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Illustration: Contes de Pantruche et d' Ailleurs - Tristan Bernard

Contes de Pantruche et d' Ailleurs

(Version Intégrale)

Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2018-11-17

Lu par Alain Bernard
Livre audio de 1h10min
Fichier mp3 de 72,1 Mo

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Illustration : Portrait de Tristan Bernard de Toulouse Lautrec

Musique : Valses de Johann Strauss:

https://musopen.org/fr/music/43827-waltz-medley/


Tristan BERNARD Pantruche 1- Le Prestige des Banknotes Quand James arriva dans nos murs, il possédait quinze louis en tout. Il eût pu subsister deux mois et chercher une place en battant le pavé, qui ne se tient jamais pour battu. Il préféra embrasser, dès l'abord, une carrière élégante et difficile, qui demande beaucoup d'ingéniosité et divers autres dons de nature, la carrière absorbante entre toutes, qui ne laisse ni loisirs, ni vacances. Il se consacra bravement à l'oisiveté. Il se procura un complet de voyage, une belle malle d'occa sion, couverte d'étiquettes d'hôtels suisses ou méditerranéens, et vingt sous de vieux papiers, pour rendre cette malle pesante. Puis, il héla un fiacre à galerie, et se fît conduire, lui et son bagage, dans un hôtel fashionable, l'Hôtel des Princes Noirs et des Tigres de Norvège, Y ayant retenu un petit appartement bien exposé, il allongea aux valets trente francs de pourboire, sur les cinquante qui lui restaient. Il résolut de prendre pension au restaurant Jimmy. IL se commanda chez Duval's, l'excellent tailleur canadien, une dizaine de vêtements, redingotes, jaquettes, smokings, pet-en-1'air, habit de soirée, culottes de cycle, culottes de che val, tâta minutieusement les étoffes, et discuta la coupe avec un air hiératique. Si le prince de Galles eût vu les cravates et les chemises que James se commanda chez ïeminore, il eût, dans le désespoir de La défaite, abdiqué toute prétention à l'élégance, et se fût habillé, séance tenante, en ouvrier ferblantier. Feu Brummel, lui même, en voyant 1rs belles chaussures vernies de James, eût laissé échapper une éructation bruyante, si cette marque d'in tempérance ou de dépit n'était interdite à ceux dont l'estomac a des raisons posthumes pour ne fonctionner plus. Contre la somme de trois francs, un employé du télégraphe remit à James dix cartes ouvertes. James en écrivit la suscription d'une écriture chaque fois différente. Puis, il se les adressa à son hôtel, à des heures où il se doutait bien qu'il n'y était pas. Jusqu'à sa rentrée, ces cartes traînent sur le bureau — à portée de l'oeil indiscret de la patronne. D'une écriture nette et posée : Cher monsieur James, Votre enchère n'est pas couverte. Le château et ses dépendances vous restent, ainsi que les cent soixantfrdix boeufs. Yinaigret, notaire Et ces quelques mots, en caractères hâtifs, mais princiers : Cher James, On ne cous voit plus. Venez donc déjeuner. Henri d'Orléans, duc d'Aumale. D'une grande écriture longue : Quel beau collier de perles, beau chou! Tu me gâtes! Viens ce soir. Frédégonde de Brunehault IV Une après-midi, James passe chez son tailleur : — Auriez vous mille francs dans votre caisse? Je vous les rendrai à cinq heures et vous m'éviterez la peine d'aller jusqu'à la Banque. Voilà des choses qu'il ne faut jamais dire à des gastralgiques. Le visage de l'excellent Duval's devient terreux comme un sou lier de jardinier. Mais il réfléchit qu'il s'est enfoncé à fond en livrant une commande de trois nulle francs de vêtements. Refuser de prêter cinquante louis, ce serait s'avouera lui-même qu'il a fait une affaire hasardeuse. Et les mauvaises affaires sont très mauvaises pour l'estomac, il préfère allonger les mille francs sans ardeur. James passe alors au bureau de son hôtel : « Avez-vous des lettres pour moi, madame Tibère? » Puis, négligent, tirant son portefeuille : « Faites-moi donc chercher de la monnaie de mille francs, des billets et des louis. » 11 entre une demi heure après, comme par hasard, chez son chemisier. Brillant morceau de critique sur les derniers cols livrés. Puis, désinvolte, tirant son portefeuille et des louis : a Donnez-moi donc un billet de mille pour toute cette monnaie, qui m'embarrasse. »Le chemisier dit, en riant bassement : « 11 y en a bien d'autres qui voudraient être embarrassés comme vous. » James entre, l'instant après, chez Odessa. Elégie, reprise en choeur, sur ce thème : la fragilité des bottines vernies. Puis James, machinal, tirant son portefeuille : « Auriez-vous deux billets de cinq cents pour un de mille? » Au restaurant, maintenant. II y pénètre d'un air disirait. La dame de la caisse, sur sa demande, lui remet dix billets de cent francs pour ses deux billets de cinq cents. A cinq heures moins le quart, il rapporte les cinquante louis au tailleur, qui en agonise de joie et s'excuse d'une voix défaillante : — Pourquoi vous être pressé? Vous m'auriez remis la somme un de ces jours. Enfin! James, satisfait d'avoir consolidé son crédit, s'offre en supplément, à son dîner, une bouteille de Champagne que la dame de la caisse inscrira joyeusement à son compte. 