L'âne (part2)
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Publication : 2008-11-28
Lu par Vincent Planchon
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Seconde partie
+++ Première partie
Conduite de l'homme vis-à-vis de la création - Conduite de l'homme vis-à-vis de la société - Conduite de l'homme vis-à-vis de lui-même - Réaction de la création sur l'homme - Tristesse finale - Tristesse du philosophe - Sécurité du penseur
+++ Première partie
Conduite de l'homme vis-à-vis de la création - Conduite de l'homme vis-à-vis de la société - Conduite de l'homme vis-à-vis de lui-même - Réaction de la création sur l'homme - Tristesse finale - Tristesse du philosophe - Sécurité du penseur
L'Âne - Conduite de l'homme vis-à-vis de la création
L'homme, orgueil titanique et raison puérile !
Montre-moi ce que fait ce travailleur stérile,
Et montre-moi surtout ce qui reste de lui.
Depuis Ève, il s'est moins aidé qu'il ne s'est nui.
Dis, que vois-tu de beau, de grand, de bon, de tendre,
De sublime, aussi loin que ton oeil peut s'étendre
Dans la direction où marche ce boiteux ?
N'est-il pas lamentable et n'est-il pas honteux
Que cet être, niant ce que font ses génies,
Accablant les Fulton et les Watt d'ironies,
Ayant un globe à lui, n'en sache pas l'emploi,
Qu'il en ignore encor le but, le fond, la loi,
Et qu'après six mille ans, infirme héréditaire,
L'homme ne sache pas se servir de la terre ?
Explique-moi le chant que chante ce ténor.
Le temps qu'il perd, ainsi qu'un prodigue son or,
Échappe heure par heure à sa main engourdie;
Dans la création il met la parodie;
Il n'entend pas les cieux dire : Éclairons ! aimons !
Lorsqu'il tente, il échoue; en présence des monts
Il fait la pyramide, il dresse l'obélisque;
Il est le blême époux de la vie, odalisque
Au sein gonflé de lait, aux lèvres de corail;
Sultan triste, il ne sait que faire du sérail;
Il voit auprès de lui passer, aidant ses vices,
Offrant à son néant d'inutiles services,
Le jour, eunuque blanc, la nuit, eunuque noir.
Il met Dieu dans un temple en forme d'éteignoir,
Ou croit lui faire honneur en brûlant une cire.
Il dit à Dieu : Seigneur; mais dit au diable : Sire.
Je te répète, ô Kant, que j'ai honte et mépris
Des superstitions où le pauvre homme est pris;
Car, même quand il croit, quand il accepte un culte,
Son culte calomnie et sa croyance insulte;
Il rêve un éternel méchant, pareil à lui.
Quand au monde créé, son incurable ennui,
Comprenant peu l'auteur, comprend encor moins l'oeuvre.
Dieu brille, l'homme siffle, écho de la couleuvre;
La nature n'est pas à son gré, tant s'en faut;
Le spectateur n'est point enchanté du spectacle;
Et tandis qu'au-dessus de son frêle habitacle,
L'épanouissement du gouffre resplendit,
Tandis que l'humble oiseau gazouille, ou que bondit
L'âpre ouragan ouvrant ses gueules de gorgone,
Tandis que le jour chante et rit, l'homme bougonne;
Dédaignant le réel d'après ses visions,
Cracheur de l'océan des constellations,
Faisant des ronds dans l'ombre accoudé sur la berge,
Voyageur murmurant de sa chambre d'auberge,
Il déclare ceci mauvais, cela manqué;
Bâille; à la loterie, il emploie anankè;
Se taille dans l'azur son ciel bête; chicane,
En présence des nuits sans fond, le grand arcane;
Proteste, et par moments s'irrite, et lestement
Blâme l'abîme et son fait au firmament.
Que vous soyez croyant, soumis à l'amulette,
Mouton que mène un prêtre avec une houlette,
Ou douteur, et de ceux sur qui d'Holbach prévaut,
Qu'importe ! toi l'impie et ton voisin dévot,
Vous êtes faits au fond de la même faiblesse;
Le fait vous déconcerte et le réel vous blesse;
Ce qui vous excédait dans l'art vous choque aussi
Dans la nature, gouffre étrange, âpre, obscurci;
L'art était profond, noir, touffu; le monde est pire;
Vous ne traitez pas mieux Sabaoth que Shakspeare;
Et votre pauvre esprit, essayant Jéhovah,
Gronde et ne trouve point que cet être lui va.
Pan vous déborde; il est trop tendre, il est trop rude.
Votre philosophie est une vieille prude,
Votre bigoterie a ses pâles couleurs.
Vos encensoirs poussifs sont envieux des fleurs;
À votre sens, ce monde, auguste apothéose,
Ce faste du prodige épars sur toute chose,
Ces dépenses d'un Dieu créant, semant, aimant,
Qui fait un moucheron avec un diamant,
Et qui n'attache une aile au ver qu'avec des boucles
De perles, de saphirs, d'onyx et d'escarboucles,
Ces fulgores ayant de la splendeur en eux,
Ces prodigalités de regards lumineux
Qui font du ciel lui-même une effrayante queue
De paon ouvrant ses yeux dans l'énormité bleue,
Au fond c'est de l'emphase, et rien n'est importun
Comme l'immensité de l'aube et du parfum
Et le couchant de pourpre et l'étoile et la rose
Pour vos religions atteintes de chlorose;
Le grand hymen panique est fort dévergondé;
Des sueurs du plaisir mai ruisselle inondé;
Toute fleur en avril devient une cellule
Où la vie épousée et féconde pullule,
Et que protège à tort le ciel mystérieux;
À vous en croire, vous les jugeurs sérieux,
Quand ils vont secouant de leurs crinières folles
Tant de rosée à tant d'amoureuses corolles,
Les chevaux du matin ont pris le mors aux dents;
Et quand midi, le plus effréné des Jordaens,
Sur les mers, sur les monts, jusque dans votre oeil triste,
Jette son flamboiement d'astre et de coloriste,
Rit, ouvre la lumière énorme à deux battants,
Et met l'olympe en feu, vous n'êtes pas contents;
Cela n'est pas correct et cela n'est pas sobre;
Vous regardez juillet avec des yeux d'octobre;
Toute cette dorure, auréoles partout,
Clartés, braises, rayons, rubis, blesse le goût,
Et cette foudroyante et splendide largesse
Est la divinité, mais n'est pas la sagesse.
Bonshommes, vous jetez de l'encre à l'idéal;
Vous blâmez germinal, prairial, floréal;
Ces mois joyeux vous font l'effet de jeunes drôles;
Quand sur l'herbe, à travers le tremblement des saules,
Sur les eaux, les pistils, les fleurs et les sillons,
Volent tous ces baisers qu'on nomme papillons,
L'éternel vous paraît un peu vif pour son âge;
Le printemps n'est pas loin d'être un libertinage;
Le serpent sort lascif de l'étui de vieux cuir,
La violette s'offre en ayant l'air de fuir,
L'aube éclaire le monde avec trop d'énergie;
Chastes, vous détournez la tête de l'orgie;
Vous damnez la matière, indignés, affirmant
Que toute cette sève et que tout cet aimant,
Finiront par s'user à force de débauche;
Et Calvin crie : Ordure ! et Pyrrhon crie : Ébauche !
Et Loyola tendant aux roses son mouchoir
Leur dit : Cachez ce sein que je ne saurais voir.
Ô Memphis ! Delphe ! Ombos ! Mecque ! Genève ! Rome !
Hypothèses, erreurs, religions de l'homme,
Ignorance, folie et superstition
Dressant procès-verbal à la création !
Ô théologiens toisant Dieu ! théosophes
De l'hymne sidéral châtrant les sombres strophes,
Reprochant ses excès au gouffre, gourmandant
Le trop obscur, le trop profond, le trop ardent,
Sondant, Orphée, Amos, la nue où vous plongeâtes !
Tribunal de boiteux, sénat de culs-de-jattes
Critiquant l'aigle altier dans l'étendue épars !
Tas d'aveugles criant à l'éclair : Rentre ou pars !
Conseil de jardiniers jugeant la forêt vierge !
Ô stupeur ! Sirius contrôlé par le cierge !
Naigeon qui dit : Raca ! Calmet qui crie : Amen !
Faisant à l'infini passer son examen !
Oui, te voilà, toi l'homme, et c'est là ta manière;
Le char d'Adonaï doit suivre ton ornière;
Et tu ne consens pas à l'univers, s'il est
Comme l'a fait la Cause et non comme il te plaît;
Il te froisse, il te gêne; et, prêtre ou philosophe,
Tu réprouves la forme et tu blâmes l'étoffe;
Tu ne l'acceptes pas s'il n'est contresigné
Par quelque apôtre d'ombre et de brume baigné;
Le firmament sera tel que tu le préfères,
Ou tu ratureras les globes et les sphères;
Tu les coupes selon ton patron de néant.
Citant à ton parquet l'inconnu, maugréant
Ici de ses laideurs, là de ses élégances,
Malmenant l'absolu pour ses extravagances,
Tu lui lis son arrêt d'un ton bref et succinct.
Si le pôle n'est point d'accord avec un saint,
Si quelque astre tient tête à la bible et se mêle
De démentir un texte où la lettre est formelle,
Le pôle est démagogue et l'astre est jacobin.
Quand un pape — je crois que ce fut un Urbain
Quelconque — condamnait, au nom de son messie,
Le soleil à tourner sous forme d'hérésie,
Qui dont eût contredit le prêtre épouvantail ?
La cathédrale d'ombre ouvrait son grand portail,
Les deux battants grinçaient des gonds avec colère,
Rome mettait la main sur le spectre solaire,
L'église requérait le secours de l'état,
Afin que le soleil confus se retractât;
Devant la nuit stupide, infirme et misérable,
Le jour, pâle, venait faire amende honorable;
La vérité criait : Je mens ! et Patouillet
Semonçait Galilée, et Dieu s'agenouillait.
L'immensité, sur toi sinistrement penchée,
Luit; la suprématie en fait une bouchée.
Ah ! tu n'es vraiment pas embarrassé de Dieu.
Que tu jures par Locke ou bien par saint Matthieu,
Homme, athée en ta foi comme en ton ironie,
Tu crois qu'un ciel s'éteint dès qu'un prêtre le nie,
Imbécile ! ou qu'après ton choc voltairien
Le monde est en poussière et qu'il n'en reste rien.
Quoi ! tu veux dépecer le monde, toi l'atome !
Cette création vaste, étrange, ignivome,
Monstre du beau, torpille au contact foudroyant,
Dressant dans l'inconnu ses cent têtes, ayant
Pour écailles des mers, des soleils pour prunelles,
Ce polype inouï des vagues éternelles,
Cet immense dragon constellé, l'univers,
Tu le critiques, toi, le petit, le pervers,
Qui vis rongé de lèpre et meurs couvert de cendre,
Toi que le vice mord, toi dont la race engendre
Ce César qui broyait vingt peuples douloureux
Pour être appelé grand, et ce Poulmann affreux
Qui tuait un vieillard pour un verre de cidre !
Mangé par l'acarus, tu veux dévorer l'hydre !
L'Âne - Conduite de l'homme vis-à-vis de la société
L'âne un moment se tut, puis, sévère, dressa
Ses deux oreilles l'une après l'autre :
— Homme ! — or çà
Reprit-il, si, penché sur l'obscure ouverture,
Tu n'as pas compris Dieu ni compris la nature,
Si tu n'as pas compris ce poème des jours,
Des nuits, des cieux, des voix profondes, des bruits sourds,
Drame dont tu te crois pourtant le personnage,
Te tires-tu du moins de ton propre ménage
Avec les faits posés directement sur toi,
Qui sont les uns ton joug et les autres ta loi;
Joug qu'il faut rejeter, loi qu'il faut reconnaître ?
Ces problèmes : avoir ou n'avoir pas un maître,
Être de brume abjecte ou de clarté vêtu,
Vivre libre ou forçat, comment les résous-tu ?
Quel est le droit du fils ? quel est le droit du père ?
De quelle quantité de passé doit-on faire
Le lest du temps présent ? dans le vote des lois
Convient-il de donner à la tombe une voix ?
L'homme doit-il avoir deux existences, l'une
Offerte à la famille et l'autre à la commune ?
Qu'est-ce qu'une cité ? qu'est-ce qu'un citoyen ?
L'État est-il but, ou n'est-il qu'un moyen ?
Grâce à ton effort gauche et bête pour extraire
Et tirer la clarté de l'erreur, son contraire,
Toutes ces questions fument sans éclairer;
Une épaisse vapeur en sort qui fait pleurer;
D'un brouillard qui grandit toujours environnées,
Obscures, elles sont comme des cheminées
De ténèbres d'où monte et se répand la nuit.
Pas un système vrai ne s'est encor produit;
C'est en vain qu'on s'ébat, c'est en vain qu'on arguë;
Et vingt siècles après le verre de ciguë,
Dix-huit cents ans après le cri du Golgotha,
L'homme est encore au point où Platon s'arrêta.
Ce que nous appelons : dérober son échine
Aux bons coups que l'ânier prémédite et machine,
Éviter le fossé, prendre le droit chemin,
Lisser son poil, garder du chardon pour demain,
Vous hommes, vous nommez cela la politique.
Mais là quelle ombre ! erreur moderne, erreur antique !
Quel épaississement et quel redoublement
De tout ce qui se trompe et de tout ce qui ment !
Querelle sur l'idée et sur le fait; querelle
Sur la loi convenue et la loi naturelle;
Querelle sur le blanc, querelle sur le noir,
Et sur l'envers du droit qu'on nomme le devoir;
Systèmes sociaux qui se gourment, s'escriment,
Et ferraillent, les yeux bandés.
Les uns suppriment
Les siècles, jetés bas de leur trône lointain;
Ils construisent, mettant en ordre le destin
Comme un vaisseau réglé de la hune à la cale,
Une fraternité blafarde et monacale
Entre les froids vivants que rien ne lie entre eux;
Ce rêve fut déjà rêvé par les chartreux;
L'homme est ronce et végète; il est ver et fourmille;
Plus de nom paternel, plus de nom de famille;
Pas de tradition, pas de transmission;
L'être est isolement et disparition;
Ils réduisent, voyant l'idéal dans la chute,
L'homme à l'individu, le temps à la minute;
L'homme est un numéro dans l'infini, flottant
Hors de ce qui l'engendre et de ce qui l'attend,
Vain, fuyant, coudoyé par d'autres chiffres vagues;
L'humanité n'est plus qu'un tremblement de vagues;
Ayant vu les abus, ils disent : — Supprimons;
Puisque l'air est malsain, retranchons les poumons;
L'opprobre du passé doit emporter sa gloire; —
Ils rêvent une perte infâme de mémoire,
Un monde social sans pères, établi
Sur l'immensité morne et blême de l'oubli;
Ils combinent Lycurgue et le pacha du Caire;
L'homme enregistré naît et meurt sous une équerre;
Le pied doit s'emboîter dans le niveau, le pas
Doit avant de s'ouvrir consulter le compas;
De cette égalité dure et qui vit à peine,
La liberté s'en va, vieille républicaine,
Car elle est la rebelle et ne sait pas plier;
Chacun doit à son heure entrer à l'atelier,
Chacun a son cadran, chacun a sa banquette;
L'homme dans un casier avec son étiquette,
Délié de son père, ignorant son aïeul,
C'est là le dernier mot du progrès, — l'homme seul.
Ces fous mettraient un chiffre au blanc poitrail du cygne;
Géomètres, ils font un songe rectiligne;
Esprits qui n'ont jamais contre terre écouté
Le silence du gouffre et de l'éternité,
Jamais collé l'oreille au mur des catacombes,
Cœurs sourds au battement mystérieux des tombes,
Chassant les disparus, parquant les arrivants,
Ils abolissent, plaie effroyable aux vivants,
La solidarité sépulcrale des hommes.
— Mais l'homme est un total, les êtres sont des sommes;
Tout homme est composé de tout le genre humain;
Aujourd'hui meurt, tronqué d'hier et de demain; —
Ces vérités sont là; qu'importe ! ils font le vide;
Ils coupent, dans l'espace insondable et livide;
Le fil sacré qui lie aux cercueils les berceaux;
Ils écrasent l'obscur tressaillement des os;
Ils ne comprennent point que dans la sépulture
La terre garde encore une pâle ouverture,
Que le trépassé voit, et que l'enseveli
Parfois à son linceul fait faire un vague pli
Afin d'apercevoir les hommes, et s'adosse
Pour écouter au mur ténébreux de la fosse;
Du fond d'on ne sait quelle existence on entend;
À ce que fait la vie on reste palpitant;
Ils ne comprennent pas que la sainte série
Des aïeux, à travers le sépulcre attendrie,
Suit tout des yeux, s'émeut à voir hors du tombeau
Courir de main en main le frissonnant flambeau,
Et que dans les enfants le père continue.
Chose sombre ! fermer la paupière inconnue,
Éteindre ce regard d'en haut, et, sans remords,
Étouffer ce grand souffle obscur; tuer les morts !
Tournant le dos au coin du ciel que l'aube dore,
Ayant pour lampe un crâne où tremble le phosphore,
Objectant à tout fait nouveau leur surdité,
Engloutis dans la caste et dans l'hérédité,
Ceux-ci, pires encor, sont l'extrême contraire.
À force d'être fils on cesse d'être frère;
Le père par l'aïeul est lui-même éclipsé;
L'ancêtre seul existe; il se nomme Passé;
Il est l'immense chef vénérable et stupide;
Sa barbe est la sagesse et le beau c'est sa ride;
Il est mort; c'est pourquoi lui seul est proclamé
Vivant, et d'autant plus patent qu'il est fermé;
Il s'est pétrifié dans sa morne attitude,
Et son autorité c'est sa décrépitude;
Partout où l'on se hait il a son point d'appui;
Tout rentre en lui; tout est hiérarchie, ennui,
Fauteuil patriarcal, ordre antique, loi, gêne;
La famille alourdie a le poids d'une chaîne;
Le vieillard Autrefois gouverne, et Maintenant
Pourrit dans le marais du genre humain stagnant;
Les prêtres ténébreux de ce fatal système
Murmurent sur l'oiseau qui s'éveille : Anathème !
Malheur sur le matin ! scandale sur l'amour !
Babel a vu nicher ces hiboux dans sa tour;
Ils sortent du talmud apportant dans leur griffe
Le dogme, le bandeau, le joug, l'hiéroglyphe;
Ils sont le fanatisme, ils sont le préjugé;
Durs, ils tiennent l'enfant dans les aïeux plongé;
Hélas, ils font lever la nuit sur tous les faîtes;
Jamais de novateurs, d'inventeurs, de prophètes;
Jamais de conquérants, toujours des héritiers;
Toujours les mêmes pas dans les mêmes sentiers;
Le squelette lui-même entre leurs mains s'encroûte;
Ils n'ont qu'un cri de marche : En arrière ! une route,
La routine; un regard l'aveuglement; un Dieu,
Le grand fantôme d'ombre au fond du cachot bleu;
C'est peu de la statue, il leur faut la momie;
Ils reboivent l'horrible antiquité vomie;
Ces froids songeurs, penchés sur les âges défunts,
Ont les miasmes lourds des fosses pour parfums;
Ce qui fut les enivre et qui vit les navre;
Leur idéal a l'oeil sinistre du cadavre;
La nuit les aime; ils sont ses blêmes envoyés.
Tous les rayonnements de l'avenir noyés
Dans le grandissement de l'ombre des ancêtres;
Les fils des serfs rivés aux pieds des fils des maîtres;
L'éternel échafaud sur l'enfer éternel;
Autour d'Adam, chargé du crime originel,
Les vieux siècles hagards poussant des cris sauvages;
La perpétuité de tous les esclavages;
Pierre et César joignant leurs glaives effrayants;
L'autodafé chauffant la tiédeur des croyants;
Le moins d'enfants possible au seuil de la chaumière;
Torquemada pour flamme et Malthus pour lumière;
Il n'existe qu'un droit pour être, avoir été;
Le cimetière luit, c'est la seule clarté,
Et la tradition est l'unique atmosphère;
Ce que l'aïeul a fait, l'enfant doit le refaire;
Voilà leur songe : hiver, glace, plomb, marbre, orgueil,
Exagération lugubre du cercueil.
Derrière ces docteurs funèbres rien ne reste
Que le passé jetant sa figure funeste
Sur le réel, le jour, le travail, la moisson;
Tombe démesurée emplissant l'horizon.
Rien de sain, rien de fort; des larves dans la brume;
L'enfant pâle en naissant; pour verbe un testament;
Les cœurs morts; le nocturne et morne étouffement
Des jeunes nations par les anciens empires;
Les fils spectres râlant sous les pères vampires.
Ces deux systèmes vains sont hors de la raison
Et de la vérité, chacun à sa façon;
L'un a le froc, et l'autre a la manche mahoître;
L'un refait le donjon, l'autre refait le cloître;
Étranges en ceci que d'un point opposé
Ils viennent l'un et l'autre aboutir au Passé;
Et leur choc apparent est au fond la rencontre
Du rêve avec le dogme et Pour avec Contre.
L'homme flotte de l'un à l'autre, de cela
À ceci, de Babeuf il tombe en Loyola,
De Penn en Hildebrand et de Knox en de Maistre;
Sous ses deux poings fermés le Passé le séquestre,
Et la Théocratie, au regard de bûcher,
L'ayant pris une fois, ne veut plus le lâcher;
L'ombre empêche le jour et l'oeil de se rejoindre
Et jette la nuée au rayon qui veut poindre;
Quand viendra l'aube ? Hélas ! la mauvaise saison
Est longue pour le vrai, le droit et la raison;
Le soleil est si lent qu'on peut douter qu'il vienne;
L'horrible idolâtrie antédiluvienne,
Sombre, est le seul abri que l'homme ait sur le front;
L'esprit humain, captif sous ce hideux plafond,
Agonise depuis tout le temps qu'il hiverne
Dans cette épouvantable et béate caverne.
Pauvres hommes, par l'homme, hélas, suppliciés,
Vous vous y prenez mal, mais, quoi que vous fassiez,
Vous êtes à l'attache, et la courroie est forte;
Votre maigre science économique avorte;
Elle se nomme Faim, Désespoir, Buzançais;
L'effort est vain; après toutes sortes d'essais,
Le joug tient, la douleur persiste, le mal dure,
Vous ne détruisez pas la fatalité dure,
La loi de nuit, la loi de mort, la loi de sang.
Ah ! le malheur appelle et l'homme dit : Présent.
Conduite de l'homme vis-à-vis de lui-même
Dieu, nature, cité; la loi, l'esprit, la lettre;
Mais à quel point de vue enfin faut-il se mettre
Pour trouver le bon sens de votre enseignement ?
Je feuillette et relis tout l'homme vainement,
Je ne vois point par où son coeur s'améliore,
Je vois la nuit grandir si je vois l'astre éclore.
Voyons, regarde un peu, bonhomme impartial.
Nous avons contre nous notre angle facial,
Nous autres animaux; on est, de par son crâne,
Contraint d'être un chacal ou forcé d'être un âne;
L'instinct bas nous conduit par le bout du museau;
À quatre pattes, monstre ! et nous portons le sceau
Du malheur, et l'infâme artère carotide
Est mère de l'ours fauve et du pourceau fétide;
La matière est fatale, au moins l'homme le dit;
La roche est antre afin que le loup soit bandit,
Le renard, c'est le vol; l'autour, c'est la rapine;
L'hyène a l'ongle ainsi que la ronce à l'épine;
Mais l'homme conscient et libre en son penchant,
L'homme, qui peut choisir, d'où vient qu'il est méchant ?
De quel droit êtes-vous des tigres, vous les hommes ?
Que nous nous comportions en brutes que nous sommes,
Soit; mais vous, les esprits créés pour la clarté ?
Comment l'homme peut-il par une extrémité
Être Homère, et par l'autre être Héliogabale ?
Et je ne parle pas ici du cannibale,
Du cafre, du huron sinistre et paresseux,
Je parle des penseurs, des artistes, de ceux
Qui savent ce que c'est qu'une bibliothèque,
De l'ami de Ronsard, de l'ami de Sénèque,
De Rome, de Paris, faîte auguste, sommet,
Trône, où Néron chantait, où Charles neuf rimait !
Vous êtes donc mauvais pour le plaisir de l'être !
C'est votre vanité qui partout vous pénètre,
Et qui vous fait, tirant l'homme vers l'animal,
Entrer facilement dans les pores du mal.
Vanité ! tout chez vous est faux. L'or est du cuivre.
Chacun marche à côté du chemin qu'il croit suivre;
Le soldat se croit maître, il est esclave, hélas,
Et ce qu'il nomme épée est souvent coutelas,
Et ce qu'il nomme gloire est toujours servitude;
Le savant, qui d'Atlas imite l'attitude,
Ne sait pas; l'ignorant n'ignore pas; mettez
Deux autels côte à côte en vos noires cités,
Puis demandez à l'un des deux prêtres qui passe
Son avis sur le prêtre et le temple d'en face !
Le philosophe est grave, austère, froid, prudent,
Sublime, et de raison sévère débordant;
Il ne veut pas qu'on aille et qu'on vive à sa guise,
Mais dans la sainteté du devoir il aiguise
Et fourbit les mortels à toutes les vertus;
Ferme, il va redressant tous les instincts tortus;
Ce qu'il dit est superbe, il excelle au dressage
De l'homme sans défaut; mais lui-même est-il sage ?
Non; et, législateur, il vit hors de la loi.
— Ô caillou, dit le fer, je coupe, grâce à toi,
Mais coupe donc toi-même un peu, je t'en défie. —
Qui vous met à nu trouve une maigreur bouffie,
Une difformité qui se masque et qui ment;
La vertu, si jamais vous l'épousiez vraiment,
Vous quitterait bientôt pour cause de sévices;
La fausse gloire germe et s'enfle sur vos vices,
Et cette fluxion n'est rien qu'un mal de plus.
L'homme dans son miroir se fait de grands saluts;
Le miroir les lui rend, mais dans son âme obscure
Il rit, et sait le fond de l'homme, étant mercure;
Pas d'orgueilleux qui n'ait honte secrètement;
Pas de prude qui n'ait en rêve quelque amant;
Ah ! si l'on s'en allait, pour voir plus que son buste,
Par quelque soupirail regarder dans un juste,
Comme il vous fermerait son volet brusquement !
Votre âme aime la nuit comme son élément;
En public vous cherchez la louange et l'estime,
Mais vous n'hésitez pas dans votre for intime
À bâillonner et même à tuer le témoin,
Le scrupule caché qui tremble dans un coin;
Votre probité plie et promptement expire;
Le meilleur parmi vous est si proche du pire
Qu'entre eux, l'un étant saint et l'autre étant damné,
Ils n'ont pas l'épaisseur d'un cheveu de Phryné;
Évêque, on veut sa dîme, et, bailli, ses épices;
L'argent, le lit, la table, autant de précipices;
Le vin est un écueil, la femme est un récif;
La conscience, bas, à Salomon pensif
Disait plus de dix fois par jour : Vieille canaille !
L'expérience austère, ô Kant, est la trouvaille
Qu'on ramasse en sortant du vice; on se flétrit,
On se forme; chacun des sept péchés écrit
Une lettre du mot composite : Sagesse.
Votre philosophie admirable, au fond, qu'est-ce ?
Rébellion, alors qu'il faudrait méditer;
Ou résignation, quand il faudrait lutter.
Et sur tous les sommets, trône, pavois, quadrige,
Oh ! comme vous avez aisément le vertige !
Quoique dauphin ou roi, ce jeune homme est charmant.
Il est né généreux, secourable, clément;
Qu'un valet l'endoctrine, et c'est un mauvais prince.
Contre les courtisans votre rempart est mince !
Hélas, les hommes sont à ce point insensés
Que pour changer un d'eux en tyran, c'est assez
D'une bouche bavant une bave imbécile !
Ce chef-d'oeuvre hideux, un despote, est facile;
Quand Narcisse voulut un Néron, il le fit;
Pour faire un Louis treize un Luynes suffit;
Il ne faut pour cela qu'un peu de flatterie
Même par un crétin grossièrement pétrie;
Pour tenter l'âme humaine et la précipiter,
Dom Escobar n'a pas besoin d'argumenter,
Ni Satan d'allonger sa caressante serre;
Un corrupteur d'esprit n'est jamais nécessaire,
Et Jocrisse flatteur perdrait Socrate roi.
Et l'on me dit : Tu vas vénérer l'homme ! — En quoi ?
Mon vieux hi-han vaut bien ses quatre ou cinq diphtongues,
Et plus que ses vertus mes oreilles sont longues.
L'homme fait reculer l'heure sur le cadran,
Quitte la liberté pour reprendre un tyran,
Flatte un dieu, tue un loup, rampe et se met à rire.
Ô triste genre humain ! Veut-on pas que j'admire
Tout ce que dans toi-même, homme, tu dénigrais,
Ton faux goût, ton faux jour, tes faux pas, ton progrès
Pourvu d'un appareil à reculer, tes songes,
Tes sens ayant leur borne ainsi que des éponges,
Et tes opinions, tombant, se relevant,
Murmurant, parodie imbécile du vent !
Je vois l'homme à peu près tel qu'il est, presque bête,
Presque génie, ayant son gouffre dans sa tête.
Tu te peuples d'erreurs et tu reste désert.
Ta science te fait tes jougs. À quoi te sert
Ce don libérateur et divin, la pensée ?
Spartacus t'apparaît dans un thème au lycée,
Mais tu n'en conclus rien; je l'ai dit, et c'est vrai,
Fouillez Mariana, Tacite, Mézeray,
L'homme est servile au point que l'histoire en est lasse;
Depuis quatre mille ans et plus qu'il est en classe,
Et qu'on lui montre à lire avec un air profond,
Et que ses magisters, rentrés, repus, se font
Servir des bouillons chauds le soir par leurs phlipotes,
Il ne s'est pas encor délivré des despotes.
Ses docteurs vont disant pendant qu'il se débat;
Peuple ! aime ton césar. Âne ! adore ton bât.
Ces docteurs ! quels marchands ! leur morale sévère,
Cela va se fêler, prends garde, c'est du verre.
La rencontre d'un roi coudoyant leur destin
Fait à leur probité rendre un son argentin.
Ah ! ces savants sans fond, ces hommes de logique,
Roidissant en plis secs leur simarre énergique,
Ces forts calculateurs, ces raisonneurs abstraits
De quelque idéal trouble adorant les attraits,
Chastes, prudes, glacés, rigides, implacables,
Ayant la majesté des cuistres impeccables,
Bonzes de la basoche ou du pays latin,
Qui marchent rengorgés dans leur menton hautain,
Et chez qui l'attitude escarpée est de mode,
Sois un tyran quelconque, un Phocas, un Commode,
Un Christiern, le premier Domitien venu,
Sois le diable d'enfer, fourchu, barbu, cornu,
C'est à vendre; et tu peux acheter, si tu verses
Rondement un total suffisant de sesterces,
Piastres, louis, dollars, rixdallers, species,
La raison de Cuvier et l'âme de Sieyès !
Et quelle flatterie effroyable que celle
Qui sort de ce monceau de honte universelle !
Traverse-moi d'un bout à l'autre ce récit
Du passé que le deuil du présent obscurcit,
Va de l'A jusqu'au Z, va dans l'affreuse crypte
Du czar de Moscovie au pharaon d'Égypte;
Pierre tue Alexis et Philippe Carlos;
Sésostris fait du monde un funèbre champ clos;
Timour court sur l'Asie ainsi qu'une avalanche;
Soliman, vieux et chauve, aïeul à la barbe blanche,
Appelle ses enfants et joue au milieu d'eux,
Et le soir il les fait étrangler; Sélim deux
Fait tirer le canon chaque fois qu'il est ivre;
Osman, s'il voit un tigre en cage, le délivre;
Irène, l'Isabeau du chaos byzantin,
Fait arracher les yeux à son fils Constantin
Dans la chambre où ce fils sortit de ses entrailles;
Charles sept dort pendant que La Hire et Saintrailles
Tiennent Talbot, Chandos et Bedfort en arrêt,
Et que Jeanne à travers la fournaise apparaît,
Toute nue, au poteau tordant ses bras sublimes;
Justinien, faiseur de codes et de crimes,
Amoncelle encor plus de forfaits que de lois;
Tudor fait un pendant monstrueux à Valois;
Louis quatorze, au nom du Christ qu'il dénature,
Couche la France aux fers sur le lit de torture;
Léon dix se parjure, Albrecht fait un serment
Faux, et François premier triche, et Charles Quint ment;
Eh bien ! tous sont cléments, grands, glorieux, illustres !
Le moindre a son autel entouré de balustres;
Il n'est pas un d'entre eux qui ne soit le meilleur;
Quand ils meurent la terre est folle de douleur;
Celui-ci fut un dieu sur la machine ronde,
Cet autre fit pâlir la lumière du monde
Le jour où du milieu des vivants il sortit;
Ô honte ! on trouvera toujours, grand ou petit,
Un homme pour verser ces pleurs de crocodile;
Ce sera Cantemir, si ce n'est Chalcondyle,
Si ce n'est Karamsin, ce sera Bossuet.
Je voudrais l'âne sourd ou bien l'homme muet.
Ô mon vieux Kant, la phrase est une grande fourbe,
On croit qu'elle se dresse alors qu'elle se courbe
Tant la coquine met de pompe à s'aplatir.
Certes, le menu peuple est un saignant martyr;
Certe, un champ de carnage est affreux; Tyr en cendre
Pour le plaisir d'un fou qui s'appelle Alexandre,
C'est dur; Rosbach, Fornoue et Pultawa fumants,
Et ces égorgements et ces éventrements,
C'est hideux; ces canons dont les fauves gueulées
Font accourir le soir les vautours par volées,
C'est noir; triste est la lutte et triste est le butin;
La bataille, ce jeu de bagues du destin,
Dont la roue oscillante a des hasards sans nombre,
Où le vainqueur, tournant sur son destrier sombre,
Rit et remporte au bout de sa lance un zéro,
C'est atroce et niais; Mars est un vieux bourreau;
Si devant tous les morts qui, sur toute la terre,
Dans la plaine difforme et pâle de la guerre
Sont tombés, glaive au poing, depuis quatre mille ans,
Si devant ces monceaux de squelettes sanglants
Le sépulcre fait défiler un cortège,
Où le brigand serait à côté du stratège,
Ô Kant, les os blanchis dans ces champs de malheur
Trouveraient le héros ressemblant au voleur,
Et les fémurs brisés, les tibias, les crânes,
Ne distingueraient point César de Schinderhannes;
Certes, les bons humains, quoique chargés de fers,
S'ils consultaient leurs coeurs ou simplement leurs nerfs,
Jetteraient les sabreurs bien vite à bas du trône,
Bellone recevrait une cartouche jaune,
Et l'on vivrait en paix dans les pauvres hameaux;
Mais les laquais lettrés, les rhéteurs, les grands mots,
Se mettent à genoux devant ces saturnales;
Suprême opprobre ! avec ces maximes banales :
— Que la guerre est un fait divin; — qu'elle a ses lois;
— Qu'il faut juger à part les actions des rois; —
La phrase, cette altière et vile courtisane,
Dore le meurtre en grand, fourbit la pertuisane,
Protège les soudards contre le sens commun,
Persuade aux niais que tous sont faits pour un,
Prouve que la tuerie est glorieuse et bonne,
Déroute la logique et l'évidence, et donne
Un sauf-conduit au crime à travers la raison.
Toi l'homme, tu te mets vite au diapason;
C'est toi qu'on trahit, toi qu'on fraude, toi qu'on livre;
C'est ta chair qu'à César Shylock vend à la livre,
C'est ton sang dont Judas trafique, et c'est ta peau
Que Ganelon brocante, ô genre humain, troupeau !
Homme, la corde au cou le matin tu t'éveilles;
Mais quoi ! par tes deux yeux et par mes deux oreilles,
C'est bien fait ! et, j'en prends à témoin le ciel bleu,
Les traîtres ont raison, car tu leur fais beau jeu.
Tes vices, tout d'abord, voilà les premiers traîtres;
Ils te remettent pieds et poings liés aux maîtres;
Au devant du joug vil, brutal, dur, inhumain,
Ta corruption fait les trois quarts du chemin;
Doux au sergent de ville, aimable au garnisaire,
Lâche, entendant malice à ta propre misère,
Plat, tu clignes de l'oeil même avec tes bourreaux.
Tu vas léchant la patte énorme des héros;
Charles douze et Cortez t'enivrent; tu te pâmes
Devant Cambyse errant dans les villes en flammes;
Tu compares Cyrus et Clovis, mesurant
Ton admiration au sabre le plus grand;
C'était aux bords du Var, ils étaient cinq cent mille,
Marius les tua; que c'est beau ! Paul-Émile,
Pompée, Othon, Sylla, quels fiers centurions !
Quels soldats ! quels géants ! et sur tes horions
Ta main inepte écrit : Victoires et Conquêtes.
Nous n'en sommes pas là, nous autres; pas si bêtes !
Et quant à moi, morbleu ! j'aurais bien du chagrin,
Étant Aliboron, d'admirer Isengrin.
Les hommes, — c'est ainsi, Dieu, que vous les créâtes, —
Sont les seules souris devant le chat béates,
Heureuses de servir au matou de hochet;
L'homme est le seul mulot content de l'émouchet,
Le seul mouton bêlant des hymnes aux colères
Du tigre, et du lion contemplant les molaires,
Le seul poisson qui danse et sonne du grelot
Devant les triples rangs de dents du cachalot,
Le seul moineau, la seule alouette espiègle
Qui chante Te Deum dans la griffe de l'aigle.
Oui, c'est toujours, hélas, du côté des tueurs
Que ton enthousiasme a le plus de lueurs,
Et, stupide, tu dis : La bataille est gagnée !
Quand un boucher t'a fait une large saignée.
Mais voulusses-tu même, homme, te révolter,
Quelle conviction as-tu pour résister ?
Une religion, voilà le grand remède;
L'âme est le point d'appui solide d'Archimède;
La barricade est haute et fière, et le beffroi
Est fort, quand les pavés et les cloches ont foi;
Pour vaincre, il fait avoir aux reins une croyance;
Le glaive flamboyant sort de la conscience;
Toi, jamais ton regard convaincu ne brilla;
C'est vrai, quand ta servante et tes enfants sont là,
Ou ta femme en un coin raccommodant tes nippes,
Tu parles d'or, on voit tes vertus, tes principes,
Et tes perfections que rien ne fait broncher,
Dans tes graves discours à la file marcher
Comme aux processions on voit passer des châsses;
Mais, dès que tu le peux, tu jettes tes échasses,
Tu descends plus gaîment que tu n'étais monté,
Et tu dis en soupant entre garçons : — Bonté,
C'est duperie; amour, combien dure l'ivresse ?
Chasteté, j'aime mieux Margoton que Lucrèce;
Dévouement, c'est niais, synonyme de grand;
Vérité, c'est le pied trop court de Talleyrand;
Justice, instinct sacré vers qui l'âme s'élance,
C'est une grande femme avec une balance
Sculptée en marbre blanc par monsieur Cartellier;
Guerre, c'est la charrue avec un timbalier;
Rien n'est bon pour le blé comme un grand capitaine;
Un Wagram, un Rocroy, tombant sur une plaine,
Vaut le meilleur fumier; la gloire est un engrais. —
Tu railles ce vaincu qu'on nomme le Progrès
Quand tu le vois lié par les hommes de proie;
Et ce serait ta fête, et ce serait ta joie
Si tu pouvais, du fond de tes bouges obscurs,
Noircissant le ciel même et tous les rayons purs,
Toutes les vérités, toutes les certitudes,
Barbouiller la lumière avec tes turpitudes,
Et charbonner la face auguste du soleil.
Le flot tumultueux et souple est ton pareil;
Il te prend par moments, comme un vent court sur l'herbe,
Des frissons, des élans de colère superbe,
De liberté, d'essor vers le jour, vers le bleu,
Vers le vrai, vers le beau, vers l'avenir, vers Dieu;
Et tu passes ta vie ensuite à t'en dédire.
Rien est ton point d'appui, nihil ton point de mire;
Ta science est un bloc informe de gravats;
Conclusion : tu n'es qu'un drôle; et je m'en vas.
Hommes, vous rendriez sceptique même un âne !
Vous descendez sur nous en neige, et non en manne;
Vous refroidissez l'âme en ses tristes exils.
Dieu nous fit humbles, soit; vous, vous nous faites vils;
Poussière qu'on était, hélas : on devient boue.
L'homme par calcul chante ou pleure, blâme, loue,
Divinise, diffame, exagère, amoindrit.
Oui, la chauve-souris du doute en mon esprit
Ouvre hideusement sa livide membrane;
Je sens en flots de nuit bouillonner sous mon crâne
L'encre qui dans les yeux goutte à goutte tomba.
Ce monde est un brelan. Le droit, le devoir, bah !
Laissez-moi donc tranquille avec tous ces mots vides !
Les hommes ont leur carte à jouer. Fous, avides,
Plutôt mauvais que bons, orageux, ténébreux,
Ils ont la haine au coeur et se mangent entre eux,
Tout en braillant : Honneur, fraternité, patrie !
Les principes sont là pour faire galerie;
Et l'équité, le droit, la vertu, le devoir,
— S'ils existent pourtant, ce qu'il faudrait savoir, —
La probité, l'honneur, — ou ce qu'ainsi l'on nomme, —
Disent là-haut, raillant le pauvre effort de l'homme :
— Bien joué. Mal joué. Bravo, Machiavel !
Ah ! crétin de Bayard ! Malpole, very well ! —
Ô genre humain, un rien t'enfle, et te rapetisse.
Ah ! oui, pardieu ! vertu, morale, honneur, justice !
Qu'un grand forfait triomphe, on lui baise l'orteil.
Ta conscience bâille et tombe de sommeil,
La lueur du vrai tremble en sa terne prunelle,
Je te plains si tu n'as que cette sentinelle.
L'homme est guidé du faux au vrai, du blanc au noir,
Par le mot intérêt qu'il prononce devoir.
Toute action humaine est signée : Égoïste.
Je me résume, ô Kant, l'homme est triste. Il n'existe
Qu'un mérite ici-bas, c'est d'être riche; il n'est
Qu'un esprit, et qui rend charmant le plus benêt,
C'est d'être riche; il n'est, et ce siècle l'affiche,
Qu'une beauté, toujours, partout, c'est d'être riche;
L'or ne connaît que l'or, et devant les lingots
Le vice et la vertu sont deux sombres égaux.
Voilà tout ce que sait la science.
La vie
Fait quelques pas tremblants vers le bien, puis dévie.
L'homme est un psaume, soit; il est blasphème aussi;
Son âme est une lyre au son peu réussi
Où l'honnête a sa corde, où l'injuste a sa fibre;
Dans son pauvre esprit louche il tient en équilibre
Cauchon et Jeanne d'Arc, Socrate et Mélitus;
Il complète le bien d'où sortent ses vertus,
Hélas, avec le mal d'où sortent ses fétiches;
Ce vers faux a Satan et Dieu pour hémistiches.
Homme, entre nous et toi bien mince est la cloison,
Et l'aigle par devant et par derrière est oison.
Ta cervelle est de boue et ton coeur est de pierre.
Tes docteurs chats-huants détournent leur paupière
Au resplendissement du divin Hélios;
Ils éclipsent avec un mur d'in-folios
Le ciel mystérieux d'où viennent les grands souffles;
Qu'est-ce qu'ils font de toi, ces bonzes, ces maroufles,
Ces talapoins lettrés aux discours pluvieux ?
Un vieux toujours enfant, un enfant toujours vieux.
Ton groupe sépulcral d'écolâtres ineptes
Prêche, érige les morts en dogmes, en préceptes,
T'assourdit d'un éloge infâme de la nuit,
Allume un suif et dit : C'est un astre qui luit !
Applaudit l'écrevisse et le crabe, et célèbre
Les reflux du présent dans le passé funèbre,
Si bien que tu ne sais, dans ton hébétement,
Si tu vois Demain poindre au bas du firmament
Ou d'Hier qui revient la noire silhouette,
Si c'est l'affreux hibou qui chante, ou l'alouette,
Et si le mouvement que tu fais en rêvant
Te ramène en arrière ou te pousse en avant.
Ta science te rend stupide, non sans peine.
Ô leurre ! la clef fausse ouvre la porte vaine;
Ta pensée est une ombre où tu restes béant.
Oui, chez toi tout, hélas, arrive à du néant,
La chimère au calcul, le fait à l'hypothèse,
Ce qu'il faut qu'on proclame à ce qu'il faut qu'on taise,
Le silence à l'ennui, la parole au bâillon,
La pourpre d'Aspasie ou d'Auguste au haillon,
La vie au noir cercueil, la plume à l'écritoire,
Les chiffres au zéro, les lettres à la gloire,
Et le savant au prêtre et le prêtre au savant.
Qu'est-ce donc que tu mouds, réponds, moulin à vent ?
Ta sagesse te fait castrat et te mutile.
L'homme, c'est l'impuissant fécondant l'inutile.
Réaction de la création sur l'homme
L'âne fit un silence, et, murmurant : — Voilà !
C'est ainsi. Je n'y puis que faire ! — il grommela :
Se contredire un peu, Kant, c'est le droit des gloses;
Quand on veut tout peser, on rencontre des choses
Qui semblent l'opposé de ce qu'on avait dit;
Non aux basques de Oui toujours se suspendit,
Riant de la logique et narguant les méthodes;
Qui tourne autour d'un monde arrive aux antipodes;
Kant, je n'userai point de ce droit; seulement
Après t'avoir montré les hommes blasphémant,
Niant, méconnaissant et méprisant la Chose,
Cet océan où l'Être insondable repose,
Il faut bien te montrer la Chose enveloppant
Les hommes submergés dans Dieu qui se répand
Et qui sur eux se verse et qui se verse encore,
Tantôt en flots de nuit, tantôt en flots d'aurore;
Après t'avoir montré l'atome outrageant Tout,
Il faut bien te montrer la grande ombre debout.
Homme, ce monde est vaste, obscur, crépusculaire;
L'immuable l'habite et l'imprévu l'éclaire;
Ce monde est éclatant, clair, ténébreux, mêlé
De miracle orageux, de miracle étoilé;
Il est souffle, âme, esprit, lit, chaos, cimetière;
Dès qu'on veut essayer d'en trouver la frontière
Et de voir par-dessus la terrestre cloison,
À chaque pas que fait le marcheur, l'horizon
Se prolonge, toujours plus noir, toujours plus large;
Or, et je dis ceci, passant, à ta décharge,
Qu'es-tu dans cet ensemble avec ton code, avec
Ton koran turc, ton tsin chinois, ton phédron grec,
Avec tes lumignons que tu nommes lumières,
Avec tes passions basses et coutumières
De tous les faits malsains, équivoques, pervers ?
Les blés sont d'or, les flots sont bleus, les bois sont verts,
L'être fourmille et luit dans les métempsycoses,
Juin sourit, couronné du prodige des roses,
L'univers resplendit, ivre et comme écumant
D'un vertige de vie et de rayonnement,
L'aurore chaque jour bâtit la galerie
Des heures dont le luxe à chaque pas varie,
Et le couchant construit au bout du corridor
Des montagnes de pourpre et des portiques d'or;
Tout déborde; une sève ardente et décuplante
Du rocher au rocher, de la plante à la plante,
Court, traverse la brute, et, sous le firmament,
Le grand amour s'accouple avec le grand aimant;
Toi l'homme, en tout cela tu sens ton indigence;
Tes besoins sont posés sur ton intelligence,
Et comme tu ne vois Dieu, soleil de l'esprit,
Qu'à travers cette chair qui sur toi se flétrit,
L'ombre de tes haillons se découpe en ton âme;
Ta difformité raille, attaque, hait, diffame;
L'homme au besoin, funèbre et lamentable jeu,
Fait de son ineptie une ironie à Dieu;
Il rit : — Hein, créateur, dit-il, sommes-nous bêtes ! —
Tu te tiens à l'écart des cieux et de leurs fêtes;
Ton exiguïté te rend hargneux, boudeur,
Mauvais; car, la bonté n'étant rien que grandeur,
Toute méchanceté s'explique en petitesse.
Donc je te plains, sentant ta profonde tristesse.
Les faits autour de toi, graves et recueillis,
Vivent, et le mystère épaissit son taillis,
Et laisse à ton regard juste assez d'ouverture
Pour entrevoir leur vague et sévère stature.
Averti dans ton flegme et dans ta passion,
Sans cesse tu subis l'austère obsession
Des êtres te montrant Dieu sous leur transparence
Et l'espèce d'auguste et calme remontrance
Que te fait, selon l'heure et selon la saison,
Rien qu'en se déployant sur le vaste horizon,
La majesté profonde éparse en la nature;
Tu dis : La loi passée et présente et future,
C'est moi; je viens punir, damner, supplicier !
Tu te déclares juste et juge et justicier;
Tu mets ta toge et prends la plus fière attitude,
Tu fais de l'évidence et de la certitude,
Résolvant tout, flétrissant; au bagne celui-ci,
Au gibet celui-là; c'est bien, voici les astres !
Autour de tes bonheurs, autour de tes désastres,
Autour de tes serments à bras tendus prêtés,
Et de tes jugements et de tes vérités,
Les constellations colossales se lèvent;
Les dragons sidéraux s'accroupissent et rêvent
Sur toi, muets, fatals, sourds, et tu te sens nu
Sous la prunelle d'ombre et sous l'oeil inconnu;
Toutes ces hydres ont des soleils sur leurs croupes,
Et chacune est un monde, et chacun de ces groupes
S'offre à toi, triste Oedipe, et ces sphinx du cosmos
Ont leurs énigmes tous dont ils savent les mots;
La création vit, stable, auguste, sacrée,
Et fait en même temps dans le vague empyrée
Un bruit d'inquiétude et de fragilité;
Un long tressaillement glisse dans la clarté,
Un frisson dans la nuit court sous la voûte ignée;
Homme, au-dessus de toi, quoique la destinée
Semble avoir l'épaisseur du bronze par instant,
Ton oreille, écoutant les ténèbres, entend
Tous les frémissements d'une maison de verre.
Homme, pour t'empêcher d'oublier Dieu, pour faire
0Par moments se dresser en sursaut ton sommeil,
L'univers met sur toi, dans l'espace vermeil,
La nuit, ce va-et-vient mystérieux et sombre
De flambeaux descendant, montant, marchant dans l'ombre;
Ce voyage des feux dans l'océan d'en haut
0S'accomplit sur ton front, et, toi, dans ton cachot,
L'araignée homme, ayant ton égoïsme au centre
De ton oeuvre, et caché dans l'intérêt ton antre,
Inquiet malgré toi de la splendeur des cieux,
Tu regardes, pendant ton guet silencieux,
À travers les fils noirs de tes hideuses toiles,
Ces navigations sublimes des étoiles.
Tout en te disant chef de la création,
Tu la vois, elle est là, la grande vision,
Elle monte, elle passe, elle emplit l'étendue;
La chose incontestable, inexplicable, ardue,
T'environne, entr'ouvrant ses flamboyants secrets,
Pendant que des arrêts, des dogmes, des décrets
Sortent d'entre tes dents qui claquent d'épouvante;
Tu coupes, souverain, dans de la chair vivante,
Tu vas criant : Je suis très haut, je suis le roi !
Tu proclames qu'au gré de ton caprice à toi
Telle action sera mérite ou forfaiture,
Tu prends la plume et fais au droit une rature;
Voilà qu'une blancheur pénètre la forêt
Et que la lune pâle et sinistre apparaît;
Le spectre du réel traverse ta pensée;
La loi vraie, immuable et jamais effacée,
Passe appuyant sur toi son oeil fixe et pensif.
Sur tes deuils, sur ton rire obscur et convulsif,
Sur ta raison souvent folle, toujours hautaine,
Sur ton temple, qu'il soit de Solime ou d'Athène,
Sur tes religions, dieux, enfers, paradis,
Sur ce que tu bénis, sur ce que tu maudis,
Tu sens la pression du monde formidable;
Ton âme, atome d'ombre, et ta chair, grain de sable,
Ont sur elles les blocs, les abîmes, les noeuds,
Les énigmes du Tout lugubre et lumineux,
Et sentent, feuilletant vainement quelque bible,
Rouler sur leur néant l'immensité terrible.
Le zodiaque énorme, effrayant de clarté,
Éternel, tourne autour de ta brièveté.
Tu le vois, et tu dis, l'épiant de la terre :
— Qu'est-ce donc qu'il me veut, ce fauve sagittaire ?
Qu'ai-je fait au loin qu'il me regarde ainsi ? —
Et tu frémis. —
Hélas ! rien n'est par toi saisi;
Tu ne tiens pas le temps, tu ne tiens pas l'espace;
Tous les faux biens, rêvés par ton instinct rapace,
S'en vont; derrière tous la tombe, âpre fossé,
Se creuse; et chacun d'eux, après t'avoir blessé,
Passe à travers les doigts de ton poignet tenace;
La minute elle-même en fuyant te menace
Et, mouche au dard vibrant, se débat dans ta main.
L'aile d'un scarabée et l'odeur d'un jasmin,
Si tu veux en sonder le fond, sont des abîmes.
Derrière toute cime on trouve d'autres cimes.
La présence invisible et sensible de Dieu,
L'influence de l'ombre, à toute heure, en tout lieu,
Certaine, incorruptible, inexprimable, occulte,
Dérange ton calcul, ton optique, ton culte,
Ta morale, tes lois, ton doute, et par instant
Te pousse dans le rêve autour de toi flottant,
Et te fait osciller et perdre l'équilibre;
Tu te sens garrotté tout aussi bien que libre;
Comment dire : La vie est cela; la vertu
Est cela; le malheur est ceci; — qu'en sais-tu ?
Où sont tes poids ? Comment peser des phénomènes
Dont les deux bouts s'en vont bien loin des mains humaines,
Perdus, l'un dans la nuit et l'autre dans le jour ?
Avec quel diagraphe en prendre le contour
Et la dimension, n'ayant, dans ta masure,
Ni le mètre réel, ni l'exacte mesure ?
Qu'est le bien ? qu'est le mal ? Tel fait est constaté;
Soit; il faut maintenant voir l'autre extrémité;
Où donc est-elle ? Allez la chercher dans les sphères.
Toutes les questions sont d'obscures affaires
Que tu te fais avec les cieux illuminés;
Le grand Tout intervient, toujours, partout; prenez
L'existence la plus misérable, n'importe !
L'énigme de moi l'âne ou de toi le cloporte;
Qu'on la presse, on la voit subitement grandir
Et pendre du zénith ou monter du nadir.
Rien n'est indifférent au gouffre; le blasphème
Qu'on jette au firmament tombe dans le problème;
Qui sait si l'on n'a pas blessé quelque rayon ?
Mettre un pied sur un ver est une question;
Ce ver ne tient-il pas à Dieu ? La sauterelle
Qu'il écrase en marchant fait songer Marc-Aurèle;
Sur un moucheron mort Pascal est accoudé.
Quel est le point connu, clair, épuisé, vidé ?
Que sais-tu ? Que veux-tu décidément conclure ?
L'ombre fouette ta face avec sa chevelure,
Et, t'effarant avec le ciel prodigieux,
T'aveugle en te jetant les soleils dans les yeux;
Il te suffit un soir, fusses-tu Prométhée,
Ou Timon l'androphobe ou Constantin l'athée,
De voir les globes d'or au fond des noirs azurs
Flamboyer, affirmant le fait dont ils sont sûrs,
Pour que, devant l'horreur constellée et sereine,
0Un éblouissement pontifical te prenne;
Alors tu sens en toi l'homme en prêtre finir;
Tu ne peux plus lever les mains que pour bénir;
Sous tes pieds chancelants tu sens vibrer la base,
Et tu t'évanouis dans la sinistre extase;
0Tu t'engloutis dans l'être ineffable, insondé;
Tu regardes rouler le monde comme un dé,
Et ta propre figure, ombre et nuit, t'importune,
Mêlée à cette vaste et fatale fortune;
Tu perds le sentiment et la proportion
De ton idée ainsi que de ton action,
Voyant de toutes parts, dans l'azur, dans les nues,
Monter autour de toi des lueurs inconnues;
Tu te penches, ému d'un frisson sépulcral,
Sur l'étrange et tragique horizon sidéral;
Tu tombes éperdu dans les mélancolies
Des éclipses, des nuits sans fond, des parhélies,
Des astres, des éthers et des espaces bleus;
Qu'es-tu, toi le terrestre, en ce tout merveilleux
Où gravitent les Mars, les Vénus, les Mercures ?
Tu tressailles d'un flot d'impulsions obscures;
Tout se creuse sitôt que tu tâches de voir;
Le ciel est le puits clair, la tombe est le puits noir,
Mais la clarté de l'un, même aux yeux de l'apôtre,
N'a pas moins de terreur que la noirceur de l'autre;
Tu dis à ton évêque : Homme, où donc est Sion ?
Tu fais sa crosse en point d'interrogation;
Tu charges la science infirme qui laboure,
D'instruire ton procès avec ce qui t'entoure;
Mais qui donc osera balbutier l'arrêt ?
Informer, à quoi bon ? juger, qui l'essaierait ?
Tu ne connais de rien le dernier mot; tu poses
Des arguments aux faits, des dilemmes aux choses;
Mais comment décider ? Tout est mêlé de tout;
La neige froide touche à la lave qui bout;
La composition du destin, quelle est-elle ?
L'être est-il un hasard ? l'homme est-il en tutelle ?
Quel est le bon ? quel est le mauvais ? que doit-on
Ajouter à Dracon pour en faire Caton ?
D'où vient qu'on se dévore et d'où vient qu'on se tue ?
Est-ce qu'au papillon la fleur se prostitue ?
Le fumier est-il saint et frère du parfum ?
Tout vit-il ? quelque chose, ô nuit, est-ce quelqu'un ?
D'où vient qu'on naît ? d'où vient qu'on meurt ? d'où vient qu'on souffre ?
Par l'haleine qui sort de la bouche du gouffre
Ton miroir de l'injuste et du juste est terni,
Et ta balance tremble au vent de l'infini.
Pour te tirer d'affaire étant si misérable,
Devant l'inaccessible et dans l'impénétrable,
Devant l'éblouissant et splendide secret,
Pour être quelque chose et compter, il faudrait
Être saint, être pur, intègre avec l'abîme,
Offrir à l'absolu l'attention sublime,
Et savoir distinguer la véritable voix;
Il faudrait s'écrier : J'aime, je veux, je crois !
Sur l'énigme en travers de ton destin posée
Ce ne serait pas trop de faire une pesée
Avec toute ta force et toute ta vertu;
Il ne faudrait pas être inepte, ingrat, têtu;
Recevoir du bedeau qui sur vos berceaux veille
Une éducation annulante et pareille
À celle qu'aux matous font les tondeurs du quai,
Être un esprit métis, être un lion manqué
Qu'un cuistre abâtardit, qu'un marguillier mâtine;
Hélas ! il ne faudrait pas être la routine,
Sourde, engrenant, toujours avec le même ennui,
Aujourd'hui dans hier, demain dans aujourd'hui;
Il ne faudrait pas croire aux empiriques, vivre
Comme le chien, ayant pour grand talent de suivre;
Te repaître d'exploits, de combats, d'échafauds,
D'esclavages, de verbe obscur, de savoir faux;
T'en aller digérer bêtement dans ton gîte
Tout ce qu'un sacristain de force t'ingurgite;
Te plaire dans l'absurde et t'y dénaturer;
Opprimer l'homme utile, — éclatant, l'abhorrer;
Et le servir méchant, et l'admirer vulgaire;
Il ne faudrait pas faire à tes flambeaux la guerre,
Adorer tes bandeaux, tes jougs; haïr tes yeux;
Être l'adulateur en étant l'envieux;
Et, lâche, appartenir aux deux puissances viles,
Par un point aux Nérons et par l'autre aux Zoïles.
Ce monde est un brouillard, presque un rêve; et comment
Trouver la certitude en ce gouffre où tout ment ?
Oui, Kant, après un long acharnement d'étude,
Quand vous avez enfin un peu de plénitude,
Un résultat quelconque à grands frais obtenu,
Vous vous sentez vider par quelqu'un d'inconnu.
Le mystère, l'énigme, aucune chose sûre,
Voilà ce qui vous boit la pensée, à mesure
Que la science y verse un élément nouveau;
Et vous vous retrouvez avec votre cerveau
Toujours à sec au fond des problèmes funèbres,
Comme si quelque ivrogne effrayant des ténèbres
Vidait ce verre sombre aussitôt qu'il s'emplit.
Ô vain travail ! science, ignorance, conflit !
Noir spectacle ! un chaos auquel l'aurore assiste !
L'effort toujours sans but, et l'homme toujours triste
De ce qu'est le sommet auquel il est monté,
Comparant sa chimère à la réalité,
Fou de ce qu'il rêvait, pâle de ce qu'il trouvait !
Tristesse finale
L'âne continua, car la nature approuve
Ce couple, âne parlant, philosophe écoutant :
Tu vois un être grave, imposant, important,
Un âne sérieux, complet, bon pour tout lire,
Un docteur, Kant, c'est vrai, je sais tout, c'est-à-dire
Je suis à la fois juif, parsi, turc, arien.
J'entends dans mon cerveau bourdonner en tumulte
Le blanc, le noir, amen, raca, la foi, l'insulte,
Genève, Rome, Alcuin d'où sort Calvin, oui, non,
Cujas en droit civil, Flandrin en droit canon,
L'histoire aux pieds des rois, cette prostituée,
L'abac et l'alphabet, et toute la nuée
Des érudits poussifs et des rhéteurs fourbus
Depuis Sabbathius jusqu'à Molaribus !
Le fait d'hier s'y heurte à la chronique ancienne,
Henri de Gand s'y croise avec Sixte de Sienne;
Et je ne comprends rien à tout ce morne bruit
Sinon qu'ayant cherché le jour, je vois la nuit.
Du reste il est certain que, dans cette ombre noire
Qui sort de l'encre horrible et qu'on nomme grimoire,
À travers ces bouquins où l'homme est si petit,
C'est à moi qu'au total la science aboutit,
Car, à ce blême jour dont la lueur avare
Joint le docteur d'Oxford au docteur de Navarre,
J'ai vu de toutes parts, sur les vieux parchemins,
L'ombre de mon profil tomber des fronts humains.
Adieu, sorbonnes, bancs, temples, autels, boutiques !
Adieu le grand dortoir des préjugés antiques
Côte à côte assoupis sur leurs brumeux chevets !
Scholastiques du vide, adieu ! — Kant, si j'avais
Le loisir d'aspirer à quelque académie,
Je ferais, de toute ombre et de toute momie,
De tous les vils sentiers suivis par les moutons,
De tous les oeufs cassés, de tous les vieux bâtons
D'aveugles, grands, petits, inconnus et célèbres,
De tous les brouillards pris à toutes les ténèbres,
Et de tous les fumiers pris à tous les marais,
Une collection que j'intitulerais :
Exposé général de la science humaine.
L'âne, ayant un peu brait, termina :
— Je m'emmène !
Ô Kant ! je redescends, avide d'ignorer !
J'étouffe ! oh ! respirer ! respirer ! respirer !
Mon oeil est devenu trouble, nocturne et triste
Dans ces caves qu'emplit le jour séminariste.
J'ai des tiraillements d'estomac. Mais ce n'est
Ni des textes que prend Trigaud sous son bonnet,
Ni de tout ce chaos qu'un cuistre en sa mémoire
Fourre comme on emplit de loques une armoire,
Ce n'est point du fouillis, ce n'est point du fatras
Qui fit Siffret jadis si grand pour Carpentras,
Ce n'est point d'antiquaille et de pédagogie,
Ce n'est pas du savoir que dans sa docte orgie
Mange le jésuite ou le génovéfain,
C'est de vie et d'azur et d'aube que j'ai faim !
Je me sens sur la peau, de là ma pauvre mine,
Une démangeaison de savante vermine,
Grassi, de Galilée odieux puceron,
Garasse, ce moustique immonde de Charron,
Et Dasipodius, cet acarus d'Euclide.
Es-tu pour le fluide ? es-tu pour le solide ?
Tiens-tu pour l'idéal ? tiens-tu pour le réel ?
Acceptes-tu Moïse, Hermès ou Gabriel ?
À quel Dieu remets-tu ton âme ou ta machine ?
Est-ce au Brahma de l'Inde ? est-ce au Tien de la Chine ?
Es-tu pour Jupiter, pour Odin, pour Vichnou,
Pour Allah ? Laissez-moi tranquille. Je suis fou.
Je m'évade à jamais de la science ingrate.
Il est temps que, rentrant dans le vrai, je me gratte
L'échine aux bons cailloux du vieux globe éternel.
Je vois le bout vivant du funèbre tunnel,
Et j'y cours. J'aperçois, à travers les fumées,
Là-bas, ô Kant, un pré plein d'herbes embaumées,
Tout brillant de l'écrin de l'aube répandu,
De la sauge, du thym par l'abeille mordu,
Des pois, tous les parfums que le printemps préfère,
Où ce que la sagesse aurait de mieux à faire
Serait de se vautrer les quatre fers en l'air.
Or, étant libre enfin, et ne voyant, mon cher,
Ici, pas d'autre ânier que toi le philosophe,
Pouvant finir mon chant de bête brute en strophe,
Je m'en vais, comme Jean au désert s'en alla,
Et je retourne heureux, rapide, et plantant là
L'hypothèse béate et le calcul morose,
Et les bibles en vers et les traités en prose,
Locke et Job, les missels ainsi que les phédons,
De l'idéal aux fleurs, du réel aux chardons.
L'Âne - Tristesse du philosophe
Et l'âne disparut, et Kant resta lugubre.
— Oui ! dit-il, la science est encore insalubre;
L'esprit marche, baissant la tête et parlant bas;
Et cette surdité de la bête n'est pas
Si stupide en effet que d'abord elle semble.
Puisqu'aux mains du savoir le flambeau sacré tremble,
La protestation est juste.
Jusqu'au jour
Où la science aura pour but l'immense amour,
Où partout l'homme, aidant la nature asservie,
Fera de la lumière et fera de la vie,
Où les peuples verront les puissants écrivains,
Les songeurs, les penseurs, les poètes divins,
Tous les saints instructeurs, toutes les fières âmes,
Passer devant leurs yeux comme des vols de flammes;
Où l'on verra, devant le grand, le pur, le beau,
Fuir le dernier despote et le dernier fléau;
Jusqu'au jour de vertu, de candeur, d'espérance,
Où l'étude pourra s'appeler délivrance,
Où les livres plus clairs refléteront les cieux,
Où tout convergera vers ce point radieux :
— L'esprit humain meilleur, l'âme humaine plus haute,
La terre, éden sacré, digne d'Adam son hôte,
L'homme marchant vers Dieu sans trouble et sans effroi,
La douce liberté cherchant la douce loi,
La fin des attentats, la fin des catastrophes. —
Oui, jusqu'à ce jour-là, tant que les philosophes,
Prêtres du beau, d'autant plus vils qu'ils sont plus grands,
Seront les courtisans possibles des tyrans;
Tant qu'ils conseilleront César qui délibère;
Tant qu'Uranie ira s'attabler chez Tibère;
Tant que l'astronomie au vol sublime et prompt,
Et la métaphysique, et l'algèbre seront
Des servantes du crime et des filles publiques;
Tant que Dieu louchera dans leurs regards obliques;
Tant que la vérité, mère des droits humains,
Ô douleur ! sortira difforme de leurs mains;
Tant qu'insultant le juste, abjects, creusant sa fosse,
Les scribes salueront la religion fausse,
Le faux pouvoir, Caïphe à qui Néron se joint;
Tant que l'intelligence, hélas, ne sera point
La grande propagande et la grande bravoure;
Tant qu'épris des faux biens que le méchant savoure,
Les froids penseurs prendront l'erreur pour minerai;
Tant qu'ils ne seront pas les Hercules du vrai,
Acceptant du progrès les gigantesques tâches;
Tant que les lumineux pourront être les lâches;
Tant que la science, ange à qui l'Être a parlé,
Infâme, baissera sur son front constellé
Ce capuchon sinistre et noir, l'hypocrisie;
Tant que de l'air des cours elle sera noircie;
Tant qu'on admirera ce Bacon effrayant,
Ce monstre fait d'azur et d'infamie, ayant
Le cloaque dans l'âme et dans les yeux l'étoile;
Tant qu'arrêtant l'esprit qui veut mettre à la voile,
D'abjects vendeurs pourront, sans être foudroyés,
Dire au seuil rayonnant des écoles : Payez !
Tant que le fisc tendra devant l'aube sa toile;
Tant qu'Isis lèvera pour de l'argent son voile,
Et pour qui n'a pas d'or, pour le pauvre fatal,
Le fermera, Phryné sombre de l'idéal,
Oui, quand même, ô ciel noir, seraient là réunies
Les pléiades des fronts radieux, des génies,
Des Homères aïeux et des Dantes leurs fils,
Oui, contre Athènes, Rome, et Genève, et Memphis,
Et Londre, et toi, Paris, et l'Inde et la Chaldée,
Contre tout le rayon, contre toute l'idée,
Contre les livres pleins de vérités dormant,
Contre l'enseignement, contre le firmament,
Et les esprit sans fin, et les astres sans nombre,
Les oreilles de l'âne auront raison dans l'ombre !
Sécurité du penseur
Ô Kant, l'âne est un âne et Kant n'est qu'un esprit.
Nul n'a jusqu'à présent, hors Socrate et le Christ,
Dans l'abîme où le fait infini se consomme,
Compris l'ascension ténébreuse de l'homme.
À force de songer son oeil s'est éclairci;
Plane plus haut encore, et tu sauras ceci :
Tout marche au but; tout sert; il ne faut pas maudire.
Le bleu sort de la brume et le mieux sort du pire;
Pas un nuage n'est au hasard répandu;
Pas un pli du rideau du temple n'est perdu;
L'éternelle splendeur lentement se dévoile.
Laisse passer l'éclipse et tu verras l'étoile !
Le tas des cécités, morne, informe, fatal,
A l'éblouissement pour faîte et pour total;
Le Verbe a pour racine obscure les algèbres;
Les pas mystérieux qu'on fait les ténèbres
Sont les frères des pas qu'on fera dans le jour;
L'essor peut commencer par l'aile du vautour
Et se continuer avec l'aile du cygne;
Du fond de l'idéal Dieu serein nous fait signe;
Et, même par le mal, par les fausses leçons,
Par l'horreur, par le deuil, ô Kant, nous avançons.
Querelle, petitesse, ignorance savante,
Tous ces degrés abjects dont ton oeil s'épouvante,
Sont les passages vils par où l'on va plus haut;
La lettre sombre, ô Kant, forme un splendide mot;
Sans l'étage d'en bas que serait l'édifice ?
L'homme fait son progrès de ce qui fut son vice;
Le mal transfiguré par degrés fait le bien.
Ne désespère pas et ne condamne rien.
Pour gravir le sublime et l'incommensurable,
Il faut mettre ton pied dans ce trou misérable;
Un chaos est l'oeuf noir d'un ciel; toute beauté
Pour première enveloppe a la difformité;
L'ange a pour chrysalide une hydre; sache attendre;
Penche sur ces laideurs ton côté le plus tendre;
C'est par ces noirceurs-là que toi-même es monté.
Dieu ne veut pas que rien, même l'obscurité,
Même l'erreur qui semble ou funeste ou futile,
Que rien puisse, en criant : Quoi, j'étais inutile !
Dans le gouffre à jamais retomber éperdu;
Et le lien sacré du service rendu,
À travers l'ombre affreuse et la céleste sphère,
Joint l'échelon de nuit aux marches de lumière.
Source: Wikisource
L'homme, orgueil titanique et raison puérile !
Montre-moi ce que fait ce travailleur stérile,
Et montre-moi surtout ce qui reste de lui.
Depuis Ève, il s'est moins aidé qu'il ne s'est nui.
Dis, que vois-tu de beau, de grand, de bon, de tendre,
De sublime, aussi loin que ton oeil peut s'étendre
Dans la direction où marche ce boiteux ?
N'est-il pas lamentable et n'est-il pas honteux
Que cet être, niant ce que font ses génies,
Accablant les Fulton et les Watt d'ironies,
Ayant un globe à lui, n'en sache pas l'emploi,
Qu'il en ignore encor le but, le fond, la loi,
Et qu'après six mille ans, infirme héréditaire,
L'homme ne sache pas se servir de la terre ?
Explique-moi le chant que chante ce ténor.
Le temps qu'il perd, ainsi qu'un prodigue son or,
Échappe heure par heure à sa main engourdie;
Dans la création il met la parodie;
Il n'entend pas les cieux dire : Éclairons ! aimons !
Lorsqu'il tente, il échoue; en présence des monts
Il fait la pyramide, il dresse l'obélisque;
Il est le blême époux de la vie, odalisque
Au sein gonflé de lait, aux lèvres de corail;
Sultan triste, il ne sait que faire du sérail;
Il voit auprès de lui passer, aidant ses vices,
Offrant à son néant d'inutiles services,
Le jour, eunuque blanc, la nuit, eunuque noir.
Il met Dieu dans un temple en forme d'éteignoir,
Ou croit lui faire honneur en brûlant une cire.
Il dit à Dieu : Seigneur; mais dit au diable : Sire.
Je te répète, ô Kant, que j'ai honte et mépris
Des superstitions où le pauvre homme est pris;
Car, même quand il croit, quand il accepte un culte,
Son culte calomnie et sa croyance insulte;
Il rêve un éternel méchant, pareil à lui.
Quand au monde créé, son incurable ennui,
Comprenant peu l'auteur, comprend encor moins l'oeuvre.
Dieu brille, l'homme siffle, écho de la couleuvre;
La nature n'est pas à son gré, tant s'en faut;
Le spectateur n'est point enchanté du spectacle;
Et tandis qu'au-dessus de son frêle habitacle,
L'épanouissement du gouffre resplendit,
Tandis que l'humble oiseau gazouille, ou que bondit
L'âpre ouragan ouvrant ses gueules de gorgone,
Tandis que le jour chante et rit, l'homme bougonne;
Dédaignant le réel d'après ses visions,
Cracheur de l'océan des constellations,
Faisant des ronds dans l'ombre accoudé sur la berge,
Voyageur murmurant de sa chambre d'auberge,
Il déclare ceci mauvais, cela manqué;
Bâille; à la loterie, il emploie anankè;
Se taille dans l'azur son ciel bête; chicane,
En présence des nuits sans fond, le grand arcane;
Proteste, et par moments s'irrite, et lestement
Blâme l'abîme et son fait au firmament.
Que vous soyez croyant, soumis à l'amulette,
Mouton que mène un prêtre avec une houlette,
Ou douteur, et de ceux sur qui d'Holbach prévaut,
Qu'importe ! toi l'impie et ton voisin dévot,
Vous êtes faits au fond de la même faiblesse;
Le fait vous déconcerte et le réel vous blesse;
Ce qui vous excédait dans l'art vous choque aussi
Dans la nature, gouffre étrange, âpre, obscurci;
L'art était profond, noir, touffu; le monde est pire;
Vous ne traitez pas mieux Sabaoth que Shakspeare;
Et votre pauvre esprit, essayant Jéhovah,
Gronde et ne trouve point que cet être lui va.
Pan vous déborde; il est trop tendre, il est trop rude.
Votre philosophie est une vieille prude,
Votre bigoterie a ses pâles couleurs.
Vos encensoirs poussifs sont envieux des fleurs;
À votre sens, ce monde, auguste apothéose,
Ce faste du prodige épars sur toute chose,
Ces dépenses d'un Dieu créant, semant, aimant,
Qui fait un moucheron avec un diamant,
Et qui n'attache une aile au ver qu'avec des boucles
De perles, de saphirs, d'onyx et d'escarboucles,
Ces fulgores ayant de la splendeur en eux,
Ces prodigalités de regards lumineux
Qui font du ciel lui-même une effrayante queue
De paon ouvrant ses yeux dans l'énormité bleue,
Au fond c'est de l'emphase, et rien n'est importun
Comme l'immensité de l'aube et du parfum
Et le couchant de pourpre et l'étoile et la rose
Pour vos religions atteintes de chlorose;
Le grand hymen panique est fort dévergondé;
Des sueurs du plaisir mai ruisselle inondé;
Toute fleur en avril devient une cellule
Où la vie épousée et féconde pullule,
Et que protège à tort le ciel mystérieux;
À vous en croire, vous les jugeurs sérieux,
Quand ils vont secouant de leurs crinières folles
Tant de rosée à tant d'amoureuses corolles,
Les chevaux du matin ont pris le mors aux dents;
Et quand midi, le plus effréné des Jordaens,
Sur les mers, sur les monts, jusque dans votre oeil triste,
Jette son flamboiement d'astre et de coloriste,
Rit, ouvre la lumière énorme à deux battants,
Et met l'olympe en feu, vous n'êtes pas contents;
Cela n'est pas correct et cela n'est pas sobre;
Vous regardez juillet avec des yeux d'octobre;
Toute cette dorure, auréoles partout,
Clartés, braises, rayons, rubis, blesse le goût,
Et cette foudroyante et splendide largesse
Est la divinité, mais n'est pas la sagesse.
Bonshommes, vous jetez de l'encre à l'idéal;
Vous blâmez germinal, prairial, floréal;
Ces mois joyeux vous font l'effet de jeunes drôles;
Quand sur l'herbe, à travers le tremblement des saules,
Sur les eaux, les pistils, les fleurs et les sillons,
Volent tous ces baisers qu'on nomme papillons,
L'éternel vous paraît un peu vif pour son âge;
Le printemps n'est pas loin d'être un libertinage;
Le serpent sort lascif de l'étui de vieux cuir,
La violette s'offre en ayant l'air de fuir,
L'aube éclaire le monde avec trop d'énergie;
Chastes, vous détournez la tête de l'orgie;
Vous damnez la matière, indignés, affirmant
Que toute cette sève et que tout cet aimant,
Finiront par s'user à force de débauche;
Et Calvin crie : Ordure ! et Pyrrhon crie : Ébauche !
Et Loyola tendant aux roses son mouchoir
Leur dit : Cachez ce sein que je ne saurais voir.
Ô Memphis ! Delphe ! Ombos ! Mecque ! Genève ! Rome !
Hypothèses, erreurs, religions de l'homme,
Ignorance, folie et superstition
Dressant procès-verbal à la création !
Ô théologiens toisant Dieu ! théosophes
De l'hymne sidéral châtrant les sombres strophes,
Reprochant ses excès au gouffre, gourmandant
Le trop obscur, le trop profond, le trop ardent,
Sondant, Orphée, Amos, la nue où vous plongeâtes !
Tribunal de boiteux, sénat de culs-de-jattes
Critiquant l'aigle altier dans l'étendue épars !
Tas d'aveugles criant à l'éclair : Rentre ou pars !
Conseil de jardiniers jugeant la forêt vierge !
Ô stupeur ! Sirius contrôlé par le cierge !
Naigeon qui dit : Raca ! Calmet qui crie : Amen !
Faisant à l'infini passer son examen !
Oui, te voilà, toi l'homme, et c'est là ta manière;
Le char d'Adonaï doit suivre ton ornière;
Et tu ne consens pas à l'univers, s'il est
Comme l'a fait la Cause et non comme il te plaît;
Il te froisse, il te gêne; et, prêtre ou philosophe,
Tu réprouves la forme et tu blâmes l'étoffe;
Tu ne l'acceptes pas s'il n'est contresigné
Par quelque apôtre d'ombre et de brume baigné;
Le firmament sera tel que tu le préfères,
Ou tu ratureras les globes et les sphères;
Tu les coupes selon ton patron de néant.
Citant à ton parquet l'inconnu, maugréant
Ici de ses laideurs, là de ses élégances,
Malmenant l'absolu pour ses extravagances,
Tu lui lis son arrêt d'un ton bref et succinct.
Si le pôle n'est point d'accord avec un saint,
Si quelque astre tient tête à la bible et se mêle
De démentir un texte où la lettre est formelle,
Le pôle est démagogue et l'astre est jacobin.
Quand un pape — je crois que ce fut un Urbain
Quelconque — condamnait, au nom de son messie,
Le soleil à tourner sous forme d'hérésie,
Qui dont eût contredit le prêtre épouvantail ?
La cathédrale d'ombre ouvrait son grand portail,
Les deux battants grinçaient des gonds avec colère,
Rome mettait la main sur le spectre solaire,
L'église requérait le secours de l'état,
Afin que le soleil confus se retractât;
Devant la nuit stupide, infirme et misérable,
Le jour, pâle, venait faire amende honorable;
La vérité criait : Je mens ! et Patouillet
Semonçait Galilée, et Dieu s'agenouillait.
L'immensité, sur toi sinistrement penchée,
Luit; la suprématie en fait une bouchée.
Ah ! tu n'es vraiment pas embarrassé de Dieu.
Que tu jures par Locke ou bien par saint Matthieu,
Homme, athée en ta foi comme en ton ironie,
Tu crois qu'un ciel s'éteint dès qu'un prêtre le nie,
Imbécile ! ou qu'après ton choc voltairien
Le monde est en poussière et qu'il n'en reste rien.
Quoi ! tu veux dépecer le monde, toi l'atome !
Cette création vaste, étrange, ignivome,
Monstre du beau, torpille au contact foudroyant,
Dressant dans l'inconnu ses cent têtes, ayant
Pour écailles des mers, des soleils pour prunelles,
Ce polype inouï des vagues éternelles,
Cet immense dragon constellé, l'univers,
Tu le critiques, toi, le petit, le pervers,
Qui vis rongé de lèpre et meurs couvert de cendre,
Toi que le vice mord, toi dont la race engendre
Ce César qui broyait vingt peuples douloureux
Pour être appelé grand, et ce Poulmann affreux
Qui tuait un vieillard pour un verre de cidre !
Mangé par l'acarus, tu veux dévorer l'hydre !
L'Âne - Conduite de l'homme vis-à-vis de la société
L'âne un moment se tut, puis, sévère, dressa
Ses deux oreilles l'une après l'autre :
— Homme ! — or çà
Reprit-il, si, penché sur l'obscure ouverture,
Tu n'as pas compris Dieu ni compris la nature,
Si tu n'as pas compris ce poème des jours,
Des nuits, des cieux, des voix profondes, des bruits sourds,
Drame dont tu te crois pourtant le personnage,
Te tires-tu du moins de ton propre ménage
Avec les faits posés directement sur toi,
Qui sont les uns ton joug et les autres ta loi;
Joug qu'il faut rejeter, loi qu'il faut reconnaître ?
Ces problèmes : avoir ou n'avoir pas un maître,
Être de brume abjecte ou de clarté vêtu,
Vivre libre ou forçat, comment les résous-tu ?
Quel est le droit du fils ? quel est le droit du père ?
De quelle quantité de passé doit-on faire
Le lest du temps présent ? dans le vote des lois
Convient-il de donner à la tombe une voix ?
L'homme doit-il avoir deux existences, l'une
Offerte à la famille et l'autre à la commune ?
Qu'est-ce qu'une cité ? qu'est-ce qu'un citoyen ?
L'État est-il but, ou n'est-il qu'un moyen ?
Grâce à ton effort gauche et bête pour extraire
Et tirer la clarté de l'erreur, son contraire,
Toutes ces questions fument sans éclairer;
Une épaisse vapeur en sort qui fait pleurer;
D'un brouillard qui grandit toujours environnées,
Obscures, elles sont comme des cheminées
De ténèbres d'où monte et se répand la nuit.
Pas un système vrai ne s'est encor produit;
C'est en vain qu'on s'ébat, c'est en vain qu'on arguë;
Et vingt siècles après le verre de ciguë,
Dix-huit cents ans après le cri du Golgotha,
L'homme est encore au point où Platon s'arrêta.
Ce que nous appelons : dérober son échine
Aux bons coups que l'ânier prémédite et machine,
Éviter le fossé, prendre le droit chemin,
Lisser son poil, garder du chardon pour demain,
Vous hommes, vous nommez cela la politique.
Mais là quelle ombre ! erreur moderne, erreur antique !
Quel épaississement et quel redoublement
De tout ce qui se trompe et de tout ce qui ment !
Querelle sur l'idée et sur le fait; querelle
Sur la loi convenue et la loi naturelle;
Querelle sur le blanc, querelle sur le noir,
Et sur l'envers du droit qu'on nomme le devoir;
Systèmes sociaux qui se gourment, s'escriment,
Et ferraillent, les yeux bandés.
Les uns suppriment
Les siècles, jetés bas de leur trône lointain;
Ils construisent, mettant en ordre le destin
Comme un vaisseau réglé de la hune à la cale,
Une fraternité blafarde et monacale
Entre les froids vivants que rien ne lie entre eux;
Ce rêve fut déjà rêvé par les chartreux;
L'homme est ronce et végète; il est ver et fourmille;
Plus de nom paternel, plus de nom de famille;
Pas de tradition, pas de transmission;
L'être est isolement et disparition;
Ils réduisent, voyant l'idéal dans la chute,
L'homme à l'individu, le temps à la minute;
L'homme est un numéro dans l'infini, flottant
Hors de ce qui l'engendre et de ce qui l'attend,
Vain, fuyant, coudoyé par d'autres chiffres vagues;
L'humanité n'est plus qu'un tremblement de vagues;
Ayant vu les abus, ils disent : — Supprimons;
Puisque l'air est malsain, retranchons les poumons;
L'opprobre du passé doit emporter sa gloire; —
Ils rêvent une perte infâme de mémoire,
Un monde social sans pères, établi
Sur l'immensité morne et blême de l'oubli;
Ils combinent Lycurgue et le pacha du Caire;
L'homme enregistré naît et meurt sous une équerre;
Le pied doit s'emboîter dans le niveau, le pas
Doit avant de s'ouvrir consulter le compas;
De cette égalité dure et qui vit à peine,
La liberté s'en va, vieille républicaine,
Car elle est la rebelle et ne sait pas plier;
Chacun doit à son heure entrer à l'atelier,
Chacun a son cadran, chacun a sa banquette;
L'homme dans un casier avec son étiquette,
Délié de son père, ignorant son aïeul,
C'est là le dernier mot du progrès, — l'homme seul.
Ces fous mettraient un chiffre au blanc poitrail du cygne;
Géomètres, ils font un songe rectiligne;
Esprits qui n'ont jamais contre terre écouté
Le silence du gouffre et de l'éternité,
Jamais collé l'oreille au mur des catacombes,
Cœurs sourds au battement mystérieux des tombes,
Chassant les disparus, parquant les arrivants,
Ils abolissent, plaie effroyable aux vivants,
La solidarité sépulcrale des hommes.
— Mais l'homme est un total, les êtres sont des sommes;
Tout homme est composé de tout le genre humain;
Aujourd'hui meurt, tronqué d'hier et de demain; —
Ces vérités sont là; qu'importe ! ils font le vide;
Ils coupent, dans l'espace insondable et livide;
Le fil sacré qui lie aux cercueils les berceaux;
Ils écrasent l'obscur tressaillement des os;
Ils ne comprennent point que dans la sépulture
La terre garde encore une pâle ouverture,
Que le trépassé voit, et que l'enseveli
Parfois à son linceul fait faire un vague pli
Afin d'apercevoir les hommes, et s'adosse
Pour écouter au mur ténébreux de la fosse;
Du fond d'on ne sait quelle existence on entend;
À ce que fait la vie on reste palpitant;
Ils ne comprennent pas que la sainte série
Des aïeux, à travers le sépulcre attendrie,
Suit tout des yeux, s'émeut à voir hors du tombeau
Courir de main en main le frissonnant flambeau,
Et que dans les enfants le père continue.
Chose sombre ! fermer la paupière inconnue,
Éteindre ce regard d'en haut, et, sans remords,
Étouffer ce grand souffle obscur; tuer les morts !
Tournant le dos au coin du ciel que l'aube dore,
Ayant pour lampe un crâne où tremble le phosphore,
Objectant à tout fait nouveau leur surdité,
Engloutis dans la caste et dans l'hérédité,
Ceux-ci, pires encor, sont l'extrême contraire.
À force d'être fils on cesse d'être frère;
Le père par l'aïeul est lui-même éclipsé;
L'ancêtre seul existe; il se nomme Passé;
Il est l'immense chef vénérable et stupide;
Sa barbe est la sagesse et le beau c'est sa ride;
Il est mort; c'est pourquoi lui seul est proclamé
Vivant, et d'autant plus patent qu'il est fermé;
Il s'est pétrifié dans sa morne attitude,
Et son autorité c'est sa décrépitude;
Partout où l'on se hait il a son point d'appui;
Tout rentre en lui; tout est hiérarchie, ennui,
Fauteuil patriarcal, ordre antique, loi, gêne;
La famille alourdie a le poids d'une chaîne;
Le vieillard Autrefois gouverne, et Maintenant
Pourrit dans le marais du genre humain stagnant;
Les prêtres ténébreux de ce fatal système
Murmurent sur l'oiseau qui s'éveille : Anathème !
Malheur sur le matin ! scandale sur l'amour !
Babel a vu nicher ces hiboux dans sa tour;
Ils sortent du talmud apportant dans leur griffe
Le dogme, le bandeau, le joug, l'hiéroglyphe;
Ils sont le fanatisme, ils sont le préjugé;
Durs, ils tiennent l'enfant dans les aïeux plongé;
Hélas, ils font lever la nuit sur tous les faîtes;
Jamais de novateurs, d'inventeurs, de prophètes;
Jamais de conquérants, toujours des héritiers;
Toujours les mêmes pas dans les mêmes sentiers;
Le squelette lui-même entre leurs mains s'encroûte;
Ils n'ont qu'un cri de marche : En arrière ! une route,
La routine; un regard l'aveuglement; un Dieu,
Le grand fantôme d'ombre au fond du cachot bleu;
C'est peu de la statue, il leur faut la momie;
Ils reboivent l'horrible antiquité vomie;
Ces froids songeurs, penchés sur les âges défunts,
Ont les miasmes lourds des fosses pour parfums;
Ce qui fut les enivre et qui vit les navre;
Leur idéal a l'oeil sinistre du cadavre;
La nuit les aime; ils sont ses blêmes envoyés.
Tous les rayonnements de l'avenir noyés
Dans le grandissement de l'ombre des ancêtres;
Les fils des serfs rivés aux pieds des fils des maîtres;
L'éternel échafaud sur l'enfer éternel;
Autour d'Adam, chargé du crime originel,
Les vieux siècles hagards poussant des cris sauvages;
La perpétuité de tous les esclavages;
Pierre et César joignant leurs glaives effrayants;
L'autodafé chauffant la tiédeur des croyants;
Le moins d'enfants possible au seuil de la chaumière;
Torquemada pour flamme et Malthus pour lumière;
Il n'existe qu'un droit pour être, avoir été;
Le cimetière luit, c'est la seule clarté,
Et la tradition est l'unique atmosphère;
Ce que l'aïeul a fait, l'enfant doit le refaire;
Voilà leur songe : hiver, glace, plomb, marbre, orgueil,
Exagération lugubre du cercueil.
Derrière ces docteurs funèbres rien ne reste
Que le passé jetant sa figure funeste
Sur le réel, le jour, le travail, la moisson;
Tombe démesurée emplissant l'horizon.
Rien de sain, rien de fort; des larves dans la brume;
L'enfant pâle en naissant; pour verbe un testament;
Les cœurs morts; le nocturne et morne étouffement
Des jeunes nations par les anciens empires;
Les fils spectres râlant sous les pères vampires.
Ces deux systèmes vains sont hors de la raison
Et de la vérité, chacun à sa façon;
L'un a le froc, et l'autre a la manche mahoître;
L'un refait le donjon, l'autre refait le cloître;
Étranges en ceci que d'un point opposé
Ils viennent l'un et l'autre aboutir au Passé;
Et leur choc apparent est au fond la rencontre
Du rêve avec le dogme et Pour avec Contre.
L'homme flotte de l'un à l'autre, de cela
À ceci, de Babeuf il tombe en Loyola,
De Penn en Hildebrand et de Knox en de Maistre;
Sous ses deux poings fermés le Passé le séquestre,
Et la Théocratie, au regard de bûcher,
L'ayant pris une fois, ne veut plus le lâcher;
L'ombre empêche le jour et l'oeil de se rejoindre
Et jette la nuée au rayon qui veut poindre;
Quand viendra l'aube ? Hélas ! la mauvaise saison
Est longue pour le vrai, le droit et la raison;
Le soleil est si lent qu'on peut douter qu'il vienne;
L'horrible idolâtrie antédiluvienne,
Sombre, est le seul abri que l'homme ait sur le front;
L'esprit humain, captif sous ce hideux plafond,
Agonise depuis tout le temps qu'il hiverne
Dans cette épouvantable et béate caverne.
Pauvres hommes, par l'homme, hélas, suppliciés,
Vous vous y prenez mal, mais, quoi que vous fassiez,
Vous êtes à l'attache, et la courroie est forte;
Votre maigre science économique avorte;
Elle se nomme Faim, Désespoir, Buzançais;
L'effort est vain; après toutes sortes d'essais,
Le joug tient, la douleur persiste, le mal dure,
Vous ne détruisez pas la fatalité dure,
La loi de nuit, la loi de mort, la loi de sang.
Ah ! le malheur appelle et l'homme dit : Présent.
Conduite de l'homme vis-à-vis de lui-même
Dieu, nature, cité; la loi, l'esprit, la lettre;
Mais à quel point de vue enfin faut-il se mettre
Pour trouver le bon sens de votre enseignement ?
Je feuillette et relis tout l'homme vainement,
Je ne vois point par où son coeur s'améliore,
Je vois la nuit grandir si je vois l'astre éclore.
Voyons, regarde un peu, bonhomme impartial.
Nous avons contre nous notre angle facial,
Nous autres animaux; on est, de par son crâne,
Contraint d'être un chacal ou forcé d'être un âne;
L'instinct bas nous conduit par le bout du museau;
À quatre pattes, monstre ! et nous portons le sceau
Du malheur, et l'infâme artère carotide
Est mère de l'ours fauve et du pourceau fétide;
La matière est fatale, au moins l'homme le dit;
La roche est antre afin que le loup soit bandit,
Le renard, c'est le vol; l'autour, c'est la rapine;
L'hyène a l'ongle ainsi que la ronce à l'épine;
Mais l'homme conscient et libre en son penchant,
L'homme, qui peut choisir, d'où vient qu'il est méchant ?
De quel droit êtes-vous des tigres, vous les hommes ?
Que nous nous comportions en brutes que nous sommes,
Soit; mais vous, les esprits créés pour la clarté ?
Comment l'homme peut-il par une extrémité
Être Homère, et par l'autre être Héliogabale ?
Et je ne parle pas ici du cannibale,
Du cafre, du huron sinistre et paresseux,
Je parle des penseurs, des artistes, de ceux
Qui savent ce que c'est qu'une bibliothèque,
De l'ami de Ronsard, de l'ami de Sénèque,
De Rome, de Paris, faîte auguste, sommet,
Trône, où Néron chantait, où Charles neuf rimait !
Vous êtes donc mauvais pour le plaisir de l'être !
C'est votre vanité qui partout vous pénètre,
Et qui vous fait, tirant l'homme vers l'animal,
Entrer facilement dans les pores du mal.
Vanité ! tout chez vous est faux. L'or est du cuivre.
Chacun marche à côté du chemin qu'il croit suivre;
Le soldat se croit maître, il est esclave, hélas,
Et ce qu'il nomme épée est souvent coutelas,
Et ce qu'il nomme gloire est toujours servitude;
Le savant, qui d'Atlas imite l'attitude,
Ne sait pas; l'ignorant n'ignore pas; mettez
Deux autels côte à côte en vos noires cités,
Puis demandez à l'un des deux prêtres qui passe
Son avis sur le prêtre et le temple d'en face !
Le philosophe est grave, austère, froid, prudent,
Sublime, et de raison sévère débordant;
Il ne veut pas qu'on aille et qu'on vive à sa guise,
Mais dans la sainteté du devoir il aiguise
Et fourbit les mortels à toutes les vertus;
Ferme, il va redressant tous les instincts tortus;
Ce qu'il dit est superbe, il excelle au dressage
De l'homme sans défaut; mais lui-même est-il sage ?
Non; et, législateur, il vit hors de la loi.
— Ô caillou, dit le fer, je coupe, grâce à toi,
Mais coupe donc toi-même un peu, je t'en défie. —
Qui vous met à nu trouve une maigreur bouffie,
Une difformité qui se masque et qui ment;
La vertu, si jamais vous l'épousiez vraiment,
Vous quitterait bientôt pour cause de sévices;
La fausse gloire germe et s'enfle sur vos vices,
Et cette fluxion n'est rien qu'un mal de plus.
L'homme dans son miroir se fait de grands saluts;
Le miroir les lui rend, mais dans son âme obscure
Il rit, et sait le fond de l'homme, étant mercure;
Pas d'orgueilleux qui n'ait honte secrètement;
Pas de prude qui n'ait en rêve quelque amant;
Ah ! si l'on s'en allait, pour voir plus que son buste,
Par quelque soupirail regarder dans un juste,
Comme il vous fermerait son volet brusquement !
Votre âme aime la nuit comme son élément;
En public vous cherchez la louange et l'estime,
Mais vous n'hésitez pas dans votre for intime
À bâillonner et même à tuer le témoin,
Le scrupule caché qui tremble dans un coin;
Votre probité plie et promptement expire;
Le meilleur parmi vous est si proche du pire
Qu'entre eux, l'un étant saint et l'autre étant damné,
Ils n'ont pas l'épaisseur d'un cheveu de Phryné;
Évêque, on veut sa dîme, et, bailli, ses épices;
L'argent, le lit, la table, autant de précipices;
Le vin est un écueil, la femme est un récif;
La conscience, bas, à Salomon pensif
Disait plus de dix fois par jour : Vieille canaille !
L'expérience austère, ô Kant, est la trouvaille
Qu'on ramasse en sortant du vice; on se flétrit,
On se forme; chacun des sept péchés écrit
Une lettre du mot composite : Sagesse.
Votre philosophie admirable, au fond, qu'est-ce ?
Rébellion, alors qu'il faudrait méditer;
Ou résignation, quand il faudrait lutter.
Et sur tous les sommets, trône, pavois, quadrige,
Oh ! comme vous avez aisément le vertige !
Quoique dauphin ou roi, ce jeune homme est charmant.
Il est né généreux, secourable, clément;
Qu'un valet l'endoctrine, et c'est un mauvais prince.
Contre les courtisans votre rempart est mince !
Hélas, les hommes sont à ce point insensés
Que pour changer un d'eux en tyran, c'est assez
D'une bouche bavant une bave imbécile !
Ce chef-d'oeuvre hideux, un despote, est facile;
Quand Narcisse voulut un Néron, il le fit;
Pour faire un Louis treize un Luynes suffit;
Il ne faut pour cela qu'un peu de flatterie
Même par un crétin grossièrement pétrie;
Pour tenter l'âme humaine et la précipiter,
Dom Escobar n'a pas besoin d'argumenter,
Ni Satan d'allonger sa caressante serre;
Un corrupteur d'esprit n'est jamais nécessaire,
Et Jocrisse flatteur perdrait Socrate roi.
Et l'on me dit : Tu vas vénérer l'homme ! — En quoi ?
Mon vieux hi-han vaut bien ses quatre ou cinq diphtongues,
Et plus que ses vertus mes oreilles sont longues.
L'homme fait reculer l'heure sur le cadran,
Quitte la liberté pour reprendre un tyran,
Flatte un dieu, tue un loup, rampe et se met à rire.
Ô triste genre humain ! Veut-on pas que j'admire
Tout ce que dans toi-même, homme, tu dénigrais,
Ton faux goût, ton faux jour, tes faux pas, ton progrès
Pourvu d'un appareil à reculer, tes songes,
Tes sens ayant leur borne ainsi que des éponges,
Et tes opinions, tombant, se relevant,
Murmurant, parodie imbécile du vent !
Je vois l'homme à peu près tel qu'il est, presque bête,
Presque génie, ayant son gouffre dans sa tête.
Tu te peuples d'erreurs et tu reste désert.
Ta science te fait tes jougs. À quoi te sert
Ce don libérateur et divin, la pensée ?
Spartacus t'apparaît dans un thème au lycée,
Mais tu n'en conclus rien; je l'ai dit, et c'est vrai,
Fouillez Mariana, Tacite, Mézeray,
L'homme est servile au point que l'histoire en est lasse;
Depuis quatre mille ans et plus qu'il est en classe,
Et qu'on lui montre à lire avec un air profond,
Et que ses magisters, rentrés, repus, se font
Servir des bouillons chauds le soir par leurs phlipotes,
Il ne s'est pas encor délivré des despotes.
Ses docteurs vont disant pendant qu'il se débat;
Peuple ! aime ton césar. Âne ! adore ton bât.
Ces docteurs ! quels marchands ! leur morale sévère,
Cela va se fêler, prends garde, c'est du verre.
La rencontre d'un roi coudoyant leur destin
Fait à leur probité rendre un son argentin.
Ah ! ces savants sans fond, ces hommes de logique,
Roidissant en plis secs leur simarre énergique,
Ces forts calculateurs, ces raisonneurs abstraits
De quelque idéal trouble adorant les attraits,
Chastes, prudes, glacés, rigides, implacables,
Ayant la majesté des cuistres impeccables,
Bonzes de la basoche ou du pays latin,
Qui marchent rengorgés dans leur menton hautain,
Et chez qui l'attitude escarpée est de mode,
Sois un tyran quelconque, un Phocas, un Commode,
Un Christiern, le premier Domitien venu,
Sois le diable d'enfer, fourchu, barbu, cornu,
C'est à vendre; et tu peux acheter, si tu verses
Rondement un total suffisant de sesterces,
Piastres, louis, dollars, rixdallers, species,
La raison de Cuvier et l'âme de Sieyès !
Et quelle flatterie effroyable que celle
Qui sort de ce monceau de honte universelle !
Traverse-moi d'un bout à l'autre ce récit
Du passé que le deuil du présent obscurcit,
Va de l'A jusqu'au Z, va dans l'affreuse crypte
Du czar de Moscovie au pharaon d'Égypte;
Pierre tue Alexis et Philippe Carlos;
Sésostris fait du monde un funèbre champ clos;
Timour court sur l'Asie ainsi qu'une avalanche;
Soliman, vieux et chauve, aïeul à la barbe blanche,
Appelle ses enfants et joue au milieu d'eux,
Et le soir il les fait étrangler; Sélim deux
Fait tirer le canon chaque fois qu'il est ivre;
Osman, s'il voit un tigre en cage, le délivre;
Irène, l'Isabeau du chaos byzantin,
Fait arracher les yeux à son fils Constantin
Dans la chambre où ce fils sortit de ses entrailles;
Charles sept dort pendant que La Hire et Saintrailles
Tiennent Talbot, Chandos et Bedfort en arrêt,
Et que Jeanne à travers la fournaise apparaît,
Toute nue, au poteau tordant ses bras sublimes;
Justinien, faiseur de codes et de crimes,
Amoncelle encor plus de forfaits que de lois;
Tudor fait un pendant monstrueux à Valois;
Louis quatorze, au nom du Christ qu'il dénature,
Couche la France aux fers sur le lit de torture;
Léon dix se parjure, Albrecht fait un serment
Faux, et François premier triche, et Charles Quint ment;
Eh bien ! tous sont cléments, grands, glorieux, illustres !
Le moindre a son autel entouré de balustres;
Il n'est pas un d'entre eux qui ne soit le meilleur;
Quand ils meurent la terre est folle de douleur;
Celui-ci fut un dieu sur la machine ronde,
Cet autre fit pâlir la lumière du monde
Le jour où du milieu des vivants il sortit;
Ô honte ! on trouvera toujours, grand ou petit,
Un homme pour verser ces pleurs de crocodile;
Ce sera Cantemir, si ce n'est Chalcondyle,
Si ce n'est Karamsin, ce sera Bossuet.
Je voudrais l'âne sourd ou bien l'homme muet.
Ô mon vieux Kant, la phrase est une grande fourbe,
On croit qu'elle se dresse alors qu'elle se courbe
Tant la coquine met de pompe à s'aplatir.
Certes, le menu peuple est un saignant martyr;
Certe, un champ de carnage est affreux; Tyr en cendre
Pour le plaisir d'un fou qui s'appelle Alexandre,
C'est dur; Rosbach, Fornoue et Pultawa fumants,
Et ces égorgements et ces éventrements,
C'est hideux; ces canons dont les fauves gueulées
Font accourir le soir les vautours par volées,
C'est noir; triste est la lutte et triste est le butin;
La bataille, ce jeu de bagues du destin,
Dont la roue oscillante a des hasards sans nombre,
Où le vainqueur, tournant sur son destrier sombre,
Rit et remporte au bout de sa lance un zéro,
C'est atroce et niais; Mars est un vieux bourreau;
Si devant tous les morts qui, sur toute la terre,
Dans la plaine difforme et pâle de la guerre
Sont tombés, glaive au poing, depuis quatre mille ans,
Si devant ces monceaux de squelettes sanglants
Le sépulcre fait défiler un cortège,
Où le brigand serait à côté du stratège,
Ô Kant, les os blanchis dans ces champs de malheur
Trouveraient le héros ressemblant au voleur,
Et les fémurs brisés, les tibias, les crânes,
Ne distingueraient point César de Schinderhannes;
Certes, les bons humains, quoique chargés de fers,
S'ils consultaient leurs coeurs ou simplement leurs nerfs,
Jetteraient les sabreurs bien vite à bas du trône,
Bellone recevrait une cartouche jaune,
Et l'on vivrait en paix dans les pauvres hameaux;
Mais les laquais lettrés, les rhéteurs, les grands mots,
Se mettent à genoux devant ces saturnales;
Suprême opprobre ! avec ces maximes banales :
— Que la guerre est un fait divin; — qu'elle a ses lois;
— Qu'il faut juger à part les actions des rois; —
La phrase, cette altière et vile courtisane,
Dore le meurtre en grand, fourbit la pertuisane,
Protège les soudards contre le sens commun,
Persuade aux niais que tous sont faits pour un,
Prouve que la tuerie est glorieuse et bonne,
Déroute la logique et l'évidence, et donne
Un sauf-conduit au crime à travers la raison.
Toi l'homme, tu te mets vite au diapason;
C'est toi qu'on trahit, toi qu'on fraude, toi qu'on livre;
C'est ta chair qu'à César Shylock vend à la livre,
C'est ton sang dont Judas trafique, et c'est ta peau
Que Ganelon brocante, ô genre humain, troupeau !
Homme, la corde au cou le matin tu t'éveilles;
Mais quoi ! par tes deux yeux et par mes deux oreilles,
C'est bien fait ! et, j'en prends à témoin le ciel bleu,
Les traîtres ont raison, car tu leur fais beau jeu.
Tes vices, tout d'abord, voilà les premiers traîtres;
Ils te remettent pieds et poings liés aux maîtres;
Au devant du joug vil, brutal, dur, inhumain,
Ta corruption fait les trois quarts du chemin;
Doux au sergent de ville, aimable au garnisaire,
Lâche, entendant malice à ta propre misère,
Plat, tu clignes de l'oeil même avec tes bourreaux.
Tu vas léchant la patte énorme des héros;
Charles douze et Cortez t'enivrent; tu te pâmes
Devant Cambyse errant dans les villes en flammes;
Tu compares Cyrus et Clovis, mesurant
Ton admiration au sabre le plus grand;
C'était aux bords du Var, ils étaient cinq cent mille,
Marius les tua; que c'est beau ! Paul-Émile,
Pompée, Othon, Sylla, quels fiers centurions !
Quels soldats ! quels géants ! et sur tes horions
Ta main inepte écrit : Victoires et Conquêtes.
Nous n'en sommes pas là, nous autres; pas si bêtes !
Et quant à moi, morbleu ! j'aurais bien du chagrin,
Étant Aliboron, d'admirer Isengrin.
Les hommes, — c'est ainsi, Dieu, que vous les créâtes, —
Sont les seules souris devant le chat béates,
Heureuses de servir au matou de hochet;
L'homme est le seul mulot content de l'émouchet,
Le seul mouton bêlant des hymnes aux colères
Du tigre, et du lion contemplant les molaires,
Le seul poisson qui danse et sonne du grelot
Devant les triples rangs de dents du cachalot,
Le seul moineau, la seule alouette espiègle
Qui chante Te Deum dans la griffe de l'aigle.
Oui, c'est toujours, hélas, du côté des tueurs
Que ton enthousiasme a le plus de lueurs,
Et, stupide, tu dis : La bataille est gagnée !
Quand un boucher t'a fait une large saignée.
Mais voulusses-tu même, homme, te révolter,
Quelle conviction as-tu pour résister ?
Une religion, voilà le grand remède;
L'âme est le point d'appui solide d'Archimède;
La barricade est haute et fière, et le beffroi
Est fort, quand les pavés et les cloches ont foi;
Pour vaincre, il fait avoir aux reins une croyance;
Le glaive flamboyant sort de la conscience;
Toi, jamais ton regard convaincu ne brilla;
C'est vrai, quand ta servante et tes enfants sont là,
Ou ta femme en un coin raccommodant tes nippes,
Tu parles d'or, on voit tes vertus, tes principes,
Et tes perfections que rien ne fait broncher,
Dans tes graves discours à la file marcher
Comme aux processions on voit passer des châsses;
Mais, dès que tu le peux, tu jettes tes échasses,
Tu descends plus gaîment que tu n'étais monté,
Et tu dis en soupant entre garçons : — Bonté,
C'est duperie; amour, combien dure l'ivresse ?
Chasteté, j'aime mieux Margoton que Lucrèce;
Dévouement, c'est niais, synonyme de grand;
Vérité, c'est le pied trop court de Talleyrand;
Justice, instinct sacré vers qui l'âme s'élance,
C'est une grande femme avec une balance
Sculptée en marbre blanc par monsieur Cartellier;
Guerre, c'est la charrue avec un timbalier;
Rien n'est bon pour le blé comme un grand capitaine;
Un Wagram, un Rocroy, tombant sur une plaine,
Vaut le meilleur fumier; la gloire est un engrais. —
Tu railles ce vaincu qu'on nomme le Progrès
Quand tu le vois lié par les hommes de proie;
Et ce serait ta fête, et ce serait ta joie
Si tu pouvais, du fond de tes bouges obscurs,
Noircissant le ciel même et tous les rayons purs,
Toutes les vérités, toutes les certitudes,
Barbouiller la lumière avec tes turpitudes,
Et charbonner la face auguste du soleil.
Le flot tumultueux et souple est ton pareil;
Il te prend par moments, comme un vent court sur l'herbe,
Des frissons, des élans de colère superbe,
De liberté, d'essor vers le jour, vers le bleu,
Vers le vrai, vers le beau, vers l'avenir, vers Dieu;
Et tu passes ta vie ensuite à t'en dédire.
Rien est ton point d'appui, nihil ton point de mire;
Ta science est un bloc informe de gravats;
Conclusion : tu n'es qu'un drôle; et je m'en vas.
Hommes, vous rendriez sceptique même un âne !
Vous descendez sur nous en neige, et non en manne;
Vous refroidissez l'âme en ses tristes exils.
Dieu nous fit humbles, soit; vous, vous nous faites vils;
Poussière qu'on était, hélas : on devient boue.
L'homme par calcul chante ou pleure, blâme, loue,
Divinise, diffame, exagère, amoindrit.
Oui, la chauve-souris du doute en mon esprit
Ouvre hideusement sa livide membrane;
Je sens en flots de nuit bouillonner sous mon crâne
L'encre qui dans les yeux goutte à goutte tomba.
Ce monde est un brelan. Le droit, le devoir, bah !
Laissez-moi donc tranquille avec tous ces mots vides !
Les hommes ont leur carte à jouer. Fous, avides,
Plutôt mauvais que bons, orageux, ténébreux,
Ils ont la haine au coeur et se mangent entre eux,
Tout en braillant : Honneur, fraternité, patrie !
Les principes sont là pour faire galerie;
Et l'équité, le droit, la vertu, le devoir,
— S'ils existent pourtant, ce qu'il faudrait savoir, —
La probité, l'honneur, — ou ce qu'ainsi l'on nomme, —
Disent là-haut, raillant le pauvre effort de l'homme :
— Bien joué. Mal joué. Bravo, Machiavel !
Ah ! crétin de Bayard ! Malpole, very well ! —
Ô genre humain, un rien t'enfle, et te rapetisse.
Ah ! oui, pardieu ! vertu, morale, honneur, justice !
Qu'un grand forfait triomphe, on lui baise l'orteil.
Ta conscience bâille et tombe de sommeil,
La lueur du vrai tremble en sa terne prunelle,
Je te plains si tu n'as que cette sentinelle.
L'homme est guidé du faux au vrai, du blanc au noir,
Par le mot intérêt qu'il prononce devoir.
Toute action humaine est signée : Égoïste.
Je me résume, ô Kant, l'homme est triste. Il n'existe
Qu'un mérite ici-bas, c'est d'être riche; il n'est
Qu'un esprit, et qui rend charmant le plus benêt,
C'est d'être riche; il n'est, et ce siècle l'affiche,
Qu'une beauté, toujours, partout, c'est d'être riche;
L'or ne connaît que l'or, et devant les lingots
Le vice et la vertu sont deux sombres égaux.
Voilà tout ce que sait la science.
La vie
Fait quelques pas tremblants vers le bien, puis dévie.
L'homme est un psaume, soit; il est blasphème aussi;
Son âme est une lyre au son peu réussi
Où l'honnête a sa corde, où l'injuste a sa fibre;
Dans son pauvre esprit louche il tient en équilibre
Cauchon et Jeanne d'Arc, Socrate et Mélitus;
Il complète le bien d'où sortent ses vertus,
Hélas, avec le mal d'où sortent ses fétiches;
Ce vers faux a Satan et Dieu pour hémistiches.
Homme, entre nous et toi bien mince est la cloison,
Et l'aigle par devant et par derrière est oison.
Ta cervelle est de boue et ton coeur est de pierre.
Tes docteurs chats-huants détournent leur paupière
Au resplendissement du divin Hélios;
Ils éclipsent avec un mur d'in-folios
Le ciel mystérieux d'où viennent les grands souffles;
Qu'est-ce qu'ils font de toi, ces bonzes, ces maroufles,
Ces talapoins lettrés aux discours pluvieux ?
Un vieux toujours enfant, un enfant toujours vieux.
Ton groupe sépulcral d'écolâtres ineptes
Prêche, érige les morts en dogmes, en préceptes,
T'assourdit d'un éloge infâme de la nuit,
Allume un suif et dit : C'est un astre qui luit !
Applaudit l'écrevisse et le crabe, et célèbre
Les reflux du présent dans le passé funèbre,
Si bien que tu ne sais, dans ton hébétement,
Si tu vois Demain poindre au bas du firmament
Ou d'Hier qui revient la noire silhouette,
Si c'est l'affreux hibou qui chante, ou l'alouette,
Et si le mouvement que tu fais en rêvant
Te ramène en arrière ou te pousse en avant.
Ta science te rend stupide, non sans peine.
Ô leurre ! la clef fausse ouvre la porte vaine;
Ta pensée est une ombre où tu restes béant.
Oui, chez toi tout, hélas, arrive à du néant,
La chimère au calcul, le fait à l'hypothèse,
Ce qu'il faut qu'on proclame à ce qu'il faut qu'on taise,
Le silence à l'ennui, la parole au bâillon,
La pourpre d'Aspasie ou d'Auguste au haillon,
La vie au noir cercueil, la plume à l'écritoire,
Les chiffres au zéro, les lettres à la gloire,
Et le savant au prêtre et le prêtre au savant.
Qu'est-ce donc que tu mouds, réponds, moulin à vent ?
Ta sagesse te fait castrat et te mutile.
L'homme, c'est l'impuissant fécondant l'inutile.
Réaction de la création sur l'homme
L'âne fit un silence, et, murmurant : — Voilà !
C'est ainsi. Je n'y puis que faire ! — il grommela :
Se contredire un peu, Kant, c'est le droit des gloses;
Quand on veut tout peser, on rencontre des choses
Qui semblent l'opposé de ce qu'on avait dit;
Non aux basques de Oui toujours se suspendit,
Riant de la logique et narguant les méthodes;
Qui tourne autour d'un monde arrive aux antipodes;
Kant, je n'userai point de ce droit; seulement
Après t'avoir montré les hommes blasphémant,
Niant, méconnaissant et méprisant la Chose,
Cet océan où l'Être insondable repose,
Il faut bien te montrer la Chose enveloppant
Les hommes submergés dans Dieu qui se répand
Et qui sur eux se verse et qui se verse encore,
Tantôt en flots de nuit, tantôt en flots d'aurore;
Après t'avoir montré l'atome outrageant Tout,
Il faut bien te montrer la grande ombre debout.
Homme, ce monde est vaste, obscur, crépusculaire;
L'immuable l'habite et l'imprévu l'éclaire;
Ce monde est éclatant, clair, ténébreux, mêlé
De miracle orageux, de miracle étoilé;
Il est souffle, âme, esprit, lit, chaos, cimetière;
Dès qu'on veut essayer d'en trouver la frontière
Et de voir par-dessus la terrestre cloison,
À chaque pas que fait le marcheur, l'horizon
Se prolonge, toujours plus noir, toujours plus large;
Or, et je dis ceci, passant, à ta décharge,
Qu'es-tu dans cet ensemble avec ton code, avec
Ton koran turc, ton tsin chinois, ton phédron grec,
Avec tes lumignons que tu nommes lumières,
Avec tes passions basses et coutumières
De tous les faits malsains, équivoques, pervers ?
Les blés sont d'or, les flots sont bleus, les bois sont verts,
L'être fourmille et luit dans les métempsycoses,
Juin sourit, couronné du prodige des roses,
L'univers resplendit, ivre et comme écumant
D'un vertige de vie et de rayonnement,
L'aurore chaque jour bâtit la galerie
Des heures dont le luxe à chaque pas varie,
Et le couchant construit au bout du corridor
Des montagnes de pourpre et des portiques d'or;
Tout déborde; une sève ardente et décuplante
Du rocher au rocher, de la plante à la plante,
Court, traverse la brute, et, sous le firmament,
Le grand amour s'accouple avec le grand aimant;
Toi l'homme, en tout cela tu sens ton indigence;
Tes besoins sont posés sur ton intelligence,
Et comme tu ne vois Dieu, soleil de l'esprit,
Qu'à travers cette chair qui sur toi se flétrit,
L'ombre de tes haillons se découpe en ton âme;
Ta difformité raille, attaque, hait, diffame;
L'homme au besoin, funèbre et lamentable jeu,
Fait de son ineptie une ironie à Dieu;
Il rit : — Hein, créateur, dit-il, sommes-nous bêtes ! —
Tu te tiens à l'écart des cieux et de leurs fêtes;
Ton exiguïté te rend hargneux, boudeur,
Mauvais; car, la bonté n'étant rien que grandeur,
Toute méchanceté s'explique en petitesse.
Donc je te plains, sentant ta profonde tristesse.
Les faits autour de toi, graves et recueillis,
Vivent, et le mystère épaissit son taillis,
Et laisse à ton regard juste assez d'ouverture
Pour entrevoir leur vague et sévère stature.
Averti dans ton flegme et dans ta passion,
Sans cesse tu subis l'austère obsession
Des êtres te montrant Dieu sous leur transparence
Et l'espèce d'auguste et calme remontrance
Que te fait, selon l'heure et selon la saison,
Rien qu'en se déployant sur le vaste horizon,
La majesté profonde éparse en la nature;
Tu dis : La loi passée et présente et future,
C'est moi; je viens punir, damner, supplicier !
Tu te déclares juste et juge et justicier;
Tu mets ta toge et prends la plus fière attitude,
Tu fais de l'évidence et de la certitude,
Résolvant tout, flétrissant; au bagne celui-ci,
Au gibet celui-là; c'est bien, voici les astres !
Autour de tes bonheurs, autour de tes désastres,
Autour de tes serments à bras tendus prêtés,
Et de tes jugements et de tes vérités,
Les constellations colossales se lèvent;
Les dragons sidéraux s'accroupissent et rêvent
Sur toi, muets, fatals, sourds, et tu te sens nu
Sous la prunelle d'ombre et sous l'oeil inconnu;
Toutes ces hydres ont des soleils sur leurs croupes,
Et chacune est un monde, et chacun de ces groupes
S'offre à toi, triste Oedipe, et ces sphinx du cosmos
Ont leurs énigmes tous dont ils savent les mots;
La création vit, stable, auguste, sacrée,
Et fait en même temps dans le vague empyrée
Un bruit d'inquiétude et de fragilité;
Un long tressaillement glisse dans la clarté,
Un frisson dans la nuit court sous la voûte ignée;
Homme, au-dessus de toi, quoique la destinée
Semble avoir l'épaisseur du bronze par instant,
Ton oreille, écoutant les ténèbres, entend
Tous les frémissements d'une maison de verre.
Homme, pour t'empêcher d'oublier Dieu, pour faire
0Par moments se dresser en sursaut ton sommeil,
L'univers met sur toi, dans l'espace vermeil,
La nuit, ce va-et-vient mystérieux et sombre
De flambeaux descendant, montant, marchant dans l'ombre;
Ce voyage des feux dans l'océan d'en haut
0S'accomplit sur ton front, et, toi, dans ton cachot,
L'araignée homme, ayant ton égoïsme au centre
De ton oeuvre, et caché dans l'intérêt ton antre,
Inquiet malgré toi de la splendeur des cieux,
Tu regardes, pendant ton guet silencieux,
À travers les fils noirs de tes hideuses toiles,
Ces navigations sublimes des étoiles.
Tout en te disant chef de la création,
Tu la vois, elle est là, la grande vision,
Elle monte, elle passe, elle emplit l'étendue;
La chose incontestable, inexplicable, ardue,
T'environne, entr'ouvrant ses flamboyants secrets,
Pendant que des arrêts, des dogmes, des décrets
Sortent d'entre tes dents qui claquent d'épouvante;
Tu coupes, souverain, dans de la chair vivante,
Tu vas criant : Je suis très haut, je suis le roi !
Tu proclames qu'au gré de ton caprice à toi
Telle action sera mérite ou forfaiture,
Tu prends la plume et fais au droit une rature;
Voilà qu'une blancheur pénètre la forêt
Et que la lune pâle et sinistre apparaît;
Le spectre du réel traverse ta pensée;
La loi vraie, immuable et jamais effacée,
Passe appuyant sur toi son oeil fixe et pensif.
Sur tes deuils, sur ton rire obscur et convulsif,
Sur ta raison souvent folle, toujours hautaine,
Sur ton temple, qu'il soit de Solime ou d'Athène,
Sur tes religions, dieux, enfers, paradis,
Sur ce que tu bénis, sur ce que tu maudis,
Tu sens la pression du monde formidable;
Ton âme, atome d'ombre, et ta chair, grain de sable,
Ont sur elles les blocs, les abîmes, les noeuds,
Les énigmes du Tout lugubre et lumineux,
Et sentent, feuilletant vainement quelque bible,
Rouler sur leur néant l'immensité terrible.
Le zodiaque énorme, effrayant de clarté,
Éternel, tourne autour de ta brièveté.
Tu le vois, et tu dis, l'épiant de la terre :
— Qu'est-ce donc qu'il me veut, ce fauve sagittaire ?
Qu'ai-je fait au loin qu'il me regarde ainsi ? —
Et tu frémis. —
Hélas ! rien n'est par toi saisi;
Tu ne tiens pas le temps, tu ne tiens pas l'espace;
Tous les faux biens, rêvés par ton instinct rapace,
S'en vont; derrière tous la tombe, âpre fossé,
Se creuse; et chacun d'eux, après t'avoir blessé,
Passe à travers les doigts de ton poignet tenace;
La minute elle-même en fuyant te menace
Et, mouche au dard vibrant, se débat dans ta main.
L'aile d'un scarabée et l'odeur d'un jasmin,
Si tu veux en sonder le fond, sont des abîmes.
Derrière toute cime on trouve d'autres cimes.
La présence invisible et sensible de Dieu,
L'influence de l'ombre, à toute heure, en tout lieu,
Certaine, incorruptible, inexprimable, occulte,
Dérange ton calcul, ton optique, ton culte,
Ta morale, tes lois, ton doute, et par instant
Te pousse dans le rêve autour de toi flottant,
Et te fait osciller et perdre l'équilibre;
Tu te sens garrotté tout aussi bien que libre;
Comment dire : La vie est cela; la vertu
Est cela; le malheur est ceci; — qu'en sais-tu ?
Où sont tes poids ? Comment peser des phénomènes
Dont les deux bouts s'en vont bien loin des mains humaines,
Perdus, l'un dans la nuit et l'autre dans le jour ?
Avec quel diagraphe en prendre le contour
Et la dimension, n'ayant, dans ta masure,
Ni le mètre réel, ni l'exacte mesure ?
Qu'est le bien ? qu'est le mal ? Tel fait est constaté;
Soit; il faut maintenant voir l'autre extrémité;
Où donc est-elle ? Allez la chercher dans les sphères.
Toutes les questions sont d'obscures affaires
Que tu te fais avec les cieux illuminés;
Le grand Tout intervient, toujours, partout; prenez
L'existence la plus misérable, n'importe !
L'énigme de moi l'âne ou de toi le cloporte;
Qu'on la presse, on la voit subitement grandir
Et pendre du zénith ou monter du nadir.
Rien n'est indifférent au gouffre; le blasphème
Qu'on jette au firmament tombe dans le problème;
Qui sait si l'on n'a pas blessé quelque rayon ?
Mettre un pied sur un ver est une question;
Ce ver ne tient-il pas à Dieu ? La sauterelle
Qu'il écrase en marchant fait songer Marc-Aurèle;
Sur un moucheron mort Pascal est accoudé.
Quel est le point connu, clair, épuisé, vidé ?
Que sais-tu ? Que veux-tu décidément conclure ?
L'ombre fouette ta face avec sa chevelure,
Et, t'effarant avec le ciel prodigieux,
T'aveugle en te jetant les soleils dans les yeux;
Il te suffit un soir, fusses-tu Prométhée,
Ou Timon l'androphobe ou Constantin l'athée,
De voir les globes d'or au fond des noirs azurs
Flamboyer, affirmant le fait dont ils sont sûrs,
Pour que, devant l'horreur constellée et sereine,
0Un éblouissement pontifical te prenne;
Alors tu sens en toi l'homme en prêtre finir;
Tu ne peux plus lever les mains que pour bénir;
Sous tes pieds chancelants tu sens vibrer la base,
Et tu t'évanouis dans la sinistre extase;
0Tu t'engloutis dans l'être ineffable, insondé;
Tu regardes rouler le monde comme un dé,
Et ta propre figure, ombre et nuit, t'importune,
Mêlée à cette vaste et fatale fortune;
Tu perds le sentiment et la proportion
De ton idée ainsi que de ton action,
Voyant de toutes parts, dans l'azur, dans les nues,
Monter autour de toi des lueurs inconnues;
Tu te penches, ému d'un frisson sépulcral,
Sur l'étrange et tragique horizon sidéral;
Tu tombes éperdu dans les mélancolies
Des éclipses, des nuits sans fond, des parhélies,
Des astres, des éthers et des espaces bleus;
Qu'es-tu, toi le terrestre, en ce tout merveilleux
Où gravitent les Mars, les Vénus, les Mercures ?
Tu tressailles d'un flot d'impulsions obscures;
Tout se creuse sitôt que tu tâches de voir;
Le ciel est le puits clair, la tombe est le puits noir,
Mais la clarté de l'un, même aux yeux de l'apôtre,
N'a pas moins de terreur que la noirceur de l'autre;
Tu dis à ton évêque : Homme, où donc est Sion ?
Tu fais sa crosse en point d'interrogation;
Tu charges la science infirme qui laboure,
D'instruire ton procès avec ce qui t'entoure;
Mais qui donc osera balbutier l'arrêt ?
Informer, à quoi bon ? juger, qui l'essaierait ?
Tu ne connais de rien le dernier mot; tu poses
Des arguments aux faits, des dilemmes aux choses;
Mais comment décider ? Tout est mêlé de tout;
La neige froide touche à la lave qui bout;
La composition du destin, quelle est-elle ?
L'être est-il un hasard ? l'homme est-il en tutelle ?
Quel est le bon ? quel est le mauvais ? que doit-on
Ajouter à Dracon pour en faire Caton ?
D'où vient qu'on se dévore et d'où vient qu'on se tue ?
Est-ce qu'au papillon la fleur se prostitue ?
Le fumier est-il saint et frère du parfum ?
Tout vit-il ? quelque chose, ô nuit, est-ce quelqu'un ?
D'où vient qu'on naît ? d'où vient qu'on meurt ? d'où vient qu'on souffre ?
Par l'haleine qui sort de la bouche du gouffre
Ton miroir de l'injuste et du juste est terni,
Et ta balance tremble au vent de l'infini.
Pour te tirer d'affaire étant si misérable,
Devant l'inaccessible et dans l'impénétrable,
Devant l'éblouissant et splendide secret,
Pour être quelque chose et compter, il faudrait
Être saint, être pur, intègre avec l'abîme,
Offrir à l'absolu l'attention sublime,
Et savoir distinguer la véritable voix;
Il faudrait s'écrier : J'aime, je veux, je crois !
Sur l'énigme en travers de ton destin posée
Ce ne serait pas trop de faire une pesée
Avec toute ta force et toute ta vertu;
Il ne faudrait pas être inepte, ingrat, têtu;
Recevoir du bedeau qui sur vos berceaux veille
Une éducation annulante et pareille
À celle qu'aux matous font les tondeurs du quai,
Être un esprit métis, être un lion manqué
Qu'un cuistre abâtardit, qu'un marguillier mâtine;
Hélas ! il ne faudrait pas être la routine,
Sourde, engrenant, toujours avec le même ennui,
Aujourd'hui dans hier, demain dans aujourd'hui;
Il ne faudrait pas croire aux empiriques, vivre
Comme le chien, ayant pour grand talent de suivre;
Te repaître d'exploits, de combats, d'échafauds,
D'esclavages, de verbe obscur, de savoir faux;
T'en aller digérer bêtement dans ton gîte
Tout ce qu'un sacristain de force t'ingurgite;
Te plaire dans l'absurde et t'y dénaturer;
Opprimer l'homme utile, — éclatant, l'abhorrer;
Et le servir méchant, et l'admirer vulgaire;
Il ne faudrait pas faire à tes flambeaux la guerre,
Adorer tes bandeaux, tes jougs; haïr tes yeux;
Être l'adulateur en étant l'envieux;
Et, lâche, appartenir aux deux puissances viles,
Par un point aux Nérons et par l'autre aux Zoïles.
Ce monde est un brouillard, presque un rêve; et comment
Trouver la certitude en ce gouffre où tout ment ?
Oui, Kant, après un long acharnement d'étude,
Quand vous avez enfin un peu de plénitude,
Un résultat quelconque à grands frais obtenu,
Vous vous sentez vider par quelqu'un d'inconnu.
Le mystère, l'énigme, aucune chose sûre,
Voilà ce qui vous boit la pensée, à mesure
Que la science y verse un élément nouveau;
Et vous vous retrouvez avec votre cerveau
Toujours à sec au fond des problèmes funèbres,
Comme si quelque ivrogne effrayant des ténèbres
Vidait ce verre sombre aussitôt qu'il s'emplit.
Ô vain travail ! science, ignorance, conflit !
Noir spectacle ! un chaos auquel l'aurore assiste !
L'effort toujours sans but, et l'homme toujours triste
De ce qu'est le sommet auquel il est monté,
Comparant sa chimère à la réalité,
Fou de ce qu'il rêvait, pâle de ce qu'il trouvait !
Tristesse finale
L'âne continua, car la nature approuve
Ce couple, âne parlant, philosophe écoutant :
Tu vois un être grave, imposant, important,
Un âne sérieux, complet, bon pour tout lire,
Un docteur, Kant, c'est vrai, je sais tout, c'est-à-dire
Je suis à la fois juif, parsi, turc, arien.
J'entends dans mon cerveau bourdonner en tumulte
Le blanc, le noir, amen, raca, la foi, l'insulte,
Genève, Rome, Alcuin d'où sort Calvin, oui, non,
Cujas en droit civil, Flandrin en droit canon,
L'histoire aux pieds des rois, cette prostituée,
L'abac et l'alphabet, et toute la nuée
Des érudits poussifs et des rhéteurs fourbus
Depuis Sabbathius jusqu'à Molaribus !
Le fait d'hier s'y heurte à la chronique ancienne,
Henri de Gand s'y croise avec Sixte de Sienne;
Et je ne comprends rien à tout ce morne bruit
Sinon qu'ayant cherché le jour, je vois la nuit.
Du reste il est certain que, dans cette ombre noire
Qui sort de l'encre horrible et qu'on nomme grimoire,
À travers ces bouquins où l'homme est si petit,
C'est à moi qu'au total la science aboutit,
Car, à ce blême jour dont la lueur avare
Joint le docteur d'Oxford au docteur de Navarre,
J'ai vu de toutes parts, sur les vieux parchemins,
L'ombre de mon profil tomber des fronts humains.
Adieu, sorbonnes, bancs, temples, autels, boutiques !
Adieu le grand dortoir des préjugés antiques
Côte à côte assoupis sur leurs brumeux chevets !
Scholastiques du vide, adieu ! — Kant, si j'avais
Le loisir d'aspirer à quelque académie,
Je ferais, de toute ombre et de toute momie,
De tous les vils sentiers suivis par les moutons,
De tous les oeufs cassés, de tous les vieux bâtons
D'aveugles, grands, petits, inconnus et célèbres,
De tous les brouillards pris à toutes les ténèbres,
Et de tous les fumiers pris à tous les marais,
Une collection que j'intitulerais :
Exposé général de la science humaine.
L'âne, ayant un peu brait, termina :
— Je m'emmène !
Ô Kant ! je redescends, avide d'ignorer !
J'étouffe ! oh ! respirer ! respirer ! respirer !
Mon oeil est devenu trouble, nocturne et triste
Dans ces caves qu'emplit le jour séminariste.
J'ai des tiraillements d'estomac. Mais ce n'est
Ni des textes que prend Trigaud sous son bonnet,
Ni de tout ce chaos qu'un cuistre en sa mémoire
Fourre comme on emplit de loques une armoire,
Ce n'est point du fouillis, ce n'est point du fatras
Qui fit Siffret jadis si grand pour Carpentras,
Ce n'est point d'antiquaille et de pédagogie,
Ce n'est pas du savoir que dans sa docte orgie
Mange le jésuite ou le génovéfain,
C'est de vie et d'azur et d'aube que j'ai faim !
Je me sens sur la peau, de là ma pauvre mine,
Une démangeaison de savante vermine,
Grassi, de Galilée odieux puceron,
Garasse, ce moustique immonde de Charron,
Et Dasipodius, cet acarus d'Euclide.
Es-tu pour le fluide ? es-tu pour le solide ?
Tiens-tu pour l'idéal ? tiens-tu pour le réel ?
Acceptes-tu Moïse, Hermès ou Gabriel ?
À quel Dieu remets-tu ton âme ou ta machine ?
Est-ce au Brahma de l'Inde ? est-ce au Tien de la Chine ?
Es-tu pour Jupiter, pour Odin, pour Vichnou,
Pour Allah ? Laissez-moi tranquille. Je suis fou.
Je m'évade à jamais de la science ingrate.
Il est temps que, rentrant dans le vrai, je me gratte
L'échine aux bons cailloux du vieux globe éternel.
Je vois le bout vivant du funèbre tunnel,
Et j'y cours. J'aperçois, à travers les fumées,
Là-bas, ô Kant, un pré plein d'herbes embaumées,
Tout brillant de l'écrin de l'aube répandu,
De la sauge, du thym par l'abeille mordu,
Des pois, tous les parfums que le printemps préfère,
Où ce que la sagesse aurait de mieux à faire
Serait de se vautrer les quatre fers en l'air.
Or, étant libre enfin, et ne voyant, mon cher,
Ici, pas d'autre ânier que toi le philosophe,
Pouvant finir mon chant de bête brute en strophe,
Je m'en vais, comme Jean au désert s'en alla,
Et je retourne heureux, rapide, et plantant là
L'hypothèse béate et le calcul morose,
Et les bibles en vers et les traités en prose,
Locke et Job, les missels ainsi que les phédons,
De l'idéal aux fleurs, du réel aux chardons.
L'Âne - Tristesse du philosophe
Et l'âne disparut, et Kant resta lugubre.
— Oui ! dit-il, la science est encore insalubre;
L'esprit marche, baissant la tête et parlant bas;
Et cette surdité de la bête n'est pas
Si stupide en effet que d'abord elle semble.
Puisqu'aux mains du savoir le flambeau sacré tremble,
La protestation est juste.
Jusqu'au jour
Où la science aura pour but l'immense amour,
Où partout l'homme, aidant la nature asservie,
Fera de la lumière et fera de la vie,
Où les peuples verront les puissants écrivains,
Les songeurs, les penseurs, les poètes divins,
Tous les saints instructeurs, toutes les fières âmes,
Passer devant leurs yeux comme des vols de flammes;
Où l'on verra, devant le grand, le pur, le beau,
Fuir le dernier despote et le dernier fléau;
Jusqu'au jour de vertu, de candeur, d'espérance,
Où l'étude pourra s'appeler délivrance,
Où les livres plus clairs refléteront les cieux,
Où tout convergera vers ce point radieux :
— L'esprit humain meilleur, l'âme humaine plus haute,
La terre, éden sacré, digne d'Adam son hôte,
L'homme marchant vers Dieu sans trouble et sans effroi,
La douce liberté cherchant la douce loi,
La fin des attentats, la fin des catastrophes. —
Oui, jusqu'à ce jour-là, tant que les philosophes,
Prêtres du beau, d'autant plus vils qu'ils sont plus grands,
Seront les courtisans possibles des tyrans;
Tant qu'ils conseilleront César qui délibère;
Tant qu'Uranie ira s'attabler chez Tibère;
Tant que l'astronomie au vol sublime et prompt,
Et la métaphysique, et l'algèbre seront
Des servantes du crime et des filles publiques;
Tant que Dieu louchera dans leurs regards obliques;
Tant que la vérité, mère des droits humains,
Ô douleur ! sortira difforme de leurs mains;
Tant qu'insultant le juste, abjects, creusant sa fosse,
Les scribes salueront la religion fausse,
Le faux pouvoir, Caïphe à qui Néron se joint;
Tant que l'intelligence, hélas, ne sera point
La grande propagande et la grande bravoure;
Tant qu'épris des faux biens que le méchant savoure,
Les froids penseurs prendront l'erreur pour minerai;
Tant qu'ils ne seront pas les Hercules du vrai,
Acceptant du progrès les gigantesques tâches;
Tant que les lumineux pourront être les lâches;
Tant que la science, ange à qui l'Être a parlé,
Infâme, baissera sur son front constellé
Ce capuchon sinistre et noir, l'hypocrisie;
Tant que de l'air des cours elle sera noircie;
Tant qu'on admirera ce Bacon effrayant,
Ce monstre fait d'azur et d'infamie, ayant
Le cloaque dans l'âme et dans les yeux l'étoile;
Tant qu'arrêtant l'esprit qui veut mettre à la voile,
D'abjects vendeurs pourront, sans être foudroyés,
Dire au seuil rayonnant des écoles : Payez !
Tant que le fisc tendra devant l'aube sa toile;
Tant qu'Isis lèvera pour de l'argent son voile,
Et pour qui n'a pas d'or, pour le pauvre fatal,
Le fermera, Phryné sombre de l'idéal,
Oui, quand même, ô ciel noir, seraient là réunies
Les pléiades des fronts radieux, des génies,
Des Homères aïeux et des Dantes leurs fils,
Oui, contre Athènes, Rome, et Genève, et Memphis,
Et Londre, et toi, Paris, et l'Inde et la Chaldée,
Contre tout le rayon, contre toute l'idée,
Contre les livres pleins de vérités dormant,
Contre l'enseignement, contre le firmament,
Et les esprit sans fin, et les astres sans nombre,
Les oreilles de l'âne auront raison dans l'ombre !
Sécurité du penseur
Ô Kant, l'âne est un âne et Kant n'est qu'un esprit.
Nul n'a jusqu'à présent, hors Socrate et le Christ,
Dans l'abîme où le fait infini se consomme,
Compris l'ascension ténébreuse de l'homme.
À force de songer son oeil s'est éclairci;
Plane plus haut encore, et tu sauras ceci :
Tout marche au but; tout sert; il ne faut pas maudire.
Le bleu sort de la brume et le mieux sort du pire;
Pas un nuage n'est au hasard répandu;
Pas un pli du rideau du temple n'est perdu;
L'éternelle splendeur lentement se dévoile.
Laisse passer l'éclipse et tu verras l'étoile !
Le tas des cécités, morne, informe, fatal,
A l'éblouissement pour faîte et pour total;
Le Verbe a pour racine obscure les algèbres;
Les pas mystérieux qu'on fait les ténèbres
Sont les frères des pas qu'on fera dans le jour;
L'essor peut commencer par l'aile du vautour
Et se continuer avec l'aile du cygne;
Du fond de l'idéal Dieu serein nous fait signe;
Et, même par le mal, par les fausses leçons,
Par l'horreur, par le deuil, ô Kant, nous avançons.
Querelle, petitesse, ignorance savante,
Tous ces degrés abjects dont ton oeil s'épouvante,
Sont les passages vils par où l'on va plus haut;
La lettre sombre, ô Kant, forme un splendide mot;
Sans l'étage d'en bas que serait l'édifice ?
L'homme fait son progrès de ce qui fut son vice;
Le mal transfiguré par degrés fait le bien.
Ne désespère pas et ne condamne rien.
Pour gravir le sublime et l'incommensurable,
Il faut mettre ton pied dans ce trou misérable;
Un chaos est l'oeuf noir d'un ciel; toute beauté
Pour première enveloppe a la difformité;
L'ange a pour chrysalide une hydre; sache attendre;
Penche sur ces laideurs ton côté le plus tendre;
C'est par ces noirceurs-là que toi-même es monté.
Dieu ne veut pas que rien, même l'obscurité,
Même l'erreur qui semble ou funeste ou futile,
Que rien puisse, en criant : Quoi, j'étais inutile !
Dans le gouffre à jamais retomber éperdu;
Et le lien sacré du service rendu,
À travers l'ombre affreuse et la céleste sphère,
Joint l'échelon de nuit aux marches de lumière.
Source: Wikisource
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