, tandis que les ennemis, lui frappant le dos et les épaules du bois de leurs lances, l'emmènent en servitude afin de subir le travail et la douleur, et que ses jours sont flétris par un très misérable désespoir ; de même Odysseus versait des larmes amères sous ses paupières, en les cachant à tous les autres convives. Et le seul Alkinoos, étant assis auprès de lui, s'en aperçut, et il l'entendit gémir profondément, et aussitôt il dit aux Phaiakiens habiles dans la science de la mer :
– Écoutez, princes et chefs des Phaiakiens, et que Dèmodokos fasse taire sa kithare sonore. Ce qu'il chante ne plaît pas également à tous. Dès le moment où nous avons achevé le repas et où le divin aoide a commencé de chanter, notre hôte n'a point cessé d'être en proie à un deuil cruel, et la douleur a envahi son coeur. Que Dèmodokos cesse donc, afin que, nous et notre hôte, nous soyons tous également satisfaits. Ceci est de beaucoup le plus convenable. Nous avons préparé le retour de notre hôte vénérable et des présents amis que nous lui avons offerts parce que nous l'aimons. Un hôte, un suppliant, est un frère pour tout homme qui peut encore s'attendrir dans l'âme.
C'est pourquoi, étranger, ne me cache rien, par ruse, de tout ce que je vais te demander, car il est juste que tu parles sincèrement. Dis-moi comment se nommaient ta mère, ton père, ceux qui habitaient ta ville, et tes voisins. Personne, en effet, parmi les hommes, lâches ou illustres, n'a manqué de nom, depuis qu'il est né. Les parents qui nous ont engendrés nous en ont donné à tous. Dis-moi aussi ta terre natale, ton peuple et ta ville, afin que nos nefs qui pensent t'y conduisent ; car elles n'ont point de pilotes, ni de gouvernails, comme les autres nefs, mais elles pensent comme les hommes, et elles connaissent les villes et les champs fertiles de tous les hommes, et elles traversent rapidement la mer, couvertes de brouillards et de nuées, sans jamais craindre d'être maltraitées ou de périr. Cependant j'ai entendu autrefois mon père Nausithoos dire que Poseidaôn s'irriterait contre nous, parce que nous reconduisons impunément tous les étrangers. Et il disait qu'une solide nef des Phaiakiens périrait au retour d'un voyage sur la mer sombre, et qu'une grande montagne serait suspendue devant notre ville. Ainsi parlait le vieillard. Peut-être ces choses s'accompliront-elles, peut-être n'arriveront-elles point. Ce sera comme il plaira au dieu.
Mais parle, et dis-nous dans quels lieux tu as erré, les pays que tu as vus, et les villes bien peuplées et les hommes, cruels et sauvages, ou justes et hospitaliers et dont l'esprit plaît aux dieux. Dis pourquoi tu pleures en écoutant la destinée des Argiens, des Danaens et d'Ilios ! Les dieux eux-mêmes ont fait ces choses et voulu la mort de tant de guerriers, afin qu'on les chantât dans les jours futurs. Un de tes parents est-il mort devant Ilios ? Était-ce ton gendre illustre ou ton beau-père, ceux qui nous sont le plus chers après notre propre sang ? Est-ce encore un irréprochable compagnon ? Un sage compagnon, en effet, n'est pas moins qu'un frère.
Chant 9
Et le subtil Odysseus, lui répondant, parla ainsi :
– Roi Alkinoos, le plus illustre de tout le peuple, il est doux d'écouter un aoide tel que celui-ci, semblable aux dieux par la voix. Je ne pense pas que rien soit plus agréable. La joie saisit tout ce peuple, et tes convives, assis en rang dans ta demeure, écoutent l'aoide. Et les tables sont chargées de pain et de chairs, et l'échanson, puisant le vin dans le kratère, en remplit les coupes et le distribue. Il m'est très doux, dans l'âme, de voir cela. Mais tu veux que je dise mes douleurs lamentables, et je n'en serai que plus affligé. Que dirai-je d'abord ? Comment continuer ? comment finir ? car les dieux Ouraniens m'ont accablé de maux innombrables. Et maintenant je dirai d'abord mon nom, afin que vous le sachiez et me connaissiez, et, qu'ayant évité la cruelle mort, je sois votre hôte, bien qu'habitant une demeure lointaine.
Je suis Odysseus Laertiade, et tous les hommes me connaissent par mes ruses, et ma gloire est allée jusqu'à l'Ouranos. J'habite la très illustre Ithakè, où se trouve le mont Nèritos aux arbres battus des vents. Et plusieurs autres îles sont autour, et voisines, Doulikhios, et Samè, et Zakynthos couverte de forêts. Et Ithakè est la plus éloignée de la terre ferme et sort de la mer du côté de la nuit ; mais les autres sont du côté d'Éôs et de Hèlios. Elle est âpre, mais bonne nourrice de jeunes hommes, et il n'est point d'autre terre qu'il me soit plus doux de contempler. Certes, la noble déesse Kalypsô m'a retenu dans ses grottes profondes, me désirant pour mari ; et, de même, Kirkè, pleine de ruses, m'a retenu dans sa demeure, en l'île Aiaiè, me voulant aussi pour mari ; mais elles n'ont point persuadé mon coeur dans ma poitrine, tant rien n'est plus doux que la patrie et les parents pour celui qui, loin des siens, habite même une riche demeure dans une terre étrangère. Mais je te raconterai le retour lamentable que me fit Zeus à mon départ de Troiè.
D'Ilios le vent me poussa chez les Kikônes, à Ismaros. Là, je dévastai la ville et j'en tuai les habitants ; et les femmes et les abondantes dépouilles enlevées furent partagées, et nul ne partit privé par moi d'une part égale. Alors, j'ordonnai de fuir d'un pied rapide, mais les insensés n'obéirent pas. Et ils buvaient beaucoup de vin, et ils égorgeaient sur le rivage les brebis et les boeufs noirs aux pieds flexibles.
Et, pendant ce temps, des Kikônes fugitifs avaient appelé d'autres Kikônes, leurs voisins, qui habitaient l'intérieur des terres. Et ceux-ci étaient nombreux et braves, aussi habiles à combattre sur des chars qu'à pied, quand il le fallait. Et ils vinrent aussitôt, vers le matin, en aussi grand nombre que les feuilles et les fleurs printanières. Alors la mauvaise destinée de Zeus nous accabla, malheureux, afin que nous subissions mille maux. Et ils nous combattirent auprès de nos nefs rapides ; et des deux côtés nous nous frappions de nos lances d'airain. Tant que dura le matin et que la lumière sacrée grandit, malgré leur multitude, le combat fut soutenu par nous ; mais quand Hèlios marqua le moment de délier les boeufs, les Kikônes domptèrent les Akhaiens, et six de mes compagnons aux belles knèmides furent tués par nef, et les autres échappèrent à la mort et à la kèr.
Et nous naviguions loin de là, joyeux d'avoir évité la mort et tristes dans le coeur d'avoir perdu nos chers compagnons ; et mes nefs armées d'avirons des deux côtés ne s'éloignèrent pas avant que nous eussions appelé trois fois chacun de nos compagnons tués sur la plage par les Kikônes. Et Zeus qui amasse les nuées souleva Boréas et une grande tempête, et il enveloppa de nuées la terre et la mer, et la nuit se rua de l'Ouranos.
Et les nefs étaient emportées hors de leur route, et la force du vent déchira les voiles en trois ou quatre morceaux ; et, craignant la mort, nous les serrâmes dans les nefs. Et celles-ci, avec de grands efforts, furent tirées sur le rivage, où, pendant deux nuits et deux jours, nous restâmes gisants, accablés de fatigue et de douleur. Mais quand Éôs aux beaux cheveux amena le troisième jour, ayant dressé les mâts et déployé les blanches voiles, nous nous assîmes sur les bancs, et le vent et les pilotes nous conduisirent ; et je serais arrivé sain et sauf dans la terre de la patrie, si la mer et le courant du cap Maléien et Boréas ne m'avaient porté par delà Kythèrè. Et nous fûmes entraînés, pendant neuf jours, par les vents contraires, sur la mer poissonneuse : mais, le dixième jour, nous abordâmes la terre des Lotophages qui se nourrissent d'une fleur. Là, étant montés sur le rivage, et ayant puisé de l'eau, mes compagnons prirent leur repas auprès des nefs rapides. Et, alors, je choisis deux de mes compagnons, et le troisième fut un héraut, et je les envoyai afin d'apprendre quels étaient les hommes qui vivaient sur cette terre.
Et ceux-là, étant partis, rencontrèrent les Lotophages, et les Lotophages ne leur firent aucun mal, mais ils leur offrirent le lotos à manger. Et dès qu'ils eurent mangé le doux lotos, ils ne songèrent plus ni à leur message, ni au retour ; mais, pleins d'oubli, ils voulaient rester avec les Lotophages et manger du lotos. Et, les reconduisant aux nefs, malgré leurs larmes, je les attachai sous les bancs des nefs creuses ; et j'ordonnai à mes chers compagnons de se hâter de monter dans nos nefs rapides, de peur qu'en mangeant le lotos, ils oubliassent le retour.
Et ils y montèrent, et, s'asseyant en ordre sur les bancs de rameurs, ils frappèrent de leurs avirons la blanche mer, et nous naviguâmes encore, tristes dans le coeur.
Et nous parvînmes à la terre des kyklopes orgueilleux et sans lois qui, confiants dans les dieux immortels, ne plantent point de leurs mains et ne labourent point. Mais, n'étant ni semées, ni cultivées, toutes les plantes croissent pour eux, le froment et l'orge, et les vignes qui leur donnent le vin de leurs grandes grappes que font croître les pluies de Zeus. Et les agoras ne leur sont point connues, ni les coutumes ; et ils habitent le faîte des hautes montagnes, dans de profondes cavernes, et chacun d'eux gouverne sa femme et ses enfants, sans nul souci des autres.
Une petite île est devant le port de la terre des kyklopes, ni proche, ni éloignée. Elle est couverte de forêts où se multiplient les chèvres sauvages. Et la présence des hommes ne les a jamais effrayées, car les chasseurs qui supportent les douleurs dans les bois et les fatigues sur le sommet des montagnes ne parcourent point cette île. On n'y fait point paître de troupeaux et on n'y laboure point ; mais elle n'est ni ensemencée ni labourée ; elle manque d'habitants et elle ne nourrit que des chèvres bêlantes. En effet, les kyklopes n'ont point de nefs peintes en rouge, et ils n'ont point de onstructeurs de nefs à bancs de rameurs qui les portent vers les villes des hommes, comme ceux-ci traversent la mer les uns vers les autres, afin que, sur ces nefs, ils puissent venir habiter cette île. Mais celle-ci n'est pas stérile, et elle produirait toutes choses selon les saisons. Il y a de molles prairies arrosées sur le bord de la blanche mer, et des vignes y croîtraient abondamment, et cette terre donnerait facilement des moissons, car elle est très grasse. Son port est sûr, et on n'y a besoin ni de cordes, ni d'ancres jetées, ni de lier les câbles ; et les marins peuvent y rester aussi longtemps que leur âme le désire et attendre le vent. Au fond du port, une source limpide coule sous une grotte, et l'aune croît autour.
C'est là que nous fûmes poussés, et un dieu nous y conduisit pendant une nuit obscure, car nous ne pouvions rien voir. Et un épais brouillard enveloppait les nefs, et Séléné ne luisait point dans l'Ouranos, étant couverte de nuages. Et aucun de nous ne vit l'île de ses yeux, ni les grandes lames qui roulaient vers le rivage, avant que nos nefs aux bancs de rameurs n'y eussent abordé. Alors nous serrâmes toutes les voiles et nous descendîmes sur le rivage de la mer, puis, nous étant endormis, nous attendîmes la divine Eôs.
Quand Éôs aux doigts rosés, née au matin, apparut, admirant l'île, nous la parcourûmes. Et les nymphes, filles de Zeus tempétueux, firent lever les chèvres montagnardes, afin que mes compagnons pussent faire leur repas. Et, aussitôt, on retira des nefs les arcs recourbés et les lances à longues pointes d'airain, et, divisés en trois corps, nous lançâmes nos traits, et un dieu nous donna une chasse abondante. Douze nefs me suivaient, et à chacune le sort accorda neuf chèvres, et dix à la mienne. Ainsi, tout le jour, jusqu'à la chute de Hèlios, nous mangeâmes, assis, les chairs abondantes, et nous bûmes le vin rouge ; mais il en restait encore dans les nombreuses amphores que nous avions enlevées de la citadelle sacrée des Kikônes. Et nous apercevions la fumée sur la terre prochaine des kyklopes, et nous entendions leur voix, et celle des brebis et des chèvres. Et quand Hèlios tomba, la nuit survint, et nous nous endormîmes sur le rivage de la mer. Et quand Éôs aux doigts rosés, née au matin, apparut, ayant convoqué l'agora, je dis à tous mes compagnons :
– Restez ici, mes chers compagnons. Moi, avec ma nef et mes rameurs, j'irai voir quels sont ces hommes, s'ils sont injurieux, sauvages et injustes, ou s'ils sont hospitaliers et craignant les dieux.
Ayant ainsi parlé, je montai sur ma nef et j'ordonnai à mes compagnons d'y monter et de détacher le câble. Et ils montèrent, et, assis en ordre sur les bancs de rameurs, ils frappèrent la blanche mer de leurs avirons.
Quand nous fûmes parvenus à cette terre prochaine, nous vîmes, à son extrémité, une haute caverne ombragée de lauriers, près de la mer. Et là, reposaient de nombreux troupeaux de brebis et de chèvres. Auprès, il y avait un enclos pavé de pierres taillées et entouré de grands pins et de chênes aux feuillages élevés. Là habitait un homme géant qui, seul et loin de tous, menait paître ses troupeaux, et ne se mêlait point aux autres, mais vivait à l'écart, faisant le mal. Et c'était un monstre prodigieux, non semblable à un homme qui mange le pain, mais au faite boisé d'une haute montagne, qui se dresse, seul, au milieu des autres sommets.
Et alors j'ordonnai à mes chers compagnons de rester auprès de la nef et de la garder. Et j'en choisis douze des plus braves, et je partis, emportant une outre de peau de chèvre, pleine d'un doux vin noir que m'avait donné Maron, fils d'Euanthéos, sacrificateur d'Apollôn, et qui habitait Ismaros, parce que nous l'avions épargné avec sa femme et ses enfants, par respect. Et il habitait dans le bois sacré de Phoibos Apollôn : il me fit de beaux présents, car il me donna sept talents d'or bien travaillés, un kratère d'argent massif, et, dans douze amphores, un vin doux, pur et divin, qui n'était connu dans sa demeure ni de ses serviteurs, ni de ses servantes, mais de lui seul, de sa femme et de l'intendante. Toutes les fois qu'on buvait ce doux vin rouge, on y mêlait, pour une coupe pleine, vingt mesures d'eau, et son arôme parfumait encore le kratère, et il eût été dur de s'en abstenir. Et j'emportai une grande outre pleine de ce vin, et des vivres dans un sac, car mon âme courageuse m'excitait à m'approcher de cet homme géant, doué d'une grande force, sauvage, ne connaissant ni la justice ni les lois.
Et nous arrivâmes rapidement à son antre, sans l'y trouver, car il paissait ses troupeaux dans les gras pâturages ; et nous entrâmes, admirant tout ce qu'on voyait là. Les claies étaient chargées de fromages, et les étables étaient pleines d'agneaux et de chevreaux, et ceux-ci étaient renfermés en ordre et séparés, les plus jeunes d'un côté, et les nouveau-nés de l'autre. Et tous les vases à traire étaient pleins, dans lesquels la crème flottait sur le petit lait. Et mes compagnons me suppliaient d'enlever les fromages et de retourner, en chassant rapidement vers la nef les agneaux et les chevreaux hors des étables, et de fuir sur l'eau salée. Et je ne le voulus point, et, certes, cela eût été le plus sage ; mais je désirais voir cet homme, afin qu'il me fit les présents hospitaliers. Bientôt sa vue ne devait pas être agréable à mes compagnons.
Alors, ranimant le feu et mangeant les fromages, nous l'attendîmes, assis. Et il revint du pâturage, et il portait un vaste monceau de bois sec, afin de préparer son repas, et il le jeta à l'entrée de la caverne, avec retentissement. Et nous nous cachâmes, épouvantés, dans le fond de l'antre. Et il poussa dans la caverne large tous ceux de ses gras troupeaux qu'il devait traire, laissant dehors les mâles, béliers et boucs, dans le haut enclos. Puis, soulevant un énorme bloc de pierre, si lourd que vingt-deux chars solides, à quatre roues, n'auraient pu le remuer, il le mit en place. Telle était la pierre immense qu'il plaça contre la porte. Puis, s'asseyant, il commença de traire les brebis et les chèvres bêlantes, comme il convenait, et il mit les petits sous chacune d'elles. Et il fit cailler aussitôt la moitié du lait blanc qu'il déposa dans des corbeilles tressées, et il versa l'autre moitié dans les vases, afin de la boire en mangeant et qu'elle lui servît pendant son repas. Et quand il eut achevé tout ce travail à la hâte, il alluma le feu, nous aperçut et nous dit :
– Ô étrangers, qui êtes-vous ? D'où venez-vous sur la mer ? Est-ce pour un trafic, ou errez-vous sans but, comme des pirates qui vagabondent sur la mer, exposant leurs âmes au danger et portant les calamités aux autres hommes ?
Il parla ainsi, et notre cher coeur fut épouvanté au son de la voix du monstre et à sa vue. Mais, lui répondant ainsi, je dis :
– Nous sommes des Akhaiens venus de Troiè, et nous errons entraînés par tous les vents sur les vastes flots de la mer, cherchant notre demeure par des routes et des chemins inconnus. Ainsi Zeus l'a voulu. Et nous nous glorifions d'être les guerriers de l'Atréide Agamemnôn, dont la gloire, certes, est la plus grande sous l'Ouranos. En effet, il a renversé une vaste ville et dompté des peuples nombreux. Et nous nous prosternons, en suppliants, à tes genoux, pour que tu nous sois hospitalier, et que tu nous fasses les présents qu'on a coutume de faire à des hôtes. Ô excellent, respecte les dieux, car nous sommes tes suppliants, et Zeus est le vengeur des suppliants et des étrangers dignes d'être reçus comme des hôtes vénérables.
Je parlai ainsi, et il me répondit avec un coeur farouche :
– Tu es insensé, ô étranger, et tu viens de loin, toi qui m'ordonnes de craindre les Dieux et de me soumettre à eux. Les kyklopes ne se soucient point de Zeus tempétueux, ni des dieux heureux, car nous sommes plus forts qu'eux. Pour éviter la colère de Zeus, je n'épargnerai ni toi, ni tes compagnons, à moins que mon âme ne me l'ordonne. Mais dis-moi où tu as laissé, pour venir ici, ta nef bien construite. Est-ce loin ou près ? que je le sache.
Il parla ainsi, me tentant ; mais il ne put me tromper, car je savais beaucoup de choses, et je lui répondis ces paroles rusées :
– Poseidaôn qui ébranle la terre a brisé ma nef poussée contre les rochers d'un promontoire à l'extrémité de votre terre, et le vent l'a jetée hors de la mer et, avec ceux-ci, j'ai échappé à la mort.
Je parlai ainsi, et, dans son coeur farouche, il ne me répondit rien ; mais, en se ruant, il étendit les mains sur mes compagnons, et il en saisit deux et les écrasa contre terre comme des petits chiens. Et leur cervelle jaillit et coula sur la terre. Et, les coupant membre à membre, il prépara son repas. Et il les dévora comme un lion montagnard, et il ne laissa ni leurs entrailles, ni leurs chairs, ni leurs os pleins de moelle. Et nous, en gémissant, nous levions nos mains vers Zeus, en face de cette chose affreuse, et le désespoir envahit notre âme.
Quand le kyklôps eut empli son vaste ventre en mangeant les chairs humaines et en buvant du lait sans mesure, il s'endormit étendu au milieu de l'antre, parmi ses troupeaux. Et je voulus, dans mon coeur magnanime, tirant mon épée aiguë de la gaine et me jetant sur lui, le frapper à la poitrine, là où les entrailles entourent le foie ; mais une autre pensée me retint. En effet, nous aurions péri de même d'une mort affreuse, car nous n'aurions pu mouvoir de nos mains le lourd rocher qu'il avait placé devant la haute entrée. C'est pourquoi nous attendîmes en gémissant la divine Éôs.
Quand Éôs aux doigts rosés, née au matin, apparut, il alluma le feu et se mit à traire ses illustres troupeaux. Et il plaça les petits sous leurs mères. Puis, ayant achevé tout ce travail à la hâte, il saisit de nouveau deux de mes compagnons et prépara son repas. Et dès qu'il eut mangé, écartant sans peine la grande pierre, il poussa hors de l'antre ses gras troupeaux. Et il remit le rocher en place, comme le couvercle d'un carquois. Et il mena avec beaucoup de bruit ses gras troupeaux sur la montagne.
Et je restai, méditant une action terrible et cherchant comment je me vengerais et comment Athènè exaucerait mon voeu. Et ce dessein me sembla le meilleur dans mon esprit. La grande massue du kyklôps gisait au milieu de l'enclos, un olivier vert qu'il avait coupé afin de s'y appuyer quand il serait sec. Et ce tronc nous semblait tel qu'un mât de nef de charge à vingt avirons qui fend les vastes flots. Telles étaient sa longueur et son épaisseur. J'en coupai environ une brasse que je donnai à mes compagnons, leur ordonnant de l'équarrir. Et ils l'équarrirent, et je taillai le bout de l'épieu en pointe, et je le passai dans le feu ardent pour le durcir ; puis je le cachai sous le fumier qui était abondamment répandu dans toute la caverne, et j'ordonnai à mes compagnons de tirer au sort ceux qui le soulèveraient avec moi pour l'enfoncer dans l'oeil du kyklôps quand le doux sommeil l'aurait saisi. Ils tirèrent au sort, qui marqua ceux mêmes que j'aurais voulu prendre. Et ils étaient quatre, et j'étais le cinquième, car ils m'avaient choisi.
Le soir, le kyklôps revint, ramenant ses troupeaux du pâturage ; et, aussitôt, il les poussa tous dans la vaste caverne et il n'en laissa rien dans l'enclos, soit par défiance, soit qu'un dieu le voulût ainsi. Puis, il plaça l'énorme pierre devant l'entrée, et, s'étant assis, il se mit à traire les brebis et les chèvres bêlantes. Puis, il mit les petits sous leurs mères. Ayant achevé tout ce travail à la hâte, il saisit de nouveau deux de mes compagnons et prépara son repas. Alors, tenant dans mes mains une coupe de vin noir, je m'approchai du kyklôps et je lui dis :
– Kyklôps, prends et bois ce vin après avoir mangé des chairs humaines, afin de savoir quel breuvage renfermait notre nef. Je t'en rapporterais de nouveau, si, me prenant en pitié, tu me renvoyais dans ma demeure : mais tu es furieux comme on ne peut l'être davantage. Insensé ! Comment un seul des hommes innombrables pourra-t-il t'approcher désormais, puisque tu manques d'équité ?
Je parlai ainsi, et il prit et but plein de joie ; puis, ayant bu le doux breuvage, il m'en demanda de nouveau :
– Donne-m'en encore, cher, et dis-moi promptement ton nom, afin que je te fasse un présent hospitalier dont tu te réjouisses. La terre féconde rapporte aussi aux kyklopes un vin généreux, et les pluies de Zeus font croître nos vignes ; mais celui-ci est fait de nektar et d'ambroisie.
Il parla ainsi, et de nouveau je lui donnai ce vin ardent. Et je lui en offris trois fois, et trois fois il le but dans sa démence. Mais dès que le vin eut troublé son esprit, alors je lui parlai ainsi en paroles flatteuses :
– Kyklôps, tu me demandes mon nom illustre. Je te le dirai, et tu me feras le présent hospitalier que tu m'as promis. Mon nom est Personne. Mon père et ma mère et tous mes compagnons me nomment Personne.
Je parlai ainsi, et, dans son âme farouche, il me répondit :
– Je mangerai Personne après tous ses compagnons, tous les autres avant lui. Ceci sera le présent hospitalier que je te ferai.
Il parla ainsi, et il tomba à la renverse, et il gisait, courbant son cou monstrueux, et le sommeil qui dompte tout le saisit, et de sa gorge jaillirent le vin et des morceaux de chair humaine ; et il vomissait ainsi, plein de vin. Aussitôt je mis l'épieu sous la cendre, pour l'échauffer ; et je rassurai mes compagnons, afin qu'épouvantés, ils ne m'abandonnassent pas. Puis, comme l'épieu d'olivier, bien que vert, allait s'enflammer dans le feu, car il brûlait violemment, alors je le retirai du feu. Et mes compagnons étaient autour de moi, et un daimôn nous inspira un grand courage. Ayant saisi l'épieu d'olivier aigu par le bout, ils l'enfoncèrent dans l'oeil du kyklôps, et moi, appuyant dessus, je le tournais, comme un constructeur de nefs troue le bois avec une tarière, tandis que ses compagnons la fixent des deux côtés avec une courroie, et qu'elle tourne sans s'arrêter. Ainsi nous tournions l'épieu enflammé dans son oeil. Et le sang chaud en jaillissait, et la vapeur de la pupille ardente brûla ses paupières et son sourcil ; et les racines de l'oeil frémissaient, comme lorsqu'un forgeron plonge une grande hache ou une doloire dans l'eau froide, et qu'elle crie, stridente, ce qui donne la force au fer. Ainsi son oeil faisait un bruit strident autour de l'épieu d'olivier. Et il hurla horriblement, et les rochers en retentirent. Et nous nous enfuîmes épouvantés. Et il arracha de son oeil l'épieu souillé de beaucoup de sang, et, plein de douleur, il le rejeta. Alors, à haute voix, il appela les kyklopes qui habitaient autour de lui les cavernes des promontoires battus des vents. Et, entendant sa voix, ils accoururent de tous côtés, et, debout autour de l'antre, ils lui demandaient pourquoi il se plaignait :
– Pourquoi, Polyphèmos, pousses-tu de telles clameurs dans la nuit divine et nous réveilles-tu ? Souffres-tu ? Quelque mortel a-t-il enlevé tes brebis ? Quelqu'un veut-il te tuer par force ou par ruse ?
Et le robuste Polyphèmos leur répondit du fond de son antre :
– Ô amis, qui me tue par ruse et non par force ? Personne.
Et ils lui répondirent en paroles ailées :
– Certes, nul ne peut te faire violence, puisque tu es seul. On ne peut échapper aux maux qu'envoie le grand Zeus. Supplie ton père, le roi Poseidaôn.
Ils parlèrent ainsi et s'en allèrent. Et mon cher coeur rit, parce que mon nom les avait trompés, ainsi que ma ruse irréprochable.
Mais le kyklôps, gémissant et plein de douleurs, tâtant avec les mains, enleva le rocher de la porte, et, s'asseyant là, étendit les bras, afin de saisir ceux de nous qui voudraient sortir avec les brebis. Il pensait, certes, que j'étais insensé. Aussitôt, je songeai à ce qu'il y avait de mieux à faire pour sauver mes compagnons et moi-même de la mort. Et je méditai ces ruses et ce dessein, car il s'agissait de la vie, et un grand danger nous menaçait. Et ce dessein me parut le meilleur dans mon esprit.
Les mâles des brebis étaient forts et laineux, beaux et grands, et ils avaient une laine de couleur violette. Je les attachai par trois avec l'osier tordu sur lequel dormait le kyklôps monstrueux et féroce. Celui du milieu portait un homme, et les deux autres, de chaque côté, cachaient mes compagnons. Et il y avait un bélier, le plus grand de tous. J'embrassai son dos, suspendu sous son ventre, et je saisis fortement de mes mains sa laine très épaisse, dans un esprit patient. Et c'est ainsi qu'en gémissant nous attendîmes la divine Éôs.
Et quand Éôs aux doigts rosés, née au matin, apparut, alors le kyklôps poussa les mâles des troupeaux au pâturage. Et les femelles bêlaient dans les étables, car il n'avait pu les traire et leurs mamelles étaient lourdes. Et lui, accablé de douleurs, tâtait le dos de tous les béliers qui passaient devant lui, et l'insensé ne s'apercevait point que mes compagnons étaient liés sous le ventre des béliers laineux. Et celui qui me portait dans sa laine épaisse, alourdi, sortit le dernier, tandis que je roulais mille pensées. Et le robuste Polyphèmos, le tâtant, lui dit :
– Bélier paresseux, pourquoi sors-tu le dernier de tous de mon antre ? Auparavant, jamais tu ne restais derrière les autres, mais, le premier, tu paissais les tendres fleurs de l'herbe, et, le premier, marchant avec fierté, tu arrivais au cours des fleuves, et, le premier, le soir, tu rentrais à l'enclos. Maintenant, te voici le dernier. Regrettes-tu l'oeil de ton maître qu'un méchant homme a arraché, à l'aide de ses misérables compagnons, après m'avoir dompté l'âme par le vin, Personne, qui n'échappera pas, je pense, à la mort ? Plût aux dieux que tu pusses entendre, parler, et me dire où il se dérobe à ma force ! Aussitôt sa cervelle écrasée coulerait çà et là dans la caverne, et mon coeur se consolerait des maux que m'a faits ce misérable Personne !
Ayant ainsi parlé, il laissa sortir le bélier. À peine éloignés de peu d'espace de l'antre et de l'enclos, je quittai le premier le bélier et je détachai mes compagnons. Et nous poussâmes promptement hors de leur chemin les troupeaux chargés de graisse, jusqu'à ce que nous fussions arrivés à notre nef. Et nos chers compagnons nous revirent, nous du moins qui avions échappé à la mort, et ils nous regrettaient ; aussi ils gémissaient, et ils pleuraient les autres. Mais, par un froncement de sourcils, je leur défendis de pleurer, et j'ordonnai de pousser promptement les troupeaux laineux dans la nef, et de fendre l'eau salée. Et aussitôt ils s'embarquèrent, et, s'asseyant en ordre sur les bancs de rameurs, ils frappèrent la blanche mer de leurs avirons. Mais quand nous fûmes éloignés de la distance où porte la voix, alors je dis au kyklôps ces paroles outrageantes :
– Kyklôps, tu n'as pas mangé dans ta caverne creuse, avec une grande violence, les compagnons d'un homme sans courage, et le châtiment devait te frapper, malheureux ! toi qui n'as pas craint de manger tes hôtes dans ta demeure. C'est pourquoi Zeus et les autres dieux t'ont châtié.
Je parlai ainsi, et il entra aussitôt dans une plus violente fureur, et, arrachant la cime d'une grande montagne, il la lança. Et elle tomba devant notre nef à noire proue, et l'extrémité de la poupe manqua être brisée, et la mer nous inonda sous la chute de ce rocher qui la fit refluer vers le rivage, et le flot nous remporta jusqu'à toucher le bord. Mais, saisissant un long pieu, je repoussai la nef du rivage, et, d'un signe de tête, j'ordonnai à mes compagnons d'agiter les avirons afin d'échapper à la mort, et ils se courbèrent sur les avirons. Quand nous nous fûmes une seconde fois éloignés à la même distance, je voulus encore parler au kyklôps, et tous mes compagnons s'y opposaient par des paroles suppliantes :
– Malheureux ! pourquoi veux-tu irriter cet homme sauvage ? Déjà, en jetant ce rocher dans la mer, il a ramené notre nef contre terre, où, certes, nous devions périr ; et s'il entend tes paroles ou le son de ta voix, il pourra briser nos têtes et notre nef sous un autre rocher qu'il lancera, tant sa force est grande.
Ils parlaient ainsi, mais ils ne persuadèrent point mon coeur magnanime, et je lui parlai de nouveau injurieusement :
– Kyklôps, si quelqu'un parmi les hommes mortels t'interroge sur la perte honteuse de ton oeil, dis-lui qu'il a été arraché par le dévastateur de citadelles Odysseus, fils de Laertès, et qui habite dans Ithakè.
Je parlai ainsi, et il me répondit en gémissant :
– Ô dieux ! voici que les anciennes prédictions qu'on m'a faites se sont accomplies. Il y avait ici un excellent et grand divinateur, Tèlémos Eurymide, qui l'emportait sur tous dans la divination, et qui vieillit en prophétisant au milieu des kyklopes. Et il me dit que toutes ces choses s'accompliraient qui me sont arrivées, et que je serais privé de la vue par Odysseus. Et je pensais que ce serait un homme grand et beau qui viendrait ici, revêtu d'une immense force. Et c'est un homme de rien, petit et sans courage, qui m'a privé de mon oeil après m'avoir dompté avec du vin ! Viens ici, Odysseus, afin que je te fasse les présents de l'hospitalité. Je demanderai à l'illustre qui ébranle la terre de te reconduire. Je suis son fils, et il se glorifie d'être mon père, et il me guérira, s'il le veut, et non quelque autre des dieux immortels ou des hommes mortels.
Il parla ainsi et je lui répondis :
– Plût aux dieux que je t'eusse arraché l'âme et la vie, et envoyé dans la demeure d'Aidès aussi sûrement que celui qui ébranle la terre ne guérira point ton oeil.
Je parlais ainsi, et, aussitôt, il supplia le roi Poseidaôn, en étendant les mains vers l'Ouranos étoilé :
– Entends-moi, Poseidaôn aux cheveux bleus, qui contiens la terre ! Si je suis ton fils, et si tu te glorifies d'être mon père, fais que le dévastateur de citadelles, Odysseus, fils de Laertès, et qui habite dans Ithakè, ne retourne jamais dans sa patrie. Mais si sa destinée est de revoir ses amis et de rentrer dans sa demeure bien construite et dans la terre de sa patrie, qu'il n'y parvienne que tardivement, après avoir perdu tous ses compagnons, et sur une nef étrangère, et qu'il souffre encore en arrivant dans sa demeure !
Il pria ainsi, et l'illustre aux cheveux bleus l'entendit.
Puis, il souleva un plus lourd rocher, et, le faisant tourner, il le jeta avec une immense force. Et il tomba à l'arrière de la nef à proue bleue, manquant d'atteindre l'extrémité du gouvernail, et la mer se souleva sous le coup ; mais le flot, cette fois, emporta la nef et la poussa vers l'île ; et nous parvînmes bientôt là où étaient les autres nefs à bancs de rameurs. Et nos compagnons y étaient assis, pleurant et nous attendant toujours. Ayant abordé, nous tirâmes la nef sur le sable et nous descendîmes sur le rivage de la mer.
Et nous partageâmes les troupeaux du kyklôps, après les avoir retirés de la nef creuse, et nul ne fut privé d'une part égale. Et mes compagnons me donnèrent le bélier, outre ma part, et après le partage. Et, l'ayant sacrifié sur le rivage à Zeus Kronide qui amasse les noires nuées et qui commande à tous, je brûlai ses cuisses. Mais Zeus ne reçut point mon sacrifice ; mais, plutôt, il songeait à perdre toutes mes nefs à bancs de rameurs et tous mes chers compagnons.
Et nous nous reposâmes là, tout le jour, jusqu'à la chute de Hèlios, mangeant les chairs abondantes et buvant le doux vin. Et quand Hèlios tomba et que les ombres survinrent, nous dormîmes sur le rivage de la mer.
Et quand Éôs aux doigts rosés, née au matin, apparut, je commandai à mes compagnons de s'embarquer et de détacher les câbles. Et, aussitôt, ils s'embarquèrent, et, s'asseyant en ordre sur les bancs, ils frappèrent la blanche mer de leurs avirons. Et, de là, nous naviguâmes, tristes dans le coeur, bien que joyeux d'avoir échappé à la mort, car nous avions perdu nos chers compagnons.
Chant 10
Et nous arrivâmes à l'île Aioliè, où habitait Aiolos Hippotade cher aux dieux immortels. Et un mur d'airain qu'on ne peut rompre entourait l'île entière, et une roche escarpée la bordait de toute part. Douze enfants étaient nés dans la maison royale d'Aiolos : six filles et six fils pleins de jeunesse. Et il unit ses filles à ses fils afin qu'elles fussent les femmes de ceux-ci, et tous prenaient leur repas auprès de leur père bien-aimé et de leur mère vénérable, et de nombreux mets étaient placés devant eux. Pendant le jour, la maison et la cour retentissaient, parfumées ; et, pendant la nuit tous dormaient auprès de leurs femmes chastes, sur des tapis et sur des lits sculptés.
Et nous entrâmes dans la ville et dans les belles demeures. Et tout un mois Aiolos m'accueillit, et il m'interrogeait sur Ilios, sur les nefs des Argiens et sur le retour des Akhaiens. Et je lui racontai toutes ces choses comme il convenait. Et quand je lui demandai de me laisser partir et de me renvoyer, il ne me refusa point et il prépara mon retour. Et il me donna une outre, faite de la peau d'un boeuf de neuf ans, dans laquelle il enferma le souffle des vents tempétueux ; car le Kroniôn l'avait fait le maître des vents, et lui avait donné de les soulever ou de les apaiser, selon sa volonté. Et, avec un splendide câble d'argent, il l'attacha dans ma nef creuse, afin qu'il n'en sortît aucun souffle. Puis il envoya le seul Zéphyros pour nous emporter, les nefs et nous. Mais ceci ne devait point s'accomplir, car nous devions périr par notre démence.
Et, sans relâche, nous naviguâmes pendant neuf jours et neuf nuits, et au dixième jour la terre de la patrie apparaissait déjà, et nous apercevions les feux des habitants. Et, dans ma fatigue, le doux sommeil me saisit. Et j'avais toujours tenu le gouvernail de la nef, ne l'ayant cédé à aucun de mes compagnons, afin d'arriver promptement dans la terre de la patrie. Et mes compagnons parlèrent entre eux, me soupçonnant d'emporter dans ma demeure de l'or et de l'argent, présents du magnanime Aiolos Hippotade. Et ils se disaient entre eux :
– Dieux ! combien Odysseus est aimé de tous les hommes et très honoré de tous ceux dont il aborde la ville et la terre ! Il a emporté de Troiè, pour sa part du butin, beaucoup de choses belles et précieuses, et nous rentrons dans nos demeures, les mains vides, après avoir fait tout ce qu'il a fait. Et voici que, par amitié, Aiolos l'a comblé de présents ! Mais voyons à la hâte ce qu'il y a dans cette outre, et combien d'or et d'argent on y a renfermé.
Ils parlaient ainsi, et leur mauvais dessein l'emporta. Ils ouvrirent l'outre, et tous les vents en jaillirent. Et aussitôt la tempête furieuse nous emporta sur la mer, pleurants, loin de la terre de la patrie. Et, m'étant réveillé, je délibérai dans mon coeur irréprochable si je devais périr en me jetant de ma nef dans la mer, ou si, restant parmi les vivants, je souffrirais en silence. Je restai et supportai mes maux. Et je gisais caché dans le fond de ma nef, tandis que tous étaient de nouveau emportés par les tourbillons du vent vers l'île Aioliè. Et mes compagnons gémissaient.
Étant descendus sur le rivage, nous puisâmes de l'eau, et mes compagnons prirent aussitôt leur repas auprès des nefs rapides. Après avoir mangé et bu, je choisis un héraut et un autre compagnon, et je me rendis aux illustres demeures d'Aiolos. Et je le trouvai faisant son repas avec sa femme et ses enfants. Et, en arrivant, nous nous assîmes sur le seuil de la porte. Et tous étaient stupéfaits et ils m'interrogèrent :
– Pourquoi es-tu revenu, Odysseus ? Quel daimôn t'a porté malheur ? N'avions-nous pas assuré ton retour, afin que tu parvinsses dans la terre de ta patrie, dans tes demeures, là où il te plaisait d'arriver ?
Ils parlaient ainsi, et je répondis, triste dans le coeur :
– Mes mauvais compagnons m'ont perdu, et, avant eux, le sommeil funeste. Mais venez à mon aide, amis, car vous en avez le pouvoir.
Je parlai ainsi, tâchant de les apaiser par des paroles flatteuses ; mais ils restèrent muets, et leur père me répondit :
– Sors promptement de cette île, ô le pire des vivants ! Il ne m'est point permis de recueillir ni de reconduire un homme qui est odieux aux dieux heureux. Va ! car, certes, si tu es revenu, c'est que tu es odieux aux dieux heureux.
Il parla ainsi, et il me chassa de ses demeures tandis que je soupirais profondément. Et nous naviguions de là, tristes dans le coeur ; et l'âme de mes compagnons était accablée par la fatigue cruelle des avirons, car le retour ne nous semblait plus possible, à cause de notre démence. Et nous naviguâmes ainsi six jours et six nuits. Et, le septième jour, nous arrivâmes à la haute ville de Lamos, dans la Laistrygoniè Télépyle. Là, le pasteur qui rentre appelle le pasteur qui sort en l'entendant. Là, le pasteur qui ne dort pas gagne un salaire double, en menant paître les boeufs d'abord, et, ensuite, les troupeaux aux blanches laines, tant les chemins du jour sont proches des chemins de la nuit.
Et nous abordâmes le port illustre entouré d'un haut rocher. Et, des deux côtés, les rivages escarpés se rencontraient, ne laissant qu'une entrée étroite. Et mes compagnons conduisirent là toutes les nefs égales, et ils les amarrèrent, les unes auprès des autres, au fond du port, où jamais le flot ne se soulevait, ni peu, ni beaucoup, et où il y avait une constante tranquillité. Et, moi seul, je retins ma nef noire en dehors, et je l'amarrai aux pointes du rocher. Puis, je montai sur le faîte des écueils, et je ne vis ni les travaux des boeufs, ni ceux des hommes, et je ne vis que de la fumée qui s'élevait de terre. Alors, je choisis deux de mes compagnons et un héraut, et je les envoyai pour savoir quels hommes nourris de pain habitaient cette terre.
Et ils partirent, prenant un large chemin par où les chars portaient à la ville le bois des hautes montagnes. Et ils rencontrèrent devant la ville, allant chercher de l'eau, une jeune vierge, fille du robuste Laistrygôn Antiphatès. Et elle descendait à la fontaine limpide d'Artakiè. Et c'est là qu'on puisait de l'eau pour la ville. S'approchant d'elle, ils lui demandèrent quel était le roi qui commandait à ces peuples ; et elle leur montra aussitôt la haute demeure de son père. Étant entrés dans l'illustre demeure, ils y trouvèrent une femme haute comme une montagne, et ils en furent épouvantés. Mais elle appela aussitôt de l'agora l'illustre Antiphatès son mari, qui leur prépara une lugubre destinée, car il saisit un de mes compagnons pour le dévorer. Et les deux autres, précipitant leur fuite, revinrent aux nefs.
Alors, Antiphatès poussa des clameurs par la ville, et les robustes Laistrygones, l'ayant entendu, se ruaient de toutes parts, innombrables, et pareils, non à des hommes, mais à des géants. Et ils lançaient de lourdes pierres arrachées au rocher, et un horrible retentissement s'éleva d'hommes mourants et de nefs écrasées. Et les Laistrygones transperçaient les hommes comme des poissons, et ils emportaient ces tristes mets. Pendant qu'ils les tuaient ainsi dans l'intérieur du port, je tirai de la gaine mon épée aiguë et je coupai les câbles de ma nef noire, et, aussitôt, j'ordonnai à mes compagnons de se courber sur les avirons, afin de fuir notre perte. Et tous ensemble se courbèrent sur les avirons, craignant la mort. Ainsi ma nef gagna la pleine mer, évitant les lourdes pierres mais toutes les autres périrent en ce lieu.
Et nous naviguions loin de là, tristes dans le coeur d'avoir perdu tous nos chers compagnons, bien que joyeux d'avoir évité la mort. Et nous arrivâmes à l'île Aiaiè, et c'est là qu'habitait Kirkè aux beaux cheveux, vénérable et éloquente déesse, soeur du prudent Aiètès. Et tous deux étaient nés de Hèlios qui éclaire les hommes, et leur mère était Persè, qu'engendra Okéanos. Et là, sur le rivage, nous conduisîmes notre nef dans une large rade, et un dieu nous y mena. Puis, étant descendus, nous restâmes là deux jours, l'âme accablée de fatigue et de douleur. Mais quand Éôs aux beaux cheveux amena le troisième jour, prenant ma lance et mon épée aiguë, je quittai la nef et je montai sur une hauteur d'où je pusse voir des hommes et entendre leurs voix. Et, du sommet escarpé où j'étais monté, je vis s'élever de la terre large, à travers une forêt de chênes épais, la fumée des demeures de Kirkè. Puis, je délibérai, dans mon esprit et dans mon coeur, si je partirais pour reconnaître la fumée que je voyais. Et il me parut plus sage de regagner ma nef rapide et le rivage de la mer, de faire prendre le repas à mes compagnons et d'envoyer reconnaître le pays.
Mais, comme, déjà, j'étais près de ma nef, un dieu qui, sans doute, eut compassion de me voir seul, envoya sur ma route un grand cerf au bois élevé qui descendait des pâturages de la forêt pour boire au fleuve, car la force de Hèlios le poussait. Et, comme il s'avançait, je le frappai au milieu de l'épine du dos, et la lame d'airain le traversa, et, en bramant, il tomba dans la poussière et son esprit s'envola. Je m'élançai, et je retirai la lance d'airain de la blessure. Je la laissai à terre, et, arrachant toute sorte de branches pliantes, j'en fis une corde tordue de la longueur d'une brasse, et j'en liai les pieds de l'énorme bête. Et, la portant à mon cou, je descendis vers ma nef, appuyé sur ma lance, car je n'aurais pu retenir un animal aussi grand, d'une seule main, sur mon épaule. Et je le jetai devant la nef, et je ranimai mes compagnons en adressant des paroles flatteuses à chacun d'eux :
– Ô amis, bien que malheureux, nous ne descendrons point dans les demeures d'Aidès avant notre jour fatal. Allons, hors de la nef rapide, songeons à boire et à manger, et ne souffrons point de la faim.
Je parlai ainsi, et ils obéirent à mes paroles, et ils descendirent sur le rivage de la mer, admirant le cerf, et combien il était grand. Et après qu'ils se furent réjouis de le regarder, s'étant lavé les mains, ils préparèrent un excellent repas. Ainsi, tout le jour, jusqu'à la chute de Hèlios, nous restâmes assis, mangeant les chairs abondantes et buvant le vin doux. Et quand Hèlios tomba et que les ombres survinrent, nous nous endormîmes sur le rivage de la mer. Et quand Éôs aux doigts rosés, née au matin, apparut, alors, ayant convoqué l'agora, je parlai ainsi :
– Écoutez mes paroles et supportez patiemment vos maux, compagnons. Ô amis ! nous ne savons, en effet, où est le couchant, où le levant, de quel côté Hèlios se lève sur la terre pour éclairer les hommes, ni de quel côté il se couche. Délibérons donc promptement, s'il est nécessaire ; mais je ne le pense pas. Du faîte de la hauteur où j'ai monté, j'ai vu que cette terre est une île que la mer sans bornes environne. Elle est petite, et j'ai vu de la fumée s'élever à travers une forêt de chênes épais.
Je parlai ainsi, et leur cher coeur fut brisé, se souvenant des crimes du Laistrygôn Antiphatès et de la violence du magnanime kyklôps mangeur d'hommes. Et ils pleuraient, répandant des larmes abondantes. Mais il ne servait à rien de gémir. Je divisai mes braves compagnons, et je donnai un chef à chaque troupe. Je commandai l'une, et Eurylokhos semblable à un dieu commanda l'autre. Et les sorts ayant été promptement jetés dans un casque d'airain, ce fut celui du magnanime Eurylokhos qui sortit. Et il partit à la hâte, et en pleurant, avec vingt-deux compagnons, et ils nous laissèrent gémissants.
Et ils trouvèrent, dans une vallée, en un lieu découvert, les demeures de Kirkè, construites en pierres polies. Et tout autour erraient des loups montagnards et des lions. Et Kirkè les avait domptés avec des breuvages perfides ; et ils ne se jetaient point sur les hommes, mais ils les approchaient en remuant leurs longues queues, comme des chiens caressant leur maître qui se lève du repas, car il leur donne toujours quelques bons morceaux. Ainsi les loups aux ongles robustes et les lions entouraient, caressants, mes compagnons ; et ceux-ci furent effrayés de voir ces bêtes féroces, et ils s'arrêtèrent devant les portes de la déesse aux beaux cheveux. Et ils entendirent Kirkè chantant d'une belle voix dans sa demeure et tissant une grande toile ambroisienne, telle que sont les ouvrages légers, gracieux et brillants des déesses. Alors Polytès, chef des hommes, le plus cher de mes compagnons, et que j'honorais le plus, parla le premier :
– Ô amis, quelque femme, tissant une grande toile, chante d'une belle voix dans cette demeure, et tout le mur en résonne. Est-ce une déesse ou une mortelle ? Poussons promptement un cri.
Il les persuada ainsi, et ils appelèrent en criant. Et Kirkè sortit aussitôt, et, ouvrant les belles portes, elle les invita, et tous la suivirent imprudemment. Eurylokhos resta seul dehors, ayant soupçonné une embûche. Et Kirkè, ayant fait entrer mes compagnons, les fit asseoir sur des sièges et sur des thrônes. Et elle mêla, avec du vin de Pramnios, du fromage, de la farine et du miel doux ; mais elle mit dans le pain des poisons, afin de leur faire oublier la terre de la patrie. Et elle leur offrit cela, et ils burent, et, aussitôt, les frappant d'une baguette, elle les renferma dans les étables à porcs. Et ils avaient la tête, la voix, le corps et les soies du porc, mais leur esprit était le même qu'auparavant. Et ils pleuraient, ainsi renfermés ; et Kirkè leur donna du gland de chêne et du fruit de cornouiller à manger, ce que mangent toujours les porcs qui couchent sur la terre.
Mais Eurylokhos revint à la hâte vers la nef noire et rapide nous annoncer la dure destinée de nos compagnons. Et il ne pouvait parler, malgré son désir, et son coeur était frappé d'une grande douleur, et ses yeux étaient pleins de larmes, et son âme respirait le deuil. Mais, comme nous l'interrogions tous avec empressement, il nous raconta la perte de ses compagnons :
– Nous avons marché à travers la forêt, comme tu l'avais ordonné, illustre Odysseus, et nous avons rencontré, dans une vallée, en un lieu découvert, de belles demeures construites en pierres polies. Là, une déesse, ou une mortelle, chantait harmonieusement en tissant une grande toile. Et mes compagnons l'appelèrent en criant. Aussitôt, elle sortit, et, ouvrant la belle porte, elle les invita, et tous la suivirent imprudemment, et, moi seul, je restai, ayant soupçonné une embûche. Et tous les autres disparurent à la fois, et aucun n'a reparu, bien que je les aie longtemps épiés et attendus.
Il parla ainsi, et je jetai sur mes épaules une grande épée d'airain aux clous d'argent et un arc, et j'ordonnai à Eurylokhos de me montrer le chemin. Mais, ayant saisi mes genoux de ses mains, en pleurant, il me dit ces paroles ailées :
– Ne me ramène point là contre mon gré, ô divin, mais laisse-moi ici. Je sais que tu ne reviendras pas et que tu ne ramèneras aucun de nos compagnons. Fuyons promptement avec ceux-ci, car, sans doute, nous pouvons encore éviter la dure destinée.
Il parla ainsi, et je lui répondis :
– Eurylokhos, reste donc ici, mangeant et buvant auprès de la nef noire et creuse. Moi, j'irai, car une nécessité inexorable me contraint.
Ayant ainsi parlé, je m'éloignai de la mer et de la nef, et traversant les vallées sacrées, j'arrivai à la grande demeure de l'empoisonneuse Kirkè. Et Herméias à la baguette d'or vint à ma rencontre, comme j'approchais de la demeure, et il était semblable à un jeune homme dans toute la grâce de l'adolescence. Et, me prenant la main, il me dit :
– Ô malheureux où vas-tu seul, entre ces collines, ignorant ces lieux. Tes compagnons sont enfermés dans les demeures de Kirkè, et ils habitent comme des porcs des étables bien closes. Viens-tu pour les délivrer ? Certes, je ne pense pas que tu reviennes toi-même, et tu resteras là où ils sont déjà. Mais je te délivrerai de ce mal et je te sauverai. Prends ce remède excellent, et le portant avec toi, rends-toi aux demeures de Kirkè, car il éloignera de ta tête le jour fatal. Je te dirai tous les mauvais desseins de Kirkè. Elle te préparera un breuvage et elle mettra les poisons dans le pain, mais elle ne pourra te charmer, car l'excellent remède que je te donnerai ne le permettra pas. Je vais te dire le reste. Quand Kirkè t'aura frappé de sa longue baguette, jette-toi sur elle, comme si tu voulais la tuer. Alors, pleine de crainte, elle t'invitera à coucher avec elle. Ne refuse point le lit d'une déesse, afin qu'elle délivre tes compagnons et qu'elle te traite toi-même avec bienveillance. Mais ordonne-lui de jurer par le grand serment des dieux heureux, afin qu'elle ne te tende aucune autre embûche, et que, t'ayant mis nu, elle ne t'enlève point ta virilité.
Ayant ainsi parlé, le tueur d'Argos me donna le remède qu'il arracha de terre, et il m'en expliqua la nature. Et sa racine est noire et sa fleur semblable à du lait. Les dieux la nomment môly. Il est difficile aux hommes mortels de l'arracher, mais les dieux peuvent tout. Puis Herméias s'envola vers le grand Olympos, sur l'île boisée, et je marchai vers la demeure de Kirkè, et mon coeur roulait mille pensées tandis que je marchais.
Et, m'arrêtant devant la porte de la déesse aux beaux cheveux, je l'appelai, et elle entendit ma voix, et, sortant aussitôt, elle ouvrit les portes brillantes et elle m'invita. Et, l'ayant suivie, triste dans le coeur, elle me fit entrer, puis asseoir sur un thrône à clous d'argent, et bien travaillé. Et j'avais un escabeau sous les pieds. Aussitôt elle prépara dans une coupe d'or le breuvage que je devais boire, et, méditant le mal dans son esprit, elle y mêla le poison. Après me l'avoir donné, et comme je buvais, elle me frappa de sa baguette et elle me dit :
– Va maintenant dans l'étable à porcs, et couche avec tes compagnons.
Elle parla ainsi, mais je tirai de la gaine mon épée aiguë et je me jetai sur elle comme si je voulais la tuer. Alors, poussant un grand cri, elle se prosterna, saisit mes genoux et me dit ces paroles ailées, en pleurant :
– Qui es-tu parmi les hommes ? Où est ta ville ? Où sont tes parents ? Je suis stupéfaite qu'ayant bu ces poisons tu ne sois pas transformé. Jamais aucun homme, pour les avoir seulement fait passer entre ses dents, n'y a résisté. Tu as un esprit indomptable dans ta poitrine, ou tu es le subtil Odysseus qui devait arriver ici, à son retour de Troiè, sur sa nef noire et rapide, ainsi que Herméias à la baguette d'or me l'avait toujours prédit. Mais, remets ton épée dans sa gaine, et couchons-nous tous deux sur mon lit, afin que nous nous unissions, et que nous nous confiions l'un à l'autre.
Elle parla ainsi, et, lui répondant, je lui dis :
– Ô Kirkè ! comment me demandes-tu d'être doux pour toi qui as changé, dans tes demeures, mes compagnons en porcs, et qui me retiens ici moi-même, m'invitant à monter sur ton lit, dans la chambre nuptiale, afin qu'étant nu, tu m'enlèves ma virilité ? Certes, je ne veux point monter sur ton lit, à moins que tu ne jures par un grand serment, ô déesse, que tu ne me tendras aucune autre embûche.
Je parlais ainsi, et aussitôt elle jura comme je le lui demandais ; et après qu'elle eut juré et prononcé toutes les paroles du serment, alors je montai sur son beau lit. Et les servantes s'agitaient dans la demeure ; et elles étaient quatre, et elles prenaient soin de toute chose. Et elles étaient nées des sources des forêts et des fleuves sacrés qui coulent à la mer. L'une d'elles jeta sur les thrônes de belles couvertures pourprées, et, pardessus, de légères toiles de lin. Une autre dressa devant les thrônes des tables d'argent sur lesquelles elle posa des corbeilles d'or. Une troisième mêla le vin doux et mielleux dans un kratère d'argent et distribua des coupes d'or. La quatrième apporta de l'eau et alluma un grand feu sous un grand trépied, et l'eau chauffa. Et quand l'eau eut chauffé dans l'airain brillant, elle me mit au bain, et elle me lava la tête et les épaules avec l'eau doucement versée du grand trépied. Et quand elle m'eut lavé et parfumé d'huile grasse, elle me revêtit d'une tunique et d'un beau manteau. Puis elle me fit asseoir sur un thrône d'argent bien travaillé, et j'avais un escabeau sous mes pieds. Une servante versa, d'une belle aiguière d'or dans un bassin d'argent, de l'eau pour les mains, et dressa devant moi une table polie. Et la vénérable intendante, bienveillante pour tous, apporta du pain qu'elle plaça sur la table ainsi que beaucoup de mets. Et Kirkè m'invita à manger, mais cela ne plut point à mon âme.
Et j'étais assis, ayant d'autres pensées et prévoyant d'autres maux. Et Kirkè, me voyant assis, sans manger, et plein de tristesse, s'approcha de moi et me dit ces paroles ailées :
– Pourquoi, Odysseus, restes-tu ainsi muet et te rongeant le coeur, sans boire et sans manger ? Crains-tu quelque autre embûche ? Tu ne dois rien craindre, car j'ai juré un grand serment.
Elle parla ainsi, et, lui répondant, je dis :
– Ô Kirkè, quel homme équitable et juste oserait boire et manger, avant que ses compagnons aient été délivrés, et qu'il les ait vus de ses yeux ? Si, dans ta bienveillance, tu veux que je boive et que je mange, délivre mes compagnons et que je les voie.
Je parlai ainsi, et Kirkè sortit de ses demeures, tenant une baguette à la main, et elle ouvrit les portes de l'étable à porcs. Elle en chassa mes compagnons semblables à des porcs de neuf ans. Ils se tenaient devant nous, et, se penchant, elle frotta chacun d'eux d'un autre baume, et de leurs membres tombèrent aussitôt les poils qu'avait fait pousser le poison funeste que leur avait donné la vénérable Kirkè ; et ils redevinrent des hommes plus jeunes qu'ils n'étaient auparavant, plus beaux et plus grands. Et ils me reconnurent, et tous, me serrant la main, pleuraient de joie, et la demeure retentissait de leurs sanglots. Et la déesse elle-même fut prise de pitié. Puis, la noble déesse, s'approchant de moi, me dit :
– Divin Laertiade, subtil Odysseus, va maintenant vers ta nef rapide et le rivage de la mer. Fais tirer, avant tout, ta nef sur le sable. Cachez ensuite vos richesses et vos armes dans une caverne, et revenez aussitôt, toi-même et tes chers compagnons.
Elle parla ainsi, et mon esprit généreux fut persuadé, et je me hâtai de retourner à ma nef rapide et au rivage de la mer, et je trouvai auprès de ma nef rapide mes chers compagnons gémissant misérablement et versant des larmes abondantes. De même que les génisses, retenues loin de la prairie, s'empressent autour des vaches qui, du pâturage, reviennent à l'étable après s'être rassasiées d'herbes, et vont toutes ensemble au-devant d'elles, sans que les enclos puissent les retenir, et mugissent sans relâche autour de leurs mères ; de même, quand mes compagnons me virent de leurs yeux, ils m'entourèrent en pleurant, et leur coeur fut aussi ému que s'ils avaient revu leur patrie et la ville de l'âpre Ithakè, où ils étaient nés et avaient été nourris. Et, en pleurant, ils me dirent ces paroles ailées :
– À ton retour, ô divin ! nous sommes aussi joyeux que si nous voyions Ithakè et la terre de la patrie. Mais dis-nous comment sont morts nos compagnons.
Ils parlaient ainsi, et je leur répondis par ces douces paroles :
– Avant tout, tirons la nef sur le rivage, et cachons dans une caverne nos richesses et toutes nos armes. Puis, suivez-moi tous à la hâte, afin de revoir, dans les demeures sacrées de Kirkè, vos compagnons mangeant et buvant et jouissant d'une abondante nourriture.
Je parlai ainsi, et ils obéirent promptement à mes paroles ; mais le seul Eurylokhos tentait de les retenir, et il leur dit ces paroles ailées :
– Ah ! malheureux, où allez-vous ? Vous voulez donc subir les maux qui vous attendent dans les demeures de Kirkè, elle qui nous changera en porcs, en loups et en lions, et dont nous garderons de force la demeure ? Elle fera comme le kyklops, quand nos compagnons vinrent dans sa caverne, conduits par l'audacieux Odysseus. Et ils y ont péri par sa démence.
Il parla ainsi, et je délibérai dans mon esprit si, ayant tiré ma grande épée de sa gaine, le long de la cuisse, je lui couperais la tête et la jetterais sur le sable, malgré notre parenté ; mais tous mes autres compagnons me retinrent par de flatteuses paroles :
– Ô divin ! laissons-le, si tu y consens, rester auprès de la nef et la garder. Nous, nous te suivrons à la demeure sacrée de Kirkè.
Ayant ainsi parlé, ils s'éloignèrent de la nef et de la mer, mais Eurylokhos ne resta point auprès de la nef creuse, et il nous suivit, craignant mes rudes menaces. Pendant cela, Kirkè, dans ses demeures, baigna et parfuma d'huile mes autres compagnons, et elle les revêtit de tuniques et de beaux manteaux, et nous les trouvâmes tous faisant leur repas dans les demeures. Et quand ils se furent réunis, ils se racontèrent tous leurs maux, les uns aux autres, et ils pleuraient, et la maison retentissait de leurs sanglots. Et la noble déesse, s'approchant, me dit :
– Divin Laertiade, subtil Odysseus, ne vous livrez pas plus longtemps à la douleur. Je sais moi-même combien vous avez subi de maux sur la mer poissonneuse et combien d'hommes injustes vous ont fait souffrir sur la terre. Mais, mangez et buvez, et ranimez votre coeur dans votre poitrine, et qu'il soit tel qu'il était quand vous avez quitté la terre de l'âpre Ithakè, votre patrie. Cependant, jamais vous n'oublierez vos misères, et votre esprit ne sera jamais plus dans la joie, car vous avez subi des maux innombrables.
Elle parla ainsi, et notre coeur généreux lui obéit. Et nous restâmes là toute une année, mangeant les chairs abondantes et buvant le doux vin. Mais, à la fin de l'année, quand les heures eurent accompli leur tour, quand les mois furent passés et quand les longs jours se furent écoulés, alors, mes chers compagnons m'appelèrent et me dirent :
– Malheureux, souviens-toi de ta patrie, si toutefois il est dans ta destinée de survivre et de rentrer dans ta haute demeure et dans la terre de la patrie.
Ils parlèrent ainsi, et mon coeur généreux fut persuadé. Alors, tout le jour, jusqu'à la chute de Hèlios, nous restâmes assis, mangeant les chairs abondantes et buvant le doux vin. Et quand Hèlios tomba, et quand la nuit vint, mes compagnons s'endormirent dans la demeure obscure. Et moi, étant monté dans le lit splendide de Kirkè, je saisis ses genoux en la suppliant, et la déesse entendit ma voix. Et je lui dis ces paroles ailées :
– Ô Kirkè, tiens la promesse que tu m'as faite de me renvoyer dans ma demeure, car mon âme me pousse, et mes compagnons affligent mon cher coeur et gémissent autour de moi, quand tu n'es pas là.
Je parlai ainsi, et la noble Déesse me répondit aussitôt :
– Divin Laertiade, subtil Odysseus, vous ne resterez pas plus longtemps malgré vous dans ma demeure ; mais il faut accomplir un autre voyage et entrer dans la demeure d'Aidès et de l'implacable Perséphonéia, afin de consulter l'âme du Thébain Teirésias, du divinateur aveugle, dont l'esprit est toujours vivant. Perséphonéia n'a accordé qu'à ce seul mort l'intelligence et la pensée. Les autres ne seront que des ombres autour de toi.
Elle parla ainsi, et mon cher coeur fut dissous, et je pleurais, assis sur le lit, et mon âme ne voulait plus vivre, ni voir la lumière de Hèlios. Mais, après avoir pleuré et m'être rassasié de douleur, alors, lui répondant, je lui dis :
– Ô Kirkè, qui me montrera le chemin ? Personne n'est jamais arrivé chez Aidés sur une nef noire.
Je parlai ainsi, et la noble déesse me répondit aussitôt :
– Divin Laertiade, subtil Odysseus, n'aie aucun souci pour ta nef. Assieds-toi, après avoir dressé le mât et déployé les blanches voiles ; et le souffle de Boréas conduira ta nef. Mais quand tu auras traversé l'Okéanos, jusqu'au rivage étroit et aux bois sacrés de Perséphonéia, où croissent de hauts peupliers et des saules stériles, alors arrête ta nef dans l'Okéanos aux profonds tourbillons, et descends dans la noire demeure d'Aidès, là où coulent ensemble, dans l'Akhérôn, le Pyriphlégéthôn et le Kokytos qui est un courant de l'eau de Styx. Il y a une roche au confluent des deux fleuves retentissants. Tu t'en approcheras, héros, comme je te l'ordonne, et tu creuseras là une fosse d'une coudée dans tous les sens, et, sur elle, tu feras des libations à tous les morts, de lait mielleux d'abord, puis de vin doux, puis enfin d'eau, et tu répandras par-dessus de la farine blanche. Prie alors les têtes vaines des morts et promets, dès que tu seras rentré dans Ithakè, de sacrifier dans tes demeures la meilleure vache stérile que tu posséderas, d'allumer un bûcher formé de choses précieuses, et de sacrifier, à part, au seul Teirésias un bélier entièrement noir, le plus beau de tes troupeaux. Puis, ayant prié les illustres âmes des morts, sacrifie un mâle et une brebis noire, tourne-toi vers l'Érébos, et, te penchant, regarde dans le cours du fleuve, et les innombrables âmes des morts qui ne sont plus accourront. Alors, ordonne et commande à tes compagnons d'écorcher les animaux égorgés par l'airain aigu, de les brûler et de les vouer aux dieux, à l'illustre Aidés et à l'implacable Perséphonéia. Tire ton épée aiguë de sa gaine, le long de ta cuisse, et ne permets pas aux ombres vaines des morts de boire le sang, avant que tu aies entendu Teirésias. Aussitôt le divinateur arrivera, ô chef des peuples, et il te montrera ta route et comment tu la feras pour ton retour, et comment tu traverseras la mer poissonneuse.
Elle parla ainsi, et aussitôt Éôs s'assit sur son thrône d'or. Et Kirkè me revêtit d'une tunique et d'un manteau. Elle-même se couvrit d'une longue robe blanche, légère et gracieuse, ceignit ses reins d'une belle ceinture et mit sur sa tête un voile couleur de feu. Et j'allai par la demeure, excitant mes compagnons, et je dis à chacun d'eux ces douces paroles :
– Ne dormez pas plus longtemps, et chassez le doux sommeil, afin que nous partions, car la vénérable Kirkè me l'a permis.
Je parlai ainsi, et leur coeur généreux fut persuadé. Mais je n'emmenai point tous mes compagnons sains et saufs. Elpènôr, un d'eux, jeune, mais ni très brave, ni intelligent, à l'écart de ses compagnons, s'était endormi au faîte des demeures sacrées de Kirkè, ayant beaucoup bu et recherchant la fraîcheur. Entendant le bruit que faisaient ses compagnons, il se leva brusquement, oubliant de descendre par la longue échelle. Et il tomba du haut du toit, et son cou fut rompu, et son âme descendit chez Aidés. Mais je dis à mes compagnons rassemblés :
– Vous pensiez peut-être que nous partions pour notre demeure et pour la chère terre de la patrie ? Mais Kirkè nous ordonne de suivre une autre route, vers la demeure d'Aidès et de l'implacable Perséphonéia, afin de consulter l'âme du Thébain Teirésias.
Je parlai ainsi, et leur cher coeur fut brisé, et ils s'assirent, pleurant et s'arrachant les cheveux. Mais il n'y a nul remède à gémir. Et nous parvînmes à notre nef rapide et au rivage de la mer, en versant des larmes abondantes. Et, pendant ce temps, Kirkè était venue, apportant dans la nef un bélier et une brebis noire ; et elle s'était aisément cachée à nos yeux car qui pourrait voir un dieu et le suivre de ses yeux, s'il ne le voulait pas ?
Chant 11
Étant arrivés à la mer, nous traînâmes d'abord notre nef à la mer divine. Puis, ayant dressé le mât, avec les voiles blanches de la nef noire, nous y portâmes les victimes offertes. Et, nous-mêmes nous y prîmes place, pleins de tristesse et versant des larmes abondantes. Et Kirkè à la belle chevelure, déesse terrible et éloquente, fit souffler pour nous un vent propice derrière la nef à proue bleue, et ce vent, bon compagnon, gonfla la voile.
Toutes choses étant mises en place sur la nef, nous nous assîmes, et le vent et le pilote nous dirigeaient. Et, tout le jour, les voiles de la nef qui courait sur la mer furent déployées, et Hèlios tomba, et tous les chemins s'emplirent d'ombre. Et la nef arriva aux bornes du profond Okéanos.
Là, étaient le peuple et la ville des Kimmériens, toujours enveloppés de brouillards et de nuées ; et jamais le brillant Hèlios ne les regardait de ses rayons, ni quand il montait dans l'Ouranos étoilé, ni quand il descendait de l'Ouranos sur la terre ; mais une affreuse nuit était toujours suspendue sur les misérables hommes. Arrivés là, nous arrêtâmes la nef, et, après en avoir retiré les victimes, nous marchâmes le long du cours d'Okéanos, jusqu'à ce que nous fussions parvenus dans la contrée que nous avait indiquée Kirkè. Et Périmèdès et Eurylokhos portaient les victimes.
Alors je tirai mon épée aiguë de sa gaine, le long de ma cuisse, et je creusai une fosse d'une coudée dans tous les sens, et j'y fis des libations pour tous les morts, de lait mielleux d'abord, puis de vin doux, puis enfin d'eau, et, par-dessus, je répandis la farine blanche. Et je priai les têtes vaines des morts, promettant, dès que je serais rentré dans Ithakè, de sacrifier dans mes demeures la meilleure vache stérile que je posséderais, d'allumer un bûcher formé de choses précieuses, et de sacrifier à part, au seul Teirésias, un bélier entièrement noir, le plus beau de mes troupeaux. Puis, ayant prié les générations des morts, j'égorgeai les victimes sur la fosse, et le sang noir y coulait. Et les âmes des morts qui ne sont plus sortaient en foule de l'Érébos. Les nouvelles épouses, les jeunes hommes, les vieillards qui ont subi beaucoup de maux, les tendres vierges ayant un deuil dans l'âme, et les guerriers aux armes sanglantes, blessés par les lances d'airain, tous s'amassaient de toutes parts sur les bords de la fosse, avec un frémissement immense. Et la terreur pâle me saisit.
Alors j'ordonnai à mes compagnons d'écorcher les victimes qui gisaient égorgées par l'airain cruel, de les brûler et de les vouer aux dieux, à l'illustre Aidès et à l'implacable Perséphonéia. Et je m'assis, tenant l'épée aiguë tirée de sa gaine, le long de ma cuisse ; et je ne permettais pas aux têtes vaines des morts de boire le sang, avant que j'eusse entendu Teirésias.
La première, vint l'âme de mon compagnon Elpènôr. Et il n'avait point été enseveli dans la vaste terre, et nous avions laissé son cadavre dans les demeures de Kirkè, non pleuré et non enseveli, car un autre souci nous pressait. Et je pleurai en le voyant, et je fus plein de pitié dans le coeur. Et je lui dis ces paroles ailées :
– Elpènôr, comment es-tu venu dans les épaisses ténèbres ? Comment as-tu marché plus vite que moi sur ma nef noire ?
Je parlai ainsi, et il me répondit en pleurant :
– Divin Laertiade, subtil Odysseus, la mauvaise volonté d'un daimôn et l'abondance du vin m'ont perdu. Dormant sur la demeure de Kirkè, je ne songeai pas à descendre par la longue échelle, et je tombai du haut du toit, et mon cou fut rompu, et je descendis chez Aidès. Maintenant, je te supplie par ceux qui sont loin de toi, par ta femme, par ton père qui t'a nourri tout petit, par Tèlémakhos, l'enfant unique que tu as laissé dans tes demeures ! Je sais qu'en sortant de la demeure d'Aidès tu retourneras sur ta nef bien construite à l'île Aiaiè. Là, ô roi, je te demande de te souvenir de moi, et de ne point partir, me laissant non pleuré et non enseveli, de peur que je ne te cause la colère des dieux ; mais de me brûler avec toutes mes armes. Élève sur le bord de la mer écumeuse le tombeau de ton compagnon malheureux. Accomplis ces choses, afin qu'on se souvienne de moi dans l'avenir, et plante sur mon tombeau l'aviron dont je me servais quand j'étais avec mes compagnons.
Il parla ainsi, et, lui répondant, je dis :
– Malheureux, j'accomplirai toutes ces choses.
Nous nous parlions ainsi tristement, et je tenais mon épée au-dessus du sang, tandis que, de l'autre côté de la fosse, mon compagnon parlait longuement. Puis, arriva l'âme de ma mère morte, d'Antikléia, fille du magnanime Autolykos, que j'avais laissée vivante en partant pour la sainte Ilios. Et je pleurai en la voyant, le coeur plein de pitié ; mais, malgré ma tristesse, je ne lui permis pas de boire le sang avant que j'eusse entendu Teirésias. Et l'âme du Thébain Teirésias arriva, tenant un sceptre d'or, et elle me reconnut et me dit :
– Pourquoi, ô malheureux, ayant quitté la lumière de Hèlios, es-tu venu pour voir les morts et leur pays lamentable ? Mais recule de la fosse, écarte ton épée, afin que je boive le sang, et je te dirai la vérité.
Il parla ainsi, et, me reculant, je remis dans la gaine mon épée aux clous d'argent. Et il but le sang noir, et, alors, l'irréprochable divinateur me dit :
– Tu désires un retour très facile, illustre Odysseus, mais un dieu te le rendra difficile ; car je ne pense pas que celui qui entoure la terre apaise sa colère dans son coeur, et il est irrité parce que tu as aveuglé son fils. Vous arriverez cependant, après avoir beaucoup souffert, si tu veux contenir ton esprit et celui de tes compagnons. En ce temps, quand ta nef solide aura abordé l'île Thrinakiè, où vous échapperez à la sombre mer, vous trouverez là, paissant, les boeufs et les gras troupeaux de Hèlios qui voit et entend tout. Si vous les laissez sains et saufs, si tu te souviens de ton retour, vous parviendrez tous dans Ithakè, après avoir beaucoup souffert ; mais, si tu les blesses, je te prédis la perte de ta nef et de tes compagnons. Tu échapperas seul, et tu reviendras misérablement, ayant perdu ta nef et tes compagnons, sur une nef étrangère. Et tu trouveras le malheur dans ta demeure et des hommes orgueilleux qui consumeront tes richesses, recherchant ta femme et lui offrant des présents. Mais, certes, tu te vengeras de leurs outrages en arrivant. Et, après que tu auras tué les prétendants dans ta demeure, soit par ruse, soit ouvertement avec l'airain aigu, tu partiras de nouveau, et tu iras, portant un aviron léger, jusqu'à ce que tu rencontres des hommes qui ne connaissent point la mer et qui ne salent point ce qu'ils mangent, et qui ignorent les nefs aux proues rouges et les avirons qui sont les ailes des nefs. Et je te dirai un signe manifeste qui ne t'échappera pas. Quand tu rencontreras un autre voyageur qui croira voir un fléau sur ta brillante épaule, alors, plante l'aviron en terre et fais de saintes offrandes au roi Poseidaôn, un bélier, un taureau et un verrat. Et tu retourneras dans ta demeure, et tu feras, selon leur rang, de saintes hécatombes à tous les dieux immortels qui habitent le large Ouranos. Et la douce mort te viendra de la mer et te tuera consumé d'une heureuse vieillesse, tandis qu'autour de toi les peuples seront heureux. Et je t'ai dit, certes, des choses vraies.
Il parla ainsi, et je lui répondis :
– Teirésias, les dieux eux-mêmes, sans doute, ont résolu ces choses. Mais dis-moi la vérité. Je vois l'âme de ma mère qui est morte. Elle se tait et reste loin du sang, et elle n'ose ni regarder son fils, ni lui parler. Dis-moi, ô roi, comment elle me reconnaîtra.
Je parlai ainsi, et il me répondit :
– Je t'expliquerai ceci aisément. Garde mes paroles dans ton esprit. Tous ceux des morts qui ne sont plus, à qui tu laisseras boire le sang, te diront des choses vraies ; celui à qui tu refuseras cela s'éloignera de toi.
Ayant ainsi parlé, l'âme du roi Teirésias, après avoir rendu ses oracles, rentra dans la demeure d'Aidès ; mais je restai sans bouger jusqu'à ce que ma mère fût venue et eût bu le sang noir. Et aussitôt elle me reconnut, et elle me dit, en gémissant, ces paroles ailées :
– Mon fils, comment es-tu venu sous le noir brouillard, vivant que tu es ? Il est difficile aux vivants de voir ces choses. Il y a entre celles-ci et eux de grands fleuves et des courants violents, Okéanos d'abord qu'on ne peut traverser, à moins d'avoir une nef bien construite. Si, maintenant, longtemps errant en revenant de Troiè, tu es venu ici sur ta nef et avec tes compagnons, tu n'as donc point revu Ithakè, ni ta demeure, ni ta femme ?
Elle parla ainsi, et je lui répondis :
– Ma mère, la nécessité m'a poussé vers les demeures d'Aidès, afin de demander un oracle à l'âme du Thébain Teirésias. Je n'ai point en effet abordé ni l'Akhaiè, ni notre terre ; mais j'ai toujours erré, plein de misères, depuis le jour où j'ai suivi le divin Agamemnôn à Ilios qui nourrit d'excellents chevaux, afin d'y combattre les Troiens. Mais dis-moi la vérité. Comment la kèr de la cruelle mort t'a-t-elle domptée ? Est-ce par une maladie ? Ou bien Artémis qui se réjouit de ses flèches t'a-t-elle atteinte de ses doux traits ? Parle-moi de mon père et de mon fils. Mes biens sont-ils encore entre leurs mains, ou quelque autre parmi les hommes les possède-t-il ? Tous, certes, pensent que je ne reviendrai plus. Dis-moi aussi les desseins et les pensées de ma femme que j'ai épousée. Reste-t-elle avec son enfant ? Garde-t-elle toutes mes richesses intactes ? ou déjà, l'un des premiers Akhaiens l'a-t-il emmenée ?
Je parlai ainsi, et, aussitôt, ma mère vénérable me répondit :
– Elle reste toujours dans tes demeures, le coeur affligé, pleurant, et consumant ses jours et ses nuits dans le chagrin. Et nul autre ne possède ton beau domaine ; et Tèlémakhos jouit, tranquille, de tes biens, et prend part à de beaux repas, comme il convient à un homme qui rend la justice, car tous le convient. Et ton père reste dans son champ ; et il ne vient plus à la ville, et il n'a plus ni lits moelleux, ni manteaux, ni couvertures luisantes. Mais, l'hiver, il dort avec ses esclaves dans les cendres près du foyer, et il couvre son corps de haillons ; et quand vient l'été, puis l'automne verdoyant, partout, dans sa vigne fertile, on lui fait un lit de feuilles tombées, et il se couche là, triste ; et une grande douleur s'accroît dans son coeur, et il pleure ta destinée, et la dure vieillesse l'accable. Pour moi, je suis morte, et j'ai subi la destinée ; mais Artémis habile à lancer des flèches ne m'a point tuée de ses doux traits dans ma demeure, et la maladie ne m'a point saisie, elle qui enlève l'âme du corps affreusement flétri ; mais le regret, le chagrin de ton absence, illustre Odysseus, et le souvenir de ta bonté, m'ont privée de la douce vie.
Elle parla ainsi, et je voulus, agité dans mon esprit, embrasser l'âme de ma mère morte. Et je m'élançai trois fois, et mon coeur me poussait à l'embrasser, et trois fois elle se dissipa comme une ombre, semblable à un songe. Et une vive douleur s'accrut dans mon coeur, et je lui dis ces paroles ailées :
– Ma mère, pourquoi ne m'attends-tu pas quand je désire t'embrasser ? Même chez Aidès, nous entourant de nos chers bras, nous nous serions rassasiés de deuil ! N'es-tu qu'une image que l'illustre Perséphonéia suscite afin que je gémisse davantage ?
Je parlai ainsi, et ma mère vénérable me répondit :
– Hélas ! mon enfant, le plus malheureux de tous les hommes, Perséphonéia, fille de Zeus, ne se joue point de toi ; mais telle est la loi des mortels quand ils sont morts. En effet, les nerfs ne soutiennent plus les chairs et les os, et la force du feu ardent les consume aussitôt que la vie abandonne les os blancs, et l'âme vole comme un songe. Mais retourne promptement à la lumière des vivants, et souviens-toi de toutes ces choses, afin de les redire à Pènélopéia.
Nous parlions ainsi, et les femmes et les filles des héros accoururent, excitées par l'illustre Perséphonéia. Et elles s'assemblaient, innombrables, autour du sang noir. Et je songeais comment je les interrogerais tour à tour ; et il me sembla meilleur, dans mon esprit, de tirer mon épée aiguë de la gaine, le long de ma cuisse, et de ne point leur permettre de boire, toutes à la fois, le sang noir. Et elles approchèrent tour à tour, et chacune disait son origine, et je les interrogeais l'une après l'autre.
Et je vis d'abord Tyrô, née d'un noble père, car elle me dit qu'elle était la fille de l'irréprochable Salmoneus et la femme de Krètheus Aioliade. Et elle aimait le divin fleuve Énipeus, qui est le plus beau des fleuves qui coulent sur la terre ; et elle se promenait le long des belles eaux de l'Énipeus. Sous la figure de ce dernier, celui qui entoure la terre et qui la secoue sortit des bouches du fleuve tourbillonnant ; et une lame bleue, égale en hauteur à une montagne, enveloppa, en se recourbant, le dieu et la femme mortelle. Et il dénoua sa ceinture de vierge, et il répandit sur elle le sommeil. Puis, ayant accompli le travail amoureux, il prit la main de Tyrô et lui dit :
– Réjouis-toi, femme, de mon amour. Dans une année tu enfanteras de beaux enfants, car la couche des immortels n'est point inféconde. Nourris et élève-les. Maintenant, va vers ta demeure, mais prends garde et ne me nomme pas. Je suis pour toi seule Poseidaôn qui ébranle la terre.
Ayant ainsi parlé, il plongea dans la mer agitée. Et Tyrô, devenue enceinte, enfanta Péliès et Nèleus, illustres serviteurs du grand Zeus. Et Péliès riche en troupeaux habita la grande Iaolkôs, et Nèleus la sablonneuse Pylos. Puis, la reine des femmes conçut de son mari, Aisôn, Phérès et le dompteur de chevaux Hamythaôr.
Puis, je vis Antiopè, fille d'Aisopos, qui se glorifiait d'avoir dormi dans les bras de Zeus. Elle en eut deux fils, Amphiôn et Zèthos, qui, les premiers, bâtirent Thèbè aux sept portes et l'environnèrent de tours. Car ils n'auraient pu, sans ces tours, habiter la grande Thèbè, malgré leur courage.
Puis, je vis Alkmènè, la femme d'Amphitryôn, qui conçut Hèraklès au coeur de lion dans l'embrassement du magnanime Zeus ; puis, Mègarè, fille de l'orgueilleux Krèiôn, et qu'eut pour femme l'Amphitryonade indomptable dans sa force.
Puis, je vis la mère d'Oidipous, la belle Épikastè, qui commit un grand crime dans sa démence, s'étant mariée à son fils. Et celui-ci, ayant tué son père, épousa sa mère. Et les dieux révélèrent ces actions aux hommes. Et Oidipous, subissant de grandes douleurs dans la désirable Thèbè, commanda aux Kadméiones par la volonté cruelle des dieux. Et Épikastè descendit dans les demeures aux portes solides d'Aidès, ayant attaché, saisie de douleur, une corde à une haute poutre, et laissant à son fils les innombrables maux que font souffrir les Érinnyes d'une mère.
Puis, je vis la belle Khlôris qu'autrefois Nèleus épousa pour sa beauté, après lui avoir offert les présents nuptiaux. Et c'était la plus jeune fille d'Amphiôn laside qui commanda autrefois puissamment sur Orkhomènos Minyèénne et sur Pylos. Et elle conçut de lui de beaux enfants, Nestôr, Khromios et l'orgueilleux Périklyménos. Puis, elle enfanta l'illustre Pèrô, l'admiration des hommes qui la suppliaient tous, voulant l'épouser ; mais Nèleus ne voulait la donner qu'à celui qui enlèverait de Phylakè les boeufs au large front de la Force Iphikléenne. Seul, un divinateur irréprochable le promit ; mais la moire contraire d'un dieu, les rudes liens et les bergers l'en empêchèrent. Cependant, quand les jours et les mois se furent écoulés, et que, l'année achevée, les saisons recommencèrent, alors la force Iphikléenne délivra l'irréprochable divinateur, et le dessein de Zeus s'accomplit.
Puis, je vis Lèdè, femme de Tyndaros. Et elle conçut de Tyndaros des fils excellents, Kastor dompteur de chevaux et Polydeukès formidable par ses poings. La terre nourricière les enferme, encore vivants, et, sous la terre, ils sont honorés par Zeus. Ils vivent l'un après l'autre et meurent de même, et sont également honorés par les dieux.
Puis, je vis Iphimédéia, femme d'Aôleus, et qui disait s'être unie à Poseidaôn. Et elle enfanta deux fils dont la vie fut brève, le héros Otos et l'illustre Éphialtès, et ils étaient les plus grands et les plus beaux qu'eût nourris la terre féconde, après l'illustre Oriôn. Ayant neuf ans, ils étaient larges de neuf coudées, et ils avaient neuf brasses de haut. Et ils menacèrent les immortels de porter dans l'Olympos le combat de la guerre tumultueuse. Et ils tentèrent de poser l'Ossa sur l'Olympos et le Pèlios boisé sur l'Ossa, afin d'atteindre l'Ouranos. Et peut-être eussent-ils accompli leurs menaces, s'ils avaient eu leur puberté ; mais le fils de Zeus, qu'enfanta Lètô aux beaux cheveux, les tua tous deux, avant que le duvet fleurit sur leurs joues et qu'une barbe épaisse couvrît leurs mentons.
Puis, je vis Phaidrè, et Prokris, et la belle Ariadnè, fille du sage Minôs, que Thèseus conduisit autrefois de la Krètè dans la terre sacrée des Athénaiens ; mais il ne le put pas, car Artémis, sur l'avertissement de Dionysos, retint Ariadnè dans Diè entourée des flots.
Puis, je vis Mairè, et Klyménè, et la funeste Ériphylè qui trahit son mari pour de l'or.
Mais je ne pourrais ni vous dire combien je vis de femmes et de filles de héros, ni vous les nommer avant la fin de la nuit divine. Voici l'heure de dormir, soit dans la nef rapide avec mes compagnons, soit ici ; car c'est aux dieux et à vous de prendre soin de mon départ.
Il parla ainsi, et tous restèrent immobiles et pleins de plaisir dans la demeure obscure. Alors, Arètè aux bras blancs parla la première :
– Phaiakiens, que penserons-nous de ce héros, de sa beauté, de sa majesté et de son esprit immuable ? Il est, certes, mon hôte, et c'est un honneur que vous partagez tous. Mais ne vous hâtez point de le renvoyer sans lui faire des présents, car il ne possède rien. Par la bonté des Dieux nous avons beaucoup de richesses dans nos demeures.
Alors, le vieux héros Ekhéneus parla ainsi, et c'était le plus vieux des Phaiakiens :
– Ô amis, la reine prudente nous parle selon le sens droit. Obéissez donc. C'est à Alkinoos de parler et d'agir, et nous l'imiterons.
Et Alkinoos dit :
– Je ne puis parler autrement, tant que je vivrai et que je commanderai aux Phaiakiens habiles dans la navigation. Mais que notre hôte reste, malgré son désir de partir, et qu'il attende le matin, afin que je réunisse tous les présents. Le soin de son retour me regarde plus encore que tous les autres, car je commande pour le peuple.
Et le subtil Odysseus, lui répondant, parla ainsi :
– Roi Alkinoos, le plus illustre de tout le peuple, si vous m'ordonniez de rester ici toute l'année, tandis que vous prépareriez mon départ et que vous réuniriez de splendides présents, j'y consentirais volontiers ; car il vaudrait mieux pour moi rentrer les mains pleines dans ma chère patrie. J'en serais plus aimé et plus honoré de tous ceux qui me verraient de retour dans Ithakè.
Et Alkinoos lui dit :
– Ô Odysseus, certes, nous ne pouvons te soupçonner d'être un menteur et un voleur, comme tant d'autres vagabonds, que nourrit la noire terre, qui ne disent que des mensonges dont nul ne peut rien comprendre. Mais ta beauté, ton éloquence, ce que tu as raconté, d'accord avec l'Aoide, des maux cruels des Akhaiens et des tiens, tout a pénétré en nous. Dis-moi donc et parle avec vérité, si tu as vu quelques-uns de tes illustres compagnons qui t'ont suivi à Ilios et que la destinée a frappés là. La nuit sera encore longue, et le temps n'est point venu de dormir dans nos demeures. Dis-moi donc tes travaux admirables. Certes, je t'écouterai jusqu'au retour de la divine Éôs, si tu veux nous dire tes douleurs.
Et le subtil Odysseus parla ainsi :
– Roi Alkinoos, le plus illustre de tout le peuple, il y a un temps de parler et un temps de dormir ; mais, si tu désires m'entendre, certes, je ne refuserai pas de raconter les misères et les douleurs de mes compagnons, de ceux qui ont péri auparavant, ou qui, ayant échappé à la guerre lamentable des Troiens, ont péri au retour par la ruse d'une femme perfide.
Après que la vénérable Perséphonéia eut dispersé çà et là les âmes des femmes, survint l'âme pleine de tristesse de l'Atréide Agamemnôn ; et elle était entourée de toutes les âmes de ceux qui avaient subi la destinée et qui avaient péri avec lui dans la demeure d'Aigisthos.
Ayant bu le sang noir, il me reconnut aussitôt, et il pleura, en versant des larmes amères, et il étendit les bras pour me saisir ; mais la force qui était en lui autrefois n'était plus, ni la vigueur qui animait ses membres souples. Et je pleurai en le voyant, plein de pitié dans mon coeur, et je lui dis ces paroles ailées :
– Atréide Agamemnôn, roi des hommes, comment la kèr de la dure mort t'a-t-elle dompté ? Poseidaôn t'a-t-il dompté dans tes nefs en excitant les immenses souffles des vents terribles, ou des hommes ennemis t'ont-ils frappé sur la terre ferme, tandis que tu enlevais leurs boeufs et leurs beaux troupeaux de brebis, ou bien que tu combattais pour ta ville et pour tes femmes ?
Je parlai ainsi, et, aussitôt, il me répondit :
– Divin Laertiade, subtil Odysseus, Poseidaôn ne m'a point dompté sur mes nefs, en excitant les immenses souffles des vents terribles, et des hommes ennemis ne m'ont point frappé sur la terre ferme ; mais Aigisthos m'a infligé la kèr et la mort à l'aide de ma femme perfide. M'ayant convié à un repas dans la demeure, il m'a tué comme un boeuf à l'étable. J'ai subi ainsi une très lamentable mort. Et, autour de moi, mes compagnons ont été égorgés comme des porcs aux dents blanches, qui sont tués dans les demeures d'un homme riche et puissant, pour des noces, des festins sacrés ou des repas de fête. Certes, tu t'es trouvé au milieu du carnage de nombreux guerriers, entouré de morts, dans la terrible mêlée ; mais tu aurais gémi dans ton coeur de voir cela. Et nous gisions dans les demeures, parmi les kratères et les tables chargées, et toute la salle était souillée de sang. Et j'entendais la voix lamentable de la fille de Priamos, Kassandrè, que la perfide Klytaimnestrè égorgeait auprès de moi. Et comme j'étais étendu mourant, je soulevai mes mains vers mon épée ; mais la femme aux yeux de chien s'éloigna et elle ne voulut point fermer mes yeux et ma bouche au moment où je descendais dans la demeure d'Aidès. Rien n'est plus cruel, ni plus impie qu'une femme qui a pu méditer de tels crimes. Ainsi, certes, Klytaimnestrè prépara le meurtre misérable du premier mari qui la posséda, et je péris ainsi, quand je croyais rentrer dans ma demeure, bien accueilli de mes enfants, de mes servantes et de mes esclaves ! Mais cette femme, pleine d'affreuses pensées, couvrira de sa honte toutes les autres femmes futures, et même celles qui auront la sagesse en partage.
Il parla ainsi, et je lui répondis :
– Ô dieux ! combien, certes, Zeus qui tonne hautement n'a-t-il point haï la race d'Atreus à cause des actions des femmes ! Déjà, à cause de Hélénè beaucoup d'entre nous sont morts, et Klytaimnestrè préparait sa trahison pendant que tu étais absent.
Je parlai ainsi, et il me répondit aussitôt :
– C'est pourquoi, maintenant, ne sois jamais trop bon envers ta femme, et ne lui confie point toutes tes pensées, mais n'en dis que quelques-unes et cache-lui en une partie. Mais pour toi, Odysseus, ta perte ne te viendra point de ta femme, car la sage fille d'Ikarios, Pènélopéia, est pleine de prudence et de bonnes pensées dans son esprit. Nous l'avons laissée nouvellement mariée quand nous sommes partis pour la guerre, et son fils enfant était suspendu à sa mamelle ; et maintenant celui-ci s'assied parmi les hommes ; et il est heureux, car son cher père le verra en arrivant, et il embrassera son père. Pour moi, ma femme n'a point permis à mes yeux de se rassasier de mon fils, et m'a tué auparavant. Mais je te dirai une autre chose ; garde mon conseil dans ton esprit : Fais aborder ta nef dans la chère terre de la patrie, non ouvertement, mais en secret ; car il ne faut point se confier dans les femmes. Maintenant, parle et dis-moi la vérité. As-tu entendu dire que mon fils fût encore vivant, soit à Orkhoménos, soit dans la sablonneuse Pylos, soit auprès de Ménélaos dans la grande Sparta ? En effet, le divin Orestès n'est point encore mort sur la terre.
Il parla ainsi, et je lui répondis :
– Atréide, pourquoi me demandes-tu ces choses ? Je ne sais s'il est mort ou vivant. Il ne faut point parler inutilement.
Et nous échangions ainsi de tristes paroles, affligés et répandant des larmes. Et l'âme du Pèlèiade Akhilleus survint, celle de Patroklos, et celle de l'irréprochable Antilokhos, et celle d'Aias qui était le plus grand et le plus beau de tous les Akhaiens, après l'irréprochable Pèléiôn. Et l'âme du rapide Aiakide me reconnut, et, en gémissant, il me dit ces paroles ailées :
– Divin Laertiade, subtil Odysseus, malheureux, comment as-tu pu méditer quelque chose de plus grand que tes autres actions ? Comment as-tu osé venir chez Aidés où habitent les images vaines des hommes morts ?
Il parla ainsi, et je lui répondis :
– Ô Akhilleus, fils de Pèleus, le plus brave des Akhaiens, je suis venu pour l'oracle de Teirésias, afin qu'il m'apprenne comment je parviendrai dans l'âpre Ithakè, car je n'ai abordé ni l'Akhaiè, ni la terre de ma patrie, et j'ai toujours souffert. Mais toi, Akhilleus, aucun des anciens hommes n'a été, ni aucun des hommes futurs ne sera plus heureux que toi. Vivant, nous, Akhaiens, nous t'honorions comme un dieu, et, maintenant, tu commandes à tous les morts. Tel que te voilà, et bien que mort, ne te plains pas, Akhilleus.
Je parlai ainsi, et il me répondit :
– Ne me parle point de la mort, illustre Odysseus. J'aimerais mieux être un laboureur, et servir, pour un salaire, un homme pauvre et pouvant à peine se nourrir, que de commander à tous les morts qui ne sont plus. Mais parle-moi de mon illustre fils. Combat-il au premier rang, ou non ? Dis-moi ce que tu as appris de l'irréprochable Pèleus. Possède-t-il encore les mêmes honneurs parmi les nombreux Myrmidones, ou le méprisent-ils dans Hellas et dans la Phthiè, parce que ses mains et ses pieds sont liés par la vieillesse ? En effet, je ne suis plus là pour le défendre, sous la splendeur de Hèlios, tel que j'étais autrefois devant la grande Troiè, quand je domptais les plus braves, en combattant pour les Akhaiens. Si j'apparaissais ainsi, un instant, dans la demeure de mon père, certes, je dompterais de ma force et de mes mains inévitables ceux qui l'outragent ou qui lui enlèvent ses honneurs.
Il parla ainsi, et je lui répondis :
– Certes, je n'ai rien appris de l'irréprochable Pèleus ; mais je te dirai toute la vérité, comme tu le désires, sur ton cher fils Néoptolémos. Je l'ai conduit moi-même, sur une nef creuse, de l'île Skyros vers les Akhaiens aux belles knèmides. Quand nous convoquions l'agora devant la ville Troiè, il parlait le premier sans se tromper jamais, et l'illustre Nestôr et moi nous luttions seuls contre lui. Toutes les fois que nous, Akhaiens, nous combattions autour de la ville des Troiens, jamais il ne restait dans la foule des guerriers, ni dans la mêlée ; mais il courait en avant, ne le cédant à personne en courage. Et il tua beaucoup de guerriers dans le combat terrible, et je ne pourrais ni les rappeler, ni les nommer tous, tant il en a tué en défendant les Akhaiens. C'est ainsi qu'il tua avec l'airain le héros Tèléphide Eurypylos ; et autour de celui-ci de nombreux Kètéiens furent tués à cause des présents des femmes. Et Eurypylos était le plus beau des hommes que j'aie vus, après le divin Memnôn. Et quand nous montâmes, nous, les princes des Akhaiens, dans le cheval qu'avait fait Épéios, c'est à moi qu'ils remirent le soin d'ouvrir ou de fermer cette énorme embûche. Et les autres chefs des Akhaiens versaient des larmes, et les membres de chacun tremblaient ; mais lui, je ne le vis jamais ni pâlir, ni trembler, ni pleurer. Et il me suppliait de le laisser sortir du cheval, et il secouait son épée et sa lance lourde d'airain, en méditant la perte des Troiens. Et quand nous eûmes renversé la haute ville de Priamos, il monta, avec une illustre part du butin, sur sa nef, sain et sauf, n'ayant jamais été blessé de l'airain aigu, ni de près ni de loin, comme il arrive toujours dans la guerre, quand Arès mêle furieusement les guerriers.
Je parlai ainsi, et l'âme de l'Aiakide aux pieds rapides s'éloigna, marchant fièrement sur la prairie d'asphodèle, et joyeuse, parce que je lui avais dit que son fils était illustre par son courage.
Et les autres âmes de ceux qui ne sont plus s'avançaient tristement, et chacune me disait ses douleurs ; mais, seule, l'âme du Télamoniade Aias restait à l'écart, irritée à cause de la victoire que j'avais remportée sur lui, auprès des nefs, pour les armes d'Akhilleus. La mère vénérable de l'Aiakide les déposa devant tous, et nos juges furent les fils des Troiens et Pallas Athènè. Plût aux dieux que je ne l'eusse point emporté dans cette lutte qui envoya sous la terre une telle tête, Aias, le plus beau et le plus brave des Akhaiens après l'irréprochable Pèléiôn ! Et je lui adressai ces douces paroles :
– Aias, fils irréprochable de Télamôn, ne devrais-tu pas, étant mort, déposer ta colère à cause des armes fatales que les dieux nous donnèrent pour la ruine des Argiens ? Ainsi, tu as péri, toi qui étais pour eux comme une tour ! Et les Akhaiens ne t'ont pas moins pleuré que le Pèlèiade Akhilleus. Et la faute n'en est à personne. Zeus, seul, dans sa haine pour l'armée des Danaens, t'a livré à la moire. Viens, ô roi, écoute ma prière, et dompte ta colère et ton coeur magnanime.
Je parlai ainsi, mais il ne me répondit rien, et il se mêla, dans l'Érébos, aux autres âmes des morts qui ne sont plus. Cependant, il m'eût parlé comme je lui parlais, bien qu'il fût irrité ; mais j'aimai mieux, dans mon cher coeur, voir les autres âmes des morts.
Et je vis Minôs, l'illustre fils de Zeus, et il tenait un sceptre d'or, et, assis, il jugeait les morts. Et ils s'asseyaient et se levaient autour de lui, pour défendre leur cause, dans la vaste demeure d'Aidès.
Puis, je vis le grand Oriôn chassant, dans la prairie d'asphodèle, les bêtes fauves qu'il avait tuées autrefois sur les montagnes sauvages, en portant dans ses mains la massue d'airain qui ne se brisait jamais.
Puis, je vis Tityos, le fils de l'illustre Gaia, étendu sur le sol et long de neuf plèthres. Et deux vautours, des deux côtés, fouillaient son foie avec leurs becs ; et, de ses mains, il ne pouvait les chasser ; car, en effet, il avait outragé par violence Lètô, l'illustre concubine de Zeus, comme elle allait à Pythô, le long du riant Panopeus.
Et je vis Tantalos, subissant de cruelles douleurs, debout dans un lac qui lui baignait le menton. Et il était là, souffrant la soif et ne pouvant boire. Toutes les fois, en effet, que le vieillard se penchait, dans son désir de boire, l'eau décroissait absorbée, et la terre noire apparaissait autour de ses pieds, et un daimôn la desséchait. Et des arbres élevés laissaient pendre leurs fruits sur sa tête, des poires, des grenades, des oranges, des figues douces et des olives vertes. Et toutes les fois que le vieillard voulait les saisir de ses mains, le vent les soulevait jusqu'aux nuées sombres.
Et je vis Sisyphos subissant de grandes douleurs et poussant un immense rocher avec ses deux mains. Et il s'efforçait, poussant ce rocher des mains et des pieds jusqu'au faîte d'une montagne. Et quand il était près d'atteindre ce faîte, alors la force lui manquait, et l'immense rocher roulait jusqu'au bas. Et il recommençait de nouveau, et la sueur coulait de ses membres, et la poussière s'élevait au-dessus de sa tête.
Et je vis la force Hèrakléenne, ou son image, car lui-même est auprès des dieux immortels, jouissant de leurs repas et possédant Hèbè aux beaux talons, fille du magnanime Zeus et de Hèrè aux sandales d'or. Et, autour de la force Hèrakléenne, la rumeur des morts était comme celle des oiseaux, et ils fuyaient de toutes parts.
Et Hèraklès s'avançait, semblable à la nuit sombre, l'arc en main, la flèche sur le nerf, avec un regard sombre, comme un homme qui va lancer un trait. Un effrayant baudrier d'or entourait sa poitrine, et des images admirables y étaient sculptées, des ours, des sangliers sauvages et des lions terribles, des batailles, des mêlées et des combats tueurs d'hommes, car un très habile ouvrier avait fait ce baudrier. Et, m'ayant vu, il me reconnut aussitôt, et il me dit en gémissant ces paroles ailées :
– Divin Laertiade, subtil Odysseus, sans doute tu es misérable et une mauvaise destinée te conduit, ainsi que moi, quand j'étais sous la clarté de Hèlios. J'étais le fils du Kroniôn Zeus, mais je subissais d'innombrables misères, opprimé par un homme qui m'était inférieur et qui me commandait de lourds travaux. Il m'envoya autrefois ici pour enlever le chien Kerbéros, et il pensait que ce serait mon plus cruel travail ; mais j'enlevai Kerbéros et je le traînai hors des demeures d'Aidès, car Herméias et Athènè aux yeux clairs m'avaient aidé.
Il parla ainsi, et il rentra dans la demeure d'Aidès. Et moi, je restai là, immobile, afin de voir quelques-uns des hommes héroïques qui étaient morts dans les temps antiques ; et peut-être eussé-je vu les anciens héros que je désirais, Thèseus, Peirithoos, illustres enfants des dieux ; mais l'innombrable multitude des morts s'agita avec un si grand tumulte que la pâle terreur me saisit, et je craignis que l'illustre Perséphonéia m'envoyât, du Hadès, la tête de l'horrible monstre Gorgônien. Et aussitôt je retournai vers ma nef, et j'ordonnai à mes compagnons d'y monter et de détacher le câble. Et aussitôt ils s'assirent sur les bancs de la nef, et le courant emporta celle-ci sur le fleuve Okéanos, à l'aide de la force des avirons et du vent favorable.
Chant 12
La nef, ayant quitté le fleuve Okéanos, courut sur les flots de la mer, là où Hèlios se lève, où Éôs, née au matin, a ses demeures et ses choeurs, vers l'île Aiaiè. Étant arrivés là, nous tirâmes la nef sur le sable ; puis, descendant sur le rivage de la mer, nous nous endormîmes en attendant la divine Éôs.
Et quand Éôs aux doigts rosés, née au matin, apparut, j'envoyai mes compagnons vers la demeure de Kirkè, afin d'en rapporter le cadavre d'Elpènôr qui n'était plus. Puis, ayant coupé des arbres sur la hauteur du rivage, nous fîmes ses funérailles, tristes et versant d'abondantes larmes. Et quand le cadavre et les armes du mort eurent été brûlés, ayant construit le tombeau surmonté d'une colonne, nous plantâmes l'aviron au sommet. Et ces choses furent faites ; mais, en revenant du Hadès, nous ne retournâmes point chez Kirkè. Elle vint elle-même à la hâte, et, avec elle, vinrent ses servantes qui portaient du pain, des chairs abondantes et du vin rouge. Et la noble déesse au milieu de nous, parla ainsi :
– Malheureux, qui, vivants, êtes descendus dans la demeure d'Aidès, vous mourrez deux fois, et les autres hommes ne meurent qu'une fois. Allons ! mangez et buvez pendant tout le jour, jusqu'à la chute de Hèlios ; et, à la lumière naissante, vous naviguerez, et je vous dirai la route, et je vous avertirai de toute chose, de peur que vous subissiez encore des maux cruels sur la mer ou sur la terre.
Elle parla ainsi, et elle persuada notre âme généreuse. Et, pendant tout le jour, jusqu'à la chute de Hèlios, nous restâmes, mangeant les chairs abondantes et buvant le vin doux. Et, quand Hèlios tomba, le soir survint, et mes compagnons s'endormirent auprès des câbles de la nef. Mais Kirkè, me prenant par la main, me conduisit loin de mes compagnons, et, s'étant couchée avec moi, m'interrogea sur les choses qui m'étaient arrivées. Et je lui racontai tout, et, alors, la vénérable Kirkè me dit :
– Ainsi, tu as accompli tous ces travaux. Maintenant, écoute ce que je vais te dire. Un dieu lui-même fera que tu t'en souviennes. Tu rencontreras d'abord les Seirènes qui charment tous les hommes qui les approchent ; mais il est perdu celui qui, par imprudence, écoute leur chant, et jamais sa femme et ses enfants ne le reverront dans sa demeure, et ne se réjouiront. Les Seirènes le charment par leur chant harmonieux, assises dans une prairie, autour d'un grand amas d'ossements d'hommes et de peaux en putréfaction. Navigue rapidement au delà, et bouche les oreilles de tes compagnons avec de la cire molle, de peur qu'aucun d'eux entende. Pour toi, écoute-les, si tu veux ; mais que tes compagnons te lient, à l'aide de cordes, dans la nef rapide, debout contre le mât, par les pieds et les mains, avant que tu écoutes avec une grande volupté la voix des Seirènes. Et, si tu pries tes compagnons, si tu leur ordonnes de te délier, qu'ils te chargent de plus de liens encore.
Après que vous aurez navigué au delà, je ne puis te dire, des deux voies que tu trouveras, laquelle choisir ; mais tu te décideras dans ton esprit. Je te les décrirai cependant. Là, se dressent deux hautes roches, et contre elles retentissent les grands flots d'Amphitrite aux yeux bleus. Les dieux heureux les nomment les Errantes. Et jamais les oiseaux ne volent au delà, pas même les timides colombes qui portent l'ambroisie au père Zeus. Souvent une d'elles tombe sur la roche, mais le père en crée une autre, afin que le nombre en soit complet. Jamais aucune nef, ayant approché ces roches, n'en a échappé ; et les flots de la mer et la tempête pleine d'éclairs emportent les bancs de rameurs et les corps des hommes. Et une seule nef, sillonnant la mer, a navigué au delà : Argô, chère à tous les dieux, et qui revenait de la terre d'Aiètès. Et même, elle allait être jetée contre les grandes roches, mais Hèrè la fit passer outre, car Jèsôn lui était cher.
Tels sont ces deux écueils. L'un, de son faîte aigu, atteint le haut Ouranos, et une nuée bleue l'environne sans cesse, et jamais la sérénité ne baigne son sommet, ni en été, ni en automne ; et jamais aucun homme mortel ne pourrait y monter ou en descendre, quand il aurait vingt bras et vingt pieds, tant la roche est haute et semblable à une pierre polie. Au milieu de l'écueil il y a une caverne noire dont l'entrée est tournée vers l'Érébos et c'est de cette caverne, illustre Odysseus, qu'il faut approcher ta nef creuse. Un homme dans la force de la jeunesse ne pourrait, de sa nef, lancer une flèche jusque dans cette caverne profonde. Et c'est là qu'habite Skyllè qui pousse des rugissements et dont la voix est aussi forte que celle d'un jeune lion. C'est un monstre prodigieux, et nul n'est joyeux de l'avoir vu, pas même un Dieu. Elle a douze pieds difformes, et six cous sortent longuement de son corps, et à chaque cou est attachée une tête horrible, et dans chaque gueule pleine de la noire mort il y a une triple rangée de dents épaisses et nombreuses. Et elle est plongée dans la caverne creuse jusqu'aux reins ; mais elle étend au dehors ses têtes, et, regardant autour de l'écueil, elle saisit les dauphins, les chiens de mer et les autres monstres innombrables qu'elle veut prendre et que nourrit la gémissante Amphitritè. Jamais les marins ne pourront se glorifier d'avoir passé auprès d'elle sains et saufs sur leur nef, car chaque tête enlève un homme hors de la nef à proue bleue. L'autre écueil voisin que tu verras, Odysseus, est moins élevé, et tu en atteindrais le sommet d'un trait. Il y croit un grand figuier sauvage chargé de feuilles, et, sous ce figuier, la divine Kharybdis engloutit l'eau noire. Et elle la revomit trois fois par jour et elle l'engloutit trois fois horriblement. Et si tu arrivais quand elle l'engloutit, celui qui ébranle la terre, lui-même, voudrait te sauver, qu'il ne le pourrait pas. Pousse donc rapidement ta nef le long de Skyllè, car il vaut mieux perdre six hommes de tes compagnons, que de les perdre tous.
Elle parla ainsi, et je lui répondis :
– Parle, déesse, et dis-moi la vérité. Si je puis échapper à la désastreuse Kharybdis, ne pourrai-je attaquer Skyllè, quand elle saisira mes compagnons ?
Je parlai ainsi, et la noble Déesse me répondit :
– Malheureux, tu songes donc encore aux travaux de la guerre ? Et tu ne veux pas céder, même aux dieux immortels ! Mais Skyllè n'est point mortelle, et c'est un monstre cruel, terrible et sauvage, et qui ne peut être combattu. Aucun courage ne peut en triompher. Si tu ne te hâtes point, ayant saisi tes armes près de la roche, je crains que, se ruant de nouveau, elle emporte autant de têtes qu'elle a déjà enlevé d'hommes. Vogue donc rapidement, et invoque Krataïs, mère de Skyllè, qui l'a enfantée pour la perte des hommes, afin qu'elle l'apaise, et que celle-ci ne se précipite point de nouveau.
Tu arriveras ensuite à l'île Thrinakiè. Là, paissent les boeufs et les gras troupeaux de Hèlios. Et il a sept troupeaux de boeufs et autant de brebis, cinquante par troupeau. Et ils ne font point de petits, et ils ne meurent point, et leurs pasteurs sont deux nymphes divines, Phaéthousa et Lampétiè, que la divine Néaira a conçues du Hypérionide Hèlios. Et leur mère vénérable les enfanta et les nourrit, et elle les laissa dans l'île Thrinakiè, afin qu'elles habitassent au loin, gardant les brebis paternelles et les boeufs aux cornes recourbées. Si, songeant à ton retour, tu ne touches point à ces troupeaux, vous rentrerez tous dans Ithakè, après avoir beaucoup souffert ; mais si tu les blesses, alors je te prédis la perte de ta nef et de tes compagnons. Et tu échapperas seul, mais tu rentreras tard et misérablement dans ta demeure, ayant perdu tous tes compagnons.
Elle parla ainsi, et aussitôt Éôs s'assit sur son thrône d'or, et la noble déesse Kirkè disparut dans l'île. Et, retournant vers ma nef, j'excitai mes compagnons à y monter et à détacher les câbles. Et ils montèrent aussitôt, et ils s'assirent en ordre sur les bancs, et ils frappèrent la blanche mer de leurs avirons. Kirkè aux beaux cheveux, terrible et vénérable déesse, envoya derrière la nef à proue bleue un vent favorable qui emplit la voile ; et, toutes choses étant mises en place sur la nef, nous nous assîmes, et le vent et le pilote nous conduisirent. Alors, triste dans le coeur, je dis à mes compagnons :
– Ô amis, il ne faut pas qu'un seul, et même deux seulement d'entre nous, sachent ce que m'a prédit la noble déesse Kirkè ; mais il faut que nous le sachions tous, et je vous le dirai. Nous mourrons après, ou, évitant le danger, nous échapperons à la mort et à la kèr. Avant tout, elle nous ordonne de fuir le chant et la prairie des divines Seirènes, et à moi seul elle permet de les écouter ; mais liez-moi fortement avec des cordes, debout contre le, mât, afin que j'y reste immobile, et, si je vous supplie et vous ordonne de me délier, alors, au contraire, chargez-moi de plus de liens.
Et je disais cela à mes compagnons, et, pendant ce temps, la nef bien construite approcha rapidement de l'île des Seirènes, tant le vent favorable nous poussait ; mais il s'apaisa aussitôt, et il fit silence, et un daimôn assoupit les flots. Alors, mes compagnons, se levant, plièrent les voiles et les déposèrent dans la nef creuse ; et, s'étant assis, ils blanchirent l'eau avec leurs avirons polis. Et je coupai, à l'aide de l'airain tranchant, une grande masse ronde de cire, dont je pressai les morceaux dans mes fortes mains ; et la cire s'amollit, car la chaleur du roi Hèlios était brûlante, et j'employais une grande force. Et je fermai les oreilles de tous mes compagnons. Et, dans la nef, ils me lièrent avec des cordes, par les pieds et les mains, debout contre le mât. Puis, s'asseyant, ils frappèrent de leurs avirons la mer écumeuse.
Et nous approchâmes à la portée de la voix, et la nef rapide, étant proche, fut promptement aperçue par les Seirènes, et elles chantèrent leur chant harmonieux :
– Viens, ô illustre Odysseus, grande gloire des Akhaiens. Arrête ta nef, afin d'écouter notre voix. Aucun homme n'a dépassé notre île sur sa nef noire sans écouter notre douce voix ; puis, il s'éloigne, plein de joie, et sachant de nombreuses choses. Nous savons, en effet, tout ce que les Akhaiens et les Troiens ont subi devant la grande Troiè par la volonté des dieux, et nous savons aussi tout ce qui arrive sur la terre nourricière.
Elles chantaient ainsi, faisant résonner leur belle voix, et mon coeur voulait les entendre ; et, en remuant les sourcils, je fis signe à mes compagnons de me détacher ; mais ils agitaient plus ardemment les avirons ; et, aussitôt, Périmèdès et Eurylokhos, se levant, me chargèrent de plus de liens.
Après que nous les eûmes dépassées et que nous n'entendîmes plus leur voix et leur chant, mes chers compagnons retirèrent la cire de leurs oreilles et me détachèrent ; mais, à peine avions-nous laissé l'île, que je vis de la fumée et de grands flots et que j'entendis un bruit immense. Et mes compagnons, frappés de crainte, laissèrent les avirons tomber de leurs mains. Et le courant emportait la nef, parce qu'ils n'agitaient plus les avirons. Et moi, courant çà et là, j'exhortai chacun d'eux par de douces paroles :
– Ô amis, nous n'ignorons pas les maux. N'avons nous pas enduré un mal pire quand le kyklôps nous tenait renfermés dans sa caverne creuse avec une violence horrible ? Mais, alors, par ma vertu, par mon intelligence et ma sagesse, nous lui avons échappé. Je ne pense pas que vous l'ayez oublié. Donc, maintenant, faites ce que je dirai ; obéissez tous. Vous, assis sur les bancs, frappez de vos avirons les flots profonds de la mer ; et toi, pilote, je t'ordonne ceci, retiens-le dans ton esprit, puisque tu tiens le gouvernail de la nef creuse. Dirige-la en dehors de cette fumée et de ce courant, et gagne cet autre écueil. Ne cesse pas d'y tendre avec vigueur, et tu détourneras notre perte.
Je parlai ainsi, et ils obéirent promptement à mes paroles ; mais je ne leur dis rien de Skyllè, cette irrémédiable tristesse, de peur qu'épouvantés, ils cessassent de remuer les avirons, pour se cacher tous ensemble dans le fond de la nef. Et alors j'oubliai les ordres cruels de Kirkè qui m'avait recommandé de ne point m'armer. Et, m'étant revêtu de mes armes splendides, et, ayant pris deux, longues lances, je montai sur la proue de la nef d'où je croyais apercevoir d'abord la rocheuse Skyllè apportant la mort à mes compagnons. Mais je ne pus la voir, mes yeux se fatiguaient à regarder de tous les côtés de la roche noire.
Et nous traversions ce détroit en gémissant. D'un côté était Skyllè ; et, de l'autre, la divine Kharybdis engloutissait l'horrible eau salée de la mer ; et, quand elle la revomissait, celle-ci bouillonnait comme dans un bassin sur un grand feu, et elle la lançait en l'air, et l'eau pleuvait sur les deux écueils. Et, quand elle engloutissait de nouveau l'eau salée de la mer, elle semblait bouleversée jusqu'au fond, et elle rugissait affreusement autour de la roche ; et le sable bleu du fond apparaissait, et la pâle terreur saisit mes compagnons. Et nous regardions Kharybdis, car c'était d'elle que nous attendions notre perte ; mais, pendant ce temps, Skyllè enleva de la nef creuse six de mes plus braves compagnons. Et, comme je regardais sur la nef, je vis leurs pieds et leurs mains qui passaient dans l'air ; et ils m'appelaient dans leur désespoir.
De même qu'un pêcheur, du haut d'un rocher, avec une longue baguette, envoie dans la mer, aux petits poissons, un appât enfermé dans la corne d'un boeuf sauvage, et jette chaque poisson qu'il a pris, palpitant, sur le rocher ; de même Skyllè emportait mes compagnons palpitants et les dévorait sur le seuil, tandis qu'ils poussaient des cris et qu'ils tendaient vers moi leurs mains. Et c'était la chose la plus lamentable de toutes celles que j'aie vues dans mes courses sur la mer.
Après avoir fui l'horrible Kharybdis et Skyllè, nous arrivâmes à l'île irréprochable du dieu. Et là étaient les boeufs irréprochables aux larges fronts et les gras troupeaux du Hypérionide Hèlios. Et comme j'étais encore en mer, sur la nef noire, j'entendis les mugissements des boeufs dans les étables et le bêlement des brebis ; et la parole du divinateur aveugle, du Thébain Teirésias, me revint à l'esprit, et Kirkè aussi qui m'avait recommandé d'éviter l'île de Hèlios qui charme les hommes. Alors, triste dans mon coeur, je parlai ainsi à mes compagnons :
– Écoutez mes paroles, compagnons, bien qu'accablés de maux, afin que je vous dise les oracles de Teirésias et de Kirkè qui m'a recommandé de fuir promptement l'île de Hèlios qui donne la lumière aux hommes. Elle m'a dit qu'un grand malheur nous menaçait ici. Donc, poussez la nef noire au delà de cette île.
Je parlai ainsi, et leur cher coeur fut brisé. Et, aussitôt, Eurylokhos me répondit par ces paroles funestes :
– Tu es dur pour nous, ô Odysseus ! Ta force est grande, et tes membres ne sont jamais fatigués, et tout te semble de fer. Tu ne veux pas que tes compagnons, chargés de fatigue et de sommeil, descendent à terre, dans cette île entourée des flots où nous aurions préparé un repas abondant ; et tu ordonnes que nous errions à l'aventure, pendant la nuit rapide, loin de cette île, sur la sombre mer ! Les vents de la nuit sont dangereux et perdent les nefs. Qui de nous éviterait la kèr fatale, si, soudainement, survenait une tempête du Notos ou du violent Zéphyros qui perdent le plus sûrement les nefs, même malgré les dieux ? Maintenant donc, obéissons à la nuit noire, et préparons notre repas auprès de la nef rapide. Nous y remonterons demain, au matin, et nous fendrons la vaste mer.
Eurylokhos parla ainsi, et mes compagnons l'approuvèrent. Et je vis sûrement qu'un daimôn méditait leur perte. Et je lui dis ces paroles ailées :
– Eurylokhos, vous me faites violence, car je suis seul ; mais jure-moi, par un grand serment, que, si nous trouvons quelque troupeau de boeufs ou de nombreuses brebis, aucun de vous, de peur de commettre un crime, ne tuera ni un boeuf, ni une brebis. Mangez tranquillement les vivres que nous a donnés l'immortelle Kirkè.
Je parlai ainsi, et, aussitôt, ils me le jurèrent comme je l'avais ordonné. Et, après qu'ils eurent prononcé toutes les paroles du serment, nous arrêtâmes la nef bien construite, dans un port profond, auprès d'une eau douce ; et mes compagnons sortirent de la nef et préparèrent à la hâte leur repas. Puis, après s'être rassasiés de boire et de manger, ils pleurèrent leurs chers compagnons que Skyllè avait enlevés de la nef creuse et dévorés. Et, tandis qu'ils pleuraient, le doux sommeil les saisit. Mais, vers la troisième partie de la nuit, à l'heure où les astres s'inclinent, Zeus qui amasse les nuées excita un vent violent, avec de grands tourbillons ; et il enveloppa la terre et la mer de brouillards, et l'obscurité tomba de l'Ouranos.
Et quand Éôs aux doigts rosés, née au matin, apparut, nous traînâmes la nef à l'abri dans une caverne profonde. Là étaient les belles demeures des nymphes et leurs sièges. Et alors, ayant réuni l'agora, je parlai ainsi :
– Ô amis, il y a dans la nef rapide à boire et à manger. Abstenons-nous donc de ces boeufs, de peur d'un grand malheur. En effet, ce sont les boeufs terribles et les illustres troupeaux d'un dieu, de Hèlios, qui voit et entend tout.
Je parlai ainsi, et leur esprit généreux fut persuadé. Et, tout un mois, le Notos souffla perpétuellement ; et aucun des autres vents ne soufflait, que le Notos et l'Euros. Et aussi longtemps que mes compagnons eurent du pain et du vin rouge, ils s'abstinrent des boeufs qu'ils désiraient vivement ; mais quand tous les vivres furent épuisés, la nécessité nous contraignant, nous fîmes, à l'aide d'hameçons recourbés, notre proie des poissons et des oiseaux qui nous tombaient entre les mains. Et la faim tourmentait notre ventre.
Alors, je m'enfonçai dans l'île, afin de supplier les dieux, et de voir si un d'entre eux me montrerait le chemin du retour. Et j'allai dans l'île, et, laissant mes compagnons, je lavai mes mains à l'abri du vent, et je suppliai tous les dieux qui habitent le large Olympos. Et ils répandirent le doux sommeil sur mes paupières. Alors, Eurylokhos inspira à mes compagnons un dessein fatal :
– Écoutez mes paroles, compagnons, bien que souffrant beaucoup de maux. Toutes les morts sont odieuses aux misérables hommes, mais mourir par la faim est tout ce qu'il y a de plus lamentable. Allons ! saisissons les meilleurs boeufs de Hèlios, et sacrifions-les aux immortels qui habitent le large Ouranos. Si nous rentrons dans Ithakè, dans la terre de la patrie, nous élèverons aussitôt à Hèlios un beau temple où nous placerons toute sorte de choses précieuses ; mais, s'il est irrité à cause de ses boeufs aux cornes dressées, et s'il veut perdre la nef, et si les autres dieux y consentent, j'aime mieux mourir en une fois, étouffé par les flots, que de souffrir plus longtemps dans cette île déserte.
Eurylokhos parla ainsi, et tous l'applaudirent. Et, aussitôt, ils entraînèrent les meilleurs boeufs de Hèlios, car les boeufs noirs au large front paissaient non loin de la nef à proue bleue. Et, les entourant, ils les vouèrent aux immortels ; et ils prirent les feuilles d'un jeune chêne, car ils n'avaient point d'orge blanche dans la nef. Et, après avoir prié, ils égorgèrent les boeufs et les écorchèrent ; puis, ils rôtirent les cuisses recouvertes d'une double graisse, et ils posèrent par-dessus les entrailles crues. Et, n'ayant point de vin pour faire les libations sur le feu du sacrifice, ils en firent avec de l'eau, tandis qu'ils rôtissaient les entrailles. Quand les cuisses furent consumées, ils goûtèrent les entrailles. Puis, ayant coupé le reste en morceaux, ils les traversèrent de broches.
Alors, le doux sommeil quitta mes paupières, et je me hâtai de retourner vers la mer et vers la nef rapide. Mais quand je fus près du lieu où celle-ci avait été poussée, la douce odeur vint au-devant de moi. Et, gémissant, je criai vers les dieux immortels :
– Père Zeus, et vous, dieux heureux et immortels, certes, c'est pour mon plus grand malheur que vous m'avez envoyé ce sommeil fatal. Voici que mes compagnons, restés seuls ici, ont commis un grand crime.
Aussitôt, Lampétiè au large péplos alla annoncer à Hèlios Hypérionide que mes compagnons avaient tué ses boeufs, et le Hypérionide, irrité dans son coeur, dit aussitôt aux autres dieux :
– Père Zeus, et vous, dieux heureux et immortels, vengez-moi des compagnons du Laertiade Odysseus. Ils ont tué audacieusement les boeufs dont je me réjouissais quand je montais à travers l'Ouranos étoilé, et quand je descendais de l'Ouranos sur la terre. Si vous ne me donnez pas une juste compensation pour mes boeufs, je descendrai dans la demeure d'Aidès, et j'éclairerai les morts.
Et Zeus qui amasse les nuées, lui répondant, parla ainsi :
– Hèlios, éclaire toujours les immortels et les hommes mortels sur la terre féconde. Je brûlerai bientôt de la blanche foudre leur nef fracassée au milieu de la sombre mer.
Et j'appris cela de Kalypsô aux beaux cheveux, qui le savait du messager Herméias.
Étant arrivé à la mer et à ma nef, je fis des reproches violents à chacun de mes compagnons ; mais nous ne pouvions trouver aucun remède au mal, car les boeufs étaient déjà tués. Et déjà les prodiges des dieux s'y manifestaient : les peaux rampaient comme des serpents, et les chairs mugissaient autour des broches, cuites ou crues, et on eût dit les voix des boeufs eux-mêmes. Et, pendant six jours, mes chers compagnons mangèrent les meilleurs boeufs de Hèlios, les ayant tués. Quand Zeus amena le septième jour, le vent cessa de souffler par tourbillons. Alors, étant montés sur la nef, nous la poussâmes au large ; et, le mât étant dressé, nous déployâmes les blanches voiles. Et nous abandonnâmes l'île, et aucune autre terre n'était en vue, et rien ne se voyait que l'Ouranos et la mer.
Alors le Kroniôn suspendit une nuée épaisse sur la nef creuse qui ne marchait plus aussi vite, et, sous elle, la mer devint toute noire. Et aussitôt le strident Zéphyros souffla avec un grand tourbillon, et la tempête rompit les deux câbles du mât, qui tomba dans le fond de la nef avec tous les agrès. Et il s'abattit sur la poupe, brisant tous les os de la tête du pilote, qui tomba de son banc, semblable à un plongeur. Et son âme généreuse abandonna ses ossements. En même temps, Zeus tonna et lança la foudre sur la nef, et celle-ci, frappée de la foudre de Zeus, tourbillonna et s'emplit de soufre, et mes compagnons furent précipités. Semblables à des corneilles marines, ils étaient emportés par les flots, et un dieu leur refusa le retour. Moi, je marchai sur la nef jusqu'à ce que la force de la tempête eût arraché ses flancs. Et les flots l'emportaient, inerte, çà et là. Le mât avait été rompu à la base, mais une courroie de peau de boeuf y était restée attachée. Avec celle-ci je le liai à la carène, et, m'asseyant dessus, je fus emporté par la violence des vents.
Alors, il est vrai, le Zéphyros apaisa ses tourbillons, mais le Notos survint, m'apportant d'autres douleurs, car, de nouveau, j'étais entraîné vers la funeste Kharybdis. Je fus emporté toute la nuit, et, au lever de Hèlios, j'arrivai auprès de Skyllè et de l'horrible Kharybdis, comme celle-ci engloutissait l'eau salée de la mer. Et je saisis les branches du haut figuier, et j'étais suspendu en l'air comme un oiseau de nuit, ne pouvant appuyer les pieds, ni monter, car les racines étaient loin, et les rameaux immenses et longs ombrageaient Kharybdis ; mais je m'y attachai fermement, jusqu'à ce qu'elle eût revomi le mât et la carène. Et ils tardèrent longtemps pour mes désirs.
À l'heure où le juge, afin de prendre son repas, sort de l'agora où il juge les nombreuses contestations des hommes, le mât et la carène rejaillirent de Kharybdis ; et je me laissai tomber avec bruit parmi les longues pièces de bois et, m'asseyant dessus, je nageai avec mes mains pour avirons. Et le père des dieux et des hommes ne permit pas à Skyllè de me voir, car je n'aurais pu échapper à la mort. Et je fus emporté pendant neuf jours, et, la dixième nuit, les dieux me poussèrent à l'île Ogygiè, qu'habitait Kalypsô, éloquente et vénérable déesse aux beaux cheveux, qui me recueillit et qui m'aima. Mais pourquoi te dirais-je ceci ? Déjà je te l'ai raconté dans ta demeure, à toi et à ta chaste femme ; et il m'est odieux de raconter de nouveau les mêmes choses.
Source: InLibroVeritas
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