La Promenade Du Sceptique-partie3
Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2015-06-24
Lu par Alain Bernard
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Musique : illustration musicale - omaso ALBINONI "allegro, ma non presto" - Musopen
L’ALLÉE DES MARRONNIERS
Dum duceo insanire omnes, vos ordine adite.
Horat., Sat. Lib. II, sat. iii.
1. L’allée des marronniers forme un séjour tranquille, et ressemble assez à l’ancienne Académie. J’ai dit qu’elle était parsemée de bosquets touffus et de retraites sombres où règnent le silence et la paix. Le peuple qui l’habite est naturellement grave et sérieux, sans être taciturne et sévère. Raisonneur de profession, il aime à converser et même à disputer, mais sans cette aigreur et cette opiniâtreté avec laquelle on glapit des rêveries dans leur voisinage. La diversité des opinions n’altère point ici le commerce de l’amitié, et ne ralentit point l’exercice des vertus. On attaque ses adversaires sans haine, et quoiqu’on les pousse sans ménagement, on en triomphe sans vanité. On y voit tracés sur le sable des cercles, des triangles et d’autres figures de mathématiques. On y fait des systèmes, peu de vers. C’est, je crois, dans l’allée des fleurs, entre le Champagne et le tokay, que l’Épître à Uranie [1] prit naissance.
2. La plupart des soldats qui tiennent cette route sont à pied. Ils la suivent en secret ; et ils feraient leur voyage assez paisiblement, s’ils n’étaient assaillis et troublés de temps en temps par les guides de l’allée des épines, qui les regardent et les traitent comme leurs plus dangereux ennemis. Je t’avertis qu’on y voit peu de monde, et qu’on y en verrait peut-être moins encore, si l’on n’y rencontrait que ceux qui doivent la suivre jusqu’au bout. Elle n’est pas aussi commode pour un équipage que l’allée des fleurs ; et elle n’est point faite pour ceux qui ne peuvent marcher sans bâton.
3. Une grande question à décider, ce serait de savoir si cette partie de l’armée fait un corps et peut former une société. Car ici point de temples, point d’autels, point de sacrifices, point de guides. On ne suit point d’étendard commun ; on ne connaît point de règlements généraux : la multitude est partagée en bandes plus ou moins nombreuses, toutes jalouses de l’indépendance. On vit comme dans ces gouvernements anciens, où chaque province avait des députés au conseil général avec des pouvoirs égaux. Tu résoudras ce problème, quand je t’aurai tracé les caractères de ces guerriers.
4. La première compagnie, dont l’origine remonte bien avant dans l’antiquité, est composée de gens qui vous disent nettement, qu’il n’y a ni allée, ni arbres, ni voyageurs ; que tout ce qu’on voit pourrait bien être quelque chose, et pourrait bien aussi n’être rien. Ils ont, dit-on, un merveilleux avantage au combat ; c’est que s’étant débarrassés du soin de se couvrir, ils ne sont occupés que de celui de frapper. Ils n’ont ni casque, ni bouclier, ni cuirasse ; mais seulement une épée courte, à deux tranchants, qu’ils manient avec une extrême dextérité. Ils attaquent tout le monde, même leurs propres camarades ; et quand ils vous ont fait de larges et profondes blessures, ou qu’eux-mêmes en sont couverts, ils soutiennent avec un sang-froid prodigieux que tout n’était qu’un jeu, qu’ils n’ont eu garde de vous porter des coups, puisqu’ils n’ont point d’épée, et que vous-même n’avez point de corps ; qu’après tout ils pourraient bien se tromper ; mais que le plus sûr pour eux et pour vous, c’est d’examiner si réellement ils sont armés, et si cette querelle, dont vous vous plaignez, n’est point une marque de leur amitié. On raconte de leur premier capitaine qu’en se promenant dans l’allée, il marchait en tout sens, quelquefois la tête en bas, souvent à reculons ; qu’il allait se heurter rudement contre les passants et les arbres, tombait dans des trous, se donnait des entorses, et répondait à ceux qui s’offraient de le guider, qu’il n’avait pas bougé de sa place, et qu’il se portait très-bien. Dans les conversations, il soutenait indifféremment le pour et le contre, établissait une opinion, la détruisait, vous caressait d’une main, vous souffletait de l’autre, et finissait toutes ses niches par, vous aurais-je frappé ? Cette troupe n’avait point eu d’étendard, lorsqu’il y a environ deux cents ans un de ses champions en imagina un. C’est une balance en broderie d’or, d’argent, de laine et de soie, avec ces mots pour devise : Que sais-je ? Ses fantaisies, écrites à bâtons rompus, n’ont pas laissé de faire des prosélytes. Ces soldats sont bons pour les embuscades et les stratagèmes.
5. Une autre cohorte, non moins ancienne, quoique moins nombreuse, s’est formée des mutins de la précédente. Ils avouent qu’ils existent, qu’il y a une allée et des arbres ; mais ils prétendent que les idées de régiment et de garnison sont ridicules, et même que le prince n’est qu’une chimère ; que le bandeau est la livrée des sots, et que la crainte du châtiment actuel est la seule bonne raison qu’on ait de conserver sa robe sans tache. Ils s’avancent intrépidement vers le bout de l’allée, où ils s’attendent que le sable fondra sous leurs pieds, et qu’ils seront engloutis, ne tenant plus à rien, ni rien à eux.
6. Ceux qui suivent pensent tout différemment. Persuadés de l’existence de la garnison, ils croient que la sagesse infinie du prince ne les a point laissés sans lumières, que la raison est un présent qu’ils tiennent de lui, et qui suffit pour régler leur marche ; qu’il faut respecter le souverain, et qu’on en sera bien ou mal reçu, selon qu’on aura bien ou mal servi sur la route ; qu’au reste sa sévérité ne sera point excessive, ni ses châtiments sans bornes ; et qu’une fois arrivé au rendez-vous, on n’en sortira plus. Ils se soumettent aux lois de la société, connaissent et cultivent les vertus, détestent le crime, et regardent les passions bien économisées comme nécessaires au bonheur. Malgré la douceur de leur caractère, on les abhorre dans l’allée des épines. Et pourquoi, diras-tu ? C’est qu’ils n’ont point de bandeau ; qu’ils soutiennent que deux bons yeux suffisent pour se bien conduire, et qu’ils demandent à être convaincus par de solides raisons que le code militaire est vraiment l’ouvrage du prince, parce qu’ils y remarquent des traits incompatibles avec les idées qu’on a de sa sagesse et de sa bonté. « Notre souverain, disent-ils, est trop juste pour désapprouver notre curiosité : que cherchons-nous, si ce n’est à connaître ses volontés ? On nous présente une lettre de sa part, et nous avons sous nos yeux un ouvrage de sa façon. Nous comparons l’une avec l’autre, et nous ne pouvons concevoir qu’un si grand ouvrier soit un si mauvais écrivain. Cette contradiction n’est-elle donc pas assez forte pour qu’on nous pardonne d’en être frappés ? »
7. Une quatrième bande te dira que l’allée est pratiquée sur le dos de notre monarque, imagination plus absurde que l’Atlas des anciens poëtes. Celui-ci soutenait le ciel sur ses épaules, et la fiction embellissait une erreur. Ici on se joue de la raison et de quelques expressions équivoques pour insinuer que le prince fait partie du monde visible, que l’univers et lui ne sont qu’un, et que nous sommes nous-mêmes des parties de son vaste corps. Le chef de ces visionnaires fut une espèce de partisan qui fit de fréquentes incursions et jeta souvent l’alarme dans l’allée des épines.
8. Tout à côté de ceux-ci marchent sans règle et sans ordre des champions encore plus singuliers : ce sont gens dont chacun soutient qu’il est seul au monde. Ils admettent l’existence d’un seul être ; mais cet être pensant, c’est eux-mêmes : comme tout ce qui se passe en nous n’est qu’impression, ils nient qu’il y ait autre chose qu’eux et ces impressions ; ainsi ils sont tout à la fois l’amant et la maîtresse, le père et l’enfant, le lit de fleurs et celui qui le foule. J’en rencontrai ces jours derniers un qui m’assura qu’il était Virgile. « Que vous êtes heureux, lui répondis-je, de vous être immortalisé par la divine Énéide ! — Qui ? moi ! dit-il ; je ne suis pas en cela plus heureux que vous. — Quelle idée ! repris-je ; si vous êtes vraiment le poëte latin (et autant vaut-il que ce soit vous qu’un autre), vous conviendrez que vous êtes infiniment estimable d’avoir imaginé tant de grandes choses. Quel feu ! quelle harmonie ! quel style ! quelles descriptions ! quel ordre ! — Que parlez-vous d’ordre ? interrompit-il ; il n’y en a pas l’ombre dans l’ouvrage en question ; c’est un tissu d’idées qui ne portent sur rien, et si j’avais à m’applaudir des onze ans que j’ai employés à coudre ensemble dix mille vers, ce serait de m’être fait en passant à moi-même quelques compliments assez bons sur mon habileté à assujettir mes concitoyens par des proscriptions, et à m’honorer des noms de père et de défenseur de la patrie, après en avoir été le tyran. » À tout ce galimatias j’ouvrais de grands yeux, et cherchais à concilier des idées si disparates. Mon Virgile remarqua que son discours m’embarrassait. « Vous avez peine à m’entendre, continua-t-il ; eh bien, j’étais en même temps Virgile et Auguste, Auguste et Cinna. Mais ce n’est pas tout ; je suis aujourd’hui qui je veux être, et je vais vous démontrer que peut-être je suis vous-même, et que vous n’êtes rien ; soit que je m’élève jusque dans les nues, soit que je descende dans les abîmes, je ne sors point de moi-même, et ce n’est jamais que ma propre pensée que j’aperçois, » me disait-il avec emphase, lorsqu’il fut interrompu par une troupe bruyante qui seule cause tout le tumulte qui se fait dans notre allée.
9. C’étaient de jeunes fous qui, après avoir marché assez longtemps dans celle des fleurs, étaient venus toujours en tournoyant dans la nôtre ; ils étaient tout étourdis, et on les eût pris pour des gens ivres, tant ils en avaient la contenance et les propos. Ils criaient qu’il n’y avait ni prince, ni garnison, et qu’au bout de l’allée ils seraient tous joyeusement anéantis ; mais de toutes ces imaginations, pas une bonne preuve, pas un raisonnement suivi. Semblables à ceux qui vont la nuit en chantant dans les rues, pour faire croire aux autres et se persuader peut-être à eux-mêmes qu’ils n’ont point de peur, ils se contentaient de faire grand bruit. S’ils revenaient de ce fracas pendant quelques instants, c’était pour écouter les discours des autres, en attraper des lambeaux, et les répéter comme leurs, en y ajoutant quelques mauvais contes.
10. Ces fanfarons sont détestés par nos sages, et le méritent : ils n’ont aucune marche arrêtée ; ils passent et repassent d’une allée dans une autre. Ils se font porter dans celle des épines, lorsque la goutte les prend : à peine est-elle passée, qu’ils se précipitent dans celle des fleurs, d’où la tocane nous les ramène : mais ce n’est pas pour longtemps. Bientôt ils iront abjurer aux pieds des guides tout ce qu’ils avançaient parmi nous, prêts néanmoins à s’échapper de leurs mains, si l’âcreté des remèdes leur porte à la tête de nouvelles vapeurs. Bonne ou mauvaise santé fait toute leur philosophie.
11. Pendant que j’examinais ces faux braves, mon visionnaire avait disparu, et je m’amusai à en considérer d’autres qui se rient de tous les voyageurs, n’étant eux-mêmes d’aucun sentiment, et ne pensant pas qu’on en puisse prendre de raisonnable. Ils ne savent d’où ils viennent, pourquoi ils sont venus, où ils vont, et se soucient fort peu de le savoir ; leur cri de guerre est : Tout est vanité.
12. Parmi ces troupes, il y en a qui vont de temps en temps en détachement faire la petite guerre, et ramener, s’ils peuvent, des transfuges ou des prisonniers : l’allée des épines est le lieu de leurs incursions ; ils s’y glissent furtivement à la faveur d’un défilé, d’un bois, d’un brouillard, ou de quelque autre stratagème propre à favoriser le secret de leur marche, tombent sur les aveugles qu’ils rencontrent, écartent leurs guides, sèment des manifestes contre le prince ou des satires contre le vice-roi, enlèvent des bâtons, arrachent des bandeaux et se retirent. Tu rirais de voir ceux d’entre les aveugles qui restent sans bâton : ne sachant plus où mettre le pied, ni quelle route tenir, ils marchent à tâtons, errent, crient, se désespèrent, demandent sans cesse la route, et s’en éloignent à chaque pas : l’incertitude de leur marche les détourne à tout moment du grand chemin où l’habitude les ramène.