2-Le Collectionneur i Un matin d'avril, mon ami Lartilleur adopta un enfant de quelques mois. IL se trouvait dans les conditions légales, n'ayant pas d'enfant vivant. Puis, il se dit : « Maintenant que j'ai un enfant adoplif ne serait il pas bon que j'eusse également un enfant naturel? » il en toucha deux mots à une modeste ouvrière, sa voisine de palier. Elle lui donna, le terme accompli, un enfant naturel, qu'il alla reconnaître à la mairie. Après le baptême, il rentre chez lui tout soucieux : « J'ai bien, pensait-il, un enfant adoptif et un enfant naturel, mais je n'ai pas d'enfant adultérin. " Au fait, acheva t il, mon notaire n'est il pas marié? Si je me faisais présentera sa femme? » Ce qui fut dit fut fait. Il fut bientôt en bons termes avec la notairesse. Un soir, comme il dînait chez ses parents, il eut, après le potage, un sursaut. « Sapristi! se dit-il en lin-même, je n'ai pas d'enfant incestueux! » Justement, il lui restait encore une soeur non mariée, et il put se procurer à peu de Irais un enfant parfaitement incestueux, qui n'était pas adultérin. Cependant, les puritains commençaient à le regarder d'unmauvais oeil. II Alors il se dit : « Faisons taire les langues et prenons femme. » Mais il s'agissait de s'assurer tout d'abord un enfant légitimé. Il entreprit donc la séduction d'une jeune fillle très bien, et ne l'épousa qu'après qu'elle lui eut donné un petit garçon qui fut aux termes de la loi, un enfant légitimé. Puis il la rendit mère une seconde fois, pour avoir un enfant purement légitime. Il vivait en paix, avec sa compagne, dans une petite maison de Xeuilly. Autour de lui jouaient l'enfant adoptif. l'enfant naturel, le légitimé, le légitime, voire l'adultérin, que lui envoyait souvent la notairesse, et aussi Gaspard, l'enfant inces tueux, qui l'appelait papa le lundi, le mercredi, le samedi, et mon oncle les autres jours de la semaine. III Lartilleur n'était pas complètement heureux, car souvent la santé de ses enfants le mettait dans des transes douloureuses. Il craignait qu'un malheur n'arrivât à l'enfant naturel et ne dépareillât ainsi sa collection. Vivant en état de mariage, il ne pouvait donner le jour qu'à des enfants légitimes ou adultérins, et. pour remplacer, à l'occasion son bâtard, il eût été contraint de se séparer de sa femme (par les moyens toujours pénibles du divorce ou du meurtre). Quant à la mort de l'enfant adoptif, c'était un cauchemar pour lui que d'y songer. Pour se trouver à nouveau dans les conditions légales, et adopter un autre enfant, il lui eût fallu primitivement supprimer tous les siens, et recommencer sa collection. IV Cependant, le ciel le bénit. La santé de ses enfants demeura florissante, et il vivait en paix, tel un patriarche, au milieu de cette famille de bric-à-brac. On le rencontrait assez souvent dans le monde, dans les salons académiques et les diverses ambassades, où il aimait à vanter sa petite famille. Un soir, au fumoir, Le Blafard ricana. — Pas très complète, tu sais, ta fameuse collection? Il y manque un numéro important. "— Je voudrais savoir "riposta Lartilleur d'un ton très assuré. — Il y manque, continua l'autre, un enfant posthume. Lartilleur blêmit à cette parole. — Et prends garde, acheva froidement Le Blafard ; à supposer que tu meures subitement, sans que ta femme soit grosse, il est à présumer que l'enfant posthume manquera toujours à la série. D'autre part, si tu la fécondes et si tu oublies de mourir, tu seras père de deux enfants légitimes. Un numéro double : triste gaffe pour un collectionneur! Lartilleur se leva d'un trait. Il passa dans un salon voisin, où sa femme jacassait paisiblement avec des dames du haut monde, et, d'un ton impératif : — Adèle, rentrons chez nous. Illico! Quelques temps après, nous apprîmes que Lartilleur s'était mortellement blessé eu jouant avec une arme à feu, dont il avait imprudemment pressé la gâchette au moment même où le canon se trouvait entre ses dents. Il laissait plusieurs enfants de diffé rents lits et l'espoir d'un enfant posthume. La succession, avec des héritiers si divers, ne manqua pas de s'égarer dans la forêt des articles du Code et fit la rencontre du Fisc, qui l'avala tout entière, gloutonnement. La famille de Lartilleur se trouvait sans ressources. Mais il avait prévu ces difficultés et léguait sa collection aux Enfants assistés du département de la Seine. 3-Qu'est-ce qu'ils peuvent bien nous dire ? Telle étail la question que se posaient les savants, réunis au congrès de Pampelune pour chercher les moyens de communication possibles entre la planète Terre et la planète Mars. L'accord s'était fait sur ce point, que les signes lumineux observés à la surface de .Mars étaient bien des signaux à notre adresse,dont il s'agissail de trouver le sens. Et ce n'était pas douteux : pourquoi voulez-vous qu'une planète perde son temps à s'éclairer ainsi a giorno, si ce n'est pour converser avec d'autres planètes ? Le docteur Isidorus présenta une motion, qui fut adoptée à l'unanimité. « Admettons, disait ce savant docteur, que les Martiens sont beaucoup plus avancés que nous dan- la voie du progrès et qu'ils se sont rendu compte, par des moyens perfectionnés de téléphonie et de teléphotie, de tout ce qui se passe à bord de notre planète. Risquons donc le coup et écrivons leur en français. