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Illustration: L'âne (part1) - victor hugo

L'âne (part1)

(Version Intégrale)

Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2008-11-27

Lu par Vincent Planchon
Livre audio de 1h38min
Fichier Mp3 de 89,8 Mo

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Première partie
+++ Seconde partie

L'âne - Colère de la bête - Coup d'oeil général - L'Âne patience entre dans le détail - La nuit autour de l'homme - Conduite de l'homme vis-à-vis des enfants - Conduite de l'homme vis-à-vis des génies.


L'Âne

— Mais tu brûles ! Prends garde, esprit ! Parmi les hommes,

Pour nous guider, ingrats ténébreux que nous sommes,

Ta flamme te dévore, et l'on peut mesurer

Combien de temps tu vas sur la terre durer.

La vie en notre nuit n'est pas inépuisable.

Quand nos mains plusieurs fois ont retourné le sable

Et remonté l'horloge, et que devant nos yeux

L'ombre et l'aurore ont pris possession des cieux

Tour à tour, et pendant un certain nombre d'heures,

Il faut finir. Prends garde, il faudra que tu meures.

Tu vas t'user trop vite et brûler nuit et jour !

Tu nous verses la paix, la clémence, l'amour,

La justice, le droit, la vérité sacrée,

Mais ta substance meurt pendant que ton feu crée.

Ne te consume pas ! Ami, songe au tombeau ! -

Calme, il répond: — Je fais mon devoir de flambeau.

L'Âne - Colère de la bête

Un âne descendait au galop la science.

— Quel est ton nom ? dit Kant. — Mon nom est Patience,

Dit l'âne. Oui, c'est mon nom, et je l'ai mérité,

Car je viens de ce faîte où l'homme est seul monté

Et qu'il nomme savoir calcul, raison, doctrine.

Kant, porter le licou sanglé sur la poitrine;

Avoir dès son bas âge, âpre et morne combat,

L'os de l'échine usé par la boucle du bât;

Subir, de l'aube au soir, la secousse électrique

Du nerf de boeuf parfois relayé par la trique;

Être, tremblant de froid ou de chaud étouffant,

Happé par la mâtin, lapidé par l'enfant,

Tomber de l'un à l'autre, et traverser l'églogue

De la pierre alternant avec le bouledogue;

Vivre, d'un chargement effroyable bossu,

Les os trouant la peau, maigre, ayant tant reçu,

Le long de chaque côte et de chaque vertèbre,

De coups de fouet que d'âne on est devenu zèbre,

Tout cela, qui te semble assez rude, n'est rien,

Et le fouet est à peine un souffle éolien,

Et les cailloux sont doux, et la raclée est bonne

À côté de ceci : suivre un cours en Sorbonne;

Vivre courbé six mois, peut-être un temps plus long,

Sous une chaire en bois qu'habite un cuistre en plomb;

Dresser son appareil d'oreilles au passage

Des clartés du savant et des vertus du sage;

Épeler Vossius, Scaliger, Salian;

Écouter la façon dont l'homme fait hi-han !



À quoi sert Cracovie ? à qui sert Salamanque ?

Et Sorèze, lanterne où l'étincelle manque,

Et Cambridge, et Cologne, et Pavie ? À quoi sert

De changer l'ignorance en bégaiement disert ?

Pourquoi dans des taudis perpétuer des races

De bélîtres rongeant d'informes paperasses ?

Que sert de dédier des classes, des cachots,

Et quatre grands murs nus qu'on blanchit à la chaux,

Et des rangs de gradins, de bancs et de pupitres,

À d'affreux charlatans flanqués d'horribles pitres ?

Frivoles, quoique lourds, pesants, quoique subtils,

Quel sol labourent-ils ? quel blé moissonnent-ils ?

À quoi rêvait Sorbon quand il fonda ce cloître

Où l'on voit mourir l'aube et les ténèbres croître ?

À quoi songeait Gerson en voulant qu'on dorât

D'un galon le bonnet carré du doctorat ?

À quoi bon, jeunes gens qu'à ce bagne on condamne,

Devenir bachelier puisqu'on peut rester âne ?



Moi l'ignorant pensif, vaguement traversé

De lueurs en tondant les herbes du fossé,

Qui serais Dieu, si j'eusse été connu d'Ovide,

Moi qui sais au besoin prendre en pitié le vide

Du philosophe altier pleurant ce qu'il détruit,

À travers le fatras, le tourbillon, le bruit,

J'ai sondé du savoir la vacuité morne;

J'ai vu le bout, j'ai vu le fond, j'ai vu la borne;

J'ai vu du genre humain l'effort vain et béant;

Je n'ai pas, dans cette ombre et le cas échéant,

Refusé les conseils de l'ineptie honnête

Au docte, moi le simple, à l'homme, moi la bête;

Kant, j'ai vu, mendiant des clartés à la nuit,

Devant l'énormité de l'énigme où tout luit,

Devant l'oeil invisible et la main impalpable,

La science marcher en zigzag, incapable

De porter l'infini, ce vin mystérieux,

Soûle et comme abrutie en présence des cieux;

L'âne survient, s'émeut, plaint cet état d'ivresse,

Jette un liard et dit : tiens ! à cette pauvresse.



Kant, ne t'étonne point de ces échanges-là.

L'âne un jour rencontrant Ésope, lui parla;

La conversation fut au profit d'Ésope.

Quant à moi qu'à présent tant de brume enveloppe,

Je déclare que j'ai beaucoup baissé depuis

Qu'imprudent j'ai risqué ma tête en votre puits,

Et que je me suis fait condisciple de l'homme.

Tout en suivant ces cours dont la lourdeur assomme,

J'ai fait souvent à l'homme en son obscurité

L'aumône d'un éclair de ma stupidité;

Tandis que l'homme, ayant pour dogme et pour pratique

Qu'il faut qu'un âne libre, incorrect et rustique,

Monte à la dignité de classique baudet,

De son rayonnement ténébreux m'inondait.

Je sors exténué de cette rude école;

J'ai vu de près Boileau, j'aime mieux la bricole.



Mon nom est Patience, oui, Kant ! ils ont voulu

Me faire à moi bétail innocent et goulu,

Tantôt avec Philon dans le grand songe antique,

Tantôt avec Bezout dans la mathématique,

Tantôt chez Caliban, tantôt chez Ariel,

Manger de l'idéal et brouter du réel;

Je n'ai pas résisté ; j'ai, pauvre âne à la gêne,

Mangé de l'Euctémon, brouté du Diogène,

Après Flaccus, Pibrac, Vertot après Niebuhr,

Et j'ai revu Gonesse en sortant de Tibur.

Hier dans la phtisie et demain dans l'oedème,

J'ai tout accepté, Lulle, Érasme, Oenésidème,

Les pesants, les légers, les simples, les abstrus,

Les Pelletiers pas plus bêtes que les Patrus,

Fleury dans le sacré, Chompré dans le profane,

L'affreux père Goar juché sur Théophane,

Tout poète embelli de son commentateur,

Sanchez dans son égout, et toi sur ta hauteur.

Dur labeur ! Veut-on pas que je me passionne

Pour les textes d'Élée ou ceux de Sicyone,

Que j'attache un grand prix à savoir s'il est bon

D'avoir lu Xenarchus pour comprendre Strabon,

Que je me mette en feu le cerveau pour les notes

Des Suards sur les Grimms, des Grimms sur les Nonottes,

Et qu'un âne de sens se laisse incendier

Par ce qu'à Lycosthène ajoute Duverdier ?



Voilà longtemps que j'erre et que je me promène

Dans la chose appelée intelligence humaine;

J'allais je ne sais où suivant je ne sais qui;

J'ai pratiqué Glycas, Suidas, Tiraboschi,

Sosiclès, Torniel, Hodierna, Zonare;

J'ai fréquenté le docte en coudoyant l'ignare;

En présence du sort, du futur, du passé,

De l'énigme, du ciel, du gouffre, j'ai causé

Avec l'esprit humain flânant à sa fenêtre;

J'ai fouillé pas à pas ce dédale : connaître;

J'ai dans cette cité, plus noire que les fours

Hanté les culs-de-sac comme les carrefours;

Lu tous les écriteaux, flairé toutes les cibles;

J'ai pris tous les sentiers possibles, impossibles,

Le plat, le raboteux, le connu, l'inconnu;

Je suis allé cent fois et cent fois revenu

De la science exacte, entrepôt sombre où l'homme

Compte le monde ainsi qu'un avare une somme,

À la philosophie, église dont Platon

Est le clocher avec Maugras pour clocheton;

J'ai vu l'antre où l'on prie et l'antre où l'on dissèque;

Et vos collèges froids dont la bibliothèque,

Ainsi qu'une vapeur qui prend forme le soir,

À l'étage d'en haut se condense en dortoir.

J'ai tout appris : Coger, Psellus, les Théophiles,

Pouranas composant la terre de neuf îles,

Socion et Photin ; que Sénèque était là

Quand saint Paul vint trouver Néron et lui parla;

Qu'Alirune enseigna Marcomir ; que Marcobe

Sous Théodose était maître de garde-robe;

Que les Populicains à Sens furent vaincus;

Comment Manès d'abord s'appela Curbicus;

Que sur la langue Apis avait un scarabée;

Que Paschasin était évêque à Lilybée,

Et que Paschase, abbé de Corvey, fut traduit

Par le père Sirmond en seize cent dix-huit ;

Qu'Ambroise est un coursier dont le dogme est la bride;

Que la clef de Cordus ouvre Dioscoride;

Que l'esprit saint planait sur les fameux combats

De saint Jérôme avec le rabbin Akibas;

Que l'absurde se croit ; que l'horrible s'adore;

Qu'Ésoptius n'est pas moindre que Nimphidore;

Et comment Mahomet dans tous ses embarras

Consultait Sergius aidé de Batiras;

Qu'il n'existe qu'un siècle et qu'il n'est qu'une école;

Que Bzovius fut docte, et que le grand Nicole

Est si grand qu'il pourrait loger sous son manteau

Godeau, Chiffletius, Possevin et Petau.

J'ai tout ruminé, glose, analyse, critique.

J'ai vu Laïs au pnyx, Aspasie au portique,

Et jusques à Scarron dans son trou de Saint-Cyr;

J'ai fait ce stage affreux, n'ayant d'autre plaisir,

Au pied du mur humain pauvre bête acculée,

Que de manger parfois dans la main d'Apulée

Ou de parler avec Balaam dans un coin.

Pas un texte, ici, là, haut ou bas, près ou loin,

Pas de volume jaune et mangé par les mites,

Pas de lourd catalogue informe et sans limites,

Que mon esprit, voulant tout voir, ne feuilletât.

J'ai donc étudié beaucoup ; le résultat ?

Un peu d'allongement à mes oreilles tristes.



Et je me suis dit : — Âne, il faut que tu persistes.

J'ai pris, pour faire enfin le tour des cécités,

D'autres inscriptions à d'autres facultés,

Hébreu, sanscrit, pâkrit, grammaire générale,

Jurisprudence, droit, esthétique, morale,

Chimie... — Oh ! comprends-tu, Kant, ce qu'il m'a fallu

De longanimité pour dire : — J'ai tout lu,

Tout appris, et je suis plus que jamais pécore;

Eh bien ! je vais apprendre et je vais lire encore !



L'âne poursuivit : — Kant, j'ai donc recommencé,

Doublé ma rhétorique, élargi mon fossé;

J'ai remis mon oreille énorme en discipline;

J'ai recreusé Straton, Sosibe, Éraste, Pline,

Et Gérard de Crémone, et Trublet, ab ovo,

Et le grammairien Sostrate, et de nouveau,

La science m'a fait manger de la poussière.

Du noir chaudron qui bout devant cette sorcière

Je me suis fait le morne et lugubre écumeur.



Oh ! cliquetis de mots, tohubohu, rumeur,

Champ de foire, Babel, chaos ! auquel entendre ?

Bossuet est féroce et Fénelon est tendre;

La concordantia du cardinal d'Ailly

Montre un dogme dans l'astre au fond des cieux cueilli;

Photius m'expliquait son fatras somnifère,

Catanes ses trois dés, Sacrobosco sa sphère;

Solon m'offrait ses lois, Bollandus ses romans;

Irénée insultait les quartodecimans;

Je voyais se poursuivre à coups de syllogismes,

Paz, armé pour la foi, Krantz, souteneur des schismes,

Et Melchior Adam et Barleycourt Hugo,

Vieux coqs de l'argument debout sur leur ergo.

Fouillons les chartriers, refouillons les glossaires;

Caracoran, cherchez Issedon ; dans ses serres

Jove a cet écriteau : Vel hodie vel cras;

Et Tertullien sombre étrangle Carpocras.

Carpocras d'Irénée enviait la boutique;

Ce Carpocras était un si fier hérétique

Que toi-même, bon Kant, qui jamais n'exécras

Personne, tu devrais exécrer Carpocras.

Comment mettre d'accord Jousse, Antoine Studite,

L'homme de cour Sénèque et Jean le troglodyte,

Young, le pleureur des nuits, Wordsworth, l'esprit des lacs,

Thalès, Hevelius, Levera, Granallachs;

Les gais soupeurs, d'Holbach, Parny, Dorat-Cubière,

D'argens, avec Rancé qui prend pour lit sa bière;

Le dessus de velours, le dessous de sapin;

Ancelin et Cluvier, Polyte et Plancarpin;

Larcher contre Arouet et Cicchi contre Dante;

Et l'engeance grimaude et la race pédante;

Juste Lipse et Luther, Naigeon et Davila ?

Knox me tirait par ci, Scot me tirait par là;

Luc prenait une oreille, Euler empoignait l'autre;

Hu ! braillait le chiffreur. Dia ! beuglait l'apôtre.

Oh ! ma jeunesse en fleur qui courait dans les prés

Et les bois par l'aurore et la joie empourprés !

L'herbe verte ! l'étable où l'on fait un doux somme !

Oh ! les coups de bâton de mon ânier bonhomme !

Je ne pourrai jamais dire, ô splendeur des cieux,

Avec des mots assez crachés et furieux,

Comment ils ont changé la pensée en lanière

Et l'idée en férule, et de quelle manière

Ces malheureux m'ont fait, sous un monstrueux tas

D'Eusèbes, de Sophrons, de Blastus, d'Architas,

D'Ossa plus Pélion, d'Anthume plus Orose,

De petit ânon leste immense âne morose !

Livres ! qui, compulsés, adorés, vermoulus,

Sans cesse envahissant l'homme de plus en plus,

De la table des temps épuisez les rallonges,

D'où sortent des lueurs, des visions, des songes,

Et des mains que les morts mettent sur les vivants,

Codes des sanhédrins, oracles des divans,

Textes graves, ardus, austères, difficiles,

Appendices fameux des siècles, codicilles

Du testament de l'homme à chaque âge récrit,

Dont le vélin fait peur quand le temps le flétrit,

Comme si l'on voyait vieillissante et ridée

La face vénérable et chaste de l'idée;

Vous qui faites, sous l'oeil du chercheur feuilletant,

Un bruit si solennel qu'il semble qu'on entend

Le grand chuchotement de l'Inconnu dans l'ombre,

Volumes sacro-saints que l'institut dénombre,

Qui jusqu'en Chine allez emplir de vos rayons

Ce collège appelé Forêt-de-Crayons,

Résidus de l'effort terrestre, où s'accumule

Le chiffre dont le sphinx compose la formule,

Des hommes lumineux prodigieux produit,

Oh ! comme vous m'avez obscurci, moi la nuit !

Oh ! comme vous m'avez embêté, moi la bête !



Quel délire m'a pris d'aller sur votre faîte

Brouter l'ortie humaine, hélas, et de tenter

Votre viol funèbre, et de vous convoiter,

Livres qui pour consigne avez cette sentence :

— Garder Isis ; tenir les brutes à distance, —

Qui défendez, afin que tout reste normal,

Le passage sacré de l'homme à l'animal,

Ô phédons, ô talmuds, ô korans, dont les piles

Du sombre esprit humain gardent les Thermopyles !



Ô volumes, j'ai fait le grand noviciat;

Je suis plus lourd qu'Accurse et plus sain qu'Alciat;

Triste, j'ai digéré la docte baliverne;

J'ai, du matin au soir, en classe, dans l'Averne,

Fait des auteurs latins le patient blocus;

J'ai remué, suivant le conseil de Flaccus,

Les exemplaires grecs d'une patte nocturne;

Livres, vous semblez tous des fleuves penchant l'urne,

Mais ce qui sort de vous, c'est le dégorgement

De l'éternel brouillard sur les glaciers fumant;

L'esprit se perd en vous comme aux gouffres la sonde;

Vous êtes imposants ! vous divisez le monde

En deux opinions principales : savoir

Si vos graves feuillets, votre blanc, votre noir,

Vos textes plus profonds que les flots sur les plages,

Vos luxes de science, et vos fiers étalages

De travail et d'étude, et vos grands apparats,

Sont créés pour les vers ou sont faits pour les rats.

L'Âne - Coup d'œil général

L'orateur, fût-il âne, essoufflé se repose;

Patience reprit, ayant fait une pause :

Rhéteurs, quel mot divin faites-vous épeler ?

Dites, qu'enseignez-vous ? que venez-vous parler

D'idéal, de réel, et nous rompre la tête ?

Votre réel à vous, c'est la chimère bête,

Ou c'est la loi féroce et dure; ici Baal,

Là Dracon; et l'erreur partout. Votre idéal

C'est quelque faux chef-d'oeuvre ou quelque vertu fausse,

C'est un roi qu'en rampant la flatterie exhausse,

Ou c'est un livre pâle ayant pour qualité

De s'ouvrir sans blesser les yeux de sa clarté;

Honneur au grand Louis ! Gloire au tendre Racine !

Ah ! l'idéal m'endort, le réel m'assassine,

Grâce ! au diable ! assez bu ! Je prends congé. Bonsoir.

Quelle solution donne votre savoir

Sur ce qui nous étonne ou ce qui nous effraie ?

Avez-vous seulement un peu de lueur vraie ?

Non. Rien. Sur l'inconnu, l'absolu, le divin,

Sur l'incompréhensible et l'insondable, en vain

L'illuminé contemple et le myope scrute,

Qu'est-ce que vous savez de plus que moi la brute ?

Hélas ! je sens moi-même, étant votre écolier,

Hommes, ma tête au poids des questions plier;

J'ai sur mon cristallin naïf la taie humaine.

Le prêtre en sait-il plus que le catéchumène ?

Le cardinal voit-il mieux que l'enfant de choeur ?

L'ombre a la face grave et le profil moqueur;

Et l'ombre, tu le sais, ô Kant, c'est la science.

Sur le premier venu fais-en l'expérience.

Vois, cet homme a blêmi sur sa bible; voici

Qu'il est vieux; l'homme est chauve et le livre est moisi;

Les cheveux ont passé de l'homme sur le livre;

L'homme a voulu tout voir, tout savoir, tout poursuivre,

Tout avoir; secouer le linceul pli par pli;

Il s'est rassasié, repu, gavé, rempli;

Il sait toute la langue et toute la pensée,

Et la géométrie et la théodicée,

La légende crédule et le chiffre sournois;

Il sait l'assyrien, le persan, le chinois,

L'arabe, le gallois, le copte, le gépide,

Le tartare, le basque; eh bien, il est stupide.

Au fond de cette tête où s'accouple et se fond

Tout l'idéal avec tout le réel, au fond

De ce polytechnique et de ce polyglotte,

L'immensité du vide et du tombeau sanglote.

Oh ! ces sophistes lourds, ces casuistes froids,

De la tourbe ahurie exploitant les effrois,

Tous ces fakirs, latins, grecs, sanscrits, hébraïques,

Tous ces gérontes noirs, tonsurés ou laïques,

Tous ces pharisiens de l'explication,

Ceux-ci venant de Rome et ceux-là de Sion;

Tous ayant leur koran, leur joug, leur évangile,

Leur bible de papier ou leur autel d'argile,

Jurant par Aristote ou par Thomas d'Aquin,

Pour trouver l'éternel furetant un bouquin;

Bègues, sourds; demandant à leur dictionnaire

Le mot, que l'aigle entend murmurer au tonnerre;

Pas un ne comprenant ce splendide credo

Qui s'étoile le soir aux plis du noir rideau,

Pas un ne se laissant aller, l'âme penchante,

À l'attendrissement du point du jour qui chante,

Comme je les ai vus disputer, s'acharner,

Affirmer, contester, et bruire, et vanner,

Les grecs chassant les juifs, les juifs damnant les guèbres,

De la semence d'ombre en un van de ténèbres !

Comme je les ai vus, dressés sur leur séant,

Hagards, les uns, docteurs de leur propre néant,

Ayant l'aveuglement funèbre pour disciple,

Rêvant dans l'empyrée un monstre double ou triple,

Regardant fuir, tandis qu'effarés nous songions,

L'ouragan des erreurs et des religions ,

Épier s'ils verraient passer dans la rafale

Ou le Janus bi-front ou l'Hermès tricéphale !

D'autres, logiciens, métaphysiciens,

Pédagogues, groupés sous les porches anciens,

Discuter l'évidence, et fouiller, rêveurs blêmes,

L'énigme à la lueur livide des systèmes,

Et, combinant les faits, les doutes, les raisons,

Rapprocher, pour souffler dessus, ces noirs tisons !

D'autres, théologaux, notaires de consultes,

Évêques secouant leur foudre au seuil des cultes,

Clercs, chanoines, bedeaux, prédicateurs, abbés,

Dans l'ornière d'un texte ou d'un rite embourbés,

De quelque oiseau mystique adorant l'envergure.

Étouffant par moment le rire de l'augure,

Agiter leurs longs bras et leur surplis jauni

Dans des chaires faisant ventre sur l'infini;

Et, clignant leurs yeux morts sous leurs crânes fossiles,

Assembler le nuage informe des conciles,

Dans Éphèse, dans Reims, dans Arles, dans Embrun,

Sur Dieu, l'être éclatant, l'être effrayant, l'être un !

Et courber leur front chauve, et se pencher encore,

Et chercher à tâtons l'éblouissante aurore,

Et crier : — Voyez-vous quelque chose ? Est-ce là ?

Qu'en pense Onufrius ? qu'en dit Zabarella ?

Où donc est l'être ? Où donc est la cause première ?

Cherchons bien ! — Et pendant que l'énorme lumière,

Formidable emplissait le firmament vermeil,

Leur chandelle tâchait d'éclairer le soleil !

Homme, à d'autres instant, enivré de toi-même,

L'aveuglement croissant dans ta prunelle blême,

Tu dis : — C'est moi qui suis. Dieu n'est pas; l'homme est seul.

Est-ce au Gange, à la Mecque, à Thèbe, à Saint-Acheul,

Dans les cornes d'Ammon ou dans la Vénus d'Arle,

Qu'il faut aller chercher ce Dieu dont on nous parle ?

Est-ce lui que l'enfant a dans son petit doigt ?

Personne ne l'a vu, personne ne le voit,

Cet être où la ferveur des idiots s'attache.

Il est donc bien difforme et bien noir qu'il se cache ?

L'homme est visible, lui ! c'est lui le conquérant;

C'est lui le créateur ! l'homme est beau, l'homme est grand;

L'argile vit sitôt que sa main l'a pétrie;

L'homme est puissant; qui donc créa l'imprimerie,

Et l'aiguille aimantée, et la poudre à canon,

Et la locomotive ? Est-ce Jéhovah ? non;

C'est l'homme. Qui dressa les splendides culées

Du pont du Gard, au vol des nuages mêlées ?

Qui fit le Colisée, et qui le Parthénon ?

Qui construisit Paris et Rome ? Est-ce Dieu ? non;

C'est l'homme. Pas de cime où l'homme roi ne monte.

Il sculpte le rocher, sucre le fruit, et dompte,

Malgré ses désespoirs, sa haine et ses abois,

La bête aux bonds hideux, larve horrible des bois;

Tout ce que l'homme touche, il l'anime ou le pare. —

Bien, crache sur le mur, et maintenant compare.

Le grand ciel étoilé, c'est le crachat de Dieu.

Nier est votre roue et croire est votre essieu.

Hommes, et vous tournez effroyablement vite.

Après l'enfant de choeur, le diacre et le lévite

Chantant alleluia, passe une légion

D'hérétiques criant l'hymne trisagion;

L'homme blanc devient noir de nuance en nuance;

Entre une conscience et une autre conscience

Le fil est court; Rancé coudoie Arnauld; Arnauld

Janséniste confine à Luther huguenot;

Et Luther huguenot touche à Rousseau déiste;

Et Rousseau n'est pas loin de Spinosa; c'est triste,

Ou c'est réjouissant, à ton choix; mais c'est vrai;

L'Horeb, ou Sans-Souci; le Thabor, ou Cirey,

Entre Orphée et Pyrrhon l'humanité trébuche;

Ô Kant, nous tomberions dans quelque obscure embûche,

Nous bêtes, s'il fallait que nous vous suivissions.

L'homme va du blasphème aux superstitions;

Il brave le réel, puis il adore l'ombre;

Il passe son poing vil à travers l'azur sombre,

Jette sa pierre infâme aux saintes régions,

Et croit réparer tout par ses religions,

Par un faux idéal taillé dans la matière,

Par on ne sait quel spectre imitant la lumière,

Par quelque idole vaine et folle qu'il met là,

Et qu'il nomme Zeus ou qu'il appelle Allah.

Il insulte le Dieu, le créateur, l'arbitre;

Puis, inepte et tremblant, raccommode la vitre

Des infinis avec une étoile en papier.

J'ai lu, cherché, creusé, jusqu'à m'estropier.

Ma pauvre intelligence est à peu près dissoute.

Ô qui que vous soyez qui passez sur la route,

Fouaillez-moi, rossez-moi; mais ne m'enseignez pas.

Gardez votre savoir sans but, dont je suis las,

Et ne m'en faites point tourner la manivelle.

Montez-moi sur le dos, mais non sur la cervelle.

Mon frère l'homme, il faut se faire une raison,

Nous sommes vous et nous dans la même prison;

La porte en est massive et la voûte en est dure;

Tu regardes parfois au trou de la serrure,

Et tu nommes cela Science; mais tu n'as

Pas de clef pour ouvrir le fatal cadenas.

J'ai fort compassion de toi, te l'avouerai-je ?

Toi qu'une heure vieillit, et qu'une fièvre abrège,

Comment t'y prendrais-tu, dans ton abjection,

Pour feuilleter la vie et la création ?

La pagination de l'infini t'échappe.

À chaque instant, lacune, embûche, chausse-trape,

Ratures, sens perdu, doute, feuillet manquant;

Partout la question triple : Comment ? Où ? Quand ?

Qu'est-ce que le serpent ? Que veut dire la pomme ?

Deux natures parfois se compliquent, et font

Comme un chiffre où la brute avec Adam se fond;

Le singe reparaît sous l'homme palimpseste;

Viens-tu du fratricide et sors-tu de l'inceste,

Comme le dit Moïse ? Ou n'es-tu que le fait

Résultant d'un chaos qu'un soleil échauffait,

Être double, être mixte en qui s'est condensée

La matière en instinct, la lumière en pensée,

Le seul marcheur debout, créature sommet

Que l'arbre accepte, auquel la pierre se soumet,

Et que la bête obscure, ayant pour verbe un râle,

Subit en protestant dans sa nuit sépulcrale ?

Es-tu le patient dont nous sommes les clous ?

As-tu derrière toi le Mal, le grand jaloux ?

Contiens-tu quelque flamme auguste qui doit vivre ?

Ou n'es-tu qu'une chair qu'un souffle épars enivre,

Qui fera quelques pas et sera de la nuit ?

Es-tu le vain brouillard, d'un peu d'aurore enduit,

Qui, prêt à s'effacer, se déforme et chancelle ?

As-tu dans toi l'étoile à l'état d'étincelle,

Et seras-tu demain aux séraphins pareil ?

Réponds à tout cela, si tu peux. Ton sommeil,

En sais-tu le secret ? Connais-tu la frontière

Où l'esprit ailé vient relayer la matière ?

Comment le ver s'envole ? et par quelle loi, dis,

Les enfers lentement sont promus paradis ?

Que sais-tu du parfum ? que sais-tu du tonnerre ?

Peux-tu guérir l'abcès du volcan poitrinaire ?

Qu'est-ce que tes savants t'apprennent ? Turrien,

Qui te dira le nom du vent en syrien,

Sait-il son envergure et son itinéraire ?

La mamelle de l'ombre est là; peux-tu la traire ?

Abundius qui fut diacre d'Anicetus

Sait-il quel ouvrier peint en bleu le lotus ?

Baloeus, Surius, Pitsoeus et Cédrène

Savent-ils pourquoi l'aube en larmes est sereine ?

L'abbé Poulle ose-t-il en face regarder

L'énigme qu'on entend gémir, chanter, gronder ?

As-tu lu dans Lactance ou bien dans Éleuthère

Quelle est la fonction du diamant sous terre ?

Sais-tu par dom Poirier ou par monsieur Lejay

De quelle flamme l'oeil des condors est forgé,

Et maître Calepin dit-il dans son glossaire

Où se trempe l'acier dont est faite leur serre ?

Saint Thomas connaît-il tous ces noirs Ixions

Qu'on nomme affinités, forces, attractions ?

Nicole, qui sait tout, sait-il par quel organe

L'été tire à jamais à lui la salangane,

Et, vainqueur, fait passer la mer au passereau ?

Homme, sais-tu comment l'eau nourrit le sureau ?

Connais-tu l'hydre orage et le monstre tempête

Qui naît dans le jardin des cieux, dresse la tête,

Glisse et rampe à travers les nuages mouvants,

Et qui flaire la rose effrayante des vents ?

Qu'as-tu trouvé ? Devant l'évolution sainte

De la vie, admirable et divin labyrinthe,

Ta vue est myopie et ton âme est stupeur.

Vois, ce monde est d'abord un noyau de vapeur

Qui tourne comme un globe énorme de fumée;

Vaste, il bout au soleil qui luit, braise enflammée;

Il bout, puis s'attiédit et se condense, et l'eau

Tombe au centre du large et ténébreux halo;

Puis la terre, encor fange, au fond de l'eau s'amasse;

Sur cette vase on voit ramper une limace,

C'est l'hydre, c'est la vie; et la mer s'arrondit

Autour d'un point qui sort des eaux et qui verdit;

C'est l'île surgissant des profondeurs béantes;

Des vers titans parmi des fougères géantes

Fourmillent; et du bord des boueux archipels

Des colosses se font de monstrueux appels;

L'hippopotame sort de l'immense onde obscure,

Le serpent cherche un flanc où plonger sa piqûre,

De vaste millepieds se traînent, le kraken

Semble un rocher vivant sous l'algue et le lichen,

Et le poulpe, agitant sa touffe contractile,

Tâche d'étreindre au vol l'affreux ptérodactyle;

Puis des millions d'ans se passent; du roseau

Sort l'arbre, et l'air devient respirable à l'oiseau,

Et la chauve-souris décroît, et voici l'aigle,

Le vent fraîchit, le flot baisse, la mer se règle,

L'île soudée à l'île ébauche un continent,

Et l'homme apparaît nu, pensif et rayonnant;

C'est fini; l'aube émerge, et le recul immense

Des monstres, du chaos, des ténèbres, commence;

La tempête de l'être a cessé de souffle;

Et l'on entend des voix sur la terre parler;

Le typhon s'amoindrit et devient l'infusoire;

Et l'antique bataille, inextinguible et noire,

Du dragon et de l'hydre, avec son fauve bruit,

Fuit dans le microscope et se perd dans la nuit;

L'effrayant désormais plonge dans l'invisible;

L'infiniment petit s'ouvre, gouffre terrible;

L'épouvante s'éclipse après avoir régné;

L'horreur, devant Adam qui doit être épargné,

Pas à pas rétrograde et rentre inassouvie

Dans cet enfoncement sinistre de la vie;

L'azur prodigieux s'épanouit au ciel.

Et maintenant, savant, penseur officiel,

Rat du budget, souris d'une bibliothèque,

Académicien bon voisin de l'évêque,

Quel compte te rends-tu de tout cela, réponds ?

Comment rattaches-tu les arches de ces ponts

Au grand centre de l'ombre ? avec quelles besicles,

Docteur, regardes-tu les formidables cycles ?

Tu t'enfermes, craintif, dans le roman sacré;

Mieux vaut mutiler Dieu que fâcher son curé;

Et Cuvier, traître au vrai, pour être pair de France,

Trouble des temps profonds la sombre transparence.

Pour augmenter la brume, hélas ! les professeurs

Ajoutent doctement de l'encre aux épaisseurs,

Et l'institut nous montre avec un air de gloire

L'énigme plus opaque et la source plus noire.

Ô le bon vieux palais gardé par deux lions !

La science met là tous ses tabellions,

Et l'on se complimente et l'on se félicite;

Et moi l'âne, qui suis parmi vous en visite,

Je n'aurais jamais cru que l'homme triomphât

À ce point de son vide, et, si nul, fût si fat !

Avec Diafoirus Bridoison fraternise;

Le dindon introduit l'oie et la divinise;

Vrai ! quand la comète entre au sanhédrin des cieux

Et des astres fixant sur sa splendeur leurs yeux,

Le grand soleil, auquel tout l'empyrée adhère,

Ne fait pas plus de fête à ce récipiendaire.

Pleure, homme ! — Et que sais-tu de ton propre destin ?

Dis ? quoi de ton cerveau ? quoi de ton intestin ?

Quoi d'en haut ? quoi d'en bas ? depuis ton vieux déluge,

Dis, ce que c'est qu'un prêtre et ce que c'est qu'un juge,

Le sais-tu ? te vois-tu serpenter, dévier,

Crouler ? as-tu sondé la mort, trou de l'évier ?

Même en considérant Dieu comme hors de cause,

Comme clair dans l'esprit et prouvé dans la chose,

Même en nous laissant, nous les brutes, de côté,

Comprendre ces mots, Sort, Sépulcre, Humanité;

Savoir la profondeur de ce puits où tu tombes,

Quelle espèce de jour passe aux fentes des tombes,

À quel commencement cette fin aboutit;

Savoir si l'homme, en qui l'éternel retentit,

Est ou n'est pas trompé par ses sombres envies

D'autres ascensions, d'autres sorts, d'autres vies;

Savoir s'il est épi dans le céleste blé;

Savoir si l'alchimiste inconnu, le Voilé,

Soude en ce creuset morne appelé sépulture

Le monde antérieur à sa sphère future;

Si vous fûtes jadis, si vous fûtes ailleurs

Plus beaux ou plus hideux, plus méchants ou meilleurs;

Si l'épreuve refait à l'âme une innocence;

Si l'homme sur la terre est en convalescence;

Si vous redeviendrez divins au jour marqué;

Si cette chair, limon sur votre être appliqué,

Argile à qui le temps avare se mesure,

N'est que le pansement d'une ancienne blessure;

Si quelqu'un finira par lever l'appareil;

Savoir si chaque étoile et si chaque soleil

Est une roue en flamme aux lumières changeantes

Dont les créations diverses sont les jantes

Et dont la vie immense et sainte est le moyeu;

Voir le fond du ciel noir et le fond du ciel bleu,

Homme, cela n'est pas possible, et j'en défie,

Christ, ta religion ! Kant, ta philosophie !

Le gouffre répond-il à qui vient l'appeler ?

Non. L'effort est perdu. Déchiffrer, épeler,

Apprendre, étudier, n'est qu'un pas en arrière.

L'esprit revient meurtri du choc de la barrière;

L'homme est après la marche un peu moins avancé;

Hélas ! X Y Z en sait moins qu'A B C;

L'espérance a les yeux plus ouverts que l'algèbre;

J'ai toujours entendu, devant le seuil funèbre

Des problèmes obscurs qui mettent sur les dents

Les chercheurs, et qui font griffonner aux pédants

Tant d'affreux in-quarto, ruine du libraire,

L'ignorance hennir et la science braire.

Je viens de voir le blême édifice construit

Par l'homme et la chimère, avec l'ombre et le bruit,

La rumeur, la clameur, la surdité, la haine.

De quoi je sors ? Je sors de la besogne vaine;

Je viens de travailler, Kant, à la vision.

J'ai vu faire à Zéro son évolution.

Sur la montagne informe où la brume séjourne,

Dans l'obscur aquilon la Tour des langues tourne

Sur quatre ailes : calcul, dogme, histoire, raison;

Les savants, gerbe à gerbe, y portent leur moisson;

Et, tombant, surgissant, passantes éternelles,

S'évitant, se cherchant, les quatre sombres ailes

Se poursuivent toujours sans s'atteindre jamais;

Elles portent en bas la lueur des sommets,

Et rapportent en haut le gouffre, et la folie

Des souffles les tourmente et les hâte et les plie.

L'intérieur est plein d'on ne sait quel brouillard;

Le râle du savoir s'y mêle au cri de l'art;

Ô machine farouche ! on dirait que les meules

Sont vivantes, et vont et roulent toutes seules;

Et l'on entend gémir l'esprit humain broyé;

Tout l'édifice a l'air d'un monstre foudroyé;

On voit là s'agiter, geindre, monter, descendre,

Ces pâles nourrisseurs qui font du pain de cendre,

Arius, Condillac, Locke, Érasme, Augustin;

L'un verse là son Dieu, l'autre offre son destin;

On s'appelle, on s'entr'aide, on s'insulte, on se hèle;

On gravit, charge aux reins, la frémissante échelle;

Sous les pas des douteurs on voit trembler des ponts

Où le prêtre jadis cloua ses vains crampons;

L'erreur rôde, la foi chante, l'orgueil s'exalte,

Et l'on se presse, et point de trêve, et pas de halte;

Le crépuscule filtre aux poutres du plafond

Par les toiles qu'Ignace et Machiavel font;

Tous vont; celui-ci grimpe et celui-là se vautre;

Tous se parlent; pas un n'entend ce que dit l'autre;

L'aile adresse en fuyant à l'aile qu'elle suit

Un discours qui se perd dans un chaos de bruit;

Les meules, ébranlant la tour de leur tangage,

Échangent sous la roue on ne sait quel langage;

Les portes pleines d'ombre en tournant sur leurs gonds

Ont l'air de grommeler de monstrueux jargons;

L'oeuvre est étrange; on voit les engrenages moudre

Le bien, le mal, le faux, le vrai, l'aube, la foudre,

Le jour, la nuit, les Tyrs, les Thèbes, les Sions,

Et les réalités, et les illusions;

On vide sur l'amas des rouages horribles

D'effrayants sacs de mots qu'on appelle les bibles,

Les livres, les écrits, les textes, les védas;

Le diable est au grenier qui voit par un judas;

À mesure qu'aux trous des cribles, noire ou blanche,

La mouture en poussière aveuglante s'épanche,

La mort la jette aux vents, ironique meunier;

On entend cette poudre affirmer et nier,

Disputer, applaudir, et pousser des huées,

Et rire, en s'envolant dans les fauves nuées;

Et des bouches au loin s'ouvrant avidement

À ces atomes fous que la nuit va semant;

Et cette nourriture a l'odeur de la tombe;

Le faîte de la tour se lézarde et surplombe;

Et d'autres travailleurs montent d'autres fardeaux,

Chacun ayant son sac de songes sur le dos;

Et les quatre ailes vont dans l'ouragan qui passe,

Si vaste qu'en faisant un cercle dans l'espace,

La basse est dans l'enfer et la haute est au ciel.

Je viens de ce moulin formidable, Babel.

L'Âne patience entre dans le détail

L'âne à ce qu'il disait rêva dans le silence,

Comme on suit du regard une pierre qu'on lance,

Puis ajouta :

— Serrons de près les questions.

Veux-tu que nous causions et que nous discutions ?

Soit.

Quoique le lecteur, à Sainte-Geneviève,

Trouve peu d'os à moelle et peu d'auteurs à sève;

Quoique, à l'Escurial, où Philippe pria,

Le plafond sépulcral de la Libraria,

Couvrant dossiers, cahiers, brochures, fascicules,

Ressemble à de la nuit noyant des crépuscules;

Quoique Oxford la savante ait, sous ses hauts châssis,

Moins de textes vivants que de centons moisis;

Quoique le maréchal vicomte de Turenne,

Caboche de soldat brutalement sereine,

Ait jugé, pataugeant dans les in-octavos,

La Rupertine bonne à loger ses chevaux;

Quoique l'Arsenal fasse, alors qu'on le secoue,

Tourner tant de néant sur son pupitre à roue;

Quoique, poussant des cris de triomphe, un essaim

De corbeaux, contemplant l'institut, son voisin,

Perche à la Mazarine, et que la Vaticane

Ait des angles si noirs que le diable y ricane,

Hommes, vous êtes fiers quand vous considérez

Vos bouquins reliés, catalogués, vitrés,

Avec vos rhéteurs dieux et vos pédants principes

Taillés en marbre jaune et juchés sur des cippes,

Et, j'en conviens, on a le vertige en voyant

Ce sombre alignement de livres, effrayant,

Inouï, se perdant sous les bahuts qui tremblent,

Ces vastes rendez-vous de volumes, qui semblent

Les légions du faux et du vrai s'avançant

En bon ordre, sous l'oeil trouble du temps présent,

Pour se livrer combat au fond des hypogées,

Et de l'esprit humain les batailles rangées;

Certes, j'admets que vous, les hommes, soyez vains

De cet entassement épique d'écrivains,

De tous ces papyrus et de toutes ces bibles;

C'est beau de voir Saumaise, agitant ses vieux cribles,

Tamiser ces monceaux d'esprit sur les pavés;

C'est beau d'avoir l'Exode avec des bois gravés

Par Alde de Venise ou Windelin de Spire;

Je conviens qu'on retient son souffle et qu'on respire

À peine quand on voit, dans vos doctes hangars,

Les tombes frissonner sous les piocheurs hagards;

C'est beau de pouvoir dire : Admirez les estampes;

Ici Virgile avec un laurier sur les tempes,

Là Chapelain avec plus de laurier encor;

Voici des manuscrits étalant sur fond d'or

Mainte arabesque pure, inextricable et nette

À rendre Goujon pâle et jaloux Biscornette;

Çà, c'est Newton; voyez quel beau Félibien !

Voici le grand, voici le vrai, voici le bien;

Barmne est là pour ses Lois, saint Thomas pour sa Somme,

Platon pour son Timée; et l'on comprend que l'homme

Fasse la roue avec tous ses livres au dos;

Mais, ô dignes humains pris sous tant de bandeaux,

Ce profond répertoire où la doctrine abonde,

Ce sombre cabinet de lecture du monde,

Tous ces textes, qui font le silence autour d'eux,

Depuis l'infortiat jusqu'à l'in-trente-deux,

Et d'où l'odeur des ans et des peuples s'exhale,

Cette bibliopole auguste et colossale

Qu'on voit, jetant au loin sa lueur aux cerveaux,

Flamboyer au-dessus de tous vos noirs travaux,

Comme la cheminée énorme de l'usine;

Toute cette raison que l'homme emmagasine,

Étageant grecs sur juifs, juifs sur égyptiens;

Que le temps sur le tas vient vider par hottées,

Ces Pascals, ces Longins, ces Jobs, ces Timothées,

Doux, sévères, touchants, mystérieux, railleurs,

Qu'est-ce si tout cela ne vous rend pas meilleurs ?

Par mon échine illustre et semblable aux coulées

De laves du Gibel âpres et dentelées,

Par les traductions du vieux père Brumoy,

Par l'honneur que m'a fait Christ en montant sur moi

Comme si l'âne était un degré de Calvaire,

Je le jure devant l'aube et la primevère,

Devant la fleur, devant la source et le ravin,

Digne Kant, je suis prêt à proclamer divin,

Vénérable, excellent, et j'admire et j'accepte

L'enseignement duquel on sortirait inepte,

Ignare, aveugle, sourd, buse, idiot; mais bon.

Mais apprends par coeur Jove, Ughel et Casaubon,

Baronius, Ibas d'Edesse, Théétète;

Médie Boctoner à fond; romps-toi la tête

Au sens qu'Eunapius donne à tel ou tel mot;

Va de l'abbé Tudesche au cardinal Cramaud;

Nourris-toi de Bohier, vieille prose bourrue;

Dévore Ammirato, Walinge, Pellagrue;

Vide résolument jusqu'à la lie et bois

André Schott, Sylvius autrement dit Dubois,

Massillon qui pérore et Fléchier qui harangue,

Docte Kant, je consens à fourbir de ma langue

Tous ces volumes, ceux qui sont noirs d'encre, et ceux

Qui sont tachés de sang, et ceux qui sont crasseux,

Y compris les fermoirs, la basane et les cuivres,

Si tu te sens, après avoir lu tous ces livres,

D'humeur à me donner un coup de pied de moins.

Si l'on veut faire grâce, en leurs lugubres coins,

À tous ces vieux vélins jargonnant tous les styles,

Ce qu'on peut dire, ô Kant, c'est qu'ils sont inutiles.

Et, philosophe ! au fait, comment tous ces monceaux

De tomes, gravement contemplés par les sots,

Pourraient-ils enfanter un résultat quelconque ?

Un rien les dépareille ou les brouille ou les tronque.

Puis ils se font la guerre entre eux, je te l'ai dit.

Le volume savant hait le tome érudit;

Le littéraire gourme avec le politique;

On joute à qui sera le plus paralytique,

Le plus obscur, le plus diffus, le plus pesant,

Et du juste, du vrai, du beau, le plus absent;

C'est à qui se fera lourd, majestueux, vaste,

À qui sera poudreux avec le plus de faste;

Car tous ces livres sont des vivants ténébreux;

L'oeil qui les voit croit voir des grands-prêtres hébreux,

Et quand de leurs casiers le jour perce les fentes,

Ils ont sur leurs rayons des airs d'hiérophantes;

Ils sont l'autorité régnant dans son caveau,

L'esprit de l'homme avec reliure de veau;

Avoir force feuillets, notes, renvois, chapitres,

Faire pousser des cris terribles aux pupitres,

Être un livre de poids par-dessus tout, voilà

L'ambition, le but, la gloire; et pour cela

Le bénédictin creuse, édifie et laboure;

Le volume veut être imposant, il se bourre

De blanc, de noir, de faits, de vent, de vieux, de neuf,

Et la grenouille idée enfle le livre boeuf.

Dans l'olympe farouche et sinistre des livres,

Lieu polaire où l'on prend les vitres pour des givres;

Dans l'immense grenier du bouquiniste humain

Où l'étude et la nuit scellent leur triste hymen,

Depuis que l'homme écrit, que l'esprit se fourvoie,

Que la première plume a fui la première oie;

Dans ce dock du grimoire universel, tunnel

Et puits du griffonnage antique et solennel,

Où l'erreur sur l'erreur s'amoncelle, où s'entasse

La savantasserie avec le savantasse,

Gouffre où sans voir l'ennui, ce miasme, on le sent,

Où s'est faite, de siècle en siècle grossissant,

Comme un ulcère croît, comme grandit un chancre,

L'horrible alluvion du déluge de l'encre,

Dans ce dépôt qu'emplit le froid morne des ifs,

Il faut les voir rangés, ces testaments massifs,

Ces volumes titans dont un fort de la halle

Aurait peine à porter la lourdeur idéale,

Ces tomes à stature écrasante, ulémas

Des lutrins monstrueux et des puissants formats;

Ceux-ci bardés de cuir, ceux-là vêtus de moire,

Ils encombrent des temps la ténébreuse armoire;

D'autres ouvrages sont éphémères, charnels,

Réels, mortels, humains; eux sont les éternels;

La cendre, qui du livre est l'austère rosée,

Leur arrive à travers les astres tamisée;

Chacun d'eux est un fort, chacun d'eux est un mont,

Chacun d'eux est un culte; eux des livres, fi donc !

Ils sont des avestas, ils sont des lévitiques,

Chacun d'eux est le Livre; ils sont les hauts portiques

Et les larges piliers de la maison d'Isis;

Ils sont les chênes noirs, vénérables, moisis,

De la Dodone obscure et lugubre des âmes;

On en entend sortir des voix de vieilles femmes;

Et l'ombre qui descend de leurs rameaux touffus

Va du Philothéos jusqu'au Polymorphus;

Ils sont les dolmens lourds et branlants; les registres

Pétrifiés du monde aveugle et fou des cuistres;

Des espèces de blocs funèbres et bavards;

Eux des livres, fi donc ! ils sont des boulevards;

Ils sont les élégants sacrés de la doctrine,

Les sphinx géants ayant l'oracle en leur narine,

Les colosses pensifs de la religion,

Ils sont des dieux. — Mais gare au diable Légion !

Gare à ce gamin sombre appelé petit livre !

Le format portatif est un monstre; il délivre,

Il proteste, il combat; c'est hideux, c'est criant;

Comme avec son épingle il crochète en riant

La serrure de fer d'une bible bastille !

Il a la clef des champs, ce brigand; il pétille,

Il éclate; il est clair, rapide, âpre, éloquent;

Il court, et met le feu partout. Oui, mon vieux Kant,

Poussière fulminante éparse sur les tables,

Les livres légers sont aux pesants redoutables;

Un frêle Capulet tue un gros Montaigu;

Un Diderot de poche, imprenable, exigu,

Invisible, détruit la montagne de tomes

Que font les Augustins mêlés aux Chrysostomes;

Que Laplace ait un jour sur sa calme hauteur

(Mais il ne l'aura point, car on est sénateur)

Le caprice de faire un almanach sauvage

Et sincère, à deux sous, et voyez le ravage !