13. Lorsque les auteurs de ce désordre sont attrapés, le conseil de guerre les traite comme des brigands sans aveu et sans commission d’aucune puissance étrangère. Conduite bien différente de la nôtre. Sous nos marronniers, on écoute tranquillement les chefs de l’allée des épines ; on attend leurs coups, on y riposte, on les atterre, on les confond, on les éclaire, si l’on peut ; ou du moins on plaint leur aveuglement. La douceur et la paix règlent nos procédés ; les leurs sont dictés par la fureur. Nous employons des raisons ; ils accumulent des fagots. Ils ne prêchent que l’amour et ne respirent que le sang. Leurs discours sont humains ; mais leur cœur est cruel. C’est sans doute pour autoriser leurs passions, qu’ils ont peint notre souverain comme un tyran impitoyable.
14. Je fus témoin, il y a quelque temps, d’une conversation entre un habitant de l’allée des épines et un de nos camarades. Le premier, en marchant toujours les yeux bandés, s’était approché d’un cabinet de verdure dans lequel l’autre rêvait. Ils n’étaient plus séparés que par une haie vive, assez épaisse pour les empêcher de se joindre, mais non de s’entendre. Notre camarade, à la suite de plusieurs raisonnements, s’écriait tout haut, comme il arrive à ceux qui se croient seuls : « Non, il n’y a point de prince ; rien ne démontre évidemment son existence. » L’aveugle à qui ce discours ne parvint que confusément, le prenant pour un de ses semblables, lui demanda d’une voix haletante : « Frère, ne m’égaré-je point ? suis-je bien dans le chemin, et pensez-vous que nous ayons encore une longue traite à faire ?
15. — Hélas ! reprit l’autre, malheureux insensé, tu te déchires et t’ensanglantes en vain : pauvre dupe des rêveries de tes conducteurs, tu as beau marcher, tu n’arriveras jamais au séjour qu’ils te promettent, et si tu n’étais point embéguiné de ce haillon, tu verrais comme nous que rien n’est plus mal imaginé que ce tissu d’opinions bizarres dont ils te bercent. Car enfin, dis-moi : pourquoi crois-tu à l’existence du prince ? ta croyance est-elle le fruit de tes méditations et de tes lumières, ou l’effet des préjugés et des harangues de tes chefs ? Tu conviens avec eux que tu ne vois goutte, et tu décides hardiment de tout. Commence au moins par examiner, par peser les raisons, pour asseoir un jugement plus sensé. Que j’aurais de plaisir de te tirer de ce labyrinthe où tu t’égares ! Approche, que je te débarrasse de ce bandeau. — De par le prince, je n’en ferai rien, répondit l’aveugle en reculant trois pas en arrière et se mettant en garde. Que dirait-il, et que deviendrais-je, si j’arrivais sans bandeau et les yeux tout ouverts ? Mais si tu veux nous converserons. Tu me détromperas peut-être ; de mon côté, je ne désespère pas de te ramener. Si j’y réussis, nous marcherons de compagnie ; et comme nous aurons partagé les dangers de la route, nous partagerons aussi les plaisirs du rendez-vous. Commence ; je t’écoute.
16. — Eh bien, répliqua l’habitant de l’allée des marronniers, il y a trente ans que tu la parcours avec mille angoisses cette route maudite ; es-tu plus avancé que le premier jour ? Vois-tu maintenant plus clairement que tu ne faisais, l’entrée, quelque appartement, un pavillon du palais qu’habite ton souverain ? aperçois-tu quelque marche de son trône ? Toujours également éloigné de lui, tu n’en approcheras jamais. Conviens donc que tu t’es engagé dans cette route sans fondement solide, sans autre impulsion que l’exemple aussi peu fondé de tes ancêtres, de tes amis, de tes semblables, dont aucun ne t’a rapporté des nouvelles de ce beau pays, que tu comptes un jour habiter. N’estimerais-tu pas digne des Petites-Maisons un négociant qui quitterait sa demeure, et irait, à travers mille périls, des mers inconnues et orageuses, des déserts arides, sur la foi de quelque imposteur ou de quelque ignorant, chercher à tâtons un trésor, dans une contrée qu’il ne connaîtrait que sur les conjectures d’un autre voyageur aussi fourbe ou aussi mal instruit que lui ? Ce négociant, c’est toi-même. Tu suis, à travers des ronces qui te déchirent, une route inconnue. Tu n’as presque aucune idée de ce que tu cherches ; et au lieu de t’éclairer dans ta route, tu t’es fait une loi de marcher en aveugle, et les yeux couverts d’un bandeau. Mais, dis-moi, si ton prince est raisonnable, sage et bon, quel gré peut-il te savoir des ténèbres profondes où tu vis ? Si ce prince se présentait jamais à toi, comment le reconnaîtrais-tu dans l’obscurité que tu te fais ? Qui t’empêchera de le confondre avec quelque usurpateur ? Quel sentiment veux-tu qu’excite en lui ton maintien délabré ? le mépris ou la pitié ? Mais s’il n’existe pas, à quoi bon toutes les égratignures auxquelles tu t’exposes ? Si l’on était capable de sentiment après le trépas, tu serais éternellement travaillé du remords de t’être occupé de ta propre destruction dans le court espace qui t’était accordé pour jouir de ton être, et d’avoir imaginé ton souverain assez cruel pour se repaître de sang, de cris et d’horreurs.
17. — Horreurs ! répondit vivement l’aveugle ; elles ne sont que dans ta bouche, pervers. Comment oses-tu mettre en doute et même nier l’existence du prince ? tout ce qui se passe au dedans et au dehors de toi ne t’en convainc-t-il pas ? Le monde l’annonce à tes yeux, la raison à ton esprit, et le crime à ton cœur. Je cherche, il est vrai, un trésor que je n’ai jamais vu ; mais où vas-tu, toi ? à l’anéantissement ; belle fin ! Tu n’as nul motif d’espérance ; ton partage est l’effroi, et c’est l’effroi qui te conduit au désespoir. Qu’importe que je me sois égratigné, une cinquantaine d’années, pendant que tu prenais tes aises, si, quand tu paraîtras devant le prince, sans bandeau, sans robe et sans bâton, tu es condamné à des tourments infiniment plus rigoureux et plus insupportables que les incommodités passagères auxquelles je me serai soumis ? Je risque peu, pour gagner beaucoup ; et tu ne veux rien hasarder, au risque de tout perdre.
18. — Tout doux, l’ami, reprit le marronnier ; vous supposez ce qui est en question, l’existence du prince et de sa cour, la nécessité d’un certain uniforme, et l’importance de conserver son bandeau et d’avoir une robe sans tache. Mais souffrez que je vous nie toutes ces choses ; si elles sont fausses, les conséquences que vous en tirez tomberont d’elles-mêmes. Si la matière est éternelle, si le mouvement l’a disposée et lui a primitivement imprimé toutes les formes que nous voyons qu’il lui conserve, qu’ai-je besoin de votre prince ?
Il n’y a point de rendez-vous, si ce que vous appelez âme n’est qu’un effet de l’organisation. Or, tant que l’économie des organes dure, nous pensons ; nous déraisonnons quand elle s’altère. Lorsqu’elle s’anéantit, que devient l’âme ? D’ailleurs, qui vous a dit que, dégagée du corps, elle pouvait penser, imaginer, sentir ? Mais passons à vos règlements : fondés sur des conventions arbitraires, c’est l’ouvrage de vos premiers guides et non celui de la raison, qui, étant commune à tous les hommes, leur eût en tout temps et partout indiqué la même route, prescrit les mêmes devoirs et interdit les mêmes actions. Car pourquoi les aurait-elle traités plus favorablement pour la connaissance de certaines vérités spéculatives que pour celle des vérités morales ? Or, tous conviennent, sans exception, de la certitude des premières : quant aux autres, du bord d’une rivière à l’autre, de ce côté d’une montagne à l’opposé, de cette borne à celle-ci, du travers d’une ligne mathématique, on passe du blanc au noir. Commencez donc par dissiper ces nuages, si vous voulez que je voie clair.
19. — Volontiers, répartit l’aveugle ; mais je veux recourir de temps en temps à l’autorité de notre code. Le connaissez-vous ? C’est un ouvrage divin. Il n’avance rien qui ne soit appuyé sur des faits supérieurs aux forces de la nature, et par conséquent sur des preuves incomparablement plus convaincantes que celles que pourrait fournir la raison.
20. — Eh ! laissez là votre code, dit le philosophe. Battons-nous à armes égales. Je me présente sans armure et de bonne grâce, et vous vous couvrez d’un harnois plus propre à embarrasser et à écraser son homme qu’à le défendre. J’aurais honte de prendre sur vous cet avantage. Y pensez-vous ? et où avez-vous pris que votre code est divin ? Le croit-on sérieusement, même dans votre allée ? Et un de vos conducteurs, sous prétexte d’attaquer Horace et Virgile… Vous m’entendez ; je n’en dis pas davantage. Je méprise trop vos guides, pour me prévaloir de leur autorité contre vous. Mais quel fonds pouvez-vous faire sur les récits merveilleux dont cet ouvrage est rempli ? Quoi ! vous croirez et vous voudrez assujettir les autres à croire des faits inouïs sur la foi d’écrivains morts il y a plus de deux mille ans, tandis que vos contemporains vous en imposent tous les jours sur des événements qui se passent à vos côtés, et que vous êtes à portée de vérifier ! Vous-même, dans le récit réitéré d’une action qui vous est connue, à laquelle vous avez pris intérêt, ajoutez, retranchez, variez sans cesse ; de sorte qu’on en appelle de vos discours à vos discours et qu’on peut à peine décider sur vos jugements contradictoires ; et vous vous vantez de lire exactement dans l’obscurité des siècles passés et de concilier sans embarras les rapports incertains de vos premiers guides ! En vérité, c’est pousser le respect pour eux plus loin que vous ne l’exigeriez pour vous, et vous ne consultez guère votre amour-propre.
21. — Ah ! quel monstre as-tu nommé là ? reprit l’aveugle : c’est le principal auteur des taches que tu vois à nos robes ; c’est en toi-même le germe de cette présomption qui t’empêche de refréner ta raison. Ah ! si tu savais le dompter comme nous ! Vois-tu cette haire et ce cilice ? Te prendrait-il envie d’en essayer ? Cette discipline est d’un grand serviteur du prince : que je t’en applique quelques coups pour le bien de ton âme. Si tu connaissais la douceur de ces macérations ! quel bien elles font au soldat ! Comme par la vie purgative elles conduisent à l’illuminative, et de là à l’unitive. Insensé que je suis ! Je te parle la langue des héros ; mais pour me punir de l’avoir profanée et t’obtenir le don d’intelligence… »
22. À l’instant, les cordons d’entrer en jeu et le sang de ruisseler. « Misérable ! lui cria son adversaire, quel délire te transporte ? Si j’étais moins compatissant, je rirais du personnage que tu fais. Je ne verrais en toi qu’un quinze-vingt qui se déchirerait les épaules pour rendre la vue à un élève de Gendron [2], ou Sancho qui se fustige pour désenchanter Dulcinée. Mais tu es homme, et je le suis aussi. Arrête, ami ; ton amour-propre, que tu crois dompté par cette barbare exécution, y trouve son compte et se replie sous ta discipline. Suspends l’action de ton bras, et m’écoute. Honorerais-tu beaucoup le vice-roi en défigurant ses portraits ? Et si tu t’en avisais, les satellites du conseil de guerre ne t’empoigneraient-ils pas sur-le-champ, et ne serais-tu pas jeté dans un cachot pour le reste de tes jours ? À l’application : tu vois que je raisonne dans tes principes. Les signes extérieurs de la vénération qu’on a pour les princes, n’ont d’autre fondement que leur orgueil, qu’il fallait flatter, et peut-être la misère réelle de leur condition, qu’il fallait leur dérober. Mais le tien est souverainement heureux. S’il se suffit à lui-même, comme tu dis, à quoi bon tes vœux, tes prières et tes contorsions ? Ou il connaît d’avance ce que tu désires, ou il l’ignore absolument ; et s’il le connaît, il est déterminé à te l’accorder, ou à te le refuser. Tes importunités n’arracheront point de lui ses dons, et tes cris ne les hâteront pas.
23. — Ah ! je commence à deviner maintenant qui tu es, repartit l’aveugle. Ton système tend à ruiner un million d’édifices superbes, à forcer les portes de nos volières, à convertir nos guides en laboureurs ou en soldats, et à appauvrir Rome, Ancône et Compostelle : d’où je conclus qu’il est destructif de toute société.
24. — Tu conclus mal, répliqua notre ami ; il n’est destructif que des abus. On a vu de grandes sociétés subsister sans cet attirail, et il en est encore à présent qui sont assez heureuses pour en ignorer jusqu’aux noms. À mettre en parallèle tous ces gens-ci avec ceux qui se vantent de connaître ton prince, et à bien examiner la fausseté ou la contradiction des idées que s’en forment ces derniers, tu en inférerais bien plus sûrement qu’il n’existe pas. Car, prends garde, aurais-tu jamais connu ton père, s’il s’était toujours tenu à Cusco, tandis que tu séjournais à Madrid, et s’il ne t’avait donné que des indices équivoques de son existence ?
25. — Mais, reprit l’aveugle, qu’en aurais-je pensé, s’il m’eût laissé en maniement quelque portion de son héritage ? Or tu conviendras avec moi que je tiens du grand Esprit la faculté de penser, de raisonner. Je pense, donc je suis. Je ne me suis pas donné l’être. Il me vient donc d’un autre, et cet autre c’est le prince.
26. — On voit bien à ce trait, dit en riant le marronnier, que ton père t’a déshérité. Mais cette raison que tu vantes tant, quel usage en fais-tu ? C’est entre tes mains un instrument inutile. Toujours en tutelle sous tes guides, elle n’est bonne qu’à te désespérer. Elle te montre dans leurs discours que tu prends pour des oracles un souverain fantasque, dont tu te flattes vainement de captiver les bonnes grâces par ta persévérance à vaincre ces épines et à franchir ces rochers et ces fondrières. Car que sais-tu s’il n’a point résolu qu’au bout du sentier la patience t’échappera, que tu lèveras par curiosité un coin du bandeau, et que tu saliras tant soit peu ta robe ? S’il l’a résolu, tu succomberas et te voilà perdu.
27. — Non, dit l’autre, les magnifiques récompenses qui m’attendent me soutiendront. — Mais en quoi consistent ces magnifiques récompenses ? — En quoi ? à voir le prince ; à le voir encore ; à le voir sans cesse et à être toujours aussi émerveillé que si on le voyait pour la première fois. — Et comment cela ? — Comment ? au moyen d’une lanterne sourde qu’on nous enchâssera sur la glande pinéale, ou sur le corps calleux, je ne sais trop lequel, et qui nous découvrira tout si clairement que…
28. — À la bonne heure, dit notre camarade ; mais jusqu’à présent, il me paraît que ta lanterne est terriblement enfumée : tout ce qui résulte de tes propos, c’est que tu ne sers ton maître que par crainte, et que ton attachement n’est fondé que sur l’intérêt, passion basse qui ne convient qu’à des esclaves. Voilà donc cet amour-propre, contre lequel tu déclamais tantôt si vivement, devenu le seul mobile de tes démarches ; et tu veux à présent que ton prince le couronne. Va, tu gagnerais tout autant à passer dans notre parti : exempt de crainte et libre de tout intérêt, tu vivrais au moins tranquillement, et si tu risquais quelque chose, ce serait tout au plus de cesser d’être, au bout de ta carrière.
29. — Suppôt de Satan, répliqua l’aveugle ; vade retro. Je vois bien que les meilleures raisons glissent sur toi. Attends, je vais recourir à des armes plus efficaces. »
30. Il se mit aussitôt à crier à l’impie, au déserteur, et je vis accourir de toutes parts des guides furieux, un fagot sous le bras et la torche à la main. Notre partisan s’enfonça à bas bruit dans l’allée, qu’il regagna par des sentiers détournés, tandis que l’aveugle, ayant repris son bâton, et poursuivant son chemin, racontait son aventure à ses camarades, qui s’empressaient à le féliciter. Après maint éloge, il fut décidé qu’on imprimerait ses raisons sous le titre de Théorie physique et morale de l’existence et des propriétés de la lumière, par un aveugle espagnol, traduite et ornée de commentaires et de scolies par le marguillier des Quinze-Vingts. On invite à le lire tous ceux qui depuis quarante ans et plus s’imaginent voir clair, sans savoir pourquoi. Les personnes qui ne pourront se le procurer, ne seront pas fâchées d’apprendre qu’il ne contient rien de plus que la conversation précédente, enflée seulement et remaniée, afin de fournir au libraire le nombre de feuilles suffisant pour un volume d’une juste grosseur.
31. Le bruit qu’avait excité cette scène s’étant fait entendre jusqu’aux derniers confins de notre allée, on jugea à propos de s’éclaircir du fait et de convoquer une assemblée générale où l’on discuterait la validité des raisons de l’aveugle et d’Athéos (c’était le nom de notre ami). On somma quiconque aurait connaissance de la dispute de faire le personnage de celui-là, sans affaiblir ou donner un tour ridicule à ses raisonnements. On m’avait aperçu dans le voisinage du champ de bataille, et quelque répugnance que j’eusse à exposer les défenses d’une cause mal soutenue, je crus en devoir le rapport à l’intérêt de la vérité. Notre champion répéta ce qu’il avait objecté, je rendis avec la dernière fidélité les répliques de l’aveugle ; et les sentiments se trouvèrent partagés, comme il est ordinaire parmi nous. Les uns disaient que de part et d’autre on n’avait employé que de faibles raisons ; les autres que ce commencement de dispute pourrait produire des éclaircissements avantageux à la cause commune. Les amis d’Athéos triomphaient et ne se promettaient rien moins que de subjuguer de proche en proche les autres compagnies. Mes camarades et moi soutenions qu’ils chantaient victoire avant l’action, et que, pour avoir pulvérisé de mauvaises raisons, ils ne devaient pas se flatter d’écraser quiconque en aurait de solides à leur opposer. Dans ce conflit d’opinions, un de nous proposa de former un détachement de deux hommes par compagnie, de l’envoyer en avant dans l’allée, et de statuer, sur des découvertes ultérieures, quelle serait désormais la colonelle, et quels étendards il faudrait suivre. L’avis parut sage et fut suivi. On choisit dans la première bande Zénoclès et Damis [3] ; dans la seconde Athéos, ou le héros de l’aventure contre l’aveugle, avec Xanthus [4] ; Philoxène et moi fûmes députés de notre bande [5] ; la quatrième envoya Oribaze et Alcméon [6] ; et la cinquième fit choix de Diphile et de Nérestor [7] ; on se disposait à l’élection dans la sixième [8] ; et tous ses membres se mettaient également sur les rangs, lorsque nous protestâmes tous qu’on n’admettrait point parmi les piquets de l’armée des gens décriés par leurs mœurs, leur inconstance, leur ignorance et d’une fidélité suspecte… Ils obéirent en murmurant. Nous prîmes pour mot du guet la vérité, et nous partîmes. Le corps d’armée campa pour nous laisser l’avance nécessaire, et régler sa marche sur nos mouvements.
32. Elle commença par une de ces belles nuits qu’un auteur de roman ne laisserait pas échapper sans en tirer le tribut d’une ample description. Je ne suis qu’un historien, et je te dirai simplement que la lune était au zénith, le ciel sans nuage et les étoiles très-radieuses. Le hasard m’avait placé près d’Athéos, et nous marchâmes d’abord en silence, mais le moyen de voyager longtemps sans rien dire. Je pris donc la parole, et m’adressant à mon voisin : « Voyez-vous, lui dis-je, l’éclat de ces astres ; la course toujours régulière des uns, la constante immobilité des autres, les secours respectifs qu’ils s’entredonnent, l’utilité dont ils sont à notre globe ? Sans ces flambeaux où en serions-nous ? quelle main bienfaisante les a tous allumés et daigne entretenir leur lumière ? nous en jouissons ; serions-nous donc assez ingrats pour en attribuer la production au hasard ? leur existence et leur ordre admirable ne nous mèneront-ils pas à la découverte de leur auteur ?
33. — Tout cela ne mène à rien, mon cher, me répliqua-t-il. Vous regardez cette illumination avec je ne sais quels yeux d’enthousiaste. Votre imagination, montée sur ce ton, en compose une belle décoration dont elle fait ensuite les honneurs à je ne sais quel être qui n’y a jamais pensé. C’est la présomption du provincial nouvellement débarqué, qui croit que c’est pour lui que Servandoni a dessiné les jardins d’Armide, ou construit le palais du Soleil [9]. Nous avons devant nous une machine inconnue sur laquelle on a fait des observations qui prouvent la régularité de ses mouvements, selon les uns, et son désordre au sentiment des autres. Des ignorants qui n’en ont examiné qu’une roue, dont ils connaissent à peine quelques dents, forment des conjectures sur leur engrainure dans cent mille autres roues dont ils ignorent le jeu et les ressorts, et pour finir comme les artisans, ils mettent sur l’ouvrage le nom de son auteur. — Mais, répondis-je, suivons la comparaison : une pendule à équation, une montre à répétition ne décèlent-elles pas l’intelligence de l’horloger qui les a construites, et oseriez-vous assurer qu’elles sont des effets du hasard ?
34. — Prenez garde, reprit-il, les choses ne sont pas égales. Vous comparez un ouvrage fini, dont l’origine et l’ouvrier sont connus, à un composé infini, dont les commencements, l’état présent et la fin sont ignorés, et sur l’auteur duquel vous n’avez que des conjectures.
35. — Eh qu’importe ? répliquai-je, quand il a commencé, ni par qui il a été construit ? Ne vois-je pas quel il est ? et sa structure n’annonce-t-elle pas un auteur ?
36. — Non, reprit Athéos, vous ne voyez point quel il est. Qui vous a dit que cet ordre que vous admirez ici ne se dément nulle part ? Vous est-il permis de conclure d’un point de l’espace à l’espace infini ? On remplit un vaste terrain de terres et de décombres jetés au hasard, mais entre lesquels le ver et la fourmi trouvent des habitations fort commodes. Que penseriez-vous de ces insectes, si, raisonnant à votre mode, ils s’extasiaient sur l’intelligence du jardinier qui a disposé tous ces matériaux pour eux ?
37. — Vous n’y entendez rien, messieurs, dit alors, en nous interrompant, Alcméon : mon confrère Oribaze vous démontrera que le grand orbe lumineux, qui ne tardera pas à paraître, est l’œil de notre prince ; que ces autres points radieux sont ou des diamants de sa couronne, ou des boutons de son habit, qui ce soir est d’un bleu opaque. Vous vous amusez à disputer sur son ajustement ; demain peut-être il en changera : peut-être son grand œil sera chargé d’humeurs, et sa robe, aujourd’hui si brillante, sera sale et malpropre : à quoi le reconnaîtrez-vous alors ? Ah ! plutôt, cherchez-le dans vous-mêmes. Vous faites partie de son être ; il est en vous, vous êtes en lui. Sa substance est unique, immense, universelle ; elle seule est : le reste n’en est que des modes.
38. — À ce compte, dit Philoxène, votre prince est un étrange composé ; il pleure et rit, dort et veille, marche et se repose, est heureux et malheureux, triste et gai, impassible et souffrant ; il éprouve à la fois les affections et les états les plus contradictoires. Il est, dans un même sujet, tantôt honnête homme et tantôt fripon, sage et fou, tempérant et débauché, doux et cruel, et allie tous les vices avec toutes les vertus ; j’ai peine à comprendre comment vous sauvez toutes ces contradictions. » Damis et Nérestor se joignirent à Philoxène contre Alcméon, et prenant la parole tour à tour, ils apportèrent raisons sur raisons, premièrement pour douter du sentiment d’Alcméon, puis ils attaquèrent Philoxène, retombèrent enfin sur la conversation que j’avais liée avec Athéos, et finirent en nous répondant d’un air pensif par un : Vedremo.
39. Cependant la nuit faisait place au jour, et le soleil commençant à paraître, nous découvrîmes une rivière assez large qui semblait nous couper chemin par les différents replis qu’elle formait. Ses eaux étaient claires, mais profondes et rapides, et nul de nous n’osa d’abord en tenter le passage. On députa Philoxène et Diphile pour reconnaître si leur lit ne s’aplatirait pas davantage dans quelque endroit, et s’il n’y aurait point de gué. Le reste de la troupe s’assit près du rivage, sur une pelouse ombragée de saules et de peupliers. Nous avions en perspective une chaîne de montagnes escarpées et couvertes de sapins. « Ne rendez-vous pas intérieurement grâce à votre prince, me dit ironiquement Athéos, d’avoir créé pour votre bien-être deux choses qui font maintenant enrager tant d’honnêtes gens, un fleuve qu’on n’oserait traverser sans s’exposer à se noyer, et au-delà des rochers que nous ne franchirons jamais sans périr de lassitude ou de faim ? Un homme sensé qui planterait des jardins pour son plaisir et celui de ses amis, n’aurait garde de leur faire des promenades si dangereuses. L’univers est, dites-vous, l’ouvrage de votre monarque ; vous conviendrez du moins que ces deux morceaux ne font pas honneur à son goût. À quoi bon cette affluence d’eau ? Quelques ruisseaux auraient suffi pour entretenir dans ces prairies la fraîcheur et la fertilité ; et ces monceaux énormes de pierres brutes, vous les trouverez sans doute préférables à une belle plaine ? Encore une fois, tout ceci doit la naissance moins aux conseils de la raison qu’aux boutades de la folie.
40. — Mais que penseriez-vous, lui répondis-je, d’un politique de campagne qui, n’étant jamais entré au conseil de son prince, et n’en pénétrant point les desseins, déclamerait contre les impôts, la marche ou l’inaction des armées, et la destination des flottes, et attribuerait au hasard, tantôt le gain d’une bataille, tantôt le succès d’une négociation, ou celui d’une expédition maritime ? Vous rougiriez sans doute de son erreur ; et c’est la vôtre. Vous condamnez la position de ce fleuve et de ces montagnes, parce qu’elles vous gênent actuellement ; mais êtes-vous seul dans l’univers ? Avez-vous pesé tous les rapports de ces deux objets avec le bien du système général ? Savez-vous si cet amas d’eau n’est point nécessaire pour fertiliser d’autres climats qu’il arrosera dans son cours ; s’il n’est pas le lien du commerce de plusieurs grandes villes situées sur ses bords ? À quoi serviraient ici vos ruisseaux, qu’un coup de soleil tarirait ? Ces rochers qui vous blessent les yeux sont couverts de plantes et d’arbres d’une utilité reconnue. On tire de leurs entrailles des minéraux et des métaux. Sur leur cime, sont d’immenses réservoirs que les pluies, les brouillards, les neiges et les rosées remplissent, et d’où les eaux se distribuent avec économie et vont former au loin de ruisseaux, des fontaines, des rivières et des fleuves. Voilà, mon cher, ajoutai-je, les desseins du prince. La raison vous a mis à la porte de son conseil ; et vous en avez assez entendu pour être convaincu qu’une main immortelle a creusé les réservoirs et pratiqué les canaux. »
41. Zénoclès, qui voyait que la dispute commençait à s’échauffer, nous fit signe de la main, comme pour nous demander une suspension d’armes. « Il me semble, dit-il, que vous allez bien vite tous deux. Voilà, selon vous, un fleuve et des rochers, n’est-ce pas ? Et moi, je vous soutiens que ce que vous appelez fleuve est un cristal solide sur lequel on peut marcher sans danger, et que vos prétendus rochers ne sont qu’une vapeur épaisse, mais facile à pénétrer. Voyez, ajouta-t-il, si je dis vrai. » À l’instant il s’élance dans le fleuve et plonge plus de six pieds par-dessus la tête. Nous tremblions tous pour sa vie ; mais heureusement Oribaze bon nageur, se mit à l’eau, le rattrappa par ses habits et le ramena vers rivage. À notre frayeur succédèrent quelques éclats de rire que sa figure ne pouvait manquer d’exciter. Mais lui, ouvrant de grands yeux et tout dégouttant d’eau, nous demandait à quel propos nous paraissions si gais et ce qu’il y avait de nouveau.
42. Dans ces entrefaites, arrivèrent à grands pas nos batteurs d’estrade. Ils nous rapportèrent qu’en suivant le courant du fleuve, ils avaient rencontré, à quelque distance de nous, un pont formé par la nature. C’était un rocher assez spacieux, sous lequel les eaux s’étaient ouvert un passage. Nous traversâmes la rivière et descendîmes environ trois milles en côtoyant les montagnes et laissant le fleuve à notre gauche. Il prenait de temps en temps envie à Zénoclès d’aller donner tête baissée dans les hauteurs qui bornaient notre droite, pour percer, disait-il, le brouillard.
43. Nous arrivâmes enfin dans un vallon riant qui coupait les montagnes et qui aboutissait à une vaste plaine couverte d’arbres fruitiers, mais surtout de mûriers dont les feuilles étaient chargées de vers à soie. On entendait des essaims d’abeilles bourdonner dans le creux de quelques vieux chênes. Ces insectes travaillaient sans relâche, et nous les contemplions avec attention, lorsque Philoxène en prit occasion pour demander à Athéos s’il pensait que ces industrieux animaux fussent des automates.
44. « Quant je vous soutiendrais, dit Athéos, que ce sont de petits enchanteurs enveloppés les uns dans les anneaux d’une chenille, les autres dans le corps d’une mouche, ainsi que l’entreprit il y a quelque temps un de nos amis, vous m’écouteriez, je pense, sinon avec plaisir, du moins sans indignation, et me traiteriez plus favorablement qu’il ne le fut dans l’allée des épines.
45. — Vous me rendez justice, repartit modestement Philoxène ; je ne sais point noircir de couleurs odieuses un badinage innocent et léger. Loin de nous l’esprit persécuteur ; il est autant ennemi des grâces que de la raison ; mais à ne prendre ces insectes que pour des machines, celui qui sait les fabriquer avec tant d’art… — Je vois où vous en voulez venir, interrompit Athéos ; c’est votre prince ? Belle occupation pour ce grand monarque, d’avoir exercé son savoir-faire sur les pieds d’une chenille et sur l’aile d’une mouche.
46. — Trêve de mépris, répliqua Philoxène : ce qui ravit l’admiration de l’homme peut bien avoir mérité l’attention du créateur. Dans l’univers rien n’est fait ni placé sans dessein… — Oh ! toujours du dessein ! reprit Athéos, on n’y peut plus tenir. — Ces messieurs sont les confidents du grand ouvrier, mais c’est, ajouta Damis, comme les érudits le sont des auteurs qu’ils commentent, pour leur faire dire ce à quoi ils n’ont jamais pensé.
47. — Pas tout à fait, continua Philoxène : depuis qu’à l’aide du microscope on a découvert dans le ver à soie un cerveau, un cœur, des intestins, des poumons ; qu’on connaît le mécanisme et l’usage de ces parties ; qu’on a étudié les mouvements et les filtrations des liqueurs qui y circulent, et qu’on a examiné le travail de ces insectes, en parle-t-on au hasard à votre avis ? Mais laissant là l’industrie des abeilles, je pense que la structure seule de leur trompe et de leur aiguillon présente à tout esprit sensé des merveilles qu’il ne tiendra jamais pour des productions de je ne sais quel mouvement fortuit de la matière. — Ces messieurs, interrompit Oribaze, n’ont jamais lu Virgile, un de nos patriarches, qui prétend que les abeilles ont reçu en partage un rayon de la Divinité, et qu’elles font partie du Grand-Esprit. — Votre poëte et vous, n’avez pas considéré, lui répliquai-je, que vous divinisez non-seulement les mouches, mais toutes les gouttes d’eau et tous les grains de sable de la mer : prétentions absurdes. Revenons à celles de Philoxène. Si ses observations judicieuses sur quelques insectes concluent pour l’existence de notre prince, quel avantage ne tirerait-il pas de l’anatomie du corps humain et de la connaissance des autres phénomènes de la nature ! — Rien autre autre chose, répondit constamment Athéos, sinon que la matière est organisée. « Nos autres compagnons, témoins de son embarras, lui disaient pour le consoler, « que peut-être il avait raison, mais que la vraisemblance était de mon côté. »
48. — Si Philoxène a l’avantage, c’est la faute d’Athéos, reprit vivement Oribaze ; il n’avait qu’à faire un pas de plus pour balancer au moins la victoire. Il ne s’ensuit autre chose du discours de Philoxène, a-t-il dit, sinon que la matière est organisée ; mais si l’on peut démontrer que la matière, et peut-être même son arrangement sont éternels, que devient la déclamation de Philoxène ? pouvait-il ajouter.
49. — S’il n’y avait jamais eu d’être, il n’y en aurait jamais, continua gravement Oribaze, car pour se donner l’existence il faut agir, et pour agir il faut être.
50. S’il n’y avait jamais eu que des êtres matériels, il n’y aurait jamais eu d’êtres intelligents ; car ou les êtres intelligents se seraient donné l’existence, ou ils l’auraient reçue des êtres matériels ; s’ils s’étaient donné l’existence, ils auraient agi avant que d’exister ; s’ils l’avaient reçue de la matière, ils en seraient des effets, et dès lors je les verrais réduits à la qualité des modes, ce qui n’est point du tout le compte de Philoxène.
51. S’il n’y avait jamais eu que des êtres intelligents, il n’y aurait jamais eu d’êtres matériels, car toutes les facultés d’un esprit se réduisent à penser et à vouloir. Or, ne concevant nullement que la pensée et la volonté puissent agir sur les êtres créés, et moins encore sur le néant, je puis supposer qu’il n’en est rien, du moins jusqu’à ce que Philoxène m’ait démontré le contraire.
52. L’être intelligent, selon lui, n’est point un mode de l’être corporel. Selon moi, il n’y a aucune raison de croire que l’être corporel soit un effet de l’être intelligent. Il s’ensuit donc de son aveu et de mon raisonnement, que l’être intelligent et l’être corporel sont éternels, que ces deux substances composent l’univers, et que l’univers est Dieu.
53. Que Philoxène reprenne ce ton méprisant qui ne convient à personne, et moins encore à des philosophes, et s’écrie tant qu’il voudra : « Mais vous divinisez les papillons, les insectes, les mouches, les gouttes d’eau et toutes les molécules de la matière. » Je ne divinise rien, lui répondrai-je. Si vous m’entendez un peu, vous verrez, au contraire, que je travaille à bannir du monde la présomption, le mensonge et les dieux. »
54. Philoxène, qui ne s’attendait pas à cette sortie vigoureuse de la part d’un ennemi dont il avait fait peu de cas, en fut déconcerté. Pendant qu’il rappelait ses esprits et qu’il se disposait à répondre, il se répandait sur tous les visages une maligne joie qui naissait apparemment de quelques secrets mouvements de jalousie dont les âmes les plus philosophes ne se défendent pas toujours assez bien. Philoxène avait triomphé jusqu’alors, et l’on n’était pas fâché de le voir embarrassé, et cela par un ennemi qu’il avait traité assez cavalièrement. Je ne te dirai rien de la réplique de Philoxène. À peine eut-il commencé que le ciel s’obscurcit ; un nuage épais nous déroba le spectacle de la nature, et nous nous trouvâmes dans une nuit profonde, ce qui nous détermina à finir notre querelle, et à en renvoyer la décision à ceux qui nous avaient députés.
55. Nous reprimes donc la route de notre allée. On y écouta le récit de notre voyage et de nos entretiens. On y pèse actuellement nos raisons ; et si l’on y prononce jamais un jugement définitif, je t’en instruirai.
56. Sache seulement qu’Athéos trouva à son retour sa femme enlevée, ses enfants égorgés, et sa maison pillée. On soupçonnait l’aveugle contre qui il avait disputé à travers la haie, et à qui il avait appris à mépriser la voix de la conscience et les lois de la société, toutes les fois qu’il pourrait s’en affranchir sans danger, d’avoir abandonné secrètement l’allée des épines, et commis ce désordre dont l’absence d’Athéos et l’éloignement de tout témoin lui promettaient l’impunité. Le plus chagrinant de cette aventure pour le pauvre Athéos, c’est qu’il n’avait pas seulement la liberté de se plaindre tout haut ; car enfin l’aveugle avait été conséquent.
