L'Odyssée-Chants16-18
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Publication : 2010-08-23
Lu par SPQR
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L'Odyssée (en grec ancien ?d?sse?a / Odusseía) est une épopée attribuée à l'aède Homère, comptant 12 109 hexamètres dactyliques, répartis en 24 chants. On pense qu'elle a été écrite après l'Iliade, vers la fin du VIIIe siècle av. J.-C. Elle est considérée comme l'un des plus grands chefs-d'oeuvre de la littérature mondiale et un des deux poèmes fondateurs (avec l'Iliade) de la civilisation européenne.
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Chant 16
Au lever d'Éôs, Odysseus et le divin porcher préparèrent le repas, et ils allumèrent le feu, et ils envoyèrent les pâtres avec les troupeaux de porcs. Alors les chiens aboyeurs n'aboyèrent pas à l'approche de Tèlémakhos, mais ils remuaient la queue. Et le divin Odysseus, les ayant vus remuer la queue et ayant entendu un bruit de pas, dit à Eumaios ces paroles ailées :
– Eumaios, certes, un de tes compagnons approche, ou un homme bien connu, car les chiens n'aboient point, et ils remuent la queue, et j'entends un bruit de pas.
Il avait à peine ainsi parlé, quand son cher fils s'arrêta sous le portique. Et le porcher stupéfait s'élança, et le vase dans lequel il mêlait le vin rouge tomba de ses mains ; et il courut au-devant du maître, et il baisa sa tête, ses beaux yeux et ses mains, et il versait des larmes, comme un père plein de tendresse qui revient d'une terre lointaine, dans la dixième année, et qui embrasse son fils unique, engendré dans sa vieillesse, et pour qui il a souffert bien des maux. Ainsi le porcher couvrait de baisers le divin Tèlémakhos ; et il l'embrassait comme s'il eût échappé à la mort, et il lui dit, en pleurant, ces paroles ailées :
– Tu es donc revenu, Tèlémakhos, douce lumière. Je pensais que je ne te reverrais plus, depuis ton départ pour Pylos. Hâte-toi d'entrer, cher enfant, afin que je me délecte à te regarder, toi qui reviens de loin. Car tu ne viens pas souvent dans tes champs et vers tes pâtres ; mais tu restes loin d'eux, et il te plaît de surveiller la multitude funeste des prétendants.
Et le prudent Tèlémakhos lui répondit :
– Qu'il en soit comme tu le désires, père. C'est pour toi que je suis venu, afin de te voir de mes yeux et de t'entendre, et pour que tu me dises si ma mère est restée dans nos demeures, ou si quelqu'un l'a épousée. Certes, peut-être le lit d'Odysseus, étant abandonné, reste-t-il en proie aux araignées immondes.
Et le chef des porchers lui répondit :
– Ta mère est restée, avec un coeur patient, dans tes demeures ; elle pleure nuit et jour, accablée de chagrins.
Ayant ainsi parlé, il prit sa lance d'airain. Et Tèlémakhos entra et passa le seuil de pierre. Et son père Odysseus voulut lui céder sa place ; mais Tèlémakhos le retint et lui dit :
– Assieds-toi, ô étranger. Je trouverai un autre siège dans cette étable, et voici un homme qui me le préparera.
Il parla ainsi, et Odysseus se rassit, et le porcher amassa des branches vertes et mit une peau par-dessus, et le cher fils d'Odysseus s'y assit. Puis le porcher plaça devant eux des plateaux de chairs rôties que ceux qui avaient mangé la veille avaient laissées. Et il entassa à la hâte du pain dans des corbeilles, et il mêla le vin rouge dans un vase grossier, et il s'assit en face du divin Odysseus. Puis, ils étendirent les mains vers la nourriture placée devant eux. Et, après qu'ils eurent assouvi la faim et la soif, Tèlémakhos dit au divin porcher :
– Dis-moi, père, d'où vient cet étranger ? Comment des marins l'ont-ils amené à Ithakè ? Qui se glorifie-t-il d'être ? Car je ne pense pas qu'il soit venu ici à pied.
Et le porcher Eumaios lui répondit :
– Certes, mon enfant, je te dirai la vérité. Il se glorifie d'être né dans la grande Krètè. Il dit qu'en errant il a parcouru de nombreuses villes des hommes, et, sans doute, un dieu lui a fait cette destinée. Maintenant, s'étant échappé d'une nef de marins Thesprôtes, il est venu dans mon étable, et je te le confie. Fais de lui ce que tu veux. Il dit qu'il est ton suppliant.
Et le prudent Tèlémakhos lui répondit :
– Eumaios, certes, tu as prononcé une parole douloureuse. Comment le recevrais-je dans ma demeure ? Je suis jeune et je ne pourrais réprimer par la force de mes mains un homme qui l'outragerait le premier. L'esprit de ma mère hésite, et elle ne sait si, respectant le lit de son mari et la voix du peuple, elle restera dans sa demeure pour en prendre soin, ou si elle suivra le plus illustre d'entre les Akhaiens qui l'épousera et lui fera de nombreux présents. Mais, certes, puisque cet étranger est venu dans ta demeure, je lui donnerai de beaux vêtements, un manteau et une tunique, une épée à double tranchant et des sandales, et je le renverrai où son coeur désire aller. Si tu y consens, garde-le dans ton étable. J'enverrai ici des vêtements et du pain, afin qu'il mange et qu'il ne soit point à charge à toi et à tes compagnons. Mais je ne le laisserai point approcher des prétendants, car ils ont une grande insolence, de peur qu'ils l'outragent, ce qui me serait une amère douleur. Que pourrait faire l'homme le plus vigoureux contre un si grand nombre ? Ils seront toujours les plus forts.
Et le patient et divin Odysseus lui répondit :
– Ô ami, certes, puisqu'il m'est permis de répondre, mon coeur est déchiré de t'entendre dire que les prétendants, malgré toi, et tel que te voilà, commettent de telles iniquités dans tes demeures. Dis-moi si tu leur cèdes volontairement, ou si les peuples, obéissant aux dieux, te haïssent ? Accuses-tu tes frères ? Car c'est sur leur appui qu'il faut compter, quand une dissension publique s'élève. Plût aux dieux que je fusse jeune comme toi, étant plein de courage, ou que je fusse le fils irréprochable d'Odysseus, ou lui-même, et qu'il revînt, car tout espoir n'en est point perdu ! Je voudrais qu'un ennemi me coupât la tête, si je ne partais aussitôt pour la demeure du Laertiade Odysseus, pour être leur ruine à tous ! Et si, étant seul, leur multitude me domptait, j'aimerais mieux être tué dans mes demeures que de voir ces choses honteuses : mes hôtes maltraités, mes servantes misérablement violées dans mes belles demeures, mon vin épuisé, mes vivres dévorés effrontément, et cela pour un dessein inutile qui ne s'accomplira point !
Et le prudent Tèlémakhos lui répondit :
– Étranger, je te dirai la vérité. Le peuple n'est point irrité contre moi, et je n'accuse point de frères sur l'appui desquels il faut compter, quand une dissension publique s'élève. Le Kroniôn n'a donné qu'un seul fils à chaque génération de toute notre race. Arkeisios n'a engendré que le seul Laertès, et Laertès n'a engendré que le seul Odysseus, et Odysseus n'a engendré que moi dans ses demeures où il m'a laissé et où il n'a point été caressé par moi. Et, maintenant, de nombreux ennemis sont dans ma demeure. Ceux qui dominent dans les îles, à Doulikhios, à Samè, à Zakynthos couverte de bois, et ceux qui dominent dans l'âpre Ithakè, tous recherchent ma mère et ruinent ma maison. Et ma mère ne refuse ni n'accepte ces noces odieuses ; et tous mangent mes biens, ruinent ma maison, et bientôt ils me tueront moi-même. Mais, certes, ces choses sont sur les genoux des dieux. Va, père Eumaios, et dis à la prudente Pènélopéia que je suis sauvé et revenu de Pylos. Je resterai ici. Reviens, n'ayant parlé qu'à elle seule ; et qu'aucun des autres Akhaiens ne t'entende, car tous méditent ma perte.
Et le porcher Eumaios lui répondit :
– J'entends et je comprends ce que tu m'ordonnes de faire. Mais dis-moi la vérité, et si, dans ce même voyage, je porterai cette nouvelle à Laertès qui est malheureux. Auparavant, bien que gémissant sur Odysseus, il surveillait les travaux, et, quand son âme le lui ordonnait, il buvait et mangeait avec ses serviteurs dans sa maison ; mais depuis que tu es parti sur une nef pour Pylos, on dit qu'il ne boit ni ne mange et qu'il ne surveille plus les travaux, mais qu'il reste soupirant et gémissant, et que son corps se dessèche autour de ses os.
Et le prudent Tèlémakhos lui répondit :
– Cela est très triste ; mais cependant ne va pas à lui malgré sa douleur. Si les destinées pouvaient être choisies par les hommes, nous nous choisirions le jour du retour de mon père. Reviens donc après avoir parlé à ma mère, et ne t'éloigne pas vers Laertès et vers ses champs ; mais dis à ma mère d'envoyer promptement, et en secret, l'intendante annoncer mon retour au vieillard.
Il parla ainsi, excitant le porcher qui attacha ses sandales à ses pieds et partit pour la ville. Mais le porcher Eumaios ne cacha point son départ à Athènè, et celle-ci apparut, semblable à une femme belle, grande et habile aux beaux ouvrages. Et elle s'arrêta sur le seuil de l'étable, étant visible seulement à Odysseus ; et Tèlémakhos ne la vit pas, car les dieux ne se manifestent point à tous les hommes. Et Odysseus et les chiens la virent, et les chiens n'aboyèrent point, mais ils s'enfuirent en gémissant au fond de l'étable. Alors Athènè fit un signe avec ses sourcils, et le divin Odysseus le comprit, et, sortant, il se rendit au-delà du grand mur de l'étable ; et il s'arrêta devant Athènè, qui lui dit :
– Divin Laertiade, subtil Odysseus, parle maintenant à ton fils et ne lui cache rien, afin de préparer le carnage et la mort des prétendants et d'aller à la ville. Je ne serai pas longtemps loin de vous et j'ai hâte de combattre.
Athènè parla ainsi, et elle le frappa de sa baguette d'or. Et elle le couvrit des beaux vêtements qu'il portait auparavant, et elle le grandit et le rajeunit ; et ses joues devinrent plus brillantes, et sa barbe devint noire. Et Athènè, ayant fait cela, disparut.
Alors Odysseus rentra dans l'étable, et son cher fils resta stupéfait devant lui ; et il détourna les yeux, craignant que ce fût un dieu, et il lui dit ces paroles ailées :
– Étranger, tu m'apparais tout autre que tu étais auparavant ; tu as d'autres vêtements et ton corps n'est plus le même. Si tu es un des dieux qui habitent le large Ouranos, apaise-toi. Nous t'offrirons de riches sacrifices et nous te ferons des présents d'or. Épargne-nous.
Et le patient et divin Odysseus lui répondit :
– Je ne suis point un des dieux. Pourquoi me compares-tu aux dieux ? Je suis ton père, pour qui tu soupires et pour qui tu as subi de nombreuses douleurs et les outrages des hommes.
Ayant ainsi parlé, il embrassa son fils, et ses larmes coulèrent de ses joues sur la terre, car il les avait retenues jusque-là. Mais Tèlémakhos, ne pouvant croire que ce fût son père, lui dit de nouveau :
– Tu n'es pas mon père Odysseus, mais un dieu qui me trompe, afin que je soupire et que je gémisse davantage. Jamais un homme mortel ne pourrait, dans son esprit, accomplir de telles choses, si un dieu, survenant, ne le faisait, aisément, et comme il le veut, paraître jeune ou vieux. Certes, tu étais vieux, il y a peu de temps, et vêtu misérablement, et voici que tu es semblable aux dieux qui habitent le large Ouranos.
Et le sage Odysseus lui répondit :
– Tèlémakhos, il n'est pas bien à toi, devant ton cher père, d'être tellement surpris et de rester stupéfait. Jamais plus un autre Odysseus ne reviendra ici. C'est moi qui suis Odysseus et qui ai souffert des maux innombrables, et qui reviens, après vingt années, dans la terre de la patrie. C'est la dévastatrice Athènè qui a fait ce prodige. Elle me fait apparaître tel qu'il lui plaît, car elle le peut. Tantôt elle me rend semblable à un mendiant, tantôt à un homme jeune ayant de beaux vêtements sur son corps ; car il est facile aux dieux qui habitent le large Ouranos de glorifier un homme mortel ou de le rendre misérable.
Ayant ainsi parlé, il s'assit. Alors Tèlémakhos embrassa son brave père en versant des larmes. Et le désir de pleurer les saisit tous les deux, et ils pleuraient abondamment, comme les aigles aux cris stridents, ou les vautours aux serres recourbées, quand les pâtres leur ont enlevé leurs petits avant qu'ils pussent voler. Ainsi, sous leurs sourcils, ils versaient des larmes. Et, avant qu'ils eussent cessé de pleurer, la lumière de Hèlios fût tombée, si Tèlémakhos n'eût dit aussitôt à son père :
– Père, quels marins t'ont conduit sur leur nef dans Ithakè ? Quels sont-ils ? Car je ne pense pas que tu sois venu ici à pied.
Et le patient et divin Odysseus lui répondit :
– Mon enfant, je te dirai la vérité. Les illustres marins Phaiakiens m'ont amené, car ils ont coutume de reconduire tous les hommes qui viennent chez eux. M'ayant amené, à travers la mer, dormant sur leur nef rapide, ils m'ont déposé sur la terre d'Ithakè ; et ils m'ont donné en abondance des présents splendides, de l'airain, de l'or et de beaux vêtements. Par le conseil des dieux toutes ces choses sont déposées dans une caverne ; et je suis venu ici, averti par Athènè, afin que nous délibérions sur le carnage de nos ennemis. Dis-moi donc le nombre des prétendants, pour que je sache combien d'hommes braves ils sont ; et je verrai, dans mon coeur irréprochable, si nous devons les combattre seuls, ou si nous chercherons un autre appui.
Et le prudent Tèlémakhos lui répondit :
– Ô père, certes, j'ai appris ta grande gloire, et je sais que tu es très brave et plein de sagesse ; mais tu as dit une grande parole, et la stupeur me saisit, car deux hommes seuls ne peuvent lutter contre tant de robustes guerriers. Les prétendants ne sont pas seulement dix, ou deux fois dix, mais ils sont beaucoup plus, et je vais te dire leur nombre, afin que tu le saches. Il y a d'abord cinquante-deux jeunes hommes choisis de Doulikhios, suivis de six serviteurs ; puis vingt-quatre de Samè ; puis vingt jeunes Akhaiens de Zakynthos ; puis les douze plus braves, qui sont d'Ithakè. Avec ceux-ci se trouvent Médôn, héraut et aoide divin, et deux serviteurs habiles à préparer les repas. Si nous les attaquons tous ainsi réunis, vois si tu ne souffriras point amèrement et terriblement de leur violence. Mais tu peux appeler à notre aide un allié qui nous secoure d'un coeur empressé.
Et le patient et divin Odysseus lui répondit :
– Je te le dis. Écoute-moi avec attention. Vois si Athènè et son père Zeus suffiront, et si je dois appeler un autre allié à l'aide.
Et le prudent Tèlémakhos lui répondit :
– Ceux que tu nommes sont les meilleurs alliés. Ils sont assis dans les hautes nuées, et ils commandent aux hommes et aux dieux immortels.
Et le patient et divin Odysseus lui répondit :
– Ils ne seront pas longtemps éloignés, dans la rude mêlée, quand la force d'Arès décidera entre nous et les prétendants dans nos demeures. Mais toi, dès le lever d'Éôs, retourne à la maison et parle aux prétendants insolents. Le porcher me conduira ensuite à la ville, semblable à un vieux mendiant. S'ils m'outragent dans nos demeures, que ton cher coeur supporte avec patience mes souffrances. Même s'ils me traînaient par les pieds hors de la maison, même s'ils me frappaient de leurs armes, regarde tout patiemment. Par des paroles flatteuses, demande-leur seulement de cesser leurs outrages. Mais ils ne t'écouteront point, car leur jour fatal est proche. Quand Athènè aux nombreux conseils aura averti mon esprit, je te ferai signe de la tête, et tu me comprendras. Transporte alors dans le réduit de la chambre haute toutes les armes d'Arès qui sont dans la grande salle. Et si les prétendants t'interrogent sur cela, dis-leur en paroles flatteuses : « Je les ai mises à l'abri de la fumée, car elles ne sont plus telles qu'elles étaient autrefois, quand Odysseus les laissa à son départ pour Troiè ; mais elles sont souillées par la grande vapeur du feu. Puis, le Kroniôn m'a inspiré une autre pensée meilleure, et je crains qu'excités par le vin, et une querelle s'élevant parmi vous, vous vous blessiez les uns les autres et vous souilliez le repas et vos noces futures, car le fer attire l'homme. » Tu laisseras pour nous seuls deux épées, deux lances, deux boucliers, que nous puissions saisir quand nous nous jetterons sur eux. Puis, Pallas Athènè et le très sage Zeus leur troubleront l'esprit. Maintenant, je te dirai autre chose. Retiens ceci dans ton esprit. Si tu es de mon sang, que nul ne sache qu'Odysseus est revenu, ni Laertès, ni le porcher, ni aucun des serviteurs, ni Pènélopéia elle-même. Que seuls, toi, et moi, nous connaissions l'esprit des servantes et des serviteurs, afin de savoir quel est celui qui nous honore et qui nous respecte dans son coeur, et celui qui n'a point souci de nous et qui te méprise.
Et son illustre fils lui répondit :
– Ô père, certes, je pense que tu connaîtras bientôt mon courage, car je ne suis ni paresseux ni mou ; mais je pense aussi que ceci n'est pas aisé pour nous deux, et je te demande d'y songer. Tu serais longtemps à éprouver chaque serviteur en parcourant les champs, tandis que les prétendants, tranquilles dans tes demeures, dévorent effrontément tes richesses et n'en épargnent rien. Mais tâche de reconnaître les servantes qui t'outragent et celles qui sont fidèles. Cependant, il ne faut pas éprouver les serviteurs dans les demeures. Fais-le plus tard, si tu as vraiment quelque signe de Zeus tempétueux.
Et tandis qu'ils se parlaient ainsi, la nef bien construite qui avait porté Tèlémakhos et tous ses compagnons à Pylos était arrivée à Ithakè et entra dans le port profond. Là, ils traînèrent la nef noire à terre. Puis, les magnanimes serviteurs enlevèrent tous les agrès et portèrent aussitôt les splendides présents dans les demeures de Klytios. Puis, ils envoyèrent un messager à la demeure d'Odysseus, afin d'annoncer à la prudente Pènélopéia que Tèlémakhos était allé aux champs, après avoir ordonné de conduire la nef à la ville, et pour que l'illustre reine, rassurée, ne versât plus de larmes. Et leur messager et le divin porcher se rencontrèrent, chargés du même message pour la noble femme. Mais quand ils furent arrivés à la demeure du divin roi, le héraut dit, au milieu des servantes :
– Ton cher fils, ô reine, est arrivé.
Et le porcher, s'approchant de Pènélopéia, lui répéta tout ce que son cher fils avait ordonné de lui dire. Et, après avoir accompli son message, il se hâta de rejoindre ses porcs, et il quitta les cours et la demeure.
Et les prétendants, attristés et soucieux dans l'âme, sortirent de la demeure et s'assirent auprès du grand mur de la cour, devant les portes. Et, le premier, Eurymakhos, fils de Polybos, leur dit :
– Ô amis, certes, une audacieuse entreprise a été accomplie, ce voyage de Tèlémakhos, que nous disions qu'il n'accomplirait pas. Traînons donc à la mer une solide nef noire et réunissons très promptement des rameurs qui avertiront nos compagnons de revenir à la hâte.
Il n'avait pas achevé de parler, quand Amphinomos, tourné vers la mer, vit une nef entrer dans le port profond. Et les marins, ayant serré les voiles, ne se servaient que des avirons. Alors, il se mit à rire, et il dit aux prétendants :
– N'envoyons aucun message. Les voici entrés. Ou quelque dieu les aura avertis, ou ils ont vu revenir l'autre nef et n'ont pu l'atteindre.
Il parla ainsi, et tous, se levant, coururent au rivage de la mer. Et aussitôt les marins traînèrent la nef noire à terre, et les magnanimes serviteurs enlevèrent tous les agrès. Puis ils se rendirent tous à l'agora ; et ils ne laissèrent s'asseoir ni les jeunes, ni les vieux. Et Antinoos, fils d'Eupeithès, leur dit :
– Ô amis, les dieux ont préservé cet homme de tout mal. Tous les jours, de nombreuses sentinelles étaient assises sur les hauts rochers battus des vents. Même à la chute de Hèlios, jamais nous n'avons dormi à terre ; mais, naviguant sur la nef rapide, nous attendions la divine Éôs, épiant Tèlémakhos afin de le tuer au passage. Mais quelque Dieu l'a reconduit dans sa demeure. Délibérons donc ici sur sa mort. Il ne faut pas que Tèlémakhos nous échappe, car je ne pense pas que, lui vivant, nous accomplissions notre dessein. Il est, en effet, plein de sagesse et d'intelligence, et, déjà, les peuples ne nous sont pas favorables. Hâtons-nous avant qu'il réunisse les Akhaiens à l'agora, car je ne pense pas qu'il tarde à le faire. Il excitera leur colère, et il dira, se levant au milieu de tous, que nous avons médité de le tuer, mais que nous ne l'avons point rencontré. Et, l'ayant entendu, ils n'approuveront point ce mauvais dessein. Craignons qu'ils méditent notre malheur, qu'ils nous chassent dans nos demeures, et que nous soyons contraints de fuir chez des peuples étrangers. Prévenons Tèlémakhos en le tuant loin de la ville, dans les champs, ou dans le chemin. Nous prendrons sa vie et ses richesses que nous partagerons également entre nous, et nous donnerons cette demeure à sa mère, quel que soit celui qui l'épousera. Si mes paroles ne vous plaisent pas, si vous voulez qu'il vive et conserve ses biens paternels, ne consumons pas, assemblés ici, ses chères richesses ; mais que chacun de nous, retiré dans sa demeure, recherche Pènélopéia à l'aide de présents, et celui-là l'épousera qui lui fera le plus de présents et qui l'obtiendra par le sort.
Il parla ainsi, et tous restèrent muets. Et, alors, Amphinomos, l'illustre fils du roi Nisos Arètiade, leur parla. C'était le chef des prétendants venus de Doulikhios herbue et fertile en blé, et il plaisait plus que les autres à Pènélopéia par ses paroles et ses pensées. Et il leur parla avec prudence, et il leur dit :
– Ô amis, je ne veux point tuer Tèlémakhos. Il est terrible de tuer la race des rois. Mais interrogeons d'abord les desseins des dieux. Si les lois du grand Zeus nous approuvent, je tuerai moi-même Tèlémakhos et j'exciterai les autres à m'imiter ; mais si les dieux nous en détournent, je vous engagerai à ne rien entreprendre.
Amphinomos parla ainsi, et ce qu'il avait dit leur plut. Et, aussitôt, ils se levèrent et entrèrent dans la demeure d'Odysseus, et ils s'assirent sur des thrônes polis. Et, alors, la prudente Pènélopéia résolut de paraître devant les prétendants très injurieux. En effet, elle avait appris la mort destinée à son fils dans les demeures. Le héraut Médôn, qui savait leurs desseins, les lui avait dits. Et elle se hâta de descendre dans la grande salle avec ses femmes. Et quand la noble femme se fut rendue auprès des prétendants, elle s'arrêta sur le seuil de la belle salle, avec un beau voile sur les joues. Et elle réprimanda Antinoos et lui dit :
– Antinoos, injurieux et mauvais, on dit que tu l'emportes sur tes égaux en âge, parmi le peuple d'Ithakè, par ta sagesse et par tes paroles. Mais tu n'es point ce qu'on dit. Insensé ! Pourquoi médites-tu le meurtre et la mort de Tèlémakhos ? Tu ne te soucies point des prières des suppliants ; mais Zeus n'est-il pas leur témoin ? C'est une pensée impie que de méditer la mort d'autrui. Ne sais-tu pas que ton père s'est réfugié ici, fuyant le peuple qui était très irrité contre lui ? Avec des pirates Taphiens, il avait pillé les Thesprôtes qui étaient nos amis, et le peuple voulait le tuer, lui déchirer le coeur et dévorer ses nombreuses richesses. Mais Odysseus les en empêcha et les retint. Et voici que, maintenant, tu ruines honteusement sa maison, tu recherches sa femme, tu veux tuer son fils et tu m'accables moi-même de douleurs ! Je t'ordonne de t'arrêter et de faire que les autres s'arrêtent.
Et Eurymakhos, fils de Polybos, lui répondit :
– Fille d'Ikarios, sage Pènélopéia, reprends courage et n'aie point ces inquiétudes dans ton esprit. L'homme n'existe point et n'existera jamais qui, moi vivant et les yeux ouverts, portera la main sur ton fils Tèlémakhos. Je le dis, en effet, et ma parole s'accomplirait : aussitôt son sang noir ruissellerait autour de ma lance. Souvent, le destructeur de citadelles Odysseus, me faisant asseoir sur ses genoux, m'a offert de ses mains de la chair rôtie et du vin rouge. C'est pourquoi Tèlémakhos m'est le plus cher de tous les hommes. Je l'invite à ne point craindre la mort de la part des prétendants mais on ne peut l'éviter de la part d'un dieu.
Il parla ainsi, la rassurant, et il méditait la mort de Tèlémakhos. Et Pènélopéia remonta dans la haute chambre splendide, où elle pleura son cher mari Odysseus, jusqu'à ce que Athènè aux yeux clairs eut répandu le doux sommeil sur ses paupières.
Et, vers le soir, le divin porcher revint auprès d'Odysseus et de son fils. Et ceux-ci, sacrifiant un porc d'un an, préparaient le repas dans l'étable. Mais Athènè s'approchant du Laertiade Odysseus, et le frappant de sa baguette, l'avait de nouveau rendu vieux. Et elle lui avait couvert le corps de haillons, de peur que le porcher, le reconnaissant, allât l'annoncer à la prudente Pènélopéia qui oublierait peut-être sa prudence.
Et, le premier, Tèlémakhos lui dit :
– Tu es revenu, divin Eumaios ! Que dit-on dans la ville ? Les prétendants insolents sont-ils de retour de leur embuscade, ou sont-ils encore à m'épier au passage ?
Et le porcher Eumaios lui répondit :
– Je ne me suis point inquiété de cela en traversant la ville, car mon coeur m'a ordonné de revenir très promptement ici, après avoir porté mon message ; mais j'ai rencontré un héraut rapide envoyé par tes compagnons, et qui a, le premier, parlé à ta mère. Mais je sais ceci, et mes yeux l'ont vu : étant hors de la ville, sur la colline de Herméias, j'ai vu une nef rapide entrer dans le port. Elle portait beaucoup d'hommes, et elle était chargée de boucliers et de lances à deux pointes. Je pense que c'étaient les prétendants eux-mêmes, mais je n'en sais rien.
Il parla ainsi, et la force sacrée de Tèlémakhos se mit à rire en regardant son père à l'insu du porcher. Et, après avoir terminé leur travail, ils préparèrent le repas, et ils mangèrent, et aucun, dans son âme, ne fut privé d'une part égale. Et, quand ils eurent assouvi la soif et la faim, ils se couchèrent et s'endormirent.
Chant 17
Quand Éôs aux doigts rosés, née au matin, apparut, Tèlémakhos, le cher fils du divin Odysseus, attacha de belles sandales à ses pieds, saisit une lance solide qui convenait à ses mains, et, prêt à partir pour la ville, il dit au porcher :
– Père, je vais à la ville, afin que ma mère me voie, car je ne pense pas qu'elle cesse, avant de me revoir, de pleurer et de gémir. Et je t'ordonne ceci. Mène à la ville ce malheureux étranger afin qu'il y mendie sa nourriture. Celui qui voudra lui donner à manger et à boire le fera. Je ne puis, accablé moi-même de douleurs, supporter tous les hommes. Si cet étranger s'en irrite, ceci sera plus cruel pour lui ; mais, certes, j'aime à parler sincèrement.
Et le subtil Odysseus lui répondit :
– Ô ami, je ne désire point être retenu ici. Il vaut mieux mendier sa nourriture à la ville qu'aux champs. Me donnera qui voudra. Je ne veux point rester davantage dans tes étables afin d'obéir à tous les ordres d'un chef. Va donc, et celui-ci me conduira, comme tu le lui ordonnes, dès que je me serai réchauffé au feu et que la chaleur sera venue : car, n'ayant que ces haillons, je crains que le froid du matin me saisisse, et on dit que la ville est loin d'ici.
Il parla ainsi, et Tèlémakhos sortit de l'étable et marcha rapidement en méditant la perte des prétendants. Puis, étant arrivé aux demeures bien peuplées, il appuya sa lance contre une haute colonne, et il entra, passant le seuil de pierre. Et, aussitôt, la nourrice Eurykléia, qui étendait des peaux sur les thrônes bien travaillés, le vit la première. Et elle s'élança, fondant en larmes. Et les autres servantes du patient Odysseus se rassemblèrent autour de lui, et elles l'entouraient de leurs bras, baisant sa tête et ses épaules. Et la sage Pènélopéia sortit à la hâte de la chambre nuptiale, semblable à Artémis ou à Aphroditè d'or. Et, en pleurant, elle jeta ses bras autour de son cher fils, et elle baisa sa tête et ses beaux yeux, et elle lui dit, en gémissant, ces paroles ailées :
– Tu es donc revenu, Tèlémakhos, douce lumière. Je pensais ne plus te revoir depuis que tu es allé sur une nef à Pylos, en secret et contre mon gré, afin de t'informer de ton cher père. Mais dis-moi promptement ce que tu as appris.
Et le prudent Tèlémakhos lui répondit :
– Ma mère, n'excite point mes larmes et ne remue point mon coeur dans ma poitrine, à moi qui viens d'échapper à la mort. Mais baigne ton corps, prends des vêtements frais, monte avec tes servantes dans les chambres hautes et voue à tous les dieux de complètes hécatombes que tu sacrifieras si Zeus m'accorde de me venger. Pour moi, je vais à l'agora, où je vais chercher un hôte qui m'a suivi quand je suis revenu. Je l'ai envoyé en avant avec mes divins compagnons, et j'ai ordonné à Peiraios de l'emmener dans sa demeure, de prendre soin de lui et de l'honorer jusqu'à ce que je vinsse.
Il parla ainsi, et sa parole ne fut pas vaine. Et Pénèlopéia baigna son corps, prit des vêtements frais, monta avec ses servantes dans les chambres hautes et voua à tous les dieux de complètes hécatombes qu'elle devait leur sacrifier si Zeus accordait à son fils de se venger.
Tèlémakhos sortit ensuite de sa demeure, tenant sa lance. Et deux chiens aux pieds rapides le suivaient, et Athènè répandit sur lui une grâce divine. Tous les peuples l'admiraient au passage ; et les prétendants insolents s'empressèrent autour de lui, le félicitant à l'envi, mais, au fond de leur âme, méditant son malheur. Et il se dégagea de leur multitude et il alla s'asseoir là où étaient Mentôr, Antiphos et Halithersès, qui étaient d'anciens amis de son père. Il s'assit là, et ils l'interrogèrent sur chaque chose. Et Peiraios illustre par sa lance vint à eux, conduisant son hôte à l'agora, à travers la ville. Et Tèlémakhos ne tarda pas à se tourner du côté de l'étranger. Mais Peiraios dit le premier :
– Tèlémakhos, envoie promptement des servantes à ma demeure, afin que je te remette les présents que t'a faits Ménélaos.
Et le prudent Tèlémakhos lui répondit :
– Peiraios, nous ne savons comment tourneront les choses. Si les prétendants insolents me tuent en secret dans mes demeures et se partagent mes biens paternels, je veux que tu possèdes ces présents, et j'aime mieux que tu en jouisses qu'eux. Si je leur envoie la kèr et la mort, alors tu me les rapporteras, joyeux, dans mes demeures, et je m'en réjouirai.
Ayant ainsi parlé, il conduisit vers sa demeure son hôte malheureux. Et dès qu'ils furent arrivés ils déposèrent leurs manteaux sur des sièges et sur des thrônes, et ils se baignèrent dans des baignoires polies. Et, après que les servantes les eurent baignés et parfumés d'huile, elles les couvrirent de tuniques et de riches manteaux, et ils s'assirent sur des thrônes. Une servante leur versa de l'eau, d'une belle aiguière d'or dans un bassin d'argent, pour se laver les mains, et elle dressa devant eux une table polie que la vénérable intendante, pleine de bienveillance pour tous, couvrit de pain qu'elle avait apporté et de nombreux mets. Et Pènélopéia s'assit en face d'eux, à l'entrée de la salle, et, se penchant de son siège, elle filait des laines fines. Puis, ils étendirent les mains vers les mets placés devant eux ; et, après qu'ils eurent assouvi la soif et la faim, la prudente Pènélopéia leur dit la première :
– Tèlémakhos, je remonterai dans ma chambre nuptiale et je me coucherai sur le lit plein de mes soupirs et arrosé de mes larmes depuis le jour où Odysseus est allé à Ilios avec les Atréides, et tu ne veux pas, avant l'entrée des prétendants insolents dans cette demeure, me dire tout ce que tu as appris sur le retour de ton père !
Et le prudent Tèlémakhos lui répondit :
– Ma mère, je vais te dire la vérité. Nous sommes allés à Pylos, auprès du prince des peuples Nestôr. Et celui-ci m'a reçu dans ses hautes demeures, et il m'a comblé de soins, comme un père accueille son fils récemment arrivé après une longue absence. C'est ainsi que lui et ses illustres fils m'ont accueilli. Mais il m'a dit qu'aucun des hommes terrestres ne lui avait rien appris du malheureux Odysseus mort ou vivant. Et il m'a envoyé avec un char et des chevaux vers l'Atréide Ménélaos, illustre par sa lance. Et là j'ai vu l'Argienne Hélénè, pour qui tant d'Argiens et de Troiens ont souffert par la volonté des dieux. Et le brave Ménélaos m'a demandé aussitôt pourquoi je venais dans la divine Lakédaimôn ; et je lui ai dit la vérité, et, alors, il m'a répondu ainsi :
– Ô dieux ! certes, des lâches veulent coucher dans le lit d'un brave ! Ainsi une biche a déposé dans le repaire d'un lion robuste ses faons nouveau-nés et qui tettent, tandis qu'elle va paître sur les hauteurs ou dans les vallées herbues ; et voici que le lion, rentrant dans son repaire, tue misérablement tous les faons. Ainsi Odysseus leur fera subir une mort misérable. Plaise au père Zeus, à Athènè, à Apollôn, qu'Odysseus se mêle aux prétendants, tel qu'il était dans Lesbos bien bâtie, quand, se levant pour lutter contre le Philomèléide, il le terrassa rudement ! Tous les Akhaiens s'en réjouirent. La vie des prétendants serait brève et leurs noces seraient amères. Mais les choses que tu me demandes en me suppliant, je te les dirai sans te rien cacher, telles que me les a dites le Vieillard véridique de la mer. Je te les dirai toutes et je ne te cacherai rien. Il m'a dit qu'il avait vu Odysseus subissant de cruelles douleurs dans l'île et dans les demeures de la nymphe Kalypsô, qui le retient de force. Et il ne pouvait regagner la terre de sa patrie. Il n'avait plus, en effet, de nefs armées d'avirons, ni de compagnons pour le reconduire sur le large dos de la mer.
– C'est ainsi que m'a parlé l'Atréide Ménélaos, illustre par sa lance. Puis, je suis parti, et les immortels m'ont envoyé un vent propice et m'ont ramené promptement dans la terre de la patrie.
Il parla ainsi, et l'âme de Pènélopéia fut émue dans sa poitrine. Et le divin Théoklyménos leur dit :
– Ô vénérable femme du Laertiade Odysseus, certes, Tèlémakhos ne sait pas tout. Écoute donc mes paroles. Je te prédirai des choses vraies et je ne te cacherai rien. Que Zeus, le premier des dieux, le sache ! et cette table hospitalière, et la maison du brave Odysseus où je suis venu ! Certes, Odysseus est déjà dans la terre de la patrie. Caché ou errant, il s'informe des choses funestes qui se passent et il prépare la perte des prétendants. Tel est le signe que j'ai vu sur la nef et que j'ai révélé à Tèlémakhos.
Et la prudente Pènélopéia lui répondit :
– Plaise aux dieux, étranger, que tes paroles s'accomplissent ! Tu connaîtras alors mon amitié, et je te ferai de nombreux présents, et chacun te dira un homme heureux.
Et c'est ainsi qu'ils se parlaient. Et les prétendants, devant la demeure d'Odysseus, sur le beau pavé, là où ils avaient coutume d'être insolents, se réjouissaient en lançant les disques et les traits. Mais quand le temps de prendre le repas fut venu, et quand les troupeaux arrivèrent de tous côtés des champs avec ceux qui les amenaient ordinairement, alors Médôn, qui leur plaisait le plus parmi les hérauts et qui mangeait avec eux, leur dit :
– Jeunes hommes, puisque vous avez charmé votre âme par ces jeux, entrez dans la demeure, afin que nous préparions le repas. Il est bon de prendre son repas quand le temps en est venu.
Il parla ainsi, et tous se levèrent et entrèrent dans la maison. Et quand ils furent entrés, ils déposèrent leurs manteaux sur les sièges et sur les thrônes. Puis, ils égorgèrent les grandes brebis et les chèvres grasses. Et ils égorgèrent aussi les porcs gras et une génisse indomptée, et ils préparèrent le repas.
Pendant ce temps, Odysseus et le divin porcher se disposaient à se rendre des champs à la ville, et le chef des porchers, le premier, parla ainsi :
– Etranger, allons ! puisque tu désires aller aujourd'hui à la ville, comme mon maître l'a ordonné. Certes, j'aurais voulu te faire gardien des étables ; mais je respecte mon maître et je crains qu'il s'irrite, et les menaces des maîtres sont à redouter. Allons donc maintenant. Le jour s'incline déjà, et le froid est plus vif vers le soir.
Et le subtil Odysseus lui répondit :
– J'entends et je comprends, et je ferai avec intelligence ce que tu ordonnes. Allons, et conduis-moi, et donne-moi un bâton, afin que je m'appuie, puisque tu dis que le chemin est difficile.
Ayant ainsi parlé, il jeta sur ses épaules sa misérable besace pleine de trous et fermée par une courroie tordue. Et Eumaios lui donna un bâton à son goût, et ils partirent, laissant les chiens et les porchers garder les étables. Et Eumaios conduisait ainsi vers la ville son roi semblable à un vieux et misérable mendiant, appuyé sur un bâton et couvert de haillons.
En avançant sur la route difficile, ils approchèrent de la ville et de la fontaine aux belles eaux courantes où venaient puiser les citoyens. Ithakos, Nèritos et Polyktôr l'avaient construite, et, tout autour, il y avait un bois sacré de peupliers rafraîchis par l'eau qui coulait en cercle régulier. Et l'eau glacée tombait aussi de la cime d'une roche, et, au-dessous, il y avait un autel des nymphes où sacrifiaient tous les voyageurs.
Ce fut là que Mélanthios, fils de Dolios, les rencontra tous deux. Il conduisait les meilleures chèvres de ses troupeaux pour les repas des prétendants, et deux bergers le suivaient. Alors, ayant vu Odysseus et Eumaios, il les insulta grossièrement et honteusement, et il remua l'âme d'Odysseus :
– Voici qu'un misérable conduit un autre misérable, et c'est ainsi qu'un dieu réunit les semblables ! Ignoble porcher, où mènes-tu ce mendiant vorace, vile calamité des repas, qui usera ses épaules en s'appuyant à toutes les portes, demandant des restes et non des épées et des bassins. Si tu me le donnais, j'en ferais le gardien de mes étables, qu'il nettoierait. Il porterait le fourrage aux chevaux, et buvant au moins du petit lait, il engraisserait. Mais, sans doute, il ne sait faire que le mal, et il ne veut point travailler, et il aime mieux, parmi le peuple, mendier pour repaître son ventre insatiable. Je te dis ceci, et ma parole s'accomplira : s'il entre dans les demeures du divin Odysseus, les escabeaux des hommes voleront autour de sa tête par la demeure, le frapperont et lui meurtriront les flancs.
Ayant ainsi parlé, l'insensé se rua et frappa Odysseus à la cuisse, mais sans pouvoir l'ébranler sur le chemin. Et Odysseus resta immobile, délibérant s'il lui arracherait l'âme d'un coup de bâton, ou si, le soulevant de terre, il lui écraserait la tête contre le sol. Mais il se contint dans son âme. Et le porcher, ayant vu cela, s'indigna, et il dit en levant les mains :
– Nymphes Krèniades, filles de Zeus, si jamais Odysseus a brûlé pour vous les cuisses grasses et odorantes des agneaux et des chevreaux, accomplissez mon voeu. Que ce héros revienne et qu'une divinité le conduise ! Certes, alors, ô Mélanthios, il troublerait les joies que tu goûtes en errant sans cesse, plein d'insolence, par la ville, tandis que de mauvais bergers perdent les troupeaux.
Et le chevrier Mélanthios lui répondit :
– Ô dieux ! Que dit ce chien rusé ? Mais bientôt je le conduirai moi-même, sur une nef noire, loin d'Ithakè, et un grand prix m'en reviendra. Plût aux dieux qu'Apollôn à l'arc d'argent tuât aujourd'hui Tèlémakhos dans ses demeures, ou qu'il fût tué par les prétendants, aussi vrai qu'Odysseus, au loin, a perdu le jour du retour !
Ayant ainsi parlé, il les laissa marcher en silence, et, les devançant, il parvint rapidement aux demeures du roi. Et il y entra aussitôt, et il s'assit parmi les prétendants, auprès d'Eurymakhos qui l'aimait beaucoup. Et on lui offrit sa part des viandes, et la vénérable intendante lui apporta du pain à manger.
Alors, Odysseus et le divin porcher, étant arrivés, s'arrêtèrent ; et le son de la kithare creuse vint jusqu'à eux, car Phèmios commençait à chanter au milieu des prétendants. Et Odysseus, ayant prit la main du porcher, lui dit :
– Eumaios, certes, voici les belles demeures d'Odysseus. Elles sont faciles à reconnaître au milieu de toutes les autres, tant elles en sont différentes. La cour est ornée de murs et de pieux, et les portes à deux battants sont solides. Aucun homme ne pourrait les forcer. Je comprends que beaucoup d'hommes prennent là leur repas, car l'odeur s'en élève, et la kithare résonne, elle dont les dieux ont fait le charme des repas.
Et le porcher Eumaios lui répondit :
– Tu as tout compris aisément, car tu es très intelligent ; mais délibérons sur ce qu'il faut faire. Ou tu entreras le premier dans les riches demeures, au milieu des prétendants, et je resterai ici ; ou, si tu veux rester, j'irai devant. Mais ne tarde pas dehors, de peur qu'on te frappe et qu'on te chasse. Je t'engage à te décider.
Et le patient et divin Odysseus lui répondit :
– Je sais, je comprends, et je ferai avec intelligence ce que tu dis. Va devant, et je resterai ici. J'ai l'habitude des blessures, et mon âme est patiente sous les coups, car j'ai subi bien des maux sur la mer et dans la guerre. Advienne que pourra. Il ne m'est point possible de cacher la faim cruelle qui ronge mon ventre et qui fait souffrir tant de maux aux hommes, et qui pousse sur la mer indomptée les nefs à bancs de rameurs pour apporter le malheur aux ennemis.
Et ils se parlaient ainsi, et un chien, qui était couché là, leva la tête et dressa les oreilles. C'était Argos, le chien du malheureux Odysseus qui l'avait nourri lui-même autrefois, et qui n'en jouit pas, étant parti pour la sainte Ilios. Les jeunes hommes l'avaient autrefois conduit à la chasse des chèvres sauvages, des cerfs et des lièvres ; et, maintenant, en l'absence de son maître, il gisait, délaissé, sur l'amas de fumier de mulets et de boeufs qui était devant les portes, et y restait jusqu'à ce que les serviteurs d'Odysseus l'eussent emporté pour engraisser son grand verger. Et le chien Argos gisait là, rongé de vermine. Et, aussitôt, il reconnut Odysseus qui approchait, et il remua la queue et dressa les oreilles ; mais il ne put pas aller au-devant de son maître, qui, l'ayant vu, essuya une larme, en se cachant aisément d'Eumaios. Et, aussitôt, il demanda à celui-ci :
– Eumaios, voici une chose prodigieuse. Ce chien gisant sur ce fumier a un beau corps. Je ne sais si, avec cette beauté, il a été rapide à la course, ou si c'est un de ces chiens que les hommes nourrissent à leur table et que les rois élèvent à cause de leur beauté.
Et le porcher Eumaios lui répondit :
– C'est le chien d'un homme mort au loin. S'il était encore, par les formes et les qualités, tel qu'Odysseus le laissa en allant à Troiè, tu admirerais sa rapidité et sa force. Aucune bête fauve qu'il avait aperçue ne lui échappait dans les profondeurs des bois, et il était doué d'un flair excellent. Maintenant les maux l'accablent. Son maître est mort loin de sa patrie, et les servantes négligentes ne le soignent point. Les serviteurs, auxquels leurs maîtres ne commandent plus, ne veulent plus agir avec justice, car le retentissant Zeus ôte à l'homme la moitié de sa vertu, quand il le soumet à la servitude.
Ayant ainsi parlé, il entra dans la riche demeure, qu'il traversa pour se rendre au milieu des illustres prétendants. Et, aussitôt, la kèr de la noire mort saisit Argos comme il venait de revoir Odysseus après la vingtième année.
Et le divin Tèlémakhos vit, le premier, Eumaios traverser la demeure, et il lui fit signe pour l'appeler promptement à lui. Et le porcher, ayant regardé, prit le siège vide du découpeur qui servait alors les viandes abondantes aux prétendants, et qui les découpait pour les convives. Et Eumaios, portant ce siège devant la table de Tèlémakhos, s'y assit. Et un héraut lui offrit une part des mets et du pain pris dans une corbeille.
Et, après lui, Odysseus entra dans la demeure, semblable à un misérable et vieux mendiant, appuyé sur un bâton et couvert de vêtements en haillons. Et il s'assit sur le seuil de frêne, en dedans des portes, et il s'adossa contre le montant de cyprès qu'un ouvrier avait autrefois habilement poli et dressé avec le cordeau. Alors, Tèlémakhos, ayant appelé le porcher, prit un pain entier dans la belle corbeille, et des viandes, autant que ses mains purent en prendre, et dit :
– Porte ceci, et donne-le à l'étranger, et ordonne lui de demander à chacun des prétendants. La honte n'est pas bonne à l'indigent.
Il parla ainsi, et le porcher, l'ayant entendu, s'approcha d'Odysseus et lui dit ces paroles ailées :
– Tèlémakhos, ô étranger, te donne ceci, et il t'ordonne de demander à chacun des prétendants. Il dit que la honte n'est pas bonne à l'indigent.
Et le subtil Odysseus lui répondit :
– Roi Zeus ! accorde-moi que Tèlémakhos soit heureux entre tous les hommes, et que tout ce qu'il désire s'accomplisse !
Il parla ainsi, et, prenant la nourriture des deux mains, il la posa à ses pieds sur sa besace trouée, et il mangea pendant que le divin aoide chantait dans les demeures. Mais le divin aoide se tut, et les prétendants élevèrent un grand tumulte, et Athènè, s'approchant du Laertiade Odysseus, l'excita à demander aux prétendants, afin de reconnaître ceux qui étaient justes et ceux qui étaient iniques. Mais aucun d'eux ne devait être sauvé de la mort. Et Odysseus se hâta de prier chacun d'eux en commençant par la droite et en tendant les deux mains, comme ont coutume les mendiants. Et ils lui donnaient, ayant pitié de lui, et ils s'étonnaient, et ils se demandaient qui il était et d'où il venait. Alors, le chevrier Mélanthios leur dit :
– Écoutez-moi, prétendants de l'illustre reine, je parlerai de cet étranger que j'ai déjà vu. C'est assurément le porcher qui l'a conduit ici ; mais je ne sais où il est né.
Il parla ainsi, et Antinoos réprimanda le porcher par ces paroles :
– Ô porcher, pourquoi as-tu conduit cet homme à la ville ? N'avons-nous pas assez de vagabonds et de mendiants, calamité des repas ? Trouves-tu qu'il ne suffit pas de ceux qui sont réunis ici pour dévorer les biens de ton maître, que tu aies encore appelé celui-ci ?
Et le porcher Eumaios lui répondit :
– Antinoos, tu ne dis pas de bonnes paroles, bien que tu sois illustre. Quel homme peut appeler un étranger, afin qu'il vienne de loin, s'il n'est de ceux qui sont habiles, un divinateur, un médecin, un ouvrier qui taille le bois, ou un grand aoide qui charme en chantant ? Ceux-là sont illustres parmi les hommes sur la terre immense. Mais personne n'appelle un mendiant, s'il ne désire se nuire à soi-même. Tu es le plus dur des prétendants pour les serviteurs d'Odysseus, et surtout pour moi ; mais je n'en ai nul souci, tant que la sage Pènélopéia et le divin Tèlémakhos vivront dans leurs demeures.
Et le prudent Tèlémakhos lui dit :
– Tais-toi, et ne lui réponds point tant de paroles. Antinoos a coutume de chercher querelle par des paroles injurieuses et d'exciter tous les autres.
Il parla ainsi, et il dit ensuite à Antinoos ces paroles ailées :
– Antinoos, tu prends soin de moi comme un père de son fils, toi qui ordonnes impérieusement à un étranger de sortir de ma demeure ! mais qu'un dieu n'accomplisse point cet ordre. Donne à cet homme. Je ne t'en blâmerai point. Je te l'ordonne même. Tu n'offenseras ainsi ni ma mère, ni aucun des serviteurs qui sont dans la demeure du divin Odysseus. Mais telle n'est point la pensée que tu as dans ta poitrine, et tu aimes mieux manger davantage toi-même que de donner à un autre.
Et Antinoos lui répondit :
– Tèlémakhos, agorète orgueilleux et plein de colère, qu'as-tu dit ? Si tous les prétendants lui donnaient autant que moi, il serait retenu loin de cette demeure pendant trois mois au moins.
Il parla ainsi, saisissant et montrant l'escabeau sur lequel il appuyait ses pieds brillants sous la table. Mais tous les autres donnèrent à Odysseus et emplirent sa besace de viandes et de pain. Et déjà Odysseus s'en retournait pour goûter les dons des Akhaiens, mais il s'arrêta auprès d'Antinoos et lui dit :
– Donne-moi, ami, car tu ne parais pas le dernier des Akhaiens mais plutôt le premier d'entre eux, et tu es semblable à un roi. Il t'appartient de me donner plus abondamment que les autres, et je te louerai sur la terre immense. En effet, moi aussi, autrefois, j'ai habité une demeure parmi les hommes ; j'ai été riche et heureux, et j'ai souvent donné aux étrangers, quels qu'ils fussent et quelle que fût leur misère. Je possédais de nombreux serviteurs et tout ce qui fait vivre heureux et fait dire qu'on est riche ; mais Zeus Kroniôn a tout détruit, car telle a été sa volonté. Il m'envoya avec des pirates vagabonds dans l'Aigyptiè lointaine, afin que j'y périsse. Le cinquième jour j'arrêtai mes nefs à deux rangs d'avirons dans le fleuve Aigyptos. Alors j'ordonnai à mes chers compagnons de rester auprès des nefs pour les garder, et j'envoyai des éclaireurs pour aller à la découverte. Mais ceux-ci, égarés par leur audace et confiants dans leurs forces, dévastèrent aussitôt les beaux champs des hommes Aigyptiens, entraînant les femmes et les petits enfants et tuant les hommes. Et aussitôt le tumulte arriva jusqu'à la ville, et les habitants, entendant ces clameurs, accoururent au lever d'Éôs, et toute la plaine se remplit de piétons et de cavaliers et de l'éclat de l'airain. Et le foudroyant Zeus mit mes compagnons en fuite, et aucun d'eux ne soutint l'attaque, et la mort les environna de toutes parts. Là, un grand nombre des nôtres fut tué par l'airain aigu, et les autres furent emmenés vivants pour être esclaves. Et les Aigyptiens me donnèrent à Dmètôrlaside, qui commandait à Kypros, et il m'y emmena, et de là je suis venu ici, après avoir beaucoup souffert.
Et Antinoos lui répondit :
– Quel dieu a conduit ici cette peste, cette calamité des repas ? Tiens-toi au milieu de la salle, loin de ma table, si tu ne veux voir bientôt une Aigyptiè et une Kypros amères, aussi sûrement que tu es un audacieux et impudent mendiant. Tu t'arrêtes devant chacun, et ils te donnent inconsidérément, rien ne les empêchant de donner ce qui ne leur appartient pas, car ils ont tout en abondance.
Et le subtil Odysseus dit en s'en retournant :
– Ô dieux ! Tu n'as pas les pensées qui conviennent à ta beauté ; et à celui qui te le demanderait dans ta propre demeure tu ne donnerais pas même du sel, toi qui, assis maintenant à une table étrangère, ne peux supporter la pensée de me donner un peu de pain, quand tout abonde ici.
Il parla ainsi, et Antinoos fut grandement irrité dans son coeur, et, le regardant d'un oeil sombre, il lui dit ces paroles ailées :
– Je ne pense pas que tu sortes sain et sauf de cette demeure, puisque tu as prononcé cet outrage.
Ayant ainsi parlé, il saisit son escabeau et en frappa l'épaule droite d'Odysseus à l'extrémité du dos. Mais Odysseus resta ferme comme une pierre, et le trait d'Antinoos ne l'ébranla pas. Il secoua la tête en silence, en méditant la mort du prétendant. Puis, il retourna s'asseoir sur le seuil, posa à terre sa besace pleine et dit aux prétendants :
– Écoutez-moi, prétendants de l'illustre reine, afin que je dise ce que mon coeur m'ordonne dans ma poitrine. Il n'y a ni douleur, ni honte, quand un homme est frappé, combattant pour ses biens, soit des boeufs, soit de grasses brebis ; mais Antinoos m'a frappé parce que mon ventre est rongé par la faim cruelle qui cause tant de maux aux hommes. Donc, s'il est des dieux et des Érinnyes pour les mendiants, Antinoos, avant ses noces, rencontrera la mort.
Et Antinoos, le fils d'Eupeithès, lui dit :
– Mange en silence, étranger, ou sors, de peur que, parlant comme tu le fais, les jeunes hommes te traînent, à travers la demeure, par les pieds ou par les bras, et te mettent en pièces.
Il parla ainsi, mais tous les autres le blâmèrent rudement, et un des jeunes hommes insolents lui dit :
– Antinoos, tu as mal fait de frapper ce malheureux vagabond. Insensé ! si c'était un des dieux Ouraniens ? Car les dieux, qui prennent toutes les formes, errent souvent par les villes, semblables à des étrangers errants, afin de reconnaître la justice ou l'iniquité des hommes.
Les prétendants parlèrent ainsi, mais leurs paroles ne touchèrent point Antinoos. Et une grande douleur s'éleva dans le coeur de Tèlémakhos à cause du coup qui avait été porté. Cependant, il ne versa point de larmes, mais il secoua la tête en silence, en méditant la mort du prétendant. Et la prudente Pènélopéia, ayant appris qu'un étranger avait été frappé dans la demeure, dit à ses servantes :
– Puisse Apollôn illustre par son arc frapper ainsi Antinoos !
Et Eurynomè l'intendante lui répondit :
– Si nous pouvions accomplir nos propres voeux, aucun de ceux-ci ne verrait le retour du beau matin.
Et la prudente Pènélopéia lui dit :
– Nourrice, tous me sont ennemis, car ils méditent le mal ; mais Antinoos, plus que tous, est pour moi semblable à la noire kèr. Un malheureux étranger mendie dans la demeure, demandant à chacun, car la nécessité le presse, et tous lui donnent ; mais Antinoos le frappe d'un escabeau à l'épaule droite !
Elle parla ainsi au milieu de ses servantes. Et le divin Odysseus acheva son repas, et Pènélopéia fit appeler le divin porcher et lui dit :
– Va, divin Eumaios, et ordonne à l'étranger de venir, afin que je le salue et l'interroge. Peut-être qu'il a entendu parler du malheureux Odysseus, ou qu'il l'a vu de ses yeux, car il semble lui-même avoir beaucoup erré.
Et le porcher Eumaios lui répondit :
– Plût aux dieux, reine, que tous les Akhaiens fissent silence et qu'il charmât ton cher coeur de ses paroles ! Je l'ai retenu dans l'étable pendant trois nuits et trois jours, car il était d'abord venu vers moi après s'être enfui d'une nef. Et il n'a point achevé de dire toute sa destinée malheureuse. De même qu'on révère un aoide instruit par les dieux à chanter des paroles douces aux hommes, et qu'on ne veut jamais cesser de l'écouter quand il chante, de même celui-ci m'a charmé dans mes demeures. Il dit qu'il est un hôte paternel d'Odysseus et qu'il habitait la Krètè où commande la race de Minôs. Après avoir subi beaucoup de maux, errant çà et là, il est venu ici. Il dit qu'il a entendu parler d'Odysseus chez le riche peuple des Thesprôtes, et qu'il vit encore, et qu'il rapporte de nombreuses richesses dans sa demeure.
Et la prudente Pènélopéia lui répondit :
– Va ! Appelle-le, afin qu'il parle devant moi. Les prétendants se réjouissent, assis les uns devant les portes, les autres dans la demeure, car leur esprit est joyeux. Leurs richesses restent intactes dans leurs maisons, leur pain et leur vin doux, dont se nourrissent leurs serviteurs seulement. Mais, tous les jours, dans notre demeure, ils tuent nos boeufs, nos brebis et nos chèvres grasses, et ils les mangent, et ils boivent notre vin rouge impunément, et ils ont déjà consumé beaucoup de richesses. Il n'y a point ici d'homme tel qu'Odysseus pour chasser cette ruine hors de la demeure. Mais si Odysseus revenait et abordait la terre de la patrie, bientôt, avec son fils, il aurait réprimé les insolences de ces hommes.
Elle parla ainsi, et Tèlémakhos éternua très fortement, et toute la maison en retentit. Et Pènélopéia se mit à rire, et, aussitôt, elle dit à Eumaios ces paroles ailées :
– Va ! Appelle cet étranger devant moi. Ne vois-tu pas que mon fils a éternué comme j'achevais de parler ? Que la mort de tous les prétendants s'accomplisse ainsi, et que nul d'entre eux n'évite la kèr et la mort ! Mais je te dirai ceci ; retiens-le dans ton esprit : si je reconnais que cet étranger me dit la vérité, je lui donnerai de beaux vêtements, un manteau et une tunique.
Elle parla ainsi, et le porcher, l'ayant entendue, s'approcha d'Odysseus et lui dit ces paroles ailées :
– Père étranger, la sage Pènélopéia, la mère de Tèlémakhos, t'appelle. Son âme lui ordonne de t'interroger sur son mari, bien qu'elle subisse beaucoup de douleurs. Si elle reconnaît que tu lui as dit la vérité, elle te donnera un manteau et une tunique dont tu as grand besoin ; et tu demanderas ton pain parmi le peuple, et tu satisferas ta faim, et chacun te donnera s'il le veut.
Et le patient et divin Odysseus lui répondit :
– Eumaios, je dirai bientôt toute la vérité à la fille d'Ikarios, la très sage Pènélopéia. Je sais toute la destinée d'Odysseus, et nous avons subi les mêmes maux. Mais je crains la multitude des prétendants insolents. Leur orgueil et leur violence sont montés jusqu'à l'Ouranos de fer. Voici qu'un d'entre eux, comme je traversais innocemment la salle, m'ayant frappé, m'a fait un grand mal. Et Tèlémakhos n'y a point pris garde, ni aucun autre. Donc, maintenant, engage Pènélopéia, malgré sa hâte, à attendre dans ses demeures jusqu'à la chute de Hèlios. Alors, tandis que je serai assis auprès du foyer, elle m'interrogera sur le jour du retour de son mari. Je n'ai que des vêtements en haillons ; tu le sais, puisque c'est toi que j'ai supplié le premier.
Il parla ainsi, et le porcher le quitta après l'avoir entendu. Et, dès qu'il parut sur le seuil, Pènélopéia lui dit :
– Tu ne l'amènes pas, Eumaios ? Pourquoi refuse-t-il ? Craint-il quelque outrage, ou a-t-il honte ? La honte n'est pas bonne à l'indigent.
Et le porcher Eumaios lui répondit :
– Il parle comme il convient et comme chacun pense. Il veut éviter l'insolence des prétendants orgueilleux. Mais il te prie d'attendre jusqu'au coucher de Hèlios. Il te sera ainsi plus facile, ô reine, de parler seule à cet étranger et de l'écouter.
Et la prudente Pènélopéia lui répondit :
– Cet étranger, quel qu'il soit, ne semble point sans prudence ; et, en effet, aucun des plus injurieux parmi les hommes mortels n'a médité plus d'iniquités que ceux-ci.
Elle parla ainsi, et le divin porcher retourna dans l'assemblée des prétendants, après avoir tout dit. Et, penchant la tête vers Tèlémakhos, afin que les autres ne l'entendissent pas, il dit ces paroles ailées :
– Ô ami, je pars, afin d'aller garder tes porcs et veiller sur tes richesses et les miennes. Ce qui est ici te regarde. Mais conserve-toi et songe dans ton âme à te préserver. De nombreux Akhaiens ont de mauvais desseins, mais que Zeus les perde avant qu'ils nous nuisent !
Et le prudent Tèlémakhos lui répondit :
– Il en sera ainsi, père. Mais pars avant la nuit. Reviens demain, au matin, et amène les belles victimes. C'est aux immortels et à moi de nous inquiéter de tout le reste.
Il parla ainsi, et le porcher s'assit de nouveau sur le siège poli, et là il contenta son âme en buvant et en mangeant ; puis, se hâtant de retourner vers ses porcs, il laissa les cours et la demeure pleines de convives qui se charmaient par la danse et le chant, car déjà le soir était venu.
Chant 18
Et il vint un mendiant qui errait par la ville et qui mendiait dans Ithakè. Et il était renommé par son ventre insatiable, car il mangeait et buvait sans cesse ; mais il n'avait ni force, ni courage, bien qu'il fût beau et grand. Il se nommait Arnaios, et c'était le nom que sa mère vénérable lui avait donné à sa naissance ; mais les jeunes hommes le nommaient tous Iros, parce qu'il faisait volontiers les messages, quand quelqu'un le lui ordonnait. Et dès qu'il fut arrivé, il voulut chasser Odysseus de sa demeure, et, en l'injuriant, il lui dit ces paroles ailées :
– Sors du portique, vieillard, de peur d'être traîné aussitôt par les pieds. Ne comprends-tu pas que tous me font signe et m'ordonnent de te traîner dehors ? Cependant, j'ai pitié de toi. Lève-toi donc, de peur qu'il y ait de la discorde entre nous et que nous en venions aux mains.
Et le subtil Odysseus, le regardant d'un oeil sombre, lui dit :
– Malheureux ! Je ne te fais aucun mal, je ne te dis rien, et je ne t'envie pas à cause des nombreux dons que tu pourras recevoir. Ce seuil nous servira à tous deux. Il ne faut pas que tu sois envieux d'un étranger, car tu me sembles un vagabond comme moi, et ce sont les dieux qui distribuent les richesses. Ne me provoque donc pas aux coups et n'éveille pas ma colère, de peur que je souille de sang ta poitrine et tes lèvres, bien que je sois vieux. Demain je n'en serai que plus tranquille, et je ne pense pas que tu reviennes après cela dans la demeure du Laertiade Odysseus.
Et le mendiant Iros, irrité, lui dit :
– Ô dieux ! comme ce mendiant parle avec facilité, semblable à une vieille enfumée. Mais je vais le maltraiter en le frappant des deux mains, et je ferai tomber toutes ses dents de ses mâchoires, comme celles d'un sanglier mangeur de moissons ! Maintenant, ceins-toi, et que tous ceux-ci nous voient combattre. Mais comment lutteras-tu contre un homme jeune ?
Ainsi, devant les hautes portes, sur le seuil poli, ils se querellaient de toute leur âme. Et la force sacrée d'Antinoos les entendit, et, se mettant à rire, il dit aux prétendants :
– Ô amis ! jamais rien de tel n'est arrivé. Quel plaisir un dieu nous envoie dans cette demeure ! L'étranger et Iros se querellent et vont en venir aux coups. Mettons-les promptement aux mains.
Il parla ainsi, et tous se levèrent en riant, et ils se réunirent autour des mendiants en haillons, et Antinoos, fils d'Eupeithès, leur dit :
– Écoutez-moi, illustres prétendants, afin que je parle. Des poitrines de chèvres sont sur le feu, pour le repas, et pleines de sang et de graisse. Celui qui sera vainqueur et le plus fort choisira la part qu'il voudra. Il assistera toujours à nos repas, et nous ne laisserons aucun autre mendiant demander parmi nous.
Ainsi parla Antinoos, et ses paroles plurent à tous. Mais le subtil Odysseus parla ainsi, plein de ruse :
– Ô amis, il n'est pas juste qu'un vieillard flétri par la douleur lutte contre un homme jeune ; mais la faim, mauvaise conseillère, me pousse à me faire couvrir de plaies. Cependant, jurez tous par un grand serment qu'aucun de vous, pour venir en aide à Iros, ne me frappera de sa forte main, afin que je sois dompté.
Il parla ainsi, et tous jurèrent comme il l'avait demandé. Et la force sacrée de Tèlémakhos lui dit :
– Étranger, si ton coeur et ton âme courageuse t'invitent à chasser cet homme, ne crains aucun des Akhaiens. Celui qui te frapperait aurait à combattre contre plusieurs, car je t'ai donné l'hospitalité, et deux rois prudents, Eurymakhos et Antinoos, m'approuvent.
Il parla ainsi, et tous l'approuvèrent. Et Odysseus ceignit ses parties viriles avec ses haillons, et il montra ses cuisses belles et grandes, et ses larges épaules, et sa poitrine et ses bras robustes. Et Athènè, s'approchant de lui, augmenta les membres du prince des peuples. Et tous les prétendants furent très surpris, et ils se dirent les uns aux autres :
– Certes, bientôt Iros ne sera plus Iros, et il aura ce qu'il a cherché. Quelles cuisses montre ce vieillard en retirant ses haillons !
Ils parlèrent ainsi, et l'âme de Iros fut troublée ; mais les serviteurs, après l'avoir ceint de force, le conduisirent, et toute sa chair tremblait sur ses os. Et Antinoos le réprimanda et lui dit :
– Puisses-tu n'être jamais né, n'étant qu'un fanfaron, puisque tu trembles, plein de crainte, devant un vieillard flétri par la misère ! Mais je te dis ceci, et ma parole s'accomplira : si celui-ci est vainqueur et le plus fort, je t'enverrai sur la terre ferme, jeté dans une nef noire, chez le roi Ékhétos, le plus féroce de tous les hommes, qui te coupera le nez et les oreilles avec l'airain tranchant, qui t'arrachera les parties viriles et les donnera, sanglantes, à dévorer aux chiens.
Il parla ainsi, et une plus grande terreur fit trembler la chair d'Iros. Et on le conduisit au milieu, et tous deux levèrent leurs bras. Alors, le patient et divin Odysseus délibéra s'il le frapperait de façon à lui arracher l'âme d'un seul coup, ou s'il ne ferait que l'étendre contre terre. Et il jugea que ceci était le meilleur, de ne le frapper que légèrement de peur que les Akhaiens le reconnussent.
Tous deux ayant levé les bras, Iros le frappa à l'épaule droite ; mais Odysseus le frappa au cou, sous l'oreille, et brisa ses os, et un sang noir emplit sa bouche, et il tomba dans la poussière en criant, et ses dents furent arrachées, et il battit la terre de ses pieds. Les prétendants insolents, les bras levés, mouraient de rire. Mais Odysseus le traîna par un pied, à travers le portique, jusque dans la cour et jusqu'aux portes, et il l'adossa contre le mur de la cour, lui mit un bâton à la main, et lui adressa ces paroles ailées :
– Maintenant, reste là, et chasse les chiens et les porcs, et ne te crois plus le maître des étrangers et des mendiants, misérable ! de peur d'un mal pire.
Il parla ainsi, et, jetant sur son épaule sa pauvre besace pleine de trous suspendue à une courroie tordue, il revint s'asseoir sur le seuil. Et tous les prétendants rentrèrent en riant, et ils lui dirent :
– Que Zeus et les autres dieux immortels, étranger, t'accordent ce que tu désires le plus et ce qui est cher à ton coeur ! car tu empêches cet insatiable de mendier. Nous l'enverrons bientôt sur la terre ferme, chez le roi Ékhétos, le plus féroce de tous les hommes.
Ils parlaient ainsi, et le divin Odysseus se réjouit de leur voeu. Et Antinoos plaça devant lui une large poitrine de chèvre pleine de sang et de graisse. Et Amphinomos prit dans une corbeille deux pains qu'il lui apporta, et, l'honorant d'une coupe d'or, il lui dit :
– Salut, père Étranger. Que la richesse que tu possédais te soit rendue, car, maintenant, tu es accablé de beaucoup de maux.
Et le subtil Odysseus lui répondit :
– Amphinomos, tu me sembles plein de prudence, et tel que ton père, car j'ai appris par la renommée que Nisos était à Doulikhios un homme honnête et riche. On dit que tu es né de lui, et tu sembles un homme sage. Je te dis ceci ; écoute et comprends-moi. Rien n'est plus misérable que l'homme parmi tout ce qui respire ou rampe sur la terre, et qu'elle nourrit. Jamais, en effet, il ne croit que le malheur puisse l'accabler un jour, tant que les dieux lui conservent la force et que ses genoux se meuvent ; mais quand les dieux heureux lui ont envoyé les maux, il ne veut pas les subir d'un coeur patient. Tel est l'esprit des hommes terrestres, semblable aux jours changeants qu'amène le père des hommes et des dieux. Moi aussi, autrefois, j'étais heureux parmi les guerriers, et j'ai commis beaucoup d'actions injustes, dans ma force et dans ma violence, me fiant à l'aide de mon père et de mes frères. C'est pourquoi qu'aucun homme ne soit inique, mais qu'il accepte en silence les dons des dieux. Je vois les prétendants, pleins de pensées iniques, consumant les richesses et outrageant la femme d'un homme qui, je le dis, ne sera pas longtemps éloigné de ses amis et de la terre de la patrie. Qu'un daimôn te ramène dans ta demeure, de peur qu'il te rencontre quand il reviendra dans la chère terre de la patrie. Ce ne sera pas, en effet, sans carnage, que tout se décidera entre les prétendants et lui, quand il reviendra dans ses demeures.
Il parla ainsi, et, faisant une libation, il but le vin doux et remit la coupe entre les mains du prince des peuples. Et celui-ci, le coeur déchiré et secouant la tête, allait à travers la salle, car, en effet, son âme prévoyait des malheurs. Mais cependant il ne devait pas éviter la kèr, et Athènè l'empêcha de partir, afin qu'il fût tué par les mains et par la lance de Tèlémakhos. Et il alla s'asseoir de nouveau sur le thrône d'où il s'était levé.
Alors, la déesse Athènè aux yeux clairs mit dans l'esprit de la fille d'Ikarios, de la prudente Pènélopéia, d'apparaître aux prétendants, afin que leur coeur fût transporté, et qu'elle-même fût plus honorée encore par son mari et par son fils. Pènélopéia se mit donc à rire légèrement, et elle dit :
– Eurynomè, voici que mon âme m'excite maintenant à apparaître aux prétendants odieux. Je dirai à mon fils une parole qui lui sera très utile. Je lui conseillerai de ne point se mêler aux prétendants insolents qui lui parlent avec amitié et méditent sa mort.
Et Eurynomè l'intendante lui répondit :
– Mon enfant, ce que tu dis est sage ; fais-le. Donne ce conseil à ton fils, et ne lui cache rien. Lave ton corps et parfume tes joues avec de l'huile, et ne sors pas avec un visage sillonné de larmes, car rien n'est pire que de pleurer continuellement. En effet, ton fils est maintenant tel que tu suppliais ardemment les dieux qu'il devint.
Et la prudente Pènélopéia lui répondit :
– Eurynomè, ne me parle point, tandis que je gémis, de laver et de parfumer mon corps. Les dieux qui habitent l'Olympos m'ont ravi ma splendeur, du jour où Odysseus est parti sur ses nefs creuses. Mais ordonne à Autonoè et à Hippodamia de venir, afin de m'accompagner dans les demeures. Je ne veux point aller seule au milieu des hommes, car j'en aurais honte.
Elle parla ainsi, et la vieille femme sortit de la maison afin d'avertir les servantes et qu'elles vinssent à la hâte.
Et, alors, la déesse Athènè aux yeux clairs eut une autre pensée, et elle répandit le doux sommeil sur la fille d'Ikarios. Et celle-ci s'endormit, penchée en arrière, et sa force l'abandonna sur le lit de repos. Et, alors, la noble déesse lui fit des dons immortels, afin qu'elle fût admirée des Akhaiens. Elle purifia son visage avec de l'ambroisie, de même que Kythéréia à la belle couronne se parfume, quand elle se rend aux choeurs charmants des Kharites. Elle la fit paraître plus grande, plus majestueuse, et elle la rendit plus blanche que l'ivoire récemment travaillé. Cela fait, la noble déesse s'éloigna, et les deux servantes aux bras blancs, ayant été appelées, arrivèrent de la maison, et le doux sommeil quitta Pènélopéia. Et elle pressa ses joues avec ses mains, et elle s'écria :
– Certes, malgré mes peines, le doux sommeil m'a enveloppée. Puisse la chaste Artémis m'envoyer une mort aussi douce ! Je ne consumerais plus ma vie à gémir dans mon coeur, regrettant mon cher mari qui avait toutes les vertus et qui était le plus illustre des Akhaiens.
Ayant ainsi parlé, elle descendit des chambres splendides. Et elle n'était point seule, car deux servantes la suivaient. Et quand la divine femme arriva auprès des prétendants, elle s'arrêta sur le seuil de la salle richement ornée, ayant un beau voile sur les joues. Et les servantes prudentes se tenaient à ses côtés. Et les genoux des prétendants furent rompus, et leur coeur fut transporté par l'amour, et ils désiraient ardemment dormir avec elle dans leurs lits. Mais elle dit à son fils Tèlémakhos :
– Tèlémakhos, ton esprit n'est pas ferme, ni ta pensée. Quand tu étais encore enfant, tu avais des pensées plus sérieuses ; mais, aujourd'hui que tu es grand et parvenu au terme de la puberté, et que chacun dit que tu es le fils d'un homme heureux, et que l'étranger admire ta grandeur et ta beauté, ton esprit n'est plus équitable, ni ta pensée. Comment as-tu permis qu'une telle action mauvaise ait été commise dans tes demeures et qu'un hôte ait été ainsi outragé ? Qu'arrivera-t-il donc, si un étranger assis dans nos demeures souffre un tel outrage ? La honte et l'opprobre seront pour toi parmi les hommes.
Et le prudent Tèlémakhos lui répondit :
– Ma mère, je ne te blâme point de t'irriter ; mais je comprends et je sais dans mon âme ce qui est juste ou injuste. Il y a peu de temps j'étais encore enfant, et je ne puis avoir une égale prudence en toute chose. Ces hommes, assis les uns auprès des autres, méditent ma perte et je n'ai point de soutiens. Mais le combat de l'étranger et d'Iros ne s'est point terminé selon le désir des prétendants, et notre hôte l'a emporté par sa force. Plaise au père Zeus, à Athènè, à Apollôn, que les prétendants, domptés dans nos demeures, courbent bientôt la tête, les uns sous le portique, les autres dans la demeure, et que leurs forces soient rompues ; de même qu'Iros est assis devant les portes extérieures, baissant la tête comme un homme ivre et ne pouvant ni se tenir debout, ni revenir à sa place accoutumée, parce que ses forces sont rompues.
Et ils se parlaient ainsi. Eurymakhos dit à Pènélopéia :
– Fille d'Ikarios, sage Pènélopéia, si tous les Akhaiens de l'Argos d'Iasos te voyaient, demain, d'autres nombreux prétendants viendraient s'asseoir à nos repas dans ces demeures, car tu l'emportes sur toutes les femmes par la beauté, la majesté et l'intelligence.
Et la sage Pènélopéia lui répondit :
– Eurymakhos, certes, les immortels m'ont enlevé ma vertu et ma beauté depuis que les Argiens sont partis pour Ilios, et qu'Odysseus est parti avec eux ; mais s'il revenait et gouvernait ma vie, ma renommée serait meilleure et je serais plus belle. Maintenant je suis affligée, tant un daimôn ennemi m'a envoyé de maux. Quand Odysseus quitta la terre de la patrie, il me prit la main droite et il me dit :
– Ô femme, je ne pense pas que les Akhaiens aux belles knèmides reviennent tous sains et saufs de Troiè. On dit, en effet, que les Troiens sont de braves guerriers, lanceurs de piques et de flèches, et bons conducteurs de chevaux rapides qui décident promptement de la victoire dans la mêlée du combat furieux. Donc, je ne sais si un dieu me sauvera, ou si je mourrai là, devant Troiè. Mais toi, prends soin de toute chose, et souviens-toi, dans mes demeures, de mon père et de ma mère, comme maintenant, et plus encore quand je serai absent. Puis, quand tu verras ton fils arrivé à la puberté, épouse celui que tu choisiras et abandonne ta demeure. Il parla ainsi, et toutes ces choses sont accomplies, et la nuit viendra où je subirai d'odieuses noces, car Zeus m'a ravi le bonheur. Cependant, une douleur amère a saisi mon coeur et mon âme, et vous ne suivez pas la coutume ancienne des prétendants. Ceux qui voulaient épouser une noble femme, fille d'un homme riche, et qui se la disputaient, amenaient dans sa demeure des boeufs et de grasses brebis, et ils offraient à la jeune fille des repas et des présents splendides, et ils ne dévoraient pas impunément les biens d'autrui.
Elle parla ainsi, et le patient et divin Odysseus se réjouit parce qu'elle attirait leurs présents et charmait leur âme par de douces paroles, tandis qu'elle avait d'autres pensées.
Et Antinoos, fils d'Eupeithès, lui répondit :
– Fille d'Ikarios, sage Pènélopéia, accepte les présents que chacun des Akhaiens voudra apporter ici. Il n'est pas convenable de refuser des présents, et nous ne retournerons point à nos travaux et nous ne ferons aucune autre chose avant que tu aies épousé celui des Akhaiens que tu préféreras.
Antinoos parla ainsi, et ses paroles furent approuvées de tous. Et chacun envoya un héraut pour apporter les présents. Et celui d'Antinoos apporta un très beau péplos aux couleurs variées et orné de douze anneaux d'or où s'attachaient autant d'agrafes recourbées. Et celui d'Eurymakhos apporta un riche collier d'or et d'ambre étincelant, et semblable à Hèlios. Et les deux serviteurs d'Eurydamas des boucles d'oreilles merveilleuses et bien travaillées et resplendissantes de grâce. Et le serviteur de Peisandros Polyktoride apporta un collier, très riche ornement. Et les hérauts apportèrent aux autres Akhaiens d'aussi beaux présents. Et la noble femme remonta dans les chambres hautes, tandis que les servantes portaient ces présents magnifiques.
Mais les prétendants restèrent jusqu'à ce que le soir fût venu, se charmant par la danse et le chant. Et le soir sombre survint tandis qu'ils se charmaient ainsi. Aussitôt, ils dressèrent trois lampes dans les demeures, afin d'en être éclairés, et ils disposèrent, autour, du bois depuis fort longtemps desséché et récemment fendu à l'aide de l'airain. Puis ils enduisirent les torches. Et les servantes du subtil Odysseus les allumaient tour à tour ; mais le patient et divin Odysseus leur dit :
– Servantes du roi Odysseus depuis longtemps absent, rentrez dans la demeure où est la reine vénérable. Réjouissez-la, assises dans la demeure ; tournez les fuseaux et préparez les laines. Seul j'allumerai ces torches pour les éclairer tous. Et, même s'ils voulaient attendre la brillante Éôs, ils ne me lasseraient point, car je suis plein de patience.
Il parla ainsi, et les servantes se mirent à rire, se regardant les unes les autres. Et Mélanthô aux belles joues lui répondit injurieusement. Dolios l'avait engendrée, et Pènélopéia l'avait nourrie et élevée comme sa fille et entourée de délices ; mais elle ne prenait point part à la douleur de Pènélopéia, et elle s'était unie d'amour à Eurymakhos, et elle l'aimait ; et elle adressa ces paroles injurieuses à Odysseus :
– Misérable étranger, tu es privé d'intelligence, puisque tu ne veux pas aller dormir dans la demeure de quelque ouvrier, ou dans quelque bouge, et puisque tu dis ici de vaines paroles au milieu de nombreux héros et sans rien craindre. Certes, le vin te trouble l'esprit, ou il est toujours tel, et tu ne prononces que de vaines paroles. Peut-être es-tu fier d'avoir vaincu le vagabond Iros ? Mais crains qu'un plus fort qu'Iros se lève bientôt, qui t'accablera de ses mains robustes et qui te chassera d'ici souillé de sang.
Et le subtil Odysseus, la regardant d'un oeil sombre, lui répondit :
– Chienne ! je vais répéter à Tèlémakhos ce que tu oses dire, afin qu'ici même il te coupe en morceaux !
Il parla ainsi, et il épouvanta les servantes ; et elles s'enfuirent à travers la demeure, tremblantes de terreur et croyant qu'il disait vrai. Et il alluma les torches, se tenant debout et les surveillant toutes ; mais il méditait dans son esprit d'autres desseins qui devaient s'accomplir. Et Athènè ne permit pas que les prétendants insolents cessassent de l'outrager, afin que la colère entrât plus avant dans le coeur du Laertiade Odysseus. Alors, Eurymakhos, fils de Polybos, commença de railler Odysseus, excitant le rire de ses compagnons :
– Ecoutez-moi, prétendants de l'illustre reine, afin que je dise ce que mon coeur m'ordonne dans ma poitrine. Cet homme n'est pas venu dans la demeure d'Odysseus sans qu'un dieu l'ait voulu. La splendeur des torches me semble sortir de son corps et de sa tête, où il n'y a plus absolument de cheveux.
Il parla ainsi, et il dit au destructeur de citadelles Odysseus :
– Étranger, si tu veux servir pour un salaire, je t'emmènerai à l'extrémité de mes champs. Ton salaire sera suffisant. Tu répareras les haies et tu planteras les arbres. Je te donnerai une nourriture abondante, des vêtements et des sandales. Mais tu ne sais faire que le mal ; tu ne veux point travailler, et tu aimes mieux mendier parmi le peuple afin de satisfaire ton ventre insatiable.
Et le subtil Odysseus lui répondit :
– Eurymakhos, plût aux dieux que nous pussions lutter en travaillant, au printemps, quand les jours sont longs, promenant, tous deux à jeun, la faux recourbée dans un pré, et jusqu'au soir, tant qu'il y aura de l'herbe à couper ! Plût aux dieux que j'eusse à conduire deux grands boeufs gras, rassasiés de fourrage, et de force égale, dans un vaste champ de quatre arpents ! Tu verrais alors si je saurais tracer un profond sillon et faire obéir la glèbe à la charrue. Si le Kroniôn excitait une guerre, aujourd'hui même, et si j'avais un bouclier, deux lances, et un casque d'airain autour des tempes, tu me verrais alors mêlé aux premiers combattants et tu ne m'outragerais plus en me raillant parce que j'ai faim. Mais tu m'outrages dans ton insolence, et ton esprit est cruel, et tu te crois grand et brave parce que tu es mêlé à un petit nombre de lâches. Mais si Odysseus revenait et abordait la terre de la patrie, aussitôt ces larges portes seraient trop étroites pour ta fuite, tandis que tu te sauverais hors du portique.
Il parla ainsi, et Eurymakhos fut très irrité dans son coeur, et, le regardant d'un oeil sombre, il dit ces paroles ailées :
– Ah ! misérable, certes je vais t'accabler de maux, puisque tu prononces de telles paroles au milieu de nombreux héros, et sans rien craindre. Certes, le vin te trouble l'esprit, ou il est toujours tel, et c'est pour cela que tu prononces de vaines paroles. Peut-être es-tu fier parce que tu as vaincu le mendiant Iros ?
Comme il parlait ainsi, il saisit un escabeau ; mais Odysseus s'assit aux genoux d'Amphinomos de Doulikhios pour échapper à Eurymakhos, qui atteignit à la main droite l'enfant qui portait à boire, et l'urne tomba en résonnant, et lui-même, gémissant, se renversa dans la poussière. Et les prétendants, en tumulte dans les demeures sombres, se disaient les uns aux autres :
– Plût aux dieux que cet étranger errant eût péri ailleurs et ne fût point venu nous apporter tant de trouble ! Voici que nous nous querellons pour un mendiant, et que la joie de nos repas est détruite parce que le mal l'emporte !
Et la force sacrée de Tèlémakhos leur dit :
– Malheureux, vous devenez insensés. Ne mangez ni ne buvez davantage, car quelque dieu vous excite. Allez dormir, rassasiés, dans vos demeures, quand votre coeur vous l'ordonnera, car je ne contrains personne.
Il parla ainsi, et tous se mordirent les lèvres, admirant Tèlémakhos parce qu'il avait parlé avec audace.
Alors, Amphinomos, l'illustre fils du roi Nisos Arètiade, leur dit :
– Ô amis, qu'aucun ne réponde par des paroles irritées à cette juste réprimande. Ne frappez ni cet étranger, ni aucun des serviteurs qui sont dans la maison du divin Odysseus. Allons ! que le verseur de vin distribue les coupes, afin que nous fassions des libations et que nous allions dormir dans nos demeures. Laissons cet étranger ici, aux soins de Tèlémakhos qui l'a reçu dans sa chère demeure.
Il parla ainsi, et ses paroles furent approuvées de tous. Et le héros Moulios, héraut de Doulikhios et serviteur d'Amphinomos, mêla le vin dans le kratère et le distribua comme il convenait. Et tous firent des libations aux dieux heureux et burent le vin doux. Et, après avoir fait des libations et bu autant que leur âme le désirait, ils se hâtèrent d'aller dormir, chacun dans sa demeure.Source: Inlibroveritas
Au lever d'Éôs, Odysseus et le divin porcher préparèrent le repas, et ils allumèrent le feu, et ils envoyèrent les pâtres avec les troupeaux de porcs. Alors les chiens aboyeurs n'aboyèrent pas à l'approche de Tèlémakhos, mais ils remuaient la queue. Et le divin Odysseus, les ayant vus remuer la queue et ayant entendu un bruit de pas, dit à Eumaios ces paroles ailées :
– Eumaios, certes, un de tes compagnons approche, ou un homme bien connu, car les chiens n'aboient point, et ils remuent la queue, et j'entends un bruit de pas.
Il avait à peine ainsi parlé, quand son cher fils s'arrêta sous le portique. Et le porcher stupéfait s'élança, et le vase dans lequel il mêlait le vin rouge tomba de ses mains ; et il courut au-devant du maître, et il baisa sa tête, ses beaux yeux et ses mains, et il versait des larmes, comme un père plein de tendresse qui revient d'une terre lointaine, dans la dixième année, et qui embrasse son fils unique, engendré dans sa vieillesse, et pour qui il a souffert bien des maux. Ainsi le porcher couvrait de baisers le divin Tèlémakhos ; et il l'embrassait comme s'il eût échappé à la mort, et il lui dit, en pleurant, ces paroles ailées :
– Tu es donc revenu, Tèlémakhos, douce lumière. Je pensais que je ne te reverrais plus, depuis ton départ pour Pylos. Hâte-toi d'entrer, cher enfant, afin que je me délecte à te regarder, toi qui reviens de loin. Car tu ne viens pas souvent dans tes champs et vers tes pâtres ; mais tu restes loin d'eux, et il te plaît de surveiller la multitude funeste des prétendants.
Et le prudent Tèlémakhos lui répondit :
– Qu'il en soit comme tu le désires, père. C'est pour toi que je suis venu, afin de te voir de mes yeux et de t'entendre, et pour que tu me dises si ma mère est restée dans nos demeures, ou si quelqu'un l'a épousée. Certes, peut-être le lit d'Odysseus, étant abandonné, reste-t-il en proie aux araignées immondes.
Et le chef des porchers lui répondit :
– Ta mère est restée, avec un coeur patient, dans tes demeures ; elle pleure nuit et jour, accablée de chagrins.
Ayant ainsi parlé, il prit sa lance d'airain. Et Tèlémakhos entra et passa le seuil de pierre. Et son père Odysseus voulut lui céder sa place ; mais Tèlémakhos le retint et lui dit :
– Assieds-toi, ô étranger. Je trouverai un autre siège dans cette étable, et voici un homme qui me le préparera.
Il parla ainsi, et Odysseus se rassit, et le porcher amassa des branches vertes et mit une peau par-dessus, et le cher fils d'Odysseus s'y assit. Puis le porcher plaça devant eux des plateaux de chairs rôties que ceux qui avaient mangé la veille avaient laissées. Et il entassa à la hâte du pain dans des corbeilles, et il mêla le vin rouge dans un vase grossier, et il s'assit en face du divin Odysseus. Puis, ils étendirent les mains vers la nourriture placée devant eux. Et, après qu'ils eurent assouvi la faim et la soif, Tèlémakhos dit au divin porcher :
– Dis-moi, père, d'où vient cet étranger ? Comment des marins l'ont-ils amené à Ithakè ? Qui se glorifie-t-il d'être ? Car je ne pense pas qu'il soit venu ici à pied.
Et le porcher Eumaios lui répondit :
– Certes, mon enfant, je te dirai la vérité. Il se glorifie d'être né dans la grande Krètè. Il dit qu'en errant il a parcouru de nombreuses villes des hommes, et, sans doute, un dieu lui a fait cette destinée. Maintenant, s'étant échappé d'une nef de marins Thesprôtes, il est venu dans mon étable, et je te le confie. Fais de lui ce que tu veux. Il dit qu'il est ton suppliant.
Et le prudent Tèlémakhos lui répondit :
– Eumaios, certes, tu as prononcé une parole douloureuse. Comment le recevrais-je dans ma demeure ? Je suis jeune et je ne pourrais réprimer par la force de mes mains un homme qui l'outragerait le premier. L'esprit de ma mère hésite, et elle ne sait si, respectant le lit de son mari et la voix du peuple, elle restera dans sa demeure pour en prendre soin, ou si elle suivra le plus illustre d'entre les Akhaiens qui l'épousera et lui fera de nombreux présents. Mais, certes, puisque cet étranger est venu dans ta demeure, je lui donnerai de beaux vêtements, un manteau et une tunique, une épée à double tranchant et des sandales, et je le renverrai où son coeur désire aller. Si tu y consens, garde-le dans ton étable. J'enverrai ici des vêtements et du pain, afin qu'il mange et qu'il ne soit point à charge à toi et à tes compagnons. Mais je ne le laisserai point approcher des prétendants, car ils ont une grande insolence, de peur qu'ils l'outragent, ce qui me serait une amère douleur. Que pourrait faire l'homme le plus vigoureux contre un si grand nombre ? Ils seront toujours les plus forts.
Et le patient et divin Odysseus lui répondit :
– Ô ami, certes, puisqu'il m'est permis de répondre, mon coeur est déchiré de t'entendre dire que les prétendants, malgré toi, et tel que te voilà, commettent de telles iniquités dans tes demeures. Dis-moi si tu leur cèdes volontairement, ou si les peuples, obéissant aux dieux, te haïssent ? Accuses-tu tes frères ? Car c'est sur leur appui qu'il faut compter, quand une dissension publique s'élève. Plût aux dieux que je fusse jeune comme toi, étant plein de courage, ou que je fusse le fils irréprochable d'Odysseus, ou lui-même, et qu'il revînt, car tout espoir n'en est point perdu ! Je voudrais qu'un ennemi me coupât la tête, si je ne partais aussitôt pour la demeure du Laertiade Odysseus, pour être leur ruine à tous ! Et si, étant seul, leur multitude me domptait, j'aimerais mieux être tué dans mes demeures que de voir ces choses honteuses : mes hôtes maltraités, mes servantes misérablement violées dans mes belles demeures, mon vin épuisé, mes vivres dévorés effrontément, et cela pour un dessein inutile qui ne s'accomplira point !
Et le prudent Tèlémakhos lui répondit :
– Étranger, je te dirai la vérité. Le peuple n'est point irrité contre moi, et je n'accuse point de frères sur l'appui desquels il faut compter, quand une dissension publique s'élève. Le Kroniôn n'a donné qu'un seul fils à chaque génération de toute notre race. Arkeisios n'a engendré que le seul Laertès, et Laertès n'a engendré que le seul Odysseus, et Odysseus n'a engendré que moi dans ses demeures où il m'a laissé et où il n'a point été caressé par moi. Et, maintenant, de nombreux ennemis sont dans ma demeure. Ceux qui dominent dans les îles, à Doulikhios, à Samè, à Zakynthos couverte de bois, et ceux qui dominent dans l'âpre Ithakè, tous recherchent ma mère et ruinent ma maison. Et ma mère ne refuse ni n'accepte ces noces odieuses ; et tous mangent mes biens, ruinent ma maison, et bientôt ils me tueront moi-même. Mais, certes, ces choses sont sur les genoux des dieux. Va, père Eumaios, et dis à la prudente Pènélopéia que je suis sauvé et revenu de Pylos. Je resterai ici. Reviens, n'ayant parlé qu'à elle seule ; et qu'aucun des autres Akhaiens ne t'entende, car tous méditent ma perte.
Et le porcher Eumaios lui répondit :
– J'entends et je comprends ce que tu m'ordonnes de faire. Mais dis-moi la vérité, et si, dans ce même voyage, je porterai cette nouvelle à Laertès qui est malheureux. Auparavant, bien que gémissant sur Odysseus, il surveillait les travaux, et, quand son âme le lui ordonnait, il buvait et mangeait avec ses serviteurs dans sa maison ; mais depuis que tu es parti sur une nef pour Pylos, on dit qu'il ne boit ni ne mange et qu'il ne surveille plus les travaux, mais qu'il reste soupirant et gémissant, et que son corps se dessèche autour de ses os.
Et le prudent Tèlémakhos lui répondit :
– Cela est très triste ; mais cependant ne va pas à lui malgré sa douleur. Si les destinées pouvaient être choisies par les hommes, nous nous choisirions le jour du retour de mon père. Reviens donc après avoir parlé à ma mère, et ne t'éloigne pas vers Laertès et vers ses champs ; mais dis à ma mère d'envoyer promptement, et en secret, l'intendante annoncer mon retour au vieillard.
Il parla ainsi, excitant le porcher qui attacha ses sandales à ses pieds et partit pour la ville. Mais le porcher Eumaios ne cacha point son départ à Athènè, et celle-ci apparut, semblable à une femme belle, grande et habile aux beaux ouvrages. Et elle s'arrêta sur le seuil de l'étable, étant visible seulement à Odysseus ; et Tèlémakhos ne la vit pas, car les dieux ne se manifestent point à tous les hommes. Et Odysseus et les chiens la virent, et les chiens n'aboyèrent point, mais ils s'enfuirent en gémissant au fond de l'étable. Alors Athènè fit un signe avec ses sourcils, et le divin Odysseus le comprit, et, sortant, il se rendit au-delà du grand mur de l'étable ; et il s'arrêta devant Athènè, qui lui dit :
– Divin Laertiade, subtil Odysseus, parle maintenant à ton fils et ne lui cache rien, afin de préparer le carnage et la mort des prétendants et d'aller à la ville. Je ne serai pas longtemps loin de vous et j'ai hâte de combattre.
Athènè parla ainsi, et elle le frappa de sa baguette d'or. Et elle le couvrit des beaux vêtements qu'il portait auparavant, et elle le grandit et le rajeunit ; et ses joues devinrent plus brillantes, et sa barbe devint noire. Et Athènè, ayant fait cela, disparut.
Alors Odysseus rentra dans l'étable, et son cher fils resta stupéfait devant lui ; et il détourna les yeux, craignant que ce fût un dieu, et il lui dit ces paroles ailées :
– Étranger, tu m'apparais tout autre que tu étais auparavant ; tu as d'autres vêtements et ton corps n'est plus le même. Si tu es un des dieux qui habitent le large Ouranos, apaise-toi. Nous t'offrirons de riches sacrifices et nous te ferons des présents d'or. Épargne-nous.
Et le patient et divin Odysseus lui répondit :
– Je ne suis point un des dieux. Pourquoi me compares-tu aux dieux ? Je suis ton père, pour qui tu soupires et pour qui tu as subi de nombreuses douleurs et les outrages des hommes.
Ayant ainsi parlé, il embrassa son fils, et ses larmes coulèrent de ses joues sur la terre, car il les avait retenues jusque-là. Mais Tèlémakhos, ne pouvant croire que ce fût son père, lui dit de nouveau :
– Tu n'es pas mon père Odysseus, mais un dieu qui me trompe, afin que je soupire et que je gémisse davantage. Jamais un homme mortel ne pourrait, dans son esprit, accomplir de telles choses, si un dieu, survenant, ne le faisait, aisément, et comme il le veut, paraître jeune ou vieux. Certes, tu étais vieux, il y a peu de temps, et vêtu misérablement, et voici que tu es semblable aux dieux qui habitent le large Ouranos.
Et le sage Odysseus lui répondit :
– Tèlémakhos, il n'est pas bien à toi, devant ton cher père, d'être tellement surpris et de rester stupéfait. Jamais plus un autre Odysseus ne reviendra ici. C'est moi qui suis Odysseus et qui ai souffert des maux innombrables, et qui reviens, après vingt années, dans la terre de la patrie. C'est la dévastatrice Athènè qui a fait ce prodige. Elle me fait apparaître tel qu'il lui plaît, car elle le peut. Tantôt elle me rend semblable à un mendiant, tantôt à un homme jeune ayant de beaux vêtements sur son corps ; car il est facile aux dieux qui habitent le large Ouranos de glorifier un homme mortel ou de le rendre misérable.
Ayant ainsi parlé, il s'assit. Alors Tèlémakhos embrassa son brave père en versant des larmes. Et le désir de pleurer les saisit tous les deux, et ils pleuraient abondamment, comme les aigles aux cris stridents, ou les vautours aux serres recourbées, quand les pâtres leur ont enlevé leurs petits avant qu'ils pussent voler. Ainsi, sous leurs sourcils, ils versaient des larmes. Et, avant qu'ils eussent cessé de pleurer, la lumière de Hèlios fût tombée, si Tèlémakhos n'eût dit aussitôt à son père :
– Père, quels marins t'ont conduit sur leur nef dans Ithakè ? Quels sont-ils ? Car je ne pense pas que tu sois venu ici à pied.
Et le patient et divin Odysseus lui répondit :
– Mon enfant, je te dirai la vérité. Les illustres marins Phaiakiens m'ont amené, car ils ont coutume de reconduire tous les hommes qui viennent chez eux. M'ayant amené, à travers la mer, dormant sur leur nef rapide, ils m'ont déposé sur la terre d'Ithakè ; et ils m'ont donné en abondance des présents splendides, de l'airain, de l'or et de beaux vêtements. Par le conseil des dieux toutes ces choses sont déposées dans une caverne ; et je suis venu ici, averti par Athènè, afin que nous délibérions sur le carnage de nos ennemis. Dis-moi donc le nombre des prétendants, pour que je sache combien d'hommes braves ils sont ; et je verrai, dans mon coeur irréprochable, si nous devons les combattre seuls, ou si nous chercherons un autre appui.
Et le prudent Tèlémakhos lui répondit :
– Ô père, certes, j'ai appris ta grande gloire, et je sais que tu es très brave et plein de sagesse ; mais tu as dit une grande parole, et la stupeur me saisit, car deux hommes seuls ne peuvent lutter contre tant de robustes guerriers. Les prétendants ne sont pas seulement dix, ou deux fois dix, mais ils sont beaucoup plus, et je vais te dire leur nombre, afin que tu le saches. Il y a d'abord cinquante-deux jeunes hommes choisis de Doulikhios, suivis de six serviteurs ; puis vingt-quatre de Samè ; puis vingt jeunes Akhaiens de Zakynthos ; puis les douze plus braves, qui sont d'Ithakè. Avec ceux-ci se trouvent Médôn, héraut et aoide divin, et deux serviteurs habiles à préparer les repas. Si nous les attaquons tous ainsi réunis, vois si tu ne souffriras point amèrement et terriblement de leur violence. Mais tu peux appeler à notre aide un allié qui nous secoure d'un coeur empressé.
Et le patient et divin Odysseus lui répondit :
– Je te le dis. Écoute-moi avec attention. Vois si Athènè et son père Zeus suffiront, et si je dois appeler un autre allié à l'aide.
Et le prudent Tèlémakhos lui répondit :
– Ceux que tu nommes sont les meilleurs alliés. Ils sont assis dans les hautes nuées, et ils commandent aux hommes et aux dieux immortels.
Et le patient et divin Odysseus lui répondit :
– Ils ne seront pas longtemps éloignés, dans la rude mêlée, quand la force d'Arès décidera entre nous et les prétendants dans nos demeures. Mais toi, dès le lever d'Éôs, retourne à la maison et parle aux prétendants insolents. Le porcher me conduira ensuite à la ville, semblable à un vieux mendiant. S'ils m'outragent dans nos demeures, que ton cher coeur supporte avec patience mes souffrances. Même s'ils me traînaient par les pieds hors de la maison, même s'ils me frappaient de leurs armes, regarde tout patiemment. Par des paroles flatteuses, demande-leur seulement de cesser leurs outrages. Mais ils ne t'écouteront point, car leur jour fatal est proche. Quand Athènè aux nombreux conseils aura averti mon esprit, je te ferai signe de la tête, et tu me comprendras. Transporte alors dans le réduit de la chambre haute toutes les armes d'Arès qui sont dans la grande salle. Et si les prétendants t'interrogent sur cela, dis-leur en paroles flatteuses : « Je les ai mises à l'abri de la fumée, car elles ne sont plus telles qu'elles étaient autrefois, quand Odysseus les laissa à son départ pour Troiè ; mais elles sont souillées par la grande vapeur du feu. Puis, le Kroniôn m'a inspiré une autre pensée meilleure, et je crains qu'excités par le vin, et une querelle s'élevant parmi vous, vous vous blessiez les uns les autres et vous souilliez le repas et vos noces futures, car le fer attire l'homme. » Tu laisseras pour nous seuls deux épées, deux lances, deux boucliers, que nous puissions saisir quand nous nous jetterons sur eux. Puis, Pallas Athènè et le très sage Zeus leur troubleront l'esprit. Maintenant, je te dirai autre chose. Retiens ceci dans ton esprit. Si tu es de mon sang, que nul ne sache qu'Odysseus est revenu, ni Laertès, ni le porcher, ni aucun des serviteurs, ni Pènélopéia elle-même. Que seuls, toi, et moi, nous connaissions l'esprit des servantes et des serviteurs, afin de savoir quel est celui qui nous honore et qui nous respecte dans son coeur, et celui qui n'a point souci de nous et qui te méprise.
Et son illustre fils lui répondit :
– Ô père, certes, je pense que tu connaîtras bientôt mon courage, car je ne suis ni paresseux ni mou ; mais je pense aussi que ceci n'est pas aisé pour nous deux, et je te demande d'y songer. Tu serais longtemps à éprouver chaque serviteur en parcourant les champs, tandis que les prétendants, tranquilles dans tes demeures, dévorent effrontément tes richesses et n'en épargnent rien. Mais tâche de reconnaître les servantes qui t'outragent et celles qui sont fidèles. Cependant, il ne faut pas éprouver les serviteurs dans les demeures. Fais-le plus tard, si tu as vraiment quelque signe de Zeus tempétueux.
Et tandis qu'ils se parlaient ainsi, la nef bien construite qui avait porté Tèlémakhos et tous ses compagnons à Pylos était arrivée à Ithakè et entra dans le port profond. Là, ils traînèrent la nef noire à terre. Puis, les magnanimes serviteurs enlevèrent tous les agrès et portèrent aussitôt les splendides présents dans les demeures de Klytios. Puis, ils envoyèrent un messager à la demeure d'Odysseus, afin d'annoncer à la prudente Pènélopéia que Tèlémakhos était allé aux champs, après avoir ordonné de conduire la nef à la ville, et pour que l'illustre reine, rassurée, ne versât plus de larmes. Et leur messager et le divin porcher se rencontrèrent, chargés du même message pour la noble femme. Mais quand ils furent arrivés à la demeure du divin roi, le héraut dit, au milieu des servantes :
– Ton cher fils, ô reine, est arrivé.
Et le porcher, s'approchant de Pènélopéia, lui répéta tout ce que son cher fils avait ordonné de lui dire. Et, après avoir accompli son message, il se hâta de rejoindre ses porcs, et il quitta les cours et la demeure.
Et les prétendants, attristés et soucieux dans l'âme, sortirent de la demeure et s'assirent auprès du grand mur de la cour, devant les portes. Et, le premier, Eurymakhos, fils de Polybos, leur dit :
– Ô amis, certes, une audacieuse entreprise a été accomplie, ce voyage de Tèlémakhos, que nous disions qu'il n'accomplirait pas. Traînons donc à la mer une solide nef noire et réunissons très promptement des rameurs qui avertiront nos compagnons de revenir à la hâte.
Il n'avait pas achevé de parler, quand Amphinomos, tourné vers la mer, vit une nef entrer dans le port profond. Et les marins, ayant serré les voiles, ne se servaient que des avirons. Alors, il se mit à rire, et il dit aux prétendants :
– N'envoyons aucun message. Les voici entrés. Ou quelque dieu les aura avertis, ou ils ont vu revenir l'autre nef et n'ont pu l'atteindre.
Il parla ainsi, et tous, se levant, coururent au rivage de la mer. Et aussitôt les marins traînèrent la nef noire à terre, et les magnanimes serviteurs enlevèrent tous les agrès. Puis ils se rendirent tous à l'agora ; et ils ne laissèrent s'asseoir ni les jeunes, ni les vieux. Et Antinoos, fils d'Eupeithès, leur dit :
– Ô amis, les dieux ont préservé cet homme de tout mal. Tous les jours, de nombreuses sentinelles étaient assises sur les hauts rochers battus des vents. Même à la chute de Hèlios, jamais nous n'avons dormi à terre ; mais, naviguant sur la nef rapide, nous attendions la divine Éôs, épiant Tèlémakhos afin de le tuer au passage. Mais quelque Dieu l'a reconduit dans sa demeure. Délibérons donc ici sur sa mort. Il ne faut pas que Tèlémakhos nous échappe, car je ne pense pas que, lui vivant, nous accomplissions notre dessein. Il est, en effet, plein de sagesse et d'intelligence, et, déjà, les peuples ne nous sont pas favorables. Hâtons-nous avant qu'il réunisse les Akhaiens à l'agora, car je ne pense pas qu'il tarde à le faire. Il excitera leur colère, et il dira, se levant au milieu de tous, que nous avons médité de le tuer, mais que nous ne l'avons point rencontré. Et, l'ayant entendu, ils n'approuveront point ce mauvais dessein. Craignons qu'ils méditent notre malheur, qu'ils nous chassent dans nos demeures, et que nous soyons contraints de fuir chez des peuples étrangers. Prévenons Tèlémakhos en le tuant loin de la ville, dans les champs, ou dans le chemin. Nous prendrons sa vie et ses richesses que nous partagerons également entre nous, et nous donnerons cette demeure à sa mère, quel que soit celui qui l'épousera. Si mes paroles ne vous plaisent pas, si vous voulez qu'il vive et conserve ses biens paternels, ne consumons pas, assemblés ici, ses chères richesses ; mais que chacun de nous, retiré dans sa demeure, recherche Pènélopéia à l'aide de présents, et celui-là l'épousera qui lui fera le plus de présents et qui l'obtiendra par le sort.
Il parla ainsi, et tous restèrent muets. Et, alors, Amphinomos, l'illustre fils du roi Nisos Arètiade, leur parla. C'était le chef des prétendants venus de Doulikhios herbue et fertile en blé, et il plaisait plus que les autres à Pènélopéia par ses paroles et ses pensées. Et il leur parla avec prudence, et il leur dit :
– Ô amis, je ne veux point tuer Tèlémakhos. Il est terrible de tuer la race des rois. Mais interrogeons d'abord les desseins des dieux. Si les lois du grand Zeus nous approuvent, je tuerai moi-même Tèlémakhos et j'exciterai les autres à m'imiter ; mais si les dieux nous en détournent, je vous engagerai à ne rien entreprendre.
Amphinomos parla ainsi, et ce qu'il avait dit leur plut. Et, aussitôt, ils se levèrent et entrèrent dans la demeure d'Odysseus, et ils s'assirent sur des thrônes polis. Et, alors, la prudente Pènélopéia résolut de paraître devant les prétendants très injurieux. En effet, elle avait appris la mort destinée à son fils dans les demeures. Le héraut Médôn, qui savait leurs desseins, les lui avait dits. Et elle se hâta de descendre dans la grande salle avec ses femmes. Et quand la noble femme se fut rendue auprès des prétendants, elle s'arrêta sur le seuil de la belle salle, avec un beau voile sur les joues. Et elle réprimanda Antinoos et lui dit :
– Antinoos, injurieux et mauvais, on dit que tu l'emportes sur tes égaux en âge, parmi le peuple d'Ithakè, par ta sagesse et par tes paroles. Mais tu n'es point ce qu'on dit. Insensé ! Pourquoi médites-tu le meurtre et la mort de Tèlémakhos ? Tu ne te soucies point des prières des suppliants ; mais Zeus n'est-il pas leur témoin ? C'est une pensée impie que de méditer la mort d'autrui. Ne sais-tu pas que ton père s'est réfugié ici, fuyant le peuple qui était très irrité contre lui ? Avec des pirates Taphiens, il avait pillé les Thesprôtes qui étaient nos amis, et le peuple voulait le tuer, lui déchirer le coeur et dévorer ses nombreuses richesses. Mais Odysseus les en empêcha et les retint. Et voici que, maintenant, tu ruines honteusement sa maison, tu recherches sa femme, tu veux tuer son fils et tu m'accables moi-même de douleurs ! Je t'ordonne de t'arrêter et de faire que les autres s'arrêtent.
Et Eurymakhos, fils de Polybos, lui répondit :
– Fille d'Ikarios, sage Pènélopéia, reprends courage et n'aie point ces inquiétudes dans ton esprit. L'homme n'existe point et n'existera jamais qui, moi vivant et les yeux ouverts, portera la main sur ton fils Tèlémakhos. Je le dis, en effet, et ma parole s'accomplirait : aussitôt son sang noir ruissellerait autour de ma lance. Souvent, le destructeur de citadelles Odysseus, me faisant asseoir sur ses genoux, m'a offert de ses mains de la chair rôtie et du vin rouge. C'est pourquoi Tèlémakhos m'est le plus cher de tous les hommes. Je l'invite à ne point craindre la mort de la part des prétendants mais on ne peut l'éviter de la part d'un dieu.
Il parla ainsi, la rassurant, et il méditait la mort de Tèlémakhos. Et Pènélopéia remonta dans la haute chambre splendide, où elle pleura son cher mari Odysseus, jusqu'à ce que Athènè aux yeux clairs eut répandu le doux sommeil sur ses paupières.
Et, vers le soir, le divin porcher revint auprès d'Odysseus et de son fils. Et ceux-ci, sacrifiant un porc d'un an, préparaient le repas dans l'étable. Mais Athènè s'approchant du Laertiade Odysseus, et le frappant de sa baguette, l'avait de nouveau rendu vieux. Et elle lui avait couvert le corps de haillons, de peur que le porcher, le reconnaissant, allât l'annoncer à la prudente Pènélopéia qui oublierait peut-être sa prudence.
Et, le premier, Tèlémakhos lui dit :
– Tu es revenu, divin Eumaios ! Que dit-on dans la ville ? Les prétendants insolents sont-ils de retour de leur embuscade, ou sont-ils encore à m'épier au passage ?
Et le porcher Eumaios lui répondit :
– Je ne me suis point inquiété de cela en traversant la ville, car mon coeur m'a ordonné de revenir très promptement ici, après avoir porté mon message ; mais j'ai rencontré un héraut rapide envoyé par tes compagnons, et qui a, le premier, parlé à ta mère. Mais je sais ceci, et mes yeux l'ont vu : étant hors de la ville, sur la colline de Herméias, j'ai vu une nef rapide entrer dans le port. Elle portait beaucoup d'hommes, et elle était chargée de boucliers et de lances à deux pointes. Je pense que c'étaient les prétendants eux-mêmes, mais je n'en sais rien.
Il parla ainsi, et la force sacrée de Tèlémakhos se mit à rire en regardant son père à l'insu du porcher. Et, après avoir terminé leur travail, ils préparèrent le repas, et ils mangèrent, et aucun, dans son âme, ne fut privé d'une part égale. Et, quand ils eurent assouvi la soif et la faim, ils se couchèrent et s'endormirent.
Chant 17
Quand Éôs aux doigts rosés, née au matin, apparut, Tèlémakhos, le cher fils du divin Odysseus, attacha de belles sandales à ses pieds, saisit une lance solide qui convenait à ses mains, et, prêt à partir pour la ville, il dit au porcher :
– Père, je vais à la ville, afin que ma mère me voie, car je ne pense pas qu'elle cesse, avant de me revoir, de pleurer et de gémir. Et je t'ordonne ceci. Mène à la ville ce malheureux étranger afin qu'il y mendie sa nourriture. Celui qui voudra lui donner à manger et à boire le fera. Je ne puis, accablé moi-même de douleurs, supporter tous les hommes. Si cet étranger s'en irrite, ceci sera plus cruel pour lui ; mais, certes, j'aime à parler sincèrement.
Et le subtil Odysseus lui répondit :
– Ô ami, je ne désire point être retenu ici. Il vaut mieux mendier sa nourriture à la ville qu'aux champs. Me donnera qui voudra. Je ne veux point rester davantage dans tes étables afin d'obéir à tous les ordres d'un chef. Va donc, et celui-ci me conduira, comme tu le lui ordonnes, dès que je me serai réchauffé au feu et que la chaleur sera venue : car, n'ayant que ces haillons, je crains que le froid du matin me saisisse, et on dit que la ville est loin d'ici.
Il parla ainsi, et Tèlémakhos sortit de l'étable et marcha rapidement en méditant la perte des prétendants. Puis, étant arrivé aux demeures bien peuplées, il appuya sa lance contre une haute colonne, et il entra, passant le seuil de pierre. Et, aussitôt, la nourrice Eurykléia, qui étendait des peaux sur les thrônes bien travaillés, le vit la première. Et elle s'élança, fondant en larmes. Et les autres servantes du patient Odysseus se rassemblèrent autour de lui, et elles l'entouraient de leurs bras, baisant sa tête et ses épaules. Et la sage Pènélopéia sortit à la hâte de la chambre nuptiale, semblable à Artémis ou à Aphroditè d'or. Et, en pleurant, elle jeta ses bras autour de son cher fils, et elle baisa sa tête et ses beaux yeux, et elle lui dit, en gémissant, ces paroles ailées :
– Tu es donc revenu, Tèlémakhos, douce lumière. Je pensais ne plus te revoir depuis que tu es allé sur une nef à Pylos, en secret et contre mon gré, afin de t'informer de ton cher père. Mais dis-moi promptement ce que tu as appris.
Et le prudent Tèlémakhos lui répondit :
– Ma mère, n'excite point mes larmes et ne remue point mon coeur dans ma poitrine, à moi qui viens d'échapper à la mort. Mais baigne ton corps, prends des vêtements frais, monte avec tes servantes dans les chambres hautes et voue à tous les dieux de complètes hécatombes que tu sacrifieras si Zeus m'accorde de me venger. Pour moi, je vais à l'agora, où je vais chercher un hôte qui m'a suivi quand je suis revenu. Je l'ai envoyé en avant avec mes divins compagnons, et j'ai ordonné à Peiraios de l'emmener dans sa demeure, de prendre soin de lui et de l'honorer jusqu'à ce que je vinsse.
Il parla ainsi, et sa parole ne fut pas vaine. Et Pénèlopéia baigna son corps, prit des vêtements frais, monta avec ses servantes dans les chambres hautes et voua à tous les dieux de complètes hécatombes qu'elle devait leur sacrifier si Zeus accordait à son fils de se venger.
Tèlémakhos sortit ensuite de sa demeure, tenant sa lance. Et deux chiens aux pieds rapides le suivaient, et Athènè répandit sur lui une grâce divine. Tous les peuples l'admiraient au passage ; et les prétendants insolents s'empressèrent autour de lui, le félicitant à l'envi, mais, au fond de leur âme, méditant son malheur. Et il se dégagea de leur multitude et il alla s'asseoir là où étaient Mentôr, Antiphos et Halithersès, qui étaient d'anciens amis de son père. Il s'assit là, et ils l'interrogèrent sur chaque chose. Et Peiraios illustre par sa lance vint à eux, conduisant son hôte à l'agora, à travers la ville. Et Tèlémakhos ne tarda pas à se tourner du côté de l'étranger. Mais Peiraios dit le premier :
– Tèlémakhos, envoie promptement des servantes à ma demeure, afin que je te remette les présents que t'a faits Ménélaos.
Et le prudent Tèlémakhos lui répondit :
– Peiraios, nous ne savons comment tourneront les choses. Si les prétendants insolents me tuent en secret dans mes demeures et se partagent mes biens paternels, je veux que tu possèdes ces présents, et j'aime mieux que tu en jouisses qu'eux. Si je leur envoie la kèr et la mort, alors tu me les rapporteras, joyeux, dans mes demeures, et je m'en réjouirai.
Ayant ainsi parlé, il conduisit vers sa demeure son hôte malheureux. Et dès qu'ils furent arrivés ils déposèrent leurs manteaux sur des sièges et sur des thrônes, et ils se baignèrent dans des baignoires polies. Et, après que les servantes les eurent baignés et parfumés d'huile, elles les couvrirent de tuniques et de riches manteaux, et ils s'assirent sur des thrônes. Une servante leur versa de l'eau, d'une belle aiguière d'or dans un bassin d'argent, pour se laver les mains, et elle dressa devant eux une table polie que la vénérable intendante, pleine de bienveillance pour tous, couvrit de pain qu'elle avait apporté et de nombreux mets. Et Pènélopéia s'assit en face d'eux, à l'entrée de la salle, et, se penchant de son siège, elle filait des laines fines. Puis, ils étendirent les mains vers les mets placés devant eux ; et, après qu'ils eurent assouvi la soif et la faim, la prudente Pènélopéia leur dit la première :
– Tèlémakhos, je remonterai dans ma chambre nuptiale et je me coucherai sur le lit plein de mes soupirs et arrosé de mes larmes depuis le jour où Odysseus est allé à Ilios avec les Atréides, et tu ne veux pas, avant l'entrée des prétendants insolents dans cette demeure, me dire tout ce que tu as appris sur le retour de ton père !
Et le prudent Tèlémakhos lui répondit :
– Ma mère, je vais te dire la vérité. Nous sommes allés à Pylos, auprès du prince des peuples Nestôr. Et celui-ci m'a reçu dans ses hautes demeures, et il m'a comblé de soins, comme un père accueille son fils récemment arrivé après une longue absence. C'est ainsi que lui et ses illustres fils m'ont accueilli. Mais il m'a dit qu'aucun des hommes terrestres ne lui avait rien appris du malheureux Odysseus mort ou vivant. Et il m'a envoyé avec un char et des chevaux vers l'Atréide Ménélaos, illustre par sa lance. Et là j'ai vu l'Argienne Hélénè, pour qui tant d'Argiens et de Troiens ont souffert par la volonté des dieux. Et le brave Ménélaos m'a demandé aussitôt pourquoi je venais dans la divine Lakédaimôn ; et je lui ai dit la vérité, et, alors, il m'a répondu ainsi :
– Ô dieux ! certes, des lâches veulent coucher dans le lit d'un brave ! Ainsi une biche a déposé dans le repaire d'un lion robuste ses faons nouveau-nés et qui tettent, tandis qu'elle va paître sur les hauteurs ou dans les vallées herbues ; et voici que le lion, rentrant dans son repaire, tue misérablement tous les faons. Ainsi Odysseus leur fera subir une mort misérable. Plaise au père Zeus, à Athènè, à Apollôn, qu'Odysseus se mêle aux prétendants, tel qu'il était dans Lesbos bien bâtie, quand, se levant pour lutter contre le Philomèléide, il le terrassa rudement ! Tous les Akhaiens s'en réjouirent. La vie des prétendants serait brève et leurs noces seraient amères. Mais les choses que tu me demandes en me suppliant, je te les dirai sans te rien cacher, telles que me les a dites le Vieillard véridique de la mer. Je te les dirai toutes et je ne te cacherai rien. Il m'a dit qu'il avait vu Odysseus subissant de cruelles douleurs dans l'île et dans les demeures de la nymphe Kalypsô, qui le retient de force. Et il ne pouvait regagner la terre de sa patrie. Il n'avait plus, en effet, de nefs armées d'avirons, ni de compagnons pour le reconduire sur le large dos de la mer.
– C'est ainsi que m'a parlé l'Atréide Ménélaos, illustre par sa lance. Puis, je suis parti, et les immortels m'ont envoyé un vent propice et m'ont ramené promptement dans la terre de la patrie.
Il parla ainsi, et l'âme de Pènélopéia fut émue dans sa poitrine. Et le divin Théoklyménos leur dit :
– Ô vénérable femme du Laertiade Odysseus, certes, Tèlémakhos ne sait pas tout. Écoute donc mes paroles. Je te prédirai des choses vraies et je ne te cacherai rien. Que Zeus, le premier des dieux, le sache ! et cette table hospitalière, et la maison du brave Odysseus où je suis venu ! Certes, Odysseus est déjà dans la terre de la patrie. Caché ou errant, il s'informe des choses funestes qui se passent et il prépare la perte des prétendants. Tel est le signe que j'ai vu sur la nef et que j'ai révélé à Tèlémakhos.
Et la prudente Pènélopéia lui répondit :
– Plaise aux dieux, étranger, que tes paroles s'accomplissent ! Tu connaîtras alors mon amitié, et je te ferai de nombreux présents, et chacun te dira un homme heureux.
Et c'est ainsi qu'ils se parlaient. Et les prétendants, devant la demeure d'Odysseus, sur le beau pavé, là où ils avaient coutume d'être insolents, se réjouissaient en lançant les disques et les traits. Mais quand le temps de prendre le repas fut venu, et quand les troupeaux arrivèrent de tous côtés des champs avec ceux qui les amenaient ordinairement, alors Médôn, qui leur plaisait le plus parmi les hérauts et qui mangeait avec eux, leur dit :
– Jeunes hommes, puisque vous avez charmé votre âme par ces jeux, entrez dans la demeure, afin que nous préparions le repas. Il est bon de prendre son repas quand le temps en est venu.
Il parla ainsi, et tous se levèrent et entrèrent dans la maison. Et quand ils furent entrés, ils déposèrent leurs manteaux sur les sièges et sur les thrônes. Puis, ils égorgèrent les grandes brebis et les chèvres grasses. Et ils égorgèrent aussi les porcs gras et une génisse indomptée, et ils préparèrent le repas.
Pendant ce temps, Odysseus et le divin porcher se disposaient à se rendre des champs à la ville, et le chef des porchers, le premier, parla ainsi :
– Etranger, allons ! puisque tu désires aller aujourd'hui à la ville, comme mon maître l'a ordonné. Certes, j'aurais voulu te faire gardien des étables ; mais je respecte mon maître et je crains qu'il s'irrite, et les menaces des maîtres sont à redouter. Allons donc maintenant. Le jour s'incline déjà, et le froid est plus vif vers le soir.
Et le subtil Odysseus lui répondit :
– J'entends et je comprends, et je ferai avec intelligence ce que tu ordonnes. Allons, et conduis-moi, et donne-moi un bâton, afin que je m'appuie, puisque tu dis que le chemin est difficile.
Ayant ainsi parlé, il jeta sur ses épaules sa misérable besace pleine de trous et fermée par une courroie tordue. Et Eumaios lui donna un bâton à son goût, et ils partirent, laissant les chiens et les porchers garder les étables. Et Eumaios conduisait ainsi vers la ville son roi semblable à un vieux et misérable mendiant, appuyé sur un bâton et couvert de haillons.
En avançant sur la route difficile, ils approchèrent de la ville et de la fontaine aux belles eaux courantes où venaient puiser les citoyens. Ithakos, Nèritos et Polyktôr l'avaient construite, et, tout autour, il y avait un bois sacré de peupliers rafraîchis par l'eau qui coulait en cercle régulier. Et l'eau glacée tombait aussi de la cime d'une roche, et, au-dessous, il y avait un autel des nymphes où sacrifiaient tous les voyageurs.
Ce fut là que Mélanthios, fils de Dolios, les rencontra tous deux. Il conduisait les meilleures chèvres de ses troupeaux pour les repas des prétendants, et deux bergers le suivaient. Alors, ayant vu Odysseus et Eumaios, il les insulta grossièrement et honteusement, et il remua l'âme d'Odysseus :
– Voici qu'un misérable conduit un autre misérable, et c'est ainsi qu'un dieu réunit les semblables ! Ignoble porcher, où mènes-tu ce mendiant vorace, vile calamité des repas, qui usera ses épaules en s'appuyant à toutes les portes, demandant des restes et non des épées et des bassins. Si tu me le donnais, j'en ferais le gardien de mes étables, qu'il nettoierait. Il porterait le fourrage aux chevaux, et buvant au moins du petit lait, il engraisserait. Mais, sans doute, il ne sait faire que le mal, et il ne veut point travailler, et il aime mieux, parmi le peuple, mendier pour repaître son ventre insatiable. Je te dis ceci, et ma parole s'accomplira : s'il entre dans les demeures du divin Odysseus, les escabeaux des hommes voleront autour de sa tête par la demeure, le frapperont et lui meurtriront les flancs.
Ayant ainsi parlé, l'insensé se rua et frappa Odysseus à la cuisse, mais sans pouvoir l'ébranler sur le chemin. Et Odysseus resta immobile, délibérant s'il lui arracherait l'âme d'un coup de bâton, ou si, le soulevant de terre, il lui écraserait la tête contre le sol. Mais il se contint dans son âme. Et le porcher, ayant vu cela, s'indigna, et il dit en levant les mains :
– Nymphes Krèniades, filles de Zeus, si jamais Odysseus a brûlé pour vous les cuisses grasses et odorantes des agneaux et des chevreaux, accomplissez mon voeu. Que ce héros revienne et qu'une divinité le conduise ! Certes, alors, ô Mélanthios, il troublerait les joies que tu goûtes en errant sans cesse, plein d'insolence, par la ville, tandis que de mauvais bergers perdent les troupeaux.
Et le chevrier Mélanthios lui répondit :
– Ô dieux ! Que dit ce chien rusé ? Mais bientôt je le conduirai moi-même, sur une nef noire, loin d'Ithakè, et un grand prix m'en reviendra. Plût aux dieux qu'Apollôn à l'arc d'argent tuât aujourd'hui Tèlémakhos dans ses demeures, ou qu'il fût tué par les prétendants, aussi vrai qu'Odysseus, au loin, a perdu le jour du retour !
Ayant ainsi parlé, il les laissa marcher en silence, et, les devançant, il parvint rapidement aux demeures du roi. Et il y entra aussitôt, et il s'assit parmi les prétendants, auprès d'Eurymakhos qui l'aimait beaucoup. Et on lui offrit sa part des viandes, et la vénérable intendante lui apporta du pain à manger.
Alors, Odysseus et le divin porcher, étant arrivés, s'arrêtèrent ; et le son de la kithare creuse vint jusqu'à eux, car Phèmios commençait à chanter au milieu des prétendants. Et Odysseus, ayant prit la main du porcher, lui dit :
– Eumaios, certes, voici les belles demeures d'Odysseus. Elles sont faciles à reconnaître au milieu de toutes les autres, tant elles en sont différentes. La cour est ornée de murs et de pieux, et les portes à deux battants sont solides. Aucun homme ne pourrait les forcer. Je comprends que beaucoup d'hommes prennent là leur repas, car l'odeur s'en élève, et la kithare résonne, elle dont les dieux ont fait le charme des repas.
Et le porcher Eumaios lui répondit :
– Tu as tout compris aisément, car tu es très intelligent ; mais délibérons sur ce qu'il faut faire. Ou tu entreras le premier dans les riches demeures, au milieu des prétendants, et je resterai ici ; ou, si tu veux rester, j'irai devant. Mais ne tarde pas dehors, de peur qu'on te frappe et qu'on te chasse. Je t'engage à te décider.
Et le patient et divin Odysseus lui répondit :
– Je sais, je comprends, et je ferai avec intelligence ce que tu dis. Va devant, et je resterai ici. J'ai l'habitude des blessures, et mon âme est patiente sous les coups, car j'ai subi bien des maux sur la mer et dans la guerre. Advienne que pourra. Il ne m'est point possible de cacher la faim cruelle qui ronge mon ventre et qui fait souffrir tant de maux aux hommes, et qui pousse sur la mer indomptée les nefs à bancs de rameurs pour apporter le malheur aux ennemis.
Et ils se parlaient ainsi, et un chien, qui était couché là, leva la tête et dressa les oreilles. C'était Argos, le chien du malheureux Odysseus qui l'avait nourri lui-même autrefois, et qui n'en jouit pas, étant parti pour la sainte Ilios. Les jeunes hommes l'avaient autrefois conduit à la chasse des chèvres sauvages, des cerfs et des lièvres ; et, maintenant, en l'absence de son maître, il gisait, délaissé, sur l'amas de fumier de mulets et de boeufs qui était devant les portes, et y restait jusqu'à ce que les serviteurs d'Odysseus l'eussent emporté pour engraisser son grand verger. Et le chien Argos gisait là, rongé de vermine. Et, aussitôt, il reconnut Odysseus qui approchait, et il remua la queue et dressa les oreilles ; mais il ne put pas aller au-devant de son maître, qui, l'ayant vu, essuya une larme, en se cachant aisément d'Eumaios. Et, aussitôt, il demanda à celui-ci :
– Eumaios, voici une chose prodigieuse. Ce chien gisant sur ce fumier a un beau corps. Je ne sais si, avec cette beauté, il a été rapide à la course, ou si c'est un de ces chiens que les hommes nourrissent à leur table et que les rois élèvent à cause de leur beauté.
Et le porcher Eumaios lui répondit :
– C'est le chien d'un homme mort au loin. S'il était encore, par les formes et les qualités, tel qu'Odysseus le laissa en allant à Troiè, tu admirerais sa rapidité et sa force. Aucune bête fauve qu'il avait aperçue ne lui échappait dans les profondeurs des bois, et il était doué d'un flair excellent. Maintenant les maux l'accablent. Son maître est mort loin de sa patrie, et les servantes négligentes ne le soignent point. Les serviteurs, auxquels leurs maîtres ne commandent plus, ne veulent plus agir avec justice, car le retentissant Zeus ôte à l'homme la moitié de sa vertu, quand il le soumet à la servitude.
Ayant ainsi parlé, il entra dans la riche demeure, qu'il traversa pour se rendre au milieu des illustres prétendants. Et, aussitôt, la kèr de la noire mort saisit Argos comme il venait de revoir Odysseus après la vingtième année.
Et le divin Tèlémakhos vit, le premier, Eumaios traverser la demeure, et il lui fit signe pour l'appeler promptement à lui. Et le porcher, ayant regardé, prit le siège vide du découpeur qui servait alors les viandes abondantes aux prétendants, et qui les découpait pour les convives. Et Eumaios, portant ce siège devant la table de Tèlémakhos, s'y assit. Et un héraut lui offrit une part des mets et du pain pris dans une corbeille.
Et, après lui, Odysseus entra dans la demeure, semblable à un misérable et vieux mendiant, appuyé sur un bâton et couvert de vêtements en haillons. Et il s'assit sur le seuil de frêne, en dedans des portes, et il s'adossa contre le montant de cyprès qu'un ouvrier avait autrefois habilement poli et dressé avec le cordeau. Alors, Tèlémakhos, ayant appelé le porcher, prit un pain entier dans la belle corbeille, et des viandes, autant que ses mains purent en prendre, et dit :
– Porte ceci, et donne-le à l'étranger, et ordonne lui de demander à chacun des prétendants. La honte n'est pas bonne à l'indigent.
Il parla ainsi, et le porcher, l'ayant entendu, s'approcha d'Odysseus et lui dit ces paroles ailées :
– Tèlémakhos, ô étranger, te donne ceci, et il t'ordonne de demander à chacun des prétendants. Il dit que la honte n'est pas bonne à l'indigent.
Et le subtil Odysseus lui répondit :
– Roi Zeus ! accorde-moi que Tèlémakhos soit heureux entre tous les hommes, et que tout ce qu'il désire s'accomplisse !
Il parla ainsi, et, prenant la nourriture des deux mains, il la posa à ses pieds sur sa besace trouée, et il mangea pendant que le divin aoide chantait dans les demeures. Mais le divin aoide se tut, et les prétendants élevèrent un grand tumulte, et Athènè, s'approchant du Laertiade Odysseus, l'excita à demander aux prétendants, afin de reconnaître ceux qui étaient justes et ceux qui étaient iniques. Mais aucun d'eux ne devait être sauvé de la mort. Et Odysseus se hâta de prier chacun d'eux en commençant par la droite et en tendant les deux mains, comme ont coutume les mendiants. Et ils lui donnaient, ayant pitié de lui, et ils s'étonnaient, et ils se demandaient qui il était et d'où il venait. Alors, le chevrier Mélanthios leur dit :
– Écoutez-moi, prétendants de l'illustre reine, je parlerai de cet étranger que j'ai déjà vu. C'est assurément le porcher qui l'a conduit ici ; mais je ne sais où il est né.
Il parla ainsi, et Antinoos réprimanda le porcher par ces paroles :
– Ô porcher, pourquoi as-tu conduit cet homme à la ville ? N'avons-nous pas assez de vagabonds et de mendiants, calamité des repas ? Trouves-tu qu'il ne suffit pas de ceux qui sont réunis ici pour dévorer les biens de ton maître, que tu aies encore appelé celui-ci ?
Et le porcher Eumaios lui répondit :
– Antinoos, tu ne dis pas de bonnes paroles, bien que tu sois illustre. Quel homme peut appeler un étranger, afin qu'il vienne de loin, s'il n'est de ceux qui sont habiles, un divinateur, un médecin, un ouvrier qui taille le bois, ou un grand aoide qui charme en chantant ? Ceux-là sont illustres parmi les hommes sur la terre immense. Mais personne n'appelle un mendiant, s'il ne désire se nuire à soi-même. Tu es le plus dur des prétendants pour les serviteurs d'Odysseus, et surtout pour moi ; mais je n'en ai nul souci, tant que la sage Pènélopéia et le divin Tèlémakhos vivront dans leurs demeures.
Et le prudent Tèlémakhos lui dit :
– Tais-toi, et ne lui réponds point tant de paroles. Antinoos a coutume de chercher querelle par des paroles injurieuses et d'exciter tous les autres.
Il parla ainsi, et il dit ensuite à Antinoos ces paroles ailées :
– Antinoos, tu prends soin de moi comme un père de son fils, toi qui ordonnes impérieusement à un étranger de sortir de ma demeure ! mais qu'un dieu n'accomplisse point cet ordre. Donne à cet homme. Je ne t'en blâmerai point. Je te l'ordonne même. Tu n'offenseras ainsi ni ma mère, ni aucun des serviteurs qui sont dans la demeure du divin Odysseus. Mais telle n'est point la pensée que tu as dans ta poitrine, et tu aimes mieux manger davantage toi-même que de donner à un autre.
Et Antinoos lui répondit :
– Tèlémakhos, agorète orgueilleux et plein de colère, qu'as-tu dit ? Si tous les prétendants lui donnaient autant que moi, il serait retenu loin de cette demeure pendant trois mois au moins.
Il parla ainsi, saisissant et montrant l'escabeau sur lequel il appuyait ses pieds brillants sous la table. Mais tous les autres donnèrent à Odysseus et emplirent sa besace de viandes et de pain. Et déjà Odysseus s'en retournait pour goûter les dons des Akhaiens, mais il s'arrêta auprès d'Antinoos et lui dit :
– Donne-moi, ami, car tu ne parais pas le dernier des Akhaiens mais plutôt le premier d'entre eux, et tu es semblable à un roi. Il t'appartient de me donner plus abondamment que les autres, et je te louerai sur la terre immense. En effet, moi aussi, autrefois, j'ai habité une demeure parmi les hommes ; j'ai été riche et heureux, et j'ai souvent donné aux étrangers, quels qu'ils fussent et quelle que fût leur misère. Je possédais de nombreux serviteurs et tout ce qui fait vivre heureux et fait dire qu'on est riche ; mais Zeus Kroniôn a tout détruit, car telle a été sa volonté. Il m'envoya avec des pirates vagabonds dans l'Aigyptiè lointaine, afin que j'y périsse. Le cinquième jour j'arrêtai mes nefs à deux rangs d'avirons dans le fleuve Aigyptos. Alors j'ordonnai à mes chers compagnons de rester auprès des nefs pour les garder, et j'envoyai des éclaireurs pour aller à la découverte. Mais ceux-ci, égarés par leur audace et confiants dans leurs forces, dévastèrent aussitôt les beaux champs des hommes Aigyptiens, entraînant les femmes et les petits enfants et tuant les hommes. Et aussitôt le tumulte arriva jusqu'à la ville, et les habitants, entendant ces clameurs, accoururent au lever d'Éôs, et toute la plaine se remplit de piétons et de cavaliers et de l'éclat de l'airain. Et le foudroyant Zeus mit mes compagnons en fuite, et aucun d'eux ne soutint l'attaque, et la mort les environna de toutes parts. Là, un grand nombre des nôtres fut tué par l'airain aigu, et les autres furent emmenés vivants pour être esclaves. Et les Aigyptiens me donnèrent à Dmètôrlaside, qui commandait à Kypros, et il m'y emmena, et de là je suis venu ici, après avoir beaucoup souffert.
Et Antinoos lui répondit :
– Quel dieu a conduit ici cette peste, cette calamité des repas ? Tiens-toi au milieu de la salle, loin de ma table, si tu ne veux voir bientôt une Aigyptiè et une Kypros amères, aussi sûrement que tu es un audacieux et impudent mendiant. Tu t'arrêtes devant chacun, et ils te donnent inconsidérément, rien ne les empêchant de donner ce qui ne leur appartient pas, car ils ont tout en abondance.
Et le subtil Odysseus dit en s'en retournant :
– Ô dieux ! Tu n'as pas les pensées qui conviennent à ta beauté ; et à celui qui te le demanderait dans ta propre demeure tu ne donnerais pas même du sel, toi qui, assis maintenant à une table étrangère, ne peux supporter la pensée de me donner un peu de pain, quand tout abonde ici.
Il parla ainsi, et Antinoos fut grandement irrité dans son coeur, et, le regardant d'un oeil sombre, il lui dit ces paroles ailées :
– Je ne pense pas que tu sortes sain et sauf de cette demeure, puisque tu as prononcé cet outrage.
Ayant ainsi parlé, il saisit son escabeau et en frappa l'épaule droite d'Odysseus à l'extrémité du dos. Mais Odysseus resta ferme comme une pierre, et le trait d'Antinoos ne l'ébranla pas. Il secoua la tête en silence, en méditant la mort du prétendant. Puis, il retourna s'asseoir sur le seuil, posa à terre sa besace pleine et dit aux prétendants :
– Écoutez-moi, prétendants de l'illustre reine, afin que je dise ce que mon coeur m'ordonne dans ma poitrine. Il n'y a ni douleur, ni honte, quand un homme est frappé, combattant pour ses biens, soit des boeufs, soit de grasses brebis ; mais Antinoos m'a frappé parce que mon ventre est rongé par la faim cruelle qui cause tant de maux aux hommes. Donc, s'il est des dieux et des Érinnyes pour les mendiants, Antinoos, avant ses noces, rencontrera la mort.
Et Antinoos, le fils d'Eupeithès, lui dit :
– Mange en silence, étranger, ou sors, de peur que, parlant comme tu le fais, les jeunes hommes te traînent, à travers la demeure, par les pieds ou par les bras, et te mettent en pièces.
Il parla ainsi, mais tous les autres le blâmèrent rudement, et un des jeunes hommes insolents lui dit :
– Antinoos, tu as mal fait de frapper ce malheureux vagabond. Insensé ! si c'était un des dieux Ouraniens ? Car les dieux, qui prennent toutes les formes, errent souvent par les villes, semblables à des étrangers errants, afin de reconnaître la justice ou l'iniquité des hommes.
Les prétendants parlèrent ainsi, mais leurs paroles ne touchèrent point Antinoos. Et une grande douleur s'éleva dans le coeur de Tèlémakhos à cause du coup qui avait été porté. Cependant, il ne versa point de larmes, mais il secoua la tête en silence, en méditant la mort du prétendant. Et la prudente Pènélopéia, ayant appris qu'un étranger avait été frappé dans la demeure, dit à ses servantes :
– Puisse Apollôn illustre par son arc frapper ainsi Antinoos !
Et Eurynomè l'intendante lui répondit :
– Si nous pouvions accomplir nos propres voeux, aucun de ceux-ci ne verrait le retour du beau matin.
Et la prudente Pènélopéia lui dit :
– Nourrice, tous me sont ennemis, car ils méditent le mal ; mais Antinoos, plus que tous, est pour moi semblable à la noire kèr. Un malheureux étranger mendie dans la demeure, demandant à chacun, car la nécessité le presse, et tous lui donnent ; mais Antinoos le frappe d'un escabeau à l'épaule droite !
Elle parla ainsi au milieu de ses servantes. Et le divin Odysseus acheva son repas, et Pènélopéia fit appeler le divin porcher et lui dit :
– Va, divin Eumaios, et ordonne à l'étranger de venir, afin que je le salue et l'interroge. Peut-être qu'il a entendu parler du malheureux Odysseus, ou qu'il l'a vu de ses yeux, car il semble lui-même avoir beaucoup erré.
Et le porcher Eumaios lui répondit :
– Plût aux dieux, reine, que tous les Akhaiens fissent silence et qu'il charmât ton cher coeur de ses paroles ! Je l'ai retenu dans l'étable pendant trois nuits et trois jours, car il était d'abord venu vers moi après s'être enfui d'une nef. Et il n'a point achevé de dire toute sa destinée malheureuse. De même qu'on révère un aoide instruit par les dieux à chanter des paroles douces aux hommes, et qu'on ne veut jamais cesser de l'écouter quand il chante, de même celui-ci m'a charmé dans mes demeures. Il dit qu'il est un hôte paternel d'Odysseus et qu'il habitait la Krètè où commande la race de Minôs. Après avoir subi beaucoup de maux, errant çà et là, il est venu ici. Il dit qu'il a entendu parler d'Odysseus chez le riche peuple des Thesprôtes, et qu'il vit encore, et qu'il rapporte de nombreuses richesses dans sa demeure.
Et la prudente Pènélopéia lui répondit :
– Va ! Appelle-le, afin qu'il parle devant moi. Les prétendants se réjouissent, assis les uns devant les portes, les autres dans la demeure, car leur esprit est joyeux. Leurs richesses restent intactes dans leurs maisons, leur pain et leur vin doux, dont se nourrissent leurs serviteurs seulement. Mais, tous les jours, dans notre demeure, ils tuent nos boeufs, nos brebis et nos chèvres grasses, et ils les mangent, et ils boivent notre vin rouge impunément, et ils ont déjà consumé beaucoup de richesses. Il n'y a point ici d'homme tel qu'Odysseus pour chasser cette ruine hors de la demeure. Mais si Odysseus revenait et abordait la terre de la patrie, bientôt, avec son fils, il aurait réprimé les insolences de ces hommes.
Elle parla ainsi, et Tèlémakhos éternua très fortement, et toute la maison en retentit. Et Pènélopéia se mit à rire, et, aussitôt, elle dit à Eumaios ces paroles ailées :
– Va ! Appelle cet étranger devant moi. Ne vois-tu pas que mon fils a éternué comme j'achevais de parler ? Que la mort de tous les prétendants s'accomplisse ainsi, et que nul d'entre eux n'évite la kèr et la mort ! Mais je te dirai ceci ; retiens-le dans ton esprit : si je reconnais que cet étranger me dit la vérité, je lui donnerai de beaux vêtements, un manteau et une tunique.
Elle parla ainsi, et le porcher, l'ayant entendue, s'approcha d'Odysseus et lui dit ces paroles ailées :
– Père étranger, la sage Pènélopéia, la mère de Tèlémakhos, t'appelle. Son âme lui ordonne de t'interroger sur son mari, bien qu'elle subisse beaucoup de douleurs. Si elle reconnaît que tu lui as dit la vérité, elle te donnera un manteau et une tunique dont tu as grand besoin ; et tu demanderas ton pain parmi le peuple, et tu satisferas ta faim, et chacun te donnera s'il le veut.
Et le patient et divin Odysseus lui répondit :
– Eumaios, je dirai bientôt toute la vérité à la fille d'Ikarios, la très sage Pènélopéia. Je sais toute la destinée d'Odysseus, et nous avons subi les mêmes maux. Mais je crains la multitude des prétendants insolents. Leur orgueil et leur violence sont montés jusqu'à l'Ouranos de fer. Voici qu'un d'entre eux, comme je traversais innocemment la salle, m'ayant frappé, m'a fait un grand mal. Et Tèlémakhos n'y a point pris garde, ni aucun autre. Donc, maintenant, engage Pènélopéia, malgré sa hâte, à attendre dans ses demeures jusqu'à la chute de Hèlios. Alors, tandis que je serai assis auprès du foyer, elle m'interrogera sur le jour du retour de son mari. Je n'ai que des vêtements en haillons ; tu le sais, puisque c'est toi que j'ai supplié le premier.
Il parla ainsi, et le porcher le quitta après l'avoir entendu. Et, dès qu'il parut sur le seuil, Pènélopéia lui dit :
– Tu ne l'amènes pas, Eumaios ? Pourquoi refuse-t-il ? Craint-il quelque outrage, ou a-t-il honte ? La honte n'est pas bonne à l'indigent.
Et le porcher Eumaios lui répondit :
– Il parle comme il convient et comme chacun pense. Il veut éviter l'insolence des prétendants orgueilleux. Mais il te prie d'attendre jusqu'au coucher de Hèlios. Il te sera ainsi plus facile, ô reine, de parler seule à cet étranger et de l'écouter.
Et la prudente Pènélopéia lui répondit :
– Cet étranger, quel qu'il soit, ne semble point sans prudence ; et, en effet, aucun des plus injurieux parmi les hommes mortels n'a médité plus d'iniquités que ceux-ci.
Elle parla ainsi, et le divin porcher retourna dans l'assemblée des prétendants, après avoir tout dit. Et, penchant la tête vers Tèlémakhos, afin que les autres ne l'entendissent pas, il dit ces paroles ailées :
– Ô ami, je pars, afin d'aller garder tes porcs et veiller sur tes richesses et les miennes. Ce qui est ici te regarde. Mais conserve-toi et songe dans ton âme à te préserver. De nombreux Akhaiens ont de mauvais desseins, mais que Zeus les perde avant qu'ils nous nuisent !
Et le prudent Tèlémakhos lui répondit :
– Il en sera ainsi, père. Mais pars avant la nuit. Reviens demain, au matin, et amène les belles victimes. C'est aux immortels et à moi de nous inquiéter de tout le reste.
Il parla ainsi, et le porcher s'assit de nouveau sur le siège poli, et là il contenta son âme en buvant et en mangeant ; puis, se hâtant de retourner vers ses porcs, il laissa les cours et la demeure pleines de convives qui se charmaient par la danse et le chant, car déjà le soir était venu.
Chant 18
Et il vint un mendiant qui errait par la ville et qui mendiait dans Ithakè. Et il était renommé par son ventre insatiable, car il mangeait et buvait sans cesse ; mais il n'avait ni force, ni courage, bien qu'il fût beau et grand. Il se nommait Arnaios, et c'était le nom que sa mère vénérable lui avait donné à sa naissance ; mais les jeunes hommes le nommaient tous Iros, parce qu'il faisait volontiers les messages, quand quelqu'un le lui ordonnait. Et dès qu'il fut arrivé, il voulut chasser Odysseus de sa demeure, et, en l'injuriant, il lui dit ces paroles ailées :
– Sors du portique, vieillard, de peur d'être traîné aussitôt par les pieds. Ne comprends-tu pas que tous me font signe et m'ordonnent de te traîner dehors ? Cependant, j'ai pitié de toi. Lève-toi donc, de peur qu'il y ait de la discorde entre nous et que nous en venions aux mains.
Et le subtil Odysseus, le regardant d'un oeil sombre, lui dit :
– Malheureux ! Je ne te fais aucun mal, je ne te dis rien, et je ne t'envie pas à cause des nombreux dons que tu pourras recevoir. Ce seuil nous servira à tous deux. Il ne faut pas que tu sois envieux d'un étranger, car tu me sembles un vagabond comme moi, et ce sont les dieux qui distribuent les richesses. Ne me provoque donc pas aux coups et n'éveille pas ma colère, de peur que je souille de sang ta poitrine et tes lèvres, bien que je sois vieux. Demain je n'en serai que plus tranquille, et je ne pense pas que tu reviennes après cela dans la demeure du Laertiade Odysseus.
Et le mendiant Iros, irrité, lui dit :
– Ô dieux ! comme ce mendiant parle avec facilité, semblable à une vieille enfumée. Mais je vais le maltraiter en le frappant des deux mains, et je ferai tomber toutes ses dents de ses mâchoires, comme celles d'un sanglier mangeur de moissons ! Maintenant, ceins-toi, et que tous ceux-ci nous voient combattre. Mais comment lutteras-tu contre un homme jeune ?
Ainsi, devant les hautes portes, sur le seuil poli, ils se querellaient de toute leur âme. Et la force sacrée d'Antinoos les entendit, et, se mettant à rire, il dit aux prétendants :
– Ô amis ! jamais rien de tel n'est arrivé. Quel plaisir un dieu nous envoie dans cette demeure ! L'étranger et Iros se querellent et vont en venir aux coups. Mettons-les promptement aux mains.
Il parla ainsi, et tous se levèrent en riant, et ils se réunirent autour des mendiants en haillons, et Antinoos, fils d'Eupeithès, leur dit :
– Écoutez-moi, illustres prétendants, afin que je parle. Des poitrines de chèvres sont sur le feu, pour le repas, et pleines de sang et de graisse. Celui qui sera vainqueur et le plus fort choisira la part qu'il voudra. Il assistera toujours à nos repas, et nous ne laisserons aucun autre mendiant demander parmi nous.
Ainsi parla Antinoos, et ses paroles plurent à tous. Mais le subtil Odysseus parla ainsi, plein de ruse :
– Ô amis, il n'est pas juste qu'un vieillard flétri par la douleur lutte contre un homme jeune ; mais la faim, mauvaise conseillère, me pousse à me faire couvrir de plaies. Cependant, jurez tous par un grand serment qu'aucun de vous, pour venir en aide à Iros, ne me frappera de sa forte main, afin que je sois dompté.
Il parla ainsi, et tous jurèrent comme il l'avait demandé. Et la force sacrée de Tèlémakhos lui dit :
– Étranger, si ton coeur et ton âme courageuse t'invitent à chasser cet homme, ne crains aucun des Akhaiens. Celui qui te frapperait aurait à combattre contre plusieurs, car je t'ai donné l'hospitalité, et deux rois prudents, Eurymakhos et Antinoos, m'approuvent.
Il parla ainsi, et tous l'approuvèrent. Et Odysseus ceignit ses parties viriles avec ses haillons, et il montra ses cuisses belles et grandes, et ses larges épaules, et sa poitrine et ses bras robustes. Et Athènè, s'approchant de lui, augmenta les membres du prince des peuples. Et tous les prétendants furent très surpris, et ils se dirent les uns aux autres :
– Certes, bientôt Iros ne sera plus Iros, et il aura ce qu'il a cherché. Quelles cuisses montre ce vieillard en retirant ses haillons !
Ils parlèrent ainsi, et l'âme de Iros fut troublée ; mais les serviteurs, après l'avoir ceint de force, le conduisirent, et toute sa chair tremblait sur ses os. Et Antinoos le réprimanda et lui dit :
– Puisses-tu n'être jamais né, n'étant qu'un fanfaron, puisque tu trembles, plein de crainte, devant un vieillard flétri par la misère ! Mais je te dis ceci, et ma parole s'accomplira : si celui-ci est vainqueur et le plus fort, je t'enverrai sur la terre ferme, jeté dans une nef noire, chez le roi Ékhétos, le plus féroce de tous les hommes, qui te coupera le nez et les oreilles avec l'airain tranchant, qui t'arrachera les parties viriles et les donnera, sanglantes, à dévorer aux chiens.
Il parla ainsi, et une plus grande terreur fit trembler la chair d'Iros. Et on le conduisit au milieu, et tous deux levèrent leurs bras. Alors, le patient et divin Odysseus délibéra s'il le frapperait de façon à lui arracher l'âme d'un seul coup, ou s'il ne ferait que l'étendre contre terre. Et il jugea que ceci était le meilleur, de ne le frapper que légèrement de peur que les Akhaiens le reconnussent.
Tous deux ayant levé les bras, Iros le frappa à l'épaule droite ; mais Odysseus le frappa au cou, sous l'oreille, et brisa ses os, et un sang noir emplit sa bouche, et il tomba dans la poussière en criant, et ses dents furent arrachées, et il battit la terre de ses pieds. Les prétendants insolents, les bras levés, mouraient de rire. Mais Odysseus le traîna par un pied, à travers le portique, jusque dans la cour et jusqu'aux portes, et il l'adossa contre le mur de la cour, lui mit un bâton à la main, et lui adressa ces paroles ailées :
– Maintenant, reste là, et chasse les chiens et les porcs, et ne te crois plus le maître des étrangers et des mendiants, misérable ! de peur d'un mal pire.
Il parla ainsi, et, jetant sur son épaule sa pauvre besace pleine de trous suspendue à une courroie tordue, il revint s'asseoir sur le seuil. Et tous les prétendants rentrèrent en riant, et ils lui dirent :
– Que Zeus et les autres dieux immortels, étranger, t'accordent ce que tu désires le plus et ce qui est cher à ton coeur ! car tu empêches cet insatiable de mendier. Nous l'enverrons bientôt sur la terre ferme, chez le roi Ékhétos, le plus féroce de tous les hommes.
Ils parlaient ainsi, et le divin Odysseus se réjouit de leur voeu. Et Antinoos plaça devant lui une large poitrine de chèvre pleine de sang et de graisse. Et Amphinomos prit dans une corbeille deux pains qu'il lui apporta, et, l'honorant d'une coupe d'or, il lui dit :
– Salut, père Étranger. Que la richesse que tu possédais te soit rendue, car, maintenant, tu es accablé de beaucoup de maux.
Et le subtil Odysseus lui répondit :
– Amphinomos, tu me sembles plein de prudence, et tel que ton père, car j'ai appris par la renommée que Nisos était à Doulikhios un homme honnête et riche. On dit que tu es né de lui, et tu sembles un homme sage. Je te dis ceci ; écoute et comprends-moi. Rien n'est plus misérable que l'homme parmi tout ce qui respire ou rampe sur la terre, et qu'elle nourrit. Jamais, en effet, il ne croit que le malheur puisse l'accabler un jour, tant que les dieux lui conservent la force et que ses genoux se meuvent ; mais quand les dieux heureux lui ont envoyé les maux, il ne veut pas les subir d'un coeur patient. Tel est l'esprit des hommes terrestres, semblable aux jours changeants qu'amène le père des hommes et des dieux. Moi aussi, autrefois, j'étais heureux parmi les guerriers, et j'ai commis beaucoup d'actions injustes, dans ma force et dans ma violence, me fiant à l'aide de mon père et de mes frères. C'est pourquoi qu'aucun homme ne soit inique, mais qu'il accepte en silence les dons des dieux. Je vois les prétendants, pleins de pensées iniques, consumant les richesses et outrageant la femme d'un homme qui, je le dis, ne sera pas longtemps éloigné de ses amis et de la terre de la patrie. Qu'un daimôn te ramène dans ta demeure, de peur qu'il te rencontre quand il reviendra dans la chère terre de la patrie. Ce ne sera pas, en effet, sans carnage, que tout se décidera entre les prétendants et lui, quand il reviendra dans ses demeures.
Il parla ainsi, et, faisant une libation, il but le vin doux et remit la coupe entre les mains du prince des peuples. Et celui-ci, le coeur déchiré et secouant la tête, allait à travers la salle, car, en effet, son âme prévoyait des malheurs. Mais cependant il ne devait pas éviter la kèr, et Athènè l'empêcha de partir, afin qu'il fût tué par les mains et par la lance de Tèlémakhos. Et il alla s'asseoir de nouveau sur le thrône d'où il s'était levé.
Alors, la déesse Athènè aux yeux clairs mit dans l'esprit de la fille d'Ikarios, de la prudente Pènélopéia, d'apparaître aux prétendants, afin que leur coeur fût transporté, et qu'elle-même fût plus honorée encore par son mari et par son fils. Pènélopéia se mit donc à rire légèrement, et elle dit :
– Eurynomè, voici que mon âme m'excite maintenant à apparaître aux prétendants odieux. Je dirai à mon fils une parole qui lui sera très utile. Je lui conseillerai de ne point se mêler aux prétendants insolents qui lui parlent avec amitié et méditent sa mort.
Et Eurynomè l'intendante lui répondit :
– Mon enfant, ce que tu dis est sage ; fais-le. Donne ce conseil à ton fils, et ne lui cache rien. Lave ton corps et parfume tes joues avec de l'huile, et ne sors pas avec un visage sillonné de larmes, car rien n'est pire que de pleurer continuellement. En effet, ton fils est maintenant tel que tu suppliais ardemment les dieux qu'il devint.
Et la prudente Pènélopéia lui répondit :
– Eurynomè, ne me parle point, tandis que je gémis, de laver et de parfumer mon corps. Les dieux qui habitent l'Olympos m'ont ravi ma splendeur, du jour où Odysseus est parti sur ses nefs creuses. Mais ordonne à Autonoè et à Hippodamia de venir, afin de m'accompagner dans les demeures. Je ne veux point aller seule au milieu des hommes, car j'en aurais honte.
Elle parla ainsi, et la vieille femme sortit de la maison afin d'avertir les servantes et qu'elles vinssent à la hâte.
Et, alors, la déesse Athènè aux yeux clairs eut une autre pensée, et elle répandit le doux sommeil sur la fille d'Ikarios. Et celle-ci s'endormit, penchée en arrière, et sa force l'abandonna sur le lit de repos. Et, alors, la noble déesse lui fit des dons immortels, afin qu'elle fût admirée des Akhaiens. Elle purifia son visage avec de l'ambroisie, de même que Kythéréia à la belle couronne se parfume, quand elle se rend aux choeurs charmants des Kharites. Elle la fit paraître plus grande, plus majestueuse, et elle la rendit plus blanche que l'ivoire récemment travaillé. Cela fait, la noble déesse s'éloigna, et les deux servantes aux bras blancs, ayant été appelées, arrivèrent de la maison, et le doux sommeil quitta Pènélopéia. Et elle pressa ses joues avec ses mains, et elle s'écria :
– Certes, malgré mes peines, le doux sommeil m'a enveloppée. Puisse la chaste Artémis m'envoyer une mort aussi douce ! Je ne consumerais plus ma vie à gémir dans mon coeur, regrettant mon cher mari qui avait toutes les vertus et qui était le plus illustre des Akhaiens.
Ayant ainsi parlé, elle descendit des chambres splendides. Et elle n'était point seule, car deux servantes la suivaient. Et quand la divine femme arriva auprès des prétendants, elle s'arrêta sur le seuil de la salle richement ornée, ayant un beau voile sur les joues. Et les servantes prudentes se tenaient à ses côtés. Et les genoux des prétendants furent rompus, et leur coeur fut transporté par l'amour, et ils désiraient ardemment dormir avec elle dans leurs lits. Mais elle dit à son fils Tèlémakhos :
– Tèlémakhos, ton esprit n'est pas ferme, ni ta pensée. Quand tu étais encore enfant, tu avais des pensées plus sérieuses ; mais, aujourd'hui que tu es grand et parvenu au terme de la puberté, et que chacun dit que tu es le fils d'un homme heureux, et que l'étranger admire ta grandeur et ta beauté, ton esprit n'est plus équitable, ni ta pensée. Comment as-tu permis qu'une telle action mauvaise ait été commise dans tes demeures et qu'un hôte ait été ainsi outragé ? Qu'arrivera-t-il donc, si un étranger assis dans nos demeures souffre un tel outrage ? La honte et l'opprobre seront pour toi parmi les hommes.
Et le prudent Tèlémakhos lui répondit :
– Ma mère, je ne te blâme point de t'irriter ; mais je comprends et je sais dans mon âme ce qui est juste ou injuste. Il y a peu de temps j'étais encore enfant, et je ne puis avoir une égale prudence en toute chose. Ces hommes, assis les uns auprès des autres, méditent ma perte et je n'ai point de soutiens. Mais le combat de l'étranger et d'Iros ne s'est point terminé selon le désir des prétendants, et notre hôte l'a emporté par sa force. Plaise au père Zeus, à Athènè, à Apollôn, que les prétendants, domptés dans nos demeures, courbent bientôt la tête, les uns sous le portique, les autres dans la demeure, et que leurs forces soient rompues ; de même qu'Iros est assis devant les portes extérieures, baissant la tête comme un homme ivre et ne pouvant ni se tenir debout, ni revenir à sa place accoutumée, parce que ses forces sont rompues.
Et ils se parlaient ainsi. Eurymakhos dit à Pènélopéia :
– Fille d'Ikarios, sage Pènélopéia, si tous les Akhaiens de l'Argos d'Iasos te voyaient, demain, d'autres nombreux prétendants viendraient s'asseoir à nos repas dans ces demeures, car tu l'emportes sur toutes les femmes par la beauté, la majesté et l'intelligence.
Et la sage Pènélopéia lui répondit :
– Eurymakhos, certes, les immortels m'ont enlevé ma vertu et ma beauté depuis que les Argiens sont partis pour Ilios, et qu'Odysseus est parti avec eux ; mais s'il revenait et gouvernait ma vie, ma renommée serait meilleure et je serais plus belle. Maintenant je suis affligée, tant un daimôn ennemi m'a envoyé de maux. Quand Odysseus quitta la terre de la patrie, il me prit la main droite et il me dit :
– Ô femme, je ne pense pas que les Akhaiens aux belles knèmides reviennent tous sains et saufs de Troiè. On dit, en effet, que les Troiens sont de braves guerriers, lanceurs de piques et de flèches, et bons conducteurs de chevaux rapides qui décident promptement de la victoire dans la mêlée du combat furieux. Donc, je ne sais si un dieu me sauvera, ou si je mourrai là, devant Troiè. Mais toi, prends soin de toute chose, et souviens-toi, dans mes demeures, de mon père et de ma mère, comme maintenant, et plus encore quand je serai absent. Puis, quand tu verras ton fils arrivé à la puberté, épouse celui que tu choisiras et abandonne ta demeure. Il parla ainsi, et toutes ces choses sont accomplies, et la nuit viendra où je subirai d'odieuses noces, car Zeus m'a ravi le bonheur. Cependant, une douleur amère a saisi mon coeur et mon âme, et vous ne suivez pas la coutume ancienne des prétendants. Ceux qui voulaient épouser une noble femme, fille d'un homme riche, et qui se la disputaient, amenaient dans sa demeure des boeufs et de grasses brebis, et ils offraient à la jeune fille des repas et des présents splendides, et ils ne dévoraient pas impunément les biens d'autrui.
Elle parla ainsi, et le patient et divin Odysseus se réjouit parce qu'elle attirait leurs présents et charmait leur âme par de douces paroles, tandis qu'elle avait d'autres pensées.
Et Antinoos, fils d'Eupeithès, lui répondit :
– Fille d'Ikarios, sage Pènélopéia, accepte les présents que chacun des Akhaiens voudra apporter ici. Il n'est pas convenable de refuser des présents, et nous ne retournerons point à nos travaux et nous ne ferons aucune autre chose avant que tu aies épousé celui des Akhaiens que tu préféreras.
Antinoos parla ainsi, et ses paroles furent approuvées de tous. Et chacun envoya un héraut pour apporter les présents. Et celui d'Antinoos apporta un très beau péplos aux couleurs variées et orné de douze anneaux d'or où s'attachaient autant d'agrafes recourbées. Et celui d'Eurymakhos apporta un riche collier d'or et d'ambre étincelant, et semblable à Hèlios. Et les deux serviteurs d'Eurydamas des boucles d'oreilles merveilleuses et bien travaillées et resplendissantes de grâce. Et le serviteur de Peisandros Polyktoride apporta un collier, très riche ornement. Et les hérauts apportèrent aux autres Akhaiens d'aussi beaux présents. Et la noble femme remonta dans les chambres hautes, tandis que les servantes portaient ces présents magnifiques.
Mais les prétendants restèrent jusqu'à ce que le soir fût venu, se charmant par la danse et le chant. Et le soir sombre survint tandis qu'ils se charmaient ainsi. Aussitôt, ils dressèrent trois lampes dans les demeures, afin d'en être éclairés, et ils disposèrent, autour, du bois depuis fort longtemps desséché et récemment fendu à l'aide de l'airain. Puis ils enduisirent les torches. Et les servantes du subtil Odysseus les allumaient tour à tour ; mais le patient et divin Odysseus leur dit :
– Servantes du roi Odysseus depuis longtemps absent, rentrez dans la demeure où est la reine vénérable. Réjouissez-la, assises dans la demeure ; tournez les fuseaux et préparez les laines. Seul j'allumerai ces torches pour les éclairer tous. Et, même s'ils voulaient attendre la brillante Éôs, ils ne me lasseraient point, car je suis plein de patience.
Il parla ainsi, et les servantes se mirent à rire, se regardant les unes les autres. Et Mélanthô aux belles joues lui répondit injurieusement. Dolios l'avait engendrée, et Pènélopéia l'avait nourrie et élevée comme sa fille et entourée de délices ; mais elle ne prenait point part à la douleur de Pènélopéia, et elle s'était unie d'amour à Eurymakhos, et elle l'aimait ; et elle adressa ces paroles injurieuses à Odysseus :
– Misérable étranger, tu es privé d'intelligence, puisque tu ne veux pas aller dormir dans la demeure de quelque ouvrier, ou dans quelque bouge, et puisque tu dis ici de vaines paroles au milieu de nombreux héros et sans rien craindre. Certes, le vin te trouble l'esprit, ou il est toujours tel, et tu ne prononces que de vaines paroles. Peut-être es-tu fier d'avoir vaincu le vagabond Iros ? Mais crains qu'un plus fort qu'Iros se lève bientôt, qui t'accablera de ses mains robustes et qui te chassera d'ici souillé de sang.
Et le subtil Odysseus, la regardant d'un oeil sombre, lui répondit :
– Chienne ! je vais répéter à Tèlémakhos ce que tu oses dire, afin qu'ici même il te coupe en morceaux !
Il parla ainsi, et il épouvanta les servantes ; et elles s'enfuirent à travers la demeure, tremblantes de terreur et croyant qu'il disait vrai. Et il alluma les torches, se tenant debout et les surveillant toutes ; mais il méditait dans son esprit d'autres desseins qui devaient s'accomplir. Et Athènè ne permit pas que les prétendants insolents cessassent de l'outrager, afin que la colère entrât plus avant dans le coeur du Laertiade Odysseus. Alors, Eurymakhos, fils de Polybos, commença de railler Odysseus, excitant le rire de ses compagnons :
– Ecoutez-moi, prétendants de l'illustre reine, afin que je dise ce que mon coeur m'ordonne dans ma poitrine. Cet homme n'est pas venu dans la demeure d'Odysseus sans qu'un dieu l'ait voulu. La splendeur des torches me semble sortir de son corps et de sa tête, où il n'y a plus absolument de cheveux.
Il parla ainsi, et il dit au destructeur de citadelles Odysseus :
– Étranger, si tu veux servir pour un salaire, je t'emmènerai à l'extrémité de mes champs. Ton salaire sera suffisant. Tu répareras les haies et tu planteras les arbres. Je te donnerai une nourriture abondante, des vêtements et des sandales. Mais tu ne sais faire que le mal ; tu ne veux point travailler, et tu aimes mieux mendier parmi le peuple afin de satisfaire ton ventre insatiable.
Et le subtil Odysseus lui répondit :
– Eurymakhos, plût aux dieux que nous pussions lutter en travaillant, au printemps, quand les jours sont longs, promenant, tous deux à jeun, la faux recourbée dans un pré, et jusqu'au soir, tant qu'il y aura de l'herbe à couper ! Plût aux dieux que j'eusse à conduire deux grands boeufs gras, rassasiés de fourrage, et de force égale, dans un vaste champ de quatre arpents ! Tu verrais alors si je saurais tracer un profond sillon et faire obéir la glèbe à la charrue. Si le Kroniôn excitait une guerre, aujourd'hui même, et si j'avais un bouclier, deux lances, et un casque d'airain autour des tempes, tu me verrais alors mêlé aux premiers combattants et tu ne m'outragerais plus en me raillant parce que j'ai faim. Mais tu m'outrages dans ton insolence, et ton esprit est cruel, et tu te crois grand et brave parce que tu es mêlé à un petit nombre de lâches. Mais si Odysseus revenait et abordait la terre de la patrie, aussitôt ces larges portes seraient trop étroites pour ta fuite, tandis que tu te sauverais hors du portique.
Il parla ainsi, et Eurymakhos fut très irrité dans son coeur, et, le regardant d'un oeil sombre, il dit ces paroles ailées :
– Ah ! misérable, certes je vais t'accabler de maux, puisque tu prononces de telles paroles au milieu de nombreux héros, et sans rien craindre. Certes, le vin te trouble l'esprit, ou il est toujours tel, et c'est pour cela que tu prononces de vaines paroles. Peut-être es-tu fier parce que tu as vaincu le mendiant Iros ?
Comme il parlait ainsi, il saisit un escabeau ; mais Odysseus s'assit aux genoux d'Amphinomos de Doulikhios pour échapper à Eurymakhos, qui atteignit à la main droite l'enfant qui portait à boire, et l'urne tomba en résonnant, et lui-même, gémissant, se renversa dans la poussière. Et les prétendants, en tumulte dans les demeures sombres, se disaient les uns aux autres :
– Plût aux dieux que cet étranger errant eût péri ailleurs et ne fût point venu nous apporter tant de trouble ! Voici que nous nous querellons pour un mendiant, et que la joie de nos repas est détruite parce que le mal l'emporte !
Et la force sacrée de Tèlémakhos leur dit :
– Malheureux, vous devenez insensés. Ne mangez ni ne buvez davantage, car quelque dieu vous excite. Allez dormir, rassasiés, dans vos demeures, quand votre coeur vous l'ordonnera, car je ne contrains personne.
Il parla ainsi, et tous se mordirent les lèvres, admirant Tèlémakhos parce qu'il avait parlé avec audace.
Alors, Amphinomos, l'illustre fils du roi Nisos Arètiade, leur dit :
– Ô amis, qu'aucun ne réponde par des paroles irritées à cette juste réprimande. Ne frappez ni cet étranger, ni aucun des serviteurs qui sont dans la maison du divin Odysseus. Allons ! que le verseur de vin distribue les coupes, afin que nous fassions des libations et que nous allions dormir dans nos demeures. Laissons cet étranger ici, aux soins de Tèlémakhos qui l'a reçu dans sa chère demeure.
Il parla ainsi, et ses paroles furent approuvées de tous. Et le héros Moulios, héraut de Doulikhios et serviteur d'Amphinomos, mêla le vin dans le kratère et le distribua comme il convenait. Et tous firent des libations aux dieux heureux et burent le vin doux. Et, après avoir fait des libations et bu autant que leur âme le désirait, ils se hâtèrent d'aller dormir, chacun dans sa demeure.Source: Inlibroveritas
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Merci infiniment pour ce grand effort qui nous a facilité la tâche pour etre tjrs en compagnie de belles histoires qui ont marqué l'humanité.