L'almanach grimpe droit à l'azur, court, descend,

Monte, ôte à saint Michel son nimbe, va chassant

Saint Médard de son ciel, saint Pierre de sa loge,

Extermine Turnèbe, Arnobius, Euloge,

Moïse, Bossuet et l'abbé de Corbeil,

Et casse Josué, gendarme du soleil;

Et c'est fini, voilà la Légende dorée

Croulant sous l'ironique et splendide empyrée;

0Un tout petit Montaigne, adroit, glissant, rongeur,

Malgré leur profondeur et malgré leur largeur,

Va démolir Gennade et Thégan par la base;

Un leste Beaumarchais en quelques instants rase,

Avec leur clientèle honorable d'abus,

0Les de Maistre les plus caducs, les plus barbus;

Saint-Évremond accourt, moqueur, alerte, ingambe,

Et maintenant cherchez Symmachus, Alegambe,

Et le père Gretser et le père Poussin !

Paul-Louis colletant saint Luc, quel assassin !

Un essaim de pamphlets qui s'échappe dégrade,

Sur leur lit de justice ou leur lit de parade,

Sigonius, Prudence, Alde et le sieur Pithou;

D'où viennent-ils ? j'ignore; — où vont-ils ? Dieu sait où !

Mais ils mangent les saints jusqu'aux dernières plumes;

Sur les tomes debout ainsi que les enclumes

De la forge du deuil, de l'erreur et du vent,

Ils se répandent gais, cassant, rageant, bravant,

Des révolutions anarchique avant-garde;

Et l'on entend courir dans la brume hagarde

Le pas tumultueux de ces trotte-menu;

Et ce désordre est fait par ce peuple inconnu

Au nez du marguillier et sous l'oeil de l'édile;

Ainsi que l'ichneumon détruit le crocodile

Le doute in-dix-huit bat le dogme in-folio;

Malheur à l'alcoran qu'attaque un fabliau !

Un missel sur qui plane un couplet est malade;

Je plains l'infortiat qu'une puce escalade,

L'infortiat fût-il plein de rois et de dieux,

Si la puce, agitant son stylet radieux,

Saute, atome effrayant, la largeur de la terre

Et la hauteur d'un siècle, et se nomme Voltaire.

-- Mais, dis-tu, ce baudet n'a pas le sens commun.

Il veut un résultat; n'en est-ce dont pas un ?

Ce combat des penseurs est sublime. — À merveille.

Qu'en sort-il ? Baal meurt, l'ours fuit devant l'abeille,

Soit. On lutte, on s'acharne, assaut, mêlée à mort !

Et la science pique et la sagesse mord;

Que reste-t-il au coeur, la bataille finie ?

Hélas ! la nudité d'une immense ironie;

Tous les profonds instincts glacés et grelottants;

Kant, ce n'est pas cela que de l'homme j'attends.

L'esprit triomphe. À bas le vieux dogme ! on l'écrase,

Il tombe; le passé s'effondre; table rase;

Bien. Plus je suis vainqueur, plus je suis assombri .

Une négation est un sinistre abri;

Où mettrai-je mon âme ? est-ce dans un décombre ?

Je conviens que je dois à cette troupe sombre,

À ces démolisseurs de l'antique fatras,

Tout le logis qu'on peut avoir dans un plâtras.

La pioche, et pas de toit; la faux, et pas de gerbe.

Est-ce donc là le but de ton effort superbe,

Homme, architecte auguste, être prédestiné ?

Satan fait avorter Adam, son puîné;

J'en gémis; l'homme manque à sa tâche divine.

Je cherche un édifice et je trouve une ruine.

La nuit autour de l'homme

J'ai des objections à l'homme, tu le vois.

Qu'il existe une loi, mêlée aux vagues lois

Que nous entrevoyons par nos pâles fenêtres,

Qui, dans l'échelle obscure et tremblante des êtres,

Place au-dessus de nous ce pleureur, ce rieur,

Qui fasse l'âne aux fils d'Adam inférieur,

Qui mette moins de verbe en plus de bouche, et rende

L'endettement plus court dans l'oreille plus grande,

C'est possible; après tout, ça regarde l'auteur;

Que l'homme ait ou n'ait pas le droit sur sa hauteur

D'être traité par nous d'une façon civile,

Et d'être salué roi par la longue file

D'animaux que Noé dans son arche classait,

Par le lion ayant dans sa griffe un placet,

Par le corbeau tenant dans son bec un hommage;

Qu'il dise : — Dieu n'a fait qu'Adam à son image; —

Peu m'importe; je parle à cette majesté

Crûment, je ne suis pas de bassesse frotté,

Je suis franc; ma parole est âpre, mais certaine,

Car je préfère, étant frère de La Fontaine,

Et quelque peu cousin d'Agrippa d'Aubigné,

Le réel, même rude, au faux, même peigné,

Les toisons de la brute aux perruques de l'homme;

Je ne fais pas ma cour, Kant, je suis économe

D'admirer sottement et lâchement le roi,

Et je trouve en Dangeau plus d'âne que dans moi.

Si l'homme est majesté, cette majesté boite.

Quand la mort a serré ce pantin dans sa boîte,

En sort-il un esprit qui s'envole ? Psyché

Jaillit-elle à travers l'arlequin démanché ?

Je n'en sais rien. Cherchez. Il fait nuit.

Ce qui reste

Évident dans la brume adorable ou funeste,

C'est que c'est un vivant médiocre et mauvais.

Je deviendrais méchant, si je ne me sauvais,

Rien que pour avoir vu de près ce pauvre hère.

Je n'estime pas plus son grelot que sa haire,

Et son austérité que son relâchement;

Quand sa bouche dit vrai par hasard, son oeil ment;

Fumée, il s'évapore en toutes les emphases;

Son ventre et son cerveau n'ont point les mêmes phases.

La terre a son instinct, la lune a sa raison;

Entre l'air et son souffle il met une cloison;

Au lieu d'être le vaste esprit cosmopolite,

Il est toujours d'un lieu quelconque satellite,

Juif, grec, anglais dans l'Inde, au Brésil portugais;

Il rêve des édens et fait des paraguays ,

Il se tient hors du code ou hors de la nature;

Las, refroidi, blasé, s'il veut par aventure

Devenir vertueux, quels lugubres essais !

Il ne sait que passer de l'excès à l'excès,

De l'abus au défaut, de l'alcôve à la haine,

D'Ève au cloître, et que fuir don Juan dans Origène.

Voletant vaguement de la Trappe à Paphos,

Mouche heurtant de l'aile au soupirail du faux,

Bourdon de tous les dieux et de toutes les vitres,

Donnant pour moule aux fronts les casques et les mitres,

Forgeron d'imposture, ouvrier de fureurs,

Fabriquant au mensonge une armure d'erreurs,

Il n'est pas d'épithète outrageuse, honnie,

Vile, dont on ne puisse orner sa litanie.

Certe, on se tromperait de croire que l'azur,

Les sphères, les levers d'étoiles, l'éther pur,

Et le nimbe solaire et l'auréole astrale

Filtrent dans l'âme humaine en lumière morale.

Kant, c'est un malheur d'être une voûte à cachot,

Une cave fermée au ciel splendide et chaud,

Une maison de nuit. Hélas ! l'homme en est une.

Il a cette mauvaise et fatale fortune

Que son obscurité résiste obstinément

Au lys, à la colombe, à l'aube, au firmament.

Rien, ni l'Etna qui semble en braise se dissoudre,

Ni le passage vaste et fuyant de la foudre,

Ni la lune, ébauchant quelque sacré contour,

Pas même l'évidence éclatante du jour,

Pas même le feu noir qui dévore Sodome,

Rien ne peut éclairer l'intérieur de l'homme.

Ô Kant, l'homme est drapé de rêves mal tissus.

Vêtu d'un haillon sombre, il porte par-dessus

Une pourpre d'orgueil prise aux fausses sagesses.

Il est fils des géants mariés aux singesses;

Il a plus de grimace encor que de grandeur;

Son profil de beauté d'un profil de laideur

Se double, et son sublime adhère au ridicule

De si près qu'on le croit fait pour le crépuscule.

Aussi quelle ombre en lui ! quelle ombre autour de lui !

Il sent sous tous ses pas trembler le point d'appui,

Ce qu'il espère étant presque ce qu'il redoute;

Un flot de trouble passe après un flot de doute;

Tout se résout en gouffre, en chute, en tremblement

Sur on ne sait quel vague et blême escarpement,

En ouverture sombre, en cécité muette,

Tâtonnement au docte et vertige au poète;

Et toujours, au-dessus du lugubre horizon,

Et de votre savoir et de votre raison,

L'idole, le cromlech, l'autel, dressent leur cime

Que blanchit un rayon monstrueux de l'abîme.

Mais du moins faites-vous ce qu'il faudrait pour voir

Un peu plus de clarté dans votre cerveau noir ?

Point. La routine au fond du néant vous isole.

Vous avez tout, parole, écriture, boussole,

Vapeur, imprimerie, et scalpel et compas;

Faites-vous donc du jour avec cela ? Non pas.

Avez-vous des esprits, des plongeurs, des génies,

De grands cerveaux ouvrant des portes infinies,

Des puisatiers géants creusant au ciel des trous,

Des penseurs, des trouveurs ? — Pardieu ! — Qu'en faites-vous ?

Conduite de l'homme vis-à-vis des enfants

Et l'âne s'écria : — Pauvres fous ! Dieu vous livre

L'enfant, du paradis des anges encore ivre;

Vite, vous m'empoignez ce marmot radieux,

Ayant trop de clarté, trop d'oreilles, trop d'yeux,

Et vous me le fourrez dans un ténébreux cloître;

On lui colle un gros livre au menton comme un goître;

Et vingt noirs grimauds font dégringoler des cieux,

Ô douleur ! ce charmant petit esprit joyeux;

On le tire, on le tord, on l'allonge, on le tanne,

Tantôt en uniforme, et tantôt en soutane;

Un beau jour Trissotin l'examine, un préfet

Le couronne; et c'est dit : un imbécile est fait.

Glycère et Jeanneton, ces deux filles célestes,

Qui courent dans Virgile et Ronsard, sont moins lestes,

Quand Sylvain les poursuit, le fauve jouvenceau,

À trousser leur jupon pour passer un ruisseau,

Un singe est moins agile à gober une pêche,

Les baleiniers, armant leurs pirogues de pêche,

Sont moins prompts à lancer leur barque au flot mouvant

Dès que d'un squale en marche ils entendent l'évent,

En frappant dans ses mains Bonaparte a moins vite

Chassé l'aigle tudesque et l'aigle moscovite

Qu'un pédant n'est rapide à défaire un esprit.

Oh ! que de fois, depuis qu'hélas ! on m'entreprit,

J'ai vu l'abrutisseur en chef, le grand pontife

Qui, lugubre, a le plus de crasse dans sa griffe,

Dans l'antre où se tenaient nos régents, nos dragons

Les plus chauves, les plus goutteux, les plus bougons,

Entrer, tenant par l'aile ou la patte sanglante

Une pauvre petite âme toute tremblante,

Et dire, en la jetant aux vieux : Plumez-moi ça !

Je me souviens des cris que plus d'une poussa

Pendant que son plumage auroral, son enfance,

Sa blancheur, sa candeur, sa gaîté sans défense,

Sous les vils ongles noirs d'un rustre aux yeux éteints,

Tombaient, duvet charmant, et que les sacristains

Heureux de voir l'oiseau tout nu dans leurs mains dures

Balayaient ces splendeurs des cieux au tas d'ordures !

L'aile pourtant n'est point arrachée au moignon;

Elle repousse grise et faite au cabanon;

L'enfant vit; nul ne peut dire : Cette âme est morte;

L'âme prend la couleur du verrou de la porte,

Voilà tout, et son œil clignote; et maintenant,

Avec un encrier au croupion, traînant

Bréviaires, gradus, glossaires, cent volumes,

Toute la cuistrerie engluée à tes plumes,

Vole donc, alouette, au fond du libre azur !

La sacristie, hélas ! fait un deleatur

Du mystérieux D qui sert de majuscule

Au mot DIEU flamboyant dans notre crépuscule;

Elle éteint dans les fronts les rayons libéraux.

Vous mutilez des coeurs, ah, niais ! ah, bourreaux !

Et vous raccourcissez des âmes ! et vous êtes

Dans l'auguste forêt d'horribles ciseaux bêtes !

Vous tondez les instincts, vous rognez les cerveaux;

Sur le patron des vieux vous taillez les nouveaux;

De la création vous troublez l'équilibre;

Ignorant que tout être est fait pour croître libre,

Pour donner telle fleur et vivre en tel milieu,

Que toute âme a sa forme intime devant Dieu,

Et que toute nature a droit à sa broussaille,

Vous tronquez des talents, de même qu'à Versaille,

Ô brutes, vous changez en pains de sucre verts

Le cèdre et le cyprès, géants d'ombre couverts,

Sans même voir, parmi vos bronzes et vos marbres,

L'humiliation de tous ces pauvres arbres,

L'ennui de l'oranger fait pomme, et le chagrin

Des ifs taillés en cône autour du boulingrin.

Pédagogues ! toujours c'est ainsi que vous faites.

Tout l'esprit humain doit se mouler sur vos têtes;

Pégase doit brouter dans votre basse-cour,

L'aile morte, et manger de votre foin. Le jour

Où, de votre perruque arrangeant les volutes,

Fiers, perchés sur Zoïle et Batteux, vous voulûtes

Définir le génie, expliquer la beauté,

Les mauvais estomacs ont dit : Sobriété;

Les myopes ont dit : Soyons ternes; la clique

Des précepteurs, geignant d'un air mélancolique,

A décrété : Le beau, c'est un mur droit et nu.

Donc Rubens est trop rouge et Puget trop charnu;

L'art est maigre; Vénus serait plus belle, étique.

Shakspeare, ce satan de votre art poétique,

Prodigue image, idée et vie à chaque pas;

La nature, imitant Shakspeare, ne voit pas

Sur une vieille pierre une place vacante

Sans la donner à l'herbe ou l'offrir à l'acanthe;

Le lierre énorme où l'art mystérieux se plaît

Emplit Heidelberg comme il emplit Hamlet;

Vous coupez cette ronce auguste qui soupire;

Vous tombez à grands coups de serpe sur Shakspeare,

Marauds, et vous frappez, jusqu'à n'en laisser rien,

Sur le grand chêne où flotte un hymne aérien.

À qui donc croyez-vous persuader, ô cuistres,

Que le beau, que le vrai vous ont pris pour ministres,

Et qu'Horace va dire : Hic lucidus ordo,

Parce que vous tirez des crétins au cordeau !

N'est-il pas odieux, ô Jean-Jacque, ô Molière,

Ô d'Aubigné, du droit puissant auxiliaire,

Qui disais en voyant un roi : Qu'est-ce que c'est ?

Montaigne, mon bon Michel que son père faisait

Éveiller le matin au son de la musique,

Diderot qui raillais tout le vieil art phtisique,

Ô libre Hoffmann, planant dans les rêves fougueux,

N'est-il pas désolant, dites, de voir ces gueux,

Tatoués de latin, de grec, d'hébreu, ces cancres

Dont l'âme prend un bain dans la noirceur des encres,

Exécuter l'enfance en leurs blêmes couvents !

Ne sont-ils pas hideux, ces faux docteurs, savants

À donner au progrès une incurable entorse,

Commençant par l'ennui pour finir par la force,

Du bâillement allant volontiers au bâillon,

Logiques, de Boileau concluant Trestaillon,

Vantant Bonald, couvrant de béates exergues

Piet, Cornet d'Incourt et Clausel de Coussergues,

Tâchant d'éteindre au fond des bleus éthers !

N'est-il pas monstrueux de voir ces magisters,

Casernés dans l'horreur de leur Isis occulte,

Poser sur l'avenir qui s'envole en tumulte

Avec l'emportement d'Achille et de Roland,

Ayant dans l'oeil l'éclair de Vasco s'en allant

Ou de Jason partant pour la plage colchique,

Leur bâton de sergent instructeur monarchique,

Et crier aux esprits : À droite ! alignement !

Écolâtres, au fond de votre enseignement

Est Rome, enfermant l'âme en sa funèbre enceinte;

Vous êtes les prévôts de la science sainte

D'où jaillissant Newton et Watt, les caporaux

De l'art divin qui vit vibrer Sienne et Paros;

Le vil marais vous charme et votre oeil le préfère;

Vous feriez un étang, si l'on vous laissait faire,

De l'océan tordant ses flots sur les galets;

En forgeant des pédants, vous créez des valets;

En faisant le front bas vous faites l'âme basse;

Qu'un de vos patients chuchote dans la classe,

Qu'il ose relever son museau d'écolier,

Et se gratter un peu le cou sous son collier,

Ô révolution ! anarchie ! il vous semble

Que l'alphabet lui-même entre vos pattes tremble,

Que l'F et que le B vont se prendre le bec,

Que l'O tourne sa roue aux cornes de l'Y,

Horreur ! et qu'on va voir le point, bille fatale,

Tomber enfin sur l'I, ce bilboquet tantale !

Votre système est vain, votre empirisme est faux.

Ayez donc la charrue avant d'avoir la faux.

Çà, vous figurez-vous, parlons net, camarades,

Qu'on est un vrai docteur pour avoir pris ses grades,

Et qu'on sait quelque chose en sortant de chez vous ?

Que la grande nature, aux bruits vastes et doux,

Belle, n'enseigne rien à l'esprit qu'elle élève;

Et qu'Adam, ébloui de l'éden, épris d'Ève,

Attendait, pour que Dieu tout à fait le créât,

Qu'Iblis lui fît passer le baccalauréat ?

Non, la nature au fond pourrait suffire seule;

Elle sait tout, elle est nourrice, étant aïeule !

L'Âne - Conduite de l'homme vis-à-vis des génies

C'est en dehors des lois que vous faites, pédants,

Que plane l'harmonie aux grands hymnes grondants,

Et le papier réglé par une main classique

Est du papier réglé, mais n'est pas la musique.

Qu'on doit fourrer, vivants, les aigles, les griffons,

En cage dans les trous de vos dogmes profonds,

Que l'essor du penseur se mesure à vos mètres,

Qu'il doit vous consulter, vous les bedeaux des lettres,

Vous les abbés du goût, hurlant à l'unisson :

Nous sommes le savoir, nous sommes la raison !

Que vous avez, vous seuls, ces dons sacrés sur terre,

Et que chacun de vous en est propriétaire;

Que l'académie est, que la sorbonne vit;

Que l'antique sentier qu'à la file on suivit

Est la route sacrée, et qu'il faut faire en sorte

Qu'on n'y coure jamais, que jamais on n'en sorte;

Qu'on forge et qu'on bat le fer d'autant mieux qu'il est froid;

Que votre cloître est saint; que vous avez le droit

De mettre le génie et l'âme en retenue,

Que le cygne, nageant candide sous la nue,

Doit se faire montrer le blanc par un corbeau;

Que j'en saurai plus long, que je serai plus beau,

Moi l'âne, quand un gueux, flanqué d'une ou deux vieilles,

M'aura coupé la queue et rogné les oreilles,

Ah ! pardieu, vous allez me faire accroire ça !

L'âne a du sens, ayant porté Sancho Pança.

Il reprit : — Parmi vous qu'un novateur s'obstine,

Qu'il baise mal le bas du dos de la routine,

Qu'il ne veuille pas boire où de tout temps ont bu

La coutume ridée et l'usage barbu,

Que son âme ose, horreur ! n'être pas prisonnière,

Que, se sentant une aile, il méprise l'ornière,

Vous le damnez.

Jadis, un songeur l'entendait,

Les bêtes ont crié : Haro sur le baudet !

J'entends l'homme crier : Haro sur le génie !

Malheur à qui s'en va dans la sombre Uranie !

Dans la matière, encor, passe; on peut innover;

Il est permis d'aller, de chercher, de trouver

Quelque crapaud géant, quelque gros perce-oreille,

Quelque étrange fourmi, pas tout à fait pareille

À celles dont Linné a contemplé les oeufs,

Ou des squelettes frais et des fossiles neufs,

Des mammouths troublant l'ordre, et dans les grès, les schistes

Et les gneiss, des fémurs d'éléphants anarchistes;

La routine consent à ce qu'un cachalot,

Inédit, lève un peu trop son grouin hors du flot;

On peut faire, sans trop indigner les bélîtres,

Des révolutions dans les écailles d'huîtres;

L'immortelle ânerie, et j'en suis à regret,

Admet qu'on peut trouver un gui dans la forêt

Ou pêcher un mollusque avec un coup de sonde;

Quand on voit revenir après leur tour du monde

Le capitaine Cook, Magellan ou lord Ross

Rapportant des tapirs ou des rhinocéros,

Si bien que la science à leur aide complète

La confrontation de l'homme avec la bête,

Quelque raie éclairant l'énigme du dauphin,

Des os de mastodonte illuminant enfin

La grande question de l'ours, ou des carcasses

D'épiornis faisant progresser les bécasses,

Longs bravos; les savants formant leurs bataillons

Contemplent les herbiers et les échantillons,

Le mandarin admire, et le bourgeois dit : Qu'est-ce ?

On fait queue au musée à voir ouvrir la caisse,

Les deux chambres, que chauffe un rapport érudit,

Accordent au jardin des plantes un crédit

Pour élargir l'endroit où l'on met la genèse;

Et l'institut — pendant que, tout frémissant d'aise,

Paris en foule court voir le tapir manger, —

Harangue au pont des Arts le fossile étranger.

Mais quand le penseur, vaste et noir missionnaire,

Arrive du pays du rêve et du tonnerre,

Et revient du mystère où planent les esprit,

Rapportant, aussi lui, ce qu'à l'ombre il a pris,

Farouche, et dans sa main, de rayons inondée,

Tenant le fait chimère ou bien le monstre idée,

Déployant la splendeur d'un progrès factieux,

Quelque nouveauté sainte ayant l'odeur des cieux

Qui va faire, profonde et pure découverte,

L'homme heureux, et l'envie, hélas, encor plus verte;

Offrant la douleur morte ou l'espace annulé;

Montrant des visions la formidable clé;

Malheur à ce trouveur et malheur à ce mage !

Que Gall ait du cerveau vu sur le front l'image,

Que dans quelque insondable abîme le même air

Qui soulevait Élie ait emporté Mesmer,

Malheur ! Papin en France ou Galilée à Rome,

Quel que soit le prodige, hélas, quel que soit l'homme,

Quel que soit le bienfait, quel que soit l'ouvrier,

Qu'il se nomme Jackson, qu'il se nomme Fourier,

Malheur ! huée, affronts, et clameurs triomphantes;

Tous se jettent sur lui; les uns, les sycophantes,

Au nom des livres saints, védas ou rituels;

Les autres, les douteurs, bourreaux spirituels,

Parfois railleurs profonds, comme Swift et Voltaire,

Au nom du vieux bon sens, bouche pleine de terre.

On vous l'assomme avec maint argument plombé,

Là, par Christ plus Moïse, ici, par A plus B.

Que veut ce songe creux ? et de quelles cavernes

Sort-il pour nous conter de telles balivernes ?

Avoir du temps passé jeté le vieux bâton,

Quel crime ! S'appeler Gutenberg ou Fulton,

Quel cynisme ! Aller seul ! l'audace est fabuleuse !

Si c'est Flamel, Cardan, Saint-Simon ou Deleuze,

Pour en avoir raison l'éclat de rire est là;

Si c'est Jordan Bruno, si c'est Campanella

Qui le premier a dit : — Les soleils sont sans nombre, —

Qu'il se sauve; sinon, demain, le bûcher sombre

Lui mettra la fumée et la nuit dans les yeux,

Et l'affreux tourbillon des braises, envieux,

Châtiera ce rêveur du tourbillon des astres;

Harvey mourra moqué de tous les médicastres;

Kind raillera Képler, et tous les culs-de-plomb

Ferreront cet oiseau de l'océan, Colomb.

Vois, Socrate, par qui le genre humain se hausse,

Blêmit sinistrement dans une basse fosse;

Deux siècles avant l'heure où Vasco les verra,

Dante, oeil mystérieux que Dieu même éclaira,

Voit à travers la terre, énorme et sombre geôle,

Les quatre étoiles d'or qui sont à l'autre pôle;

Il le dit; on le chasse; et c'est ainsi toujours.

Dès qu'un flambeau paraît, l'homme crie : Au secours !

Qui l'éclaire ou le sert l'irrite; le génie

Est une infraction sévèrement punie;

Toujours vous proscrivez le grand homme fatal,

Sauf à lui dédier plus tard un piédestal;

Vos bienfaiteurs, penseurs et sages, ont beau dire :

— Cherchons et triomphons ! l'infini nous attire;

Dans l'océan Progrès il n'est point de cap Non ! —

L'homme réplique : exil, ciguë et cabanon;

Et l'histoire en est pleine, et tous ces Hérodotes

Content sous divers noms ces douces anecdotes.

J'ajoute : quelquefois le front des hauts songeurs

Se fend, l'idée ayant de trop grandes largeurs,

Et comme il est certain que la nature mêle

Toujours un peu d'ivresse au lait de sa mamelle,

Comme ils sont à la fois brumeux et radieux,

Ces hommes-là sont fous, dit la tourbe. Ils sont dieux !

L'excès de vérité n'éblouit-il pas l'âme,

Et n'a-t-on pas de grands aveuglements de flamme ?

Hélas : en peut-il être autrement ? Le réel,

L'idéal, le progrès, même venu du ciel,

Même apporté par Christ, même quand Dieu l'amène,

Passant par l'homme aura toujours la marque humaine.

Toujours l'idée aura pour nombril le défaut;

Toute innovation, même prise là-haut,

Par mille côtés vraie, est par un côté fausse;

Quel bonheur ! la routine à ce détail s'adosse.

Après avoir plongé dans la sublimité,

Après avoir volé le gouffre illimité,

Dans l'humaine cohue obstinée à ses voiles

Malheur à qui revient ! L'infini plein d'étoiles,

Sur la terre où le cuistre admire l'avorton,

N'a qu'un débarcadère appelé Charenton.

Oui, le crachat jaillit de cent bouches ouvertes

Sur tous les pâles Christs des saintes découvertes !

Oui, malheur au héros qui, la lunette en main,

Se dresse au lointain bord de l'horizon humain,

Guetteur mystérieux et vedette avancée !

Il est toujours tué; par qui ? par la pensée.

Car dès que les docteurs ont vu, troupeau jaloux,

Poindre une idée, ils ont la tristesse des loups,

La foule n'aime point qu'un astre la dérange

Avec un flamboiement de clarté trop étrange,

Et la pensée humaine a peur des vastes cris

Du génie, et du vol des immenses esprits.

L'âne reprit : — Hélas, hommes ! race chétive

Ayant plus de torpeur que d'initiative !

Hélas, génie humain ! hélas, esprit humain !

Qui, s'il fonde aujourd'hui, démolira demain,

Double, ayant Oui pour aile et Non pour carapace;

Qui, sans savoir pourquoi, d'un pôle à l'autre passe,

Du plus noir du cloaque au plus bleu de l'éther,

De Dante à Loriquet, de la bouche au sphincter;

Qui semble jeune et fort, et tout à coup se ride;

Qui vole, plane, et boite, et, pour s'en faire un guide,

Va du condor à l'oie, et sur le faîte met

Tantôt Herder ou Dante, et tantôt dom Calmet;

Qui ferme l'oeil sitôt qu'un peu d'aube y pénètre;

Qui, dans le même temps, trouve le moyen d'être

Virgile et Moevius, ou Voltaire et Restif;

Qui, pour être céleste en restant positif,

Se bâcle on ne sait quel accoutrement lyrique

Fait de plume d'archange et de poil de bourrique !

Plein d'hésitation, d'anxiété, d'effroi,

Bégayant juste assez pour dire : Je suis roi,

Kant, pour se déjuger il est toujours en verve;

La contradiction est son fonds de réserve;

Ne sondez pas, devant ce frivole parleur,

Ces questions : tombeau, sort, mystère, douleur;

Il fuit de l'Inconnu la sinistre falaise,

Sur ces pentes à pic il se sent mal à l'aise,

Il hait ces mots profonds qui semblent infinis,

Il ferme sa croisée au brouillard où Leibniz,

Dante, Eschyle, Reuchlin, Pythagore, Épicure,

Voyaient du noir destin pendre la corde obscure;

Il tâche de sortir de dessous les grands cieux;

Mais il n'est hors de là qu'un badaud vicieux,

Mais il ne sait pas même être un Chrysale honnête.

Il rit du fil de l'ombre, étant marionnette.

Le lendemain, voilà la peur qui le reprend.

Fou, tour à tour d'orgie ou d'aube s'empourprant,

L'homme mériterait, soit dit en style honnête,

D'avoir, ainsi que moi, sur le haut de la tête

Deux conduits auditifs taillés en falbala !

L'homme consent au beau, — s'il est utile. Il a

Le goût du médiocre et s'arrête à mi-côte;

Il laisse en route ceux dont l'idée est trop haute;

Il ferait plus de cas de l'Hékla que revêt

La neige et d'où le feu jaillit, s'il y pouvait

Poser quelque marmite énorme d'invalides;

Au ver sacré qui file au fond des chrysalides

Il demande un bonnet bien tiède, bien soyeux

Bien épais, qu'il se puisse abattre sur les yeux;

Il préfère Montmartre au mont Blanc, Athalie

À Macbeth, et son fiacre au char tonnant d'Élie;

Entre Horace et Vadé, Vadé serait son choix.

Il se croit roi du globe, il en est le bourgeois.

Source: Wikisource

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Commentaires :


Message de ArMen

Bonsoir Ahmed, je viens de faire l'essai, clic droit et enregistrer la cible du lien...cela fonctionne chez moi.
Je ne sais que vous dire, désolée.


Message de AHMED

Bonjour ,

Depuis plusieurs jours n arrivons pas à télecharger L ANE de HUGO et c est la lecture qui se déclenche au lieu de téléchargement.

ADV BRGDS AHMED


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