Dum duceo insanire omnes, vos ordine adite.
Horat., Sat. Lib. II, sat. iii.
1. L’allée des marronniers forme un séjour tranquille, et ressemble assez à l’ancienne Académie. J’ai dit qu’elle était parsemée de bosquets touffus et de retraites sombres où règnent le silence et la paix. Le peuple qui l’habite est naturellement grave et sérieux, sans être taciturne et sévère. Raisonneur de profession, il aime à converser et même à disputer, mais sans cette aigreur et cette opiniâtreté avec laquelle on glapit des rêveries dans leur voisinage. La diversité des opinions n’altère point ici le commerce de l’amitié, et ne ralentit point l’exercice des vertus. On attaque ses adversaires sans haine, et quoiqu’on les pousse sans ménagement, on en triomphe sans vanité. On y voit tracés sur le sable des cercles, des triangles et d’autres figures de mathématiques. On y fait des systèmes, peu de vers. C’est, je crois, dans l’allée des fleurs, entre le Champagne et le tokay, que l’Épître à Uranie [1] prit naissance.
2. La plupart des soldats qui tiennent cette route sont à pied. Ils la suivent en secret ; et ils feraient leur voyage assez paisiblement, s’ils n’étaient assaillis et troublés de temps en temps par les guides de l’allée des épines, qui les regardent et les traitent comme leurs plus dangereux ennemis. Je t’avertis qu’on y voit peu de monde, et qu’on y en verrait peut-être moins encore, si l’on n’y rencontrait que ceux qui doivent la suivre jusqu’au bout. Elle n’est pas aussi commode pour un équipage que l’allée des fleurs ; et elle n’est point faite pour ceux qui ne peuvent marcher sans bâton.
3. Une grande question à décider, ce serait de savoir si cette partie de l’armée fait un corps et peut former une société. Car ici point de temples, point d’autels, point de sacrifices, point de guides. On ne suit point d’étendard commun ; on ne connaît point de règlements généraux : la multitude est partagée en bandes plus ou moins nombreuses, toutes jalouses de l’indépendance. On vit comme dans ces gouvernements anciens, où chaque province avait des députés au conseil général avec des pouvoirs égaux. Tu résoudras ce problème, quand je t’aurai tracé les caractères de ces guerriers.
4. La première compagnie, dont l’origine remonte bien avant dans l’antiquité, est composée de gens qui vous disent nettement, qu’il n’y a ni allée, ni arbres, ni voyageurs ; que tout ce qu’on voit pourrait bien être quelque chose, et pourrait bien aussi n’être rien. Ils ont, dit-on, un merveilleux avantage au combat ; c’est que s’étant débarrassés du soin de se couvrir, ils ne sont occupés que de celui de frapper. Ils n’ont ni casque, ni bouclier, ni cuirasse ; mais seulement une épée courte, à deux tranchants, qu’ils manient avec une extrême dextérité. Ils attaquent tout le monde, même leurs propres camarades ; et quand ils vous ont fait de larges et profondes blessures, ou qu’eux-mêmes en sont couverts, ils soutiennent avec un sang-froid prodigieux que tout n’était qu’un jeu, qu’ils n’ont eu garde de vous porter des coups, puisqu’ils n’ont point d’épée, et que vous-même n’avez point de corps ; qu’après tout ils pourraient bien se tromper ; mais que le plus sûr pour eux et pour vous, c’est d’examiner si réellement ils sont armés, et si cette querelle, dont vous vous plaignez, n’est point une marque de leur amitié. On raconte de leur premier capitaine qu’en se promenant dans l’allée, il marchait en tout sens, quelquefois la tête en bas, souvent à reculons ; qu’il allait se heurter rudement contre les passants et les arbres, tombait dans des trous, se donnait des entorses, et répondait à ceux qui s’offraient de le guider, qu’il n’avait pas bougé de sa place, et qu’il se portait très-bien. Dans les conversations, il soutenait indifféremment le pour et le contre, établissait une opinion, la détruisait, vous caressait d’une main, vous souffletait de l’autre, et finissait toutes ses niches par, vous aurais-je frappé ? Cette troupe n’avait point eu d’étendard, lorsqu’il y a environ deux cents ans un de ses champions en imagina un. C’est une balance en broderie d’or, d’argent, de laine et de soie, avec ces mots pour devise : Que sais-je ? Ses fantaisies, écrites à bâtons rompus, n’ont pas laissé de faire des prosélytes. Ces soldats sont bons pour les embuscades et les stratagèmes.
5. Une autre cohorte, non moins ancienne, quoique moins nombreuse, s’est formée des mutins de la précédente. Ils avouent qu’ils existent, qu’il y a une allée et des arbres ; mais ils prétendent que les idées de régiment et de garnison sont ridicules, et même que le prince n’est qu’une chimère ; que le bandeau est la livrée des sots, et que la crainte du châtiment actuel est la seule bonne raison qu’on ait de conserver sa robe sans tache. Ils s’avancent intrépidement vers le bout de l’allée, où ils s’attendent que le sable fondra sous leurs pieds, et qu’ils seront engloutis, ne tenant plus à rien, ni rien à eux.
6. Ceux qui suivent pensent tout différemment. Persuadés de l’existence de la garnison, ils croient que la sagesse infinie du prince ne les a point laissés sans lumières, que la raison est un présent qu’ils tiennent de lui, et qui suffit pour régler leur marche ; qu’il faut respecter le souverain, et qu’on en sera bien ou mal reçu, selon qu’on aura bien ou mal servi sur la route ; qu’au reste sa sévérité ne sera point excessive, ni ses châtiments sans bornes ; et qu’une fois arrivé au rendez-vous, on n’en sortira plus. Ils se soumettent aux lois de la société, connaissent et cultivent les vertus, détestent le crime, et regardent les passions bien économisées comme nécessaires au bonheur. Malgré la douceur de leur caractère, on les abhorre dans l’allée des épines. Et pourquoi, diras-tu ? C’est qu’ils n’ont point de bandeau ; qu’ils soutiennent que deux bons yeux suffisent pour se bien conduire, et qu’ils demandent à être convaincus par de solides raisons que le code militaire est vraiment l’ouvrage du prince, parce qu’ils y remarquent des traits incompatibles avec les idées qu’on a de sa sagesse et de sa bonté. « Notre souverain, disent-ils, est trop juste pour désapprouver notre curiosité : que cherchons-nous, si ce n’est à connaître ses volontés ? On nous présente une lettre de sa part, et nous avons sous nos yeux un ouvrage de sa façon. Nous comparons l’une avec l’autre, et nous ne pouvons concevoir qu’un si grand ouvrier soit un si mauvais écrivain. Cette contradiction n’est-elle donc pas assez forte pour qu’on nous pardonne d’en être frappés ? »
7. Une quatrième bande te dira que l’allée est pratiquée sur le dos de notre monarque, imagination plus absurde que l’Atlas des anciens poëtes. Celui-ci soutenait le ciel sur ses épaules, et la fiction embellissait une erreur. Ici on se joue de la raison et de quelques expressions équivoques pour insinuer que le prince fait partie du monde visible, que l’univers et lui ne sont qu’un, et que nous sommes nous-mêmes des parties de son vaste corps. Le chef de ces visionnaires fut une espèce de partisan qui fit de fréquentes incursions et jeta souvent l’alarme dans l’allée des épines.
8. Tout à côté de ceux-ci marchent sans règle et sans ordre des champions encore plus singuliers : ce sont gens dont chacun soutient qu’il est seul au monde. Ils admettent l’existence d’un seul être ; mais cet être pensant, c’est eux-mêmes : comme tout ce qui se passe en nous n’est qu’impression, ils nient qu’il y ait autre chose qu’eux et ces impressions ; ainsi ils sont tout à la fois l’amant et la maîtresse, le père et l’enfant, le lit de fleurs et celui qui le foule. J’en rencontrai ces jours derniers un qui m’assura qu’il était Virgile. « Que vous êtes heureux, lui répondis-je, de vous être immortalisé par la divine Énéide ! — Qui ? moi ! dit-il ; je ne suis pas en cela plus heureux que vous. — Quelle idée ! repris-je ; si vous êtes vraiment le poëte latin (et autant vaut-il que ce soit vous qu’un autre), vous conviendrez que vous êtes infiniment estimable d’avoir imaginé tant de grandes choses. Quel feu ! quelle harmonie ! quel style ! quelles descriptions ! quel ordre ! — Que parlez-vous d’ordre ? interrompit-il ; il n’y en a pas l’ombre dans l’ouvrage en question ; c’est un tissu d’idées qui ne portent sur rien, et si j’avais à m’applaudir des onze ans que j’ai employés à coudre ensemble dix mille vers, ce serait de m’être fait en passant à moi-même quelques compliments assez bons sur mon habileté à assujettir mes concitoyens par des proscriptions, et à m’honorer des noms de père et de défenseur de la patrie, après en avoir été le tyran. » À tout ce galimatias j’ouvrais de grands yeux, et cherchais à concilier des idées si disparates. Mon Virgile remarqua que son discours m’embarrassait. « Vous avez peine à m’entendre, continua-t-il ; eh bien, j’étais en même temps Virgile et Auguste, Auguste et Cinna. Mais ce n’est pas tout ; je suis aujourd’hui qui je veux être, et je vais vous démontrer que peut-être je suis vous-même, et que vous n’êtes rien ; soit que je m’élève jusque dans les nues, soit que je descende dans les abîmes, je ne sors point de moi-même, et ce n’est jamais que ma propre pensée que j’aperçois, » me disait-il avec emphase, lorsqu’il fut interrompu par une troupe bruyante qui seule cause tout le tumulte qui se fait dans notre allée.
9. C’étaient de jeunes fous qui, après avoir marché assez longtemps dans celle des fleurs, étaient venus toujours en tournoyant dans la nôtre ; ils étaient tout étourdis, et on les eût pris pour des gens ivres, tant ils en avaient la contenance et les propos. Ils criaient qu’il n’y avait ni prince, ni garnison, et qu’au bout de l’allée ils seraient tous joyeusement anéantis ; mais de toutes ces imaginations, pas une bonne preuve, pas un raisonnement suivi. Semblables à ceux qui vont la nuit en chantant dans les rues, pour faire croire aux autres et se persuader peut-être à eux-mêmes qu’ils n’ont point de peur, ils se contentaient de faire grand bruit. S’ils revenaient de ce fracas pendant quelques instants, c’était pour écouter les discours des autres, en attraper des lambeaux, et les répéter comme leurs, en y ajoutant quelques mauvais contes.
10. Ces fanfarons sont détestés par nos sages, et le méritent : ils n’ont aucune marche arrêtée ; ils passent et repassent d’une allée dans une autre. Ils se font porter dans celle des épines, lorsque la goutte les prend : à peine est-elle passée, qu’ils se précipitent dans celle des fleurs, d’où la tocane nous les ramène : mais ce n’est pas pour longtemps. Bientôt ils iront abjurer aux pieds des guides tout ce qu’ils avançaient parmi nous, prêts néanmoins à s’échapper de leurs mains, si l’âcreté des remèdes leur porte à la tête de nouvelles vapeurs. Bonne ou mauvaise santé fait toute leur philosophie.
11. Pendant que j’examinais ces faux braves, mon visionnaire avait disparu, et je m’amusai à en considérer d’autres qui se rient de tous les voyageurs, n’étant eux-mêmes d’aucun sentiment, et ne pensant pas qu’on en puisse prendre de raisonnable. Ils ne savent d’où ils viennent, pourquoi ils sont venus, où ils vont, et se soucient fort peu de le savoir ; leur cri de guerre est : Tout est vanité.
12. Parmi ces troupes, il y en a qui vont de temps en temps en détachement faire la petite guerre, et ramener, s’ils peuvent, des transfuges ou des prisonniers : l’allée des épines est le lieu de leurs incursions ; ils s’y glissent furtivement à la faveur d’un défilé, d’un bois, d’un brouillard, ou de quelque autre stratagème propre à favoriser le secret de leur marche, tombent sur les aveugles qu’ils rencontrent, écartent leurs guides, sèment des manifestes contre le prince ou des satires contre le vice-roi, enlèvent des bâtons, arrachent des bandeaux et se retirent. Tu rirais de voir ceux d’entre les aveugles qui restent sans bâton : ne sachant plus où mettre le pied, ni quelle route tenir, ils marchent à tâtons, errent, crient, se désespèrent, demandent sans cesse la route, et s’en éloignent à chaque pas : l’incertitude de leur marche les détourne à tout moment du grand chemin où l’habitude les ramène.
13. Lorsque les auteurs de ce désordre sont attrapés, le conseil de guerre les traite comme des brigands sans aveu et sans commission d’aucune puissance étrangère. Conduite bien différente de la nôtre. Sous nos marronniers, on écoute tranquillement les chefs de l’allée des épines ; on attend leurs coups, on y riposte, on les atterre, on les confond, on les éclaire, si l’on peut ; ou du moins on plaint leur aveuglement. La douceur et la paix règlent nos procédés ; les leurs sont dictés par la fureur. Nous employons des raisons ; ils accumulent des fagots. Ils ne prêchent que l’amour et ne respirent que le sang. Leurs discours sont humains ; mais leur cœur est cruel. C’est sans doute pour autoriser leurs passions, qu’ils ont peint notre souverain comme un tyran impitoyable.
14. Je fus témoin, il y a quelque temps, d’une conversation entre un habitant de l’allée des épines et un de nos camarades. Le premier, en marchant toujours les yeux bandés, s’était approché d’un cabinet de verdure dans lequel l’autre rêvait. Ils n’étaient plus séparés que par une haie vive, assez épaisse pour les empêcher de se joindre, mais non de s’entendre. Notre camarade, à la suite de plusieurs raisonnements, s’écriait tout haut, comme il arrive à ceux qui se croient seuls : « Non, il n’y a point de prince ; rien ne démontre évidemment son existence. » L’aveugle à qui ce discours ne parvint que confusément, le prenant pour un de ses semblables, lui demanda d’une voix haletante : « Frère, ne m’égaré-je point ? suis-je bien dans le chemin, et pensez-vous que nous ayons encore une longue traite à faire ?
15. — Hélas ! reprit l’autre, malheureux insensé, tu te déchires et t’ensanglantes en vain : pauvre dupe des rêveries de tes conducteurs, tu as beau marcher, tu n’arriveras jamais au séjour qu’ils te promettent, et si tu n’étais point embéguiné de ce haillon, tu verrais comme nous que rien n’est plus mal imaginé que ce tissu d’opinions bizarres dont ils te bercent. Car enfin, dis-moi : pourquoi crois-tu à l’existence du prince ? ta croyance est-elle le fruit de tes méditations et de tes lumières, ou l’effet des préjugés et des harangues de tes chefs ? Tu conviens avec eux que tu ne vois goutte, et tu décides hardiment de tout. Commence au moins par examiner, par peser les raisons, pour asseoir un jugement plus sensé. Que j’aurais de plaisir de te tirer de ce labyrinthe où tu t’égares ! Approche, que je te débarrasse de ce bandeau. — De par le prince, je n’en ferai rien, répondit l’aveugle en reculant trois pas en arrière et se mettant en garde. Que dirait-il, et que deviendrais-je, si j’arrivais sans bandeau et les yeux tout ouverts ? Mais si tu veux nous converserons. Tu me détromperas peut-être ; de mon côté, je ne désespère pas de te ramener. Si j’y réussis, nous marcherons de compagnie ; et comme nous aurons partagé les dangers de la route, nous partagerons aussi les plaisirs du rendez-vous. Commence ; je t’écoute.
16. — Eh bien, répliqua l’habitant de l’allée des marronniers, il y a trente ans que tu la parcours avec mille angoisses cette route maudite ; es-tu plus avancé que le premier jour ? Vois-tu maintenant plus clairement que tu ne faisais, l’entrée, quelque appartement, un pavillon du palais qu’habite ton souverain ? aperçois-tu quelque marche de son trône ? Toujours également éloigné de lui, tu n’en approcheras jamais. Conviens donc que tu t’es engagé dans cette route sans fondement solide, sans autre impulsion que l’exemple aussi peu fondé de tes ancêtres, de tes amis, de tes semblables, dont aucun ne t’a rapporté des nouvelles de ce beau pays, que tu comptes un jour habiter. N’estimerais-tu pas digne des Petites-Maisons un négociant qui quitterait sa demeure, et irait, à travers mille périls, des mers inconnues et orageuses, des déserts arides, sur la foi de quelque imposteur ou de quelque ignorant, chercher à tâtons un trésor, dans une contrée qu’il ne connaîtrait que sur les conjectures d’un autre voyageur aussi fourbe ou aussi mal instruit que lui ? Ce négociant, c’est toi-même. Tu suis, à travers des ronces qui te déchirent, une route inconnue. Tu n’as presque aucune idée de ce que tu cherches ; et au lieu de t’éclairer dans ta route, tu t’es fait une loi de marcher en aveugle, et les yeux couverts d’un bandeau. Mais, dis-moi, si ton prince est raisonnable, sage et bon, quel gré peut-il te savoir des ténèbres profondes où tu vis ? Si ce prince se présentait jamais à toi, comment le reconnaîtrais-tu dans l’obscurité que tu te fais ? Qui t’empêchera de le confondre avec quelque usurpateur ? Quel sentiment veux-tu qu’excite en lui ton maintien délabré ? le mépris ou la pitié ? Mais s’il n’existe pas, à quoi bon toutes les égratignures auxquelles tu t’exposes ? Si l’on était capable de sentiment après le trépas, tu serais éternellement travaillé du remords de t’être occupé de ta propre destruction dans le court espace qui t’était accordé pour jouir de ton être, et d’avoir imaginé ton souverain assez cruel pour se repaître de sang, de cris et d’horreurs.
17. — Horreurs ! répondit vivement l’aveugle ; elles ne sont que dans ta bouche, pervers. Comment oses-tu mettre en doute et même nier l’existence du prince ? tout ce qui se passe au dedans et au dehors de toi ne t’en convainc-t-il pas ? Le monde l’annonce à tes yeux, la raison à ton esprit, et le crime à ton cœur. Je cherche, il est vrai, un trésor que je n’ai jamais vu ; mais où vas-tu, toi ? à l’anéantissement ; belle fin ! Tu n’as nul motif d’espérance ; ton partage est l’effroi, et c’est l’effroi qui te conduit au désespoir. Qu’importe que je me sois égratigné, une cinquantaine d’années, pendant que tu prenais tes aises, si, quand tu paraîtras devant le prince, sans bandeau, sans robe et sans bâton, tu es condamné à des tourments infiniment plus rigoureux et plus insupportables que les incommodités passagères auxquelles je me serai soumis ? Je risque peu, pour gagner beaucoup ; et tu ne veux rien hasarder, au risque de tout perdre.
18. — Tout doux, l’ami, reprit le marronnier ; vous supposez ce qui est en question, l’existence du prince et de sa cour, la nécessité d’un certain uniforme, et l’importance de conserver son bandeau et d’avoir une robe sans tache. Mais souffrez que je vous nie toutes ces choses ; si elles sont fausses, les conséquences que vous en tirez tomberont d’elles-mêmes. Si la matière est éternelle, si le mouvement l’a disposée et lui a primitivement imprimé toutes les formes que nous voyons qu’il lui conserve, qu’ai-je besoin de votre prince ?
Il n’y a point de rendez-vous, si ce que vous appelez âme n’est qu’un effet de l’organisation. Or, tant que l’économie des organes dure, nous pensons ; nous déraisonnons quand elle s’altère. Lorsqu’elle s’anéantit, que devient l’âme ? D’ailleurs, qui vous a dit que, dégagée du corps, elle pouvait penser, imaginer, sentir ? Mais passons à vos règlements : fondés sur des conventions arbitraires, c’est l’ouvrage de vos premiers guides et non celui de la raison, qui, étant commune à tous les hommes, leur eût en tout temps et partout indiqué la même route, prescrit les mêmes devoirs et interdit les mêmes actions. Car pourquoi les aurait-elle traités plus favorablement pour la connaissance de certaines vérités spéculatives que pour celle des vérités morales ? Or, tous conviennent, sans exception, de la certitude des premières : quant aux autres, du bord d’une rivière à l’autre, de ce côté d’une montagne à l’opposé, de cette borne à celle-ci, du travers d’une ligne mathématique, on passe du blanc au noir. Commencez donc par dissiper ces nuages, si vous voulez que je voie clair.
19. — Volontiers, répartit l’aveugle ; mais je veux recourir de temps en temps à l’autorité de notre code. Le connaissez-vous ? C’est un ouvrage divin. Il n’avance rien qui ne soit appuyé sur des faits supérieurs aux forces de la nature, et par conséquent sur des preuves incomparablement plus convaincantes que celles que pourrait fournir la raison.
20. — Eh ! laissez là votre code, dit le philosophe. Battons-nous à armes égales. Je me présente sans armure et de bonne grâce, et vous vous couvrez d’un harnois plus propre à embarrasser et à écraser son homme qu’à le défendre. J’aurais honte de prendre sur vous cet avantage. Y pensez-vous ? et où avez-vous pris que votre code est divin ? Le croit-on sérieusement, même dans votre allée ? Et un de vos conducteurs, sous prétexte d’attaquer Horace et Virgile… Vous m’entendez ; je n’en dis pas davantage. Je méprise trop vos guides, pour me prévaloir de leur autorité contre vous. Mais quel fonds pouvez-vous faire sur les récits merveilleux dont cet ouvrage est rempli ? Quoi ! vous croirez et vous voudrez assujettir les autres à croire des faits inouïs sur la foi d’écrivains morts il y a plus de deux mille ans, tandis que vos contemporains vous en imposent tous les jours sur des événements qui se passent à vos côtés, et que vous êtes à portée de vérifier ! Vous-même, dans le récit réitéré d’une action qui vous est connue, à laquelle vous avez pris intérêt, ajoutez, retranchez, variez sans cesse ; de sorte qu’on en appelle de vos discours à vos discours et qu’on peut à peine décider sur vos jugements contradictoires ; et vous vous vantez de lire exactement dans l’obscurité des siècles passés et de concilier sans embarras les rapports incertains de vos premiers guides ! En vérité, c’est pousser le respect pour eux plus loin que vous ne l’exigeriez pour vous, et vous ne consultez guère votre amour-propre.
21. — Ah ! quel monstre as-tu nommé là ? reprit l’aveugle : c’est le principal auteur des taches que tu vois à nos robes ; c’est en toi-même le germe de cette présomption qui t’empêche de refréner ta raison. Ah ! si tu savais le dompter comme nous ! Vois-tu cette haire et ce cilice ? Te prendrait-il envie d’en essayer ? Cette discipline est d’un grand serviteur du prince : que je t’en applique quelques coups pour le bien de ton âme. Si tu connaissais la douceur de ces macérations ! quel bien elles font au soldat ! Comme par la vie purgative elles conduisent à l’illuminative, et de là à l’unitive. Insensé que je suis ! Je te parle la langue des héros ; mais pour me punir de l’avoir profanée et t’obtenir le don d’intelligence… »
22. À l’instant, les cordons d’entrer en jeu et le sang de ruisseler. « Misérable ! lui cria son adversaire, quel délire te transporte ? Si j’étais moins compatissant, je rirais du personnage que tu fais. Je ne verrais en toi qu’un quinze-vingt qui se déchirerait les épaules pour rendre la vue à un élève de Gendron [2], ou Sancho qui se fustige pour désenchanter Dulcinée. Mais tu es homme, et je le suis aussi. Arrête, ami ; ton amour-propre, que tu crois dompté par cette barbare exécution, y trouve son compte et se replie sous ta discipline. Suspends l’action de ton bras, et m’écoute. Honorerais-tu beaucoup le vice-roi en défigurant ses portraits ? Et si tu t’en avisais, les satellites du conseil de guerre ne t’empoigneraient-ils pas sur-le-champ, et ne serais-tu pas jeté dans un cachot pour le reste de tes jours ? À l’application : tu vois que je raisonne dans tes principes. Les signes extérieurs de la vénération qu’on a pour les princes, n’ont d’autre fondement que leur orgueil, qu’il fallait flatter, et peut-être la misère réelle de leur condition, qu’il fallait leur dérober. Mais le tien est souverainement heureux. S’il se suffit à lui-même, comme tu dis, à quoi bon tes vœux, tes prières et tes contorsions ? Ou il connaît d’avance ce que tu désires, ou il l’ignore absolument ; et s’il le connaît, il est déterminé à te l’accorder, ou à te le refuser. Tes importunités n’arracheront point de lui ses dons, et tes cris ne les hâteront pas.
23. — Ah ! je commence à deviner maintenant qui tu es, repartit l’aveugle. Ton système tend à ruiner un million d’édifices superbes, à forcer les portes de nos volières, à convertir nos guides en laboureurs ou en soldats, et à appauvrir Rome, Ancône et Compostelle : d’où je conclus qu’il est destructif de toute société.
24. — Tu conclus mal, répliqua notre ami ; il n’est destructif que des abus. On a vu de grandes sociétés subsister sans cet attirail, et il en est encore à présent qui sont assez heureuses pour en ignorer jusqu’aux noms. À mettre en parallèle tous ces gens-ci avec ceux qui se vantent de connaître ton prince, et à bien examiner la fausseté ou la contradiction des idées que s’en forment ces derniers, tu en inférerais bien plus sûrement qu’il n’existe pas. Car, prends garde, aurais-tu jamais connu ton père, s’il s’était toujours tenu à Cusco, tandis que tu séjournais à Madrid, et s’il ne t’avait donné que des indices équivoques de son existence ?
25. — Mais, reprit l’aveugle, qu’en aurais-je pensé, s’il m’eût laissé en maniement quelque portion de son héritage ? Or tu conviendras avec moi que je tiens du grand Esprit la faculté de penser, de raisonner. Je pense, donc je suis. Je ne me suis pas donné l’être. Il me vient donc d’un autre, et cet autre c’est le prince.
26. — On voit bien à ce trait, dit en riant le marronnier, que ton père t’a déshérité. Mais cette raison que tu vantes tant, quel usage en fais-tu ? C’est entre tes mains un instrument inutile. Toujours en tutelle sous tes guides, elle n’est bonne qu’à te désespérer. Elle te montre dans leurs discours que tu prends pour des oracles un souverain fantasque, dont tu te flattes vainement de captiver les bonnes grâces par ta persévérance à vaincre ces épines et à franchir ces rochers et ces fondrières. Car que sais-tu s’il n’a point résolu qu’au bout du sentier la patience t’échappera, que tu lèveras par curiosité un coin du bandeau, et que tu saliras tant soit peu ta robe ? S’il l’a résolu, tu succomberas et te voilà perdu.
27. — Non, dit l’autre, les magnifiques récompenses qui m’attendent me soutiendront. — Mais en quoi consistent ces magnifiques récompenses ? — En quoi ? à voir le prince ; à le voir encore ; à le voir sans cesse et à être toujours aussi émerveillé que si on le voyait pour la première fois. — Et comment cela ? — Comment ? au moyen d’une lanterne sourde qu’on nous enchâssera sur la glande pinéale, ou sur le corps calleux, je ne sais trop lequel, et qui nous découvrira tout si clairement que…
28. — À la bonne heure, dit notre camarade ; mais jusqu’à présent, il me paraît que ta lanterne est terriblement enfumée : tout ce qui résulte de tes propos, c’est que tu ne sers ton maître que par crainte, et que ton attachement n’est fondé que sur l’intérêt, passion basse qui ne convient qu’à des esclaves. Voilà donc cet amour-propre, contre lequel tu déclamais tantôt si vivement, devenu le seul mobile de tes démarches ; et tu veux à présent que ton prince le couronne. Va, tu gagnerais tout autant à passer dans notre parti : exempt de crainte et libre de tout intérêt, tu vivrais au moins tranquillement, et si tu risquais quelque chose, ce serait tout au plus de cesser d’être, au bout de ta carrière.
29. — Suppôt de Satan, répliqua l’aveugle ; vade retro. Je vois bien que les meilleures raisons glissent sur toi. Attends, je vais recourir à des armes plus efficaces. »
30. Il se mit aussitôt à crier à l’impie, au déserteur, et je vis accourir de toutes parts des guides furieux, un fagot sous le bras et la torche à la main. Notre partisan s’enfonça à bas bruit dans l’allée, qu’il regagna par des sentiers détournés, tandis que l’aveugle, ayant repris son bâton, et poursuivant son chemin, racontait son aventure à ses camarades, qui s’empressaient à le féliciter. Après maint éloge, il fut décidé qu’on imprimerait ses raisons sous le titre de Théorie physique et morale de l’existence et des propriétés de la lumière, par un aveugle espagnol, traduite et ornée de commentaires et de scolies par le marguillier des Quinze-Vingts. On invite à le lire tous ceux qui depuis quarante ans et plus s’imaginent voir clair, sans savoir pourquoi. Les personnes qui ne pourront se le procurer, ne seront pas fâchées d’apprendre qu’il ne contient rien de plus que la conversation précédente, enflée seulement et remaniée, afin de fournir au libraire le nombre de feuilles suffisant pour un volume d’une juste grosseur.
31. Le bruit qu’avait excité cette scène s’étant fait entendre jusqu’aux derniers confins de notre allée, on jugea à propos de s’éclaircir du fait et de convoquer une assemblée générale où l’on discuterait la validité des raisons de l’aveugle et d’Athéos (c’était le nom de notre ami). On somma quiconque aurait connaissance de la dispute de faire le personnage de celui-là, sans affaiblir ou donner un tour ridicule à ses raisonnements. On m’avait aperçu dans le voisinage du champ de bataille, et quelque répugnance que j’eusse à exposer les défenses d’une cause mal soutenue, je crus en devoir le rapport à l’intérêt de la vérité. Notre champion répéta ce qu’il avait objecté, je rendis avec la dernière fidélité les répliques de l’aveugle ; et les sentiments se trouvèrent partagés, comme il est ordinaire parmi nous. Les uns disaient que de part et d’autre on n’avait employé que de faibles raisons ; les autres que ce commencement de dispute pourrait produire des éclaircissements avantageux à la cause commune. Les amis d’Athéos triomphaient et ne se promettaient rien moins que de subjuguer de proche en proche les autres compagnies. Mes camarades et moi soutenions qu’ils chantaient victoire avant l’action, et que, pour avoir pulvérisé de mauvaises raisons, ils ne devaient pas se flatter d’écraser quiconque en aurait de solides à leur opposer. Dans ce conflit d’opinions, un de nous proposa de former un détachement de deux hommes par compagnie, de l’envoyer en avant dans l’allée, et de statuer, sur des découvertes ultérieures, quelle serait désormais la colonelle, et quels étendards il faudrait suivre. L’avis parut sage et fut suivi. On choisit dans la première bande Zénoclès et Damis [3] ; dans la seconde Athéos, ou le héros de l’aventure contre l’aveugle, avec Xanthus [4] ; Philoxène et moi fûmes députés de notre bande [5] ; la quatrième envoya Oribaze et Alcméon [6] ; et la cinquième fit choix de Diphile et de Nérestor [7] ; on se disposait à l’élection dans la sixième [8] ; et tous ses membres se mettaient également sur les rangs, lorsque nous protestâmes tous qu’on n’admettrait point parmi les piquets de l’armée des gens décriés par leurs mœurs, leur inconstance, leur ignorance et d’une fidélité suspecte… Ils obéirent en murmurant. Nous prîmes pour mot du guet la vérité, et nous partîmes. Le corps d’armée campa pour nous laisser l’avance nécessaire, et régler sa marche sur nos mouvements.
32. Elle commença par une de ces belles nuits qu’un auteur de roman ne laisserait pas échapper sans en tirer le tribut d’une ample description. Je ne suis qu’un historien, et je te dirai simplement que la lune était au zénith, le ciel sans nuage et les étoiles très-radieuses. Le hasard m’avait placé près d’Athéos, et nous marchâmes d’abord en silence, mais le moyen de voyager longtemps sans rien dire. Je pris donc la parole, et m’adressant à mon voisin : « Voyez-vous, lui dis-je, l’éclat de ces astres ; la course toujours régulière des uns, la constante immobilité des autres, les secours respectifs qu’ils s’entredonnent, l’utilité dont ils sont à notre globe ? Sans ces flambeaux où en serions-nous ? quelle main bienfaisante les a tous allumés et daigne entretenir leur lumière ? nous en jouissons ; serions-nous donc assez ingrats pour en attribuer la production au hasard ? leur existence et leur ordre admirable ne nous mèneront-ils pas à la découverte de leur auteur ?
33. — Tout cela ne mène à rien, mon cher, me répliqua-t-il. Vous regardez cette illumination avec je ne sais quels yeux d’enthousiaste. Votre imagination, montée sur ce ton, en compose une belle décoration dont elle fait ensuite les honneurs à je ne sais quel être qui n’y a jamais pensé. C’est la présomption du provincial nouvellement débarqué, qui croit que c’est pour lui que Servandoni a dessiné les jardins d’Armide, ou construit le palais du Soleil [9]. Nous avons devant nous une machine inconnue sur laquelle on a fait des observations qui prouvent la régularité de ses mouvements, selon les uns, et son désordre au sentiment des autres. Des ignorants qui n’en ont examiné qu’une roue, dont ils connaissent à peine quelques dents, forment des conjectures sur leur engrainure dans cent mille autres roues dont ils ignorent le jeu et les ressorts, et pour finir comme les artisans, ils mettent sur l’ouvrage le nom de son auteur. — Mais, répondis-je, suivons la comparaison : une pendule à équation, une montre à répétition ne décèlent-elles pas l’intelligence de l’horloger qui les a construites, et oseriez-vous assurer qu’elles sont des effets du hasard ?
34. — Prenez garde, reprit-il, les choses ne sont pas égales. Vous comparez un ouvrage fini, dont l’origine et l’ouvrier sont connus, à un composé infini, dont les commencements, l’état présent et la fin sont ignorés, et sur l’auteur duquel vous n’avez que des conjectures.
35. — Eh qu’importe ? répliquai-je, quand il a commencé, ni par qui il a été construit ? Ne vois-je pas quel il est ? et sa structure n’annonce-t-elle pas un auteur ?
36. — Non, reprit Athéos, vous ne voyez point quel il est. Qui vous a dit que cet ordre que vous admirez ici ne se dément nulle part ? Vous est-il permis de conclure d’un point de l’espace à l’espace infini ? On remplit un vaste terrain de terres et de décombres jetés au hasard, mais entre lesquels le ver et la fourmi trouvent des habitations fort commodes. Que penseriez-vous de ces insectes, si, raisonnant à votre mode, ils s’extasiaient sur l’intelligence du jardinier qui a disposé tous ces matériaux pour eux ?
37. — Vous n’y entendez rien, messieurs, dit alors, en nous interrompant, Alcméon : mon confrère Oribaze vous démontrera que le grand orbe lumineux, qui ne tardera pas à paraître, est l’œil de notre prince ; que ces autres points radieux sont ou des diamants de sa couronne, ou des boutons de son habit, qui ce soir est d’un bleu opaque. Vous vous amusez à disputer sur son ajustement ; demain peut-être il en changera : peut-être son grand œil sera chargé d’humeurs, et sa robe, aujourd’hui si brillante, sera sale et malpropre : à quoi le reconnaîtrez-vous alors ? Ah ! plutôt, cherchez-le dans vous-mêmes. Vous faites partie de son être ; il est en vous, vous êtes en lui. Sa substance est unique, immense, universelle ; elle seule est : le reste n’en est que des modes.
38. — À ce compte, dit Philoxène, votre prince est un étrange composé ; il pleure et rit, dort et veille, marche et se repose, est heureux et malheureux, triste et gai, impassible et souffrant ; il éprouve à la fois les affections et les états les plus contradictoires. Il est, dans un même sujet, tantôt honnête homme et tantôt fripon, sage et fou, tempérant et débauché, doux et cruel, et allie tous les vices avec toutes les vertus ; j’ai peine à comprendre comment vous sauvez toutes ces contradictions. » Damis et Nérestor se joignirent à Philoxène contre Alcméon, et prenant la parole tour à tour, ils apportèrent raisons sur raisons, premièrement pour douter du sentiment d’Alcméon, puis ils attaquèrent Philoxène, retombèrent enfin sur la conversation que j’avais liée avec Athéos, et finirent en nous répondant d’un air pensif par un : Vedremo.
39. Cependant la nuit faisait place au jour, et le soleil commençant à paraître, nous découvrîmes une rivière assez large qui semblait nous couper chemin par les différents replis qu’elle formait. Ses eaux étaient claires, mais profondes et rapides, et nul de nous n’osa d’abord en tenter le passage. On députa Philoxène et Diphile pour reconnaître si leur lit ne s’aplatirait pas davantage dans quelque endroit, et s’il n’y aurait point de gué. Le reste de la troupe s’assit près du rivage, sur une pelouse ombragée de saules et de peupliers. Nous avions en perspective une chaîne de montagnes escarpées et couvertes de sapins. « Ne rendez-vous pas intérieurement grâce à votre prince, me dit ironiquement Athéos, d’avoir créé pour votre bien-être deux choses qui font maintenant enrager tant d’honnêtes gens, un fleuve qu’on n’oserait traverser sans s’exposer à se noyer, et au-delà des rochers que nous ne franchirons jamais sans périr de lassitude ou de faim ? Un homme sensé qui planterait des jardins pour son plaisir et celui de ses amis, n’aurait garde de leur faire des promenades si dangereuses. L’univers est, dites-vous, l’ouvrage de votre monarque ; vous conviendrez du moins que ces deux morceaux ne font pas honneur à son goût. À quoi bon cette affluence d’eau ? Quelques ruisseaux auraient suffi pour entretenir dans ces prairies la fraîcheur et la fertilité ; et ces monceaux énormes de pierres brutes, vous les trouverez sans doute préférables à une belle plaine ? Encore une fois, tout ceci doit la naissance moins aux conseils de la raison qu’aux boutades de la folie.
40. — Mais que penseriez-vous, lui répondis-je, d’un politique de campagne qui, n’étant jamais entré au conseil de son prince, et n’en pénétrant point les desseins, déclamerait contre les impôts, la marche ou l’inaction des armées, et la destination des flottes, et attribuerait au hasard, tantôt le gain d’une bataille, tantôt le succès d’une négociation, ou celui d’une expédition maritime ? Vous rougiriez sans doute de son erreur ; et c’est la vôtre. Vous condamnez la position de ce fleuve et de ces montagnes, parce qu’elles vous gênent actuellement ; mais êtes-vous seul dans l’univers ? Avez-vous pesé tous les rapports de ces deux objets avec le bien du système général ? Savez-vous si cet amas d’eau n’est point nécessaire pour fertiliser d’autres climats qu’il arrosera dans son cours ; s’il n’est pas le lien du commerce de plusieurs grandes villes situées sur ses bords ? À quoi serviraient ici vos ruisseaux, qu’un coup de soleil tarirait ? Ces rochers qui vous blessent les yeux sont couverts de plantes et d’arbres d’une utilité reconnue. On tire de leurs entrailles des minéraux et des métaux. Sur leur cime, sont d’immenses réservoirs que les pluies, les brouillards, les neiges et les rosées remplissent, et d’où les eaux se distribuent avec économie et vont former au loin de ruisseaux, des fontaines, des rivières et des fleuves. Voilà, mon cher, ajoutai-je, les desseins du prince. La raison vous a mis à la porte de son conseil ; et vous en avez assez entendu pour être convaincu qu’une main immortelle a creusé les réservoirs et pratiqué les canaux. »
41. Zénoclès, qui voyait que la dispute commençait à s’échauffer, nous fit signe de la main, comme pour nous demander une suspension d’armes. « Il me semble, dit-il, que vous allez bien vite tous deux. Voilà, selon vous, un fleuve et des rochers, n’est-ce pas ? Et moi, je vous soutiens que ce que vous appelez fleuve est un cristal solide sur lequel on peut marcher sans danger, et que vos prétendus rochers ne sont qu’une vapeur épaisse, mais facile à pénétrer. Voyez, ajouta-t-il, si je dis vrai. » À l’instant il s’élance dans le fleuve et plonge plus de six pieds par-dessus la tête. Nous tremblions tous pour sa vie ; mais heureusement Oribaze bon nageur, se mit à l’eau, le rattrappa par ses habits et le ramena vers rivage. À notre frayeur succédèrent quelques éclats de rire que sa figure ne pouvait manquer d’exciter. Mais lui, ouvrant de grands yeux et tout dégouttant d’eau, nous demandait à quel propos nous paraissions si gais et ce qu’il y avait de nouveau.
42. Dans ces entrefaites, arrivèrent à grands pas nos batteurs d’estrade. Ils nous rapportèrent qu’en suivant le courant du fleuve, ils avaient rencontré, à quelque distance de nous, un pont formé par la nature. C’était un rocher assez spacieux, sous lequel les eaux s’étaient ouvert un passage. Nous traversâmes la rivière et descendîmes environ trois milles en côtoyant les montagnes et laissant le fleuve à notre gauche. Il prenait de temps en temps envie à Zénoclès d’aller donner tête baissée dans les hauteurs qui bornaient notre droite, pour percer, disait-il, le brouillard.
43. Nous arrivâmes enfin dans un vallon riant qui coupait les montagnes et qui aboutissait à une vaste plaine couverte d’arbres fruitiers, mais surtout de mûriers dont les feuilles étaient chargées de vers à soie. On entendait des essaims d’abeilles bourdonner dans le creux de quelques vieux chênes. Ces insectes travaillaient sans relâche, et nous les contemplions avec attention, lorsque Philoxène en prit occasion pour demander à Athéos s’il pensait que ces industrieux animaux fussent des automates.
44. « Quant je vous soutiendrais, dit Athéos, que ce sont de petits enchanteurs enveloppés les uns dans les anneaux d’une chenille, les autres dans le corps d’une mouche, ainsi que l’entreprit il y a quelque temps un de nos amis, vous m’écouteriez, je pense, sinon avec plaisir, du moins sans indignation, et me traiteriez plus favorablement qu’il ne le fut dans l’allée des épines.
45. — Vous me rendez justice, repartit modestement Philoxène ; je ne sais point noircir de couleurs odieuses un badinage innocent et léger. Loin de nous l’esprit persécuteur ; il est autant ennemi des grâces que de la raison ; mais à ne prendre ces insectes que pour des machines, celui qui sait les fabriquer avec tant d’art… — Je vois où vous en voulez venir, interrompit Athéos ; c’est votre prince ? Belle occupation pour ce grand monarque, d’avoir exercé son savoir-faire sur les pieds d’une chenille et sur l’aile d’une mouche.
46. — Trêve de mépris, répliqua Philoxène : ce qui ravit l’admiration de l’homme peut bien avoir mérité l’attention du créateur. Dans l’univers rien n’est fait ni placé sans dessein… — Oh ! toujours du dessein ! reprit Athéos, on n’y peut plus tenir. — Ces messieurs sont les confidents du grand ouvrier, mais c’est, ajouta Damis, comme les érudits le sont des auteurs qu’ils commentent, pour leur faire dire ce à quoi ils n’ont jamais pensé.
47. — Pas tout à fait, continua Philoxène : depuis qu’à l’aide du microscope on a découvert dans le ver à soie un cerveau, un cœur, des intestins, des poumons ; qu’on connaît le mécanisme et l’usage de ces parties ; qu’on a étudié les mouvements et les filtrations des liqueurs qui y circulent, et qu’on a examiné le travail de ces insectes, en parle-t-on au hasard à votre avis ? Mais laissant là l’industrie des abeilles, je pense que la structure seule de leur trompe et de leur aiguillon présente à tout esprit sensé des merveilles qu’il ne tiendra jamais pour des productions de je ne sais quel mouvement fortuit de la matière. — Ces messieurs, interrompit Oribaze, n’ont jamais lu Virgile, un de nos patriarches, qui prétend que les abeilles ont reçu en partage un rayon de la Divinité, et qu’elles font partie du Grand-Esprit. — Votre poëte et vous, n’avez pas considéré, lui répliquai-je, que vous divinisez non-seulement les mouches, mais toutes les gouttes d’eau et tous les grains de sable de la mer : prétentions absurdes. Revenons à celles de Philoxène. Si ses observations judicieuses sur quelques insectes concluent pour l’existence de notre prince, quel avantage ne tirerait-il pas de l’anatomie du corps humain et de la connaissance des autres phénomènes de la nature ! — Rien autre autre chose, répondit constamment Athéos, sinon que la matière est organisée. « Nos autres compagnons, témoins de son embarras, lui disaient pour le consoler, « que peut-être il avait raison, mais que la vraisemblance était de mon côté. »
48. — Si Philoxène a l’avantage, c’est la faute d’Athéos, reprit vivement Oribaze ; il n’avait qu’à faire un pas de plus pour balancer au moins la victoire. Il ne s’ensuit autre chose du discours de Philoxène, a-t-il dit, sinon que la matière est organisée ; mais si l’on peut démontrer que la matière, et peut-être même son arrangement sont éternels, que devient la déclamation de Philoxène ? pouvait-il ajouter.
49. — S’il n’y avait jamais eu d’être, il n’y en aurait jamais, continua gravement Oribaze, car pour se donner l’existence il faut agir, et pour agir il faut être.
50. S’il n’y avait jamais eu que des êtres matériels, il n’y aurait jamais eu d’êtres intelligents ; car ou les êtres intelligents se seraient donné l’existence, ou ils l’auraient reçue des êtres matériels ; s’ils s’étaient donné l’existence, ils auraient agi avant que d’exister ; s’ils l’avaient reçue de la matière, ils en seraient des effets, et dès lors je les verrais réduits à la qualité des modes, ce qui n’est point du tout le compte de Philoxène.
51. S’il n’y avait jamais eu que des êtres intelligents, il n’y aurait jamais eu d’êtres matériels, car toutes les facultés d’un esprit se réduisent à penser et à vouloir. Or, ne concevant nullement que la pensée et la volonté puissent agir sur les êtres créés, et moins encore sur le néant, je puis supposer qu’il n’en est rien, du moins jusqu’à ce que Philoxène m’ait démontré le contraire.
52. L’être intelligent, selon lui, n’est point un mode de l’être corporel. Selon moi, il n’y a aucune raison de croire que l’être corporel soit un effet de l’être intelligent. Il s’ensuit donc de son aveu et de mon raisonnement, que l’être intelligent et l’être corporel sont éternels, que ces deux substances composent l’univers, et que l’univers est Dieu.
53. Que Philoxène reprenne ce ton méprisant qui ne convient à personne, et moins encore à des philosophes, et s’écrie tant qu’il voudra : « Mais vous divinisez les papillons, les insectes, les mouches, les gouttes d’eau et toutes les molécules de la matière. » Je ne divinise rien, lui répondrai-je. Si vous m’entendez un peu, vous verrez, au contraire, que je travaille à bannir du monde la présomption, le mensonge et les dieux. »
54. Philoxène, qui ne s’attendait pas à cette sortie vigoureuse de la part d’un ennemi dont il avait fait peu de cas, en fut déconcerté. Pendant qu’il rappelait ses esprits et qu’il se disposait à répondre, il se répandait sur tous les visages une maligne joie qui naissait apparemment de quelques secrets mouvements de jalousie dont les âmes les plus philosophes ne se défendent pas toujours assez bien. Philoxène avait triomphé jusqu’alors, et l’on n’était pas fâché de le voir embarrassé, et cela par un ennemi qu’il avait traité assez cavalièrement. Je ne te dirai rien de la réplique de Philoxène. À peine eut-il commencé que le ciel s’obscurcit ; un nuage épais nous déroba le spectacle de la nature, et nous nous trouvâmes dans une nuit profonde, ce qui nous détermina à finir notre querelle, et à en renvoyer la décision à ceux qui nous avaient députés.
55. Nous reprimes donc la route de notre allée. On y écouta le récit de notre voyage et de nos entretiens. On y pèse actuellement nos raisons ; et si l’on y prononce jamais un jugement définitif, je t’en instruirai.
56. Sache seulement qu’Athéos trouva à son retour sa femme enlevée, ses enfants égorgés, et sa maison pillée. On soupçonnait l’aveugle contre qui il avait disputé à travers la haie, et à qui il avait appris à mépriser la voix de la conscience et les lois de la société, toutes les fois qu’il pourrait s’en affranchir sans danger, d’avoir abandonné secrètement l’allée des épines, et commis ce désordre dont l’absence d’Athéos et l’éloignement de tout témoin lui promettaient l’impunité. Le plus chagrinant de cette aventure pour le pauvre Athéos, c’est qu’il n’avait pas seulement la liberté de se plaindre tout haut ; car enfin l’aveugle avait été conséquent.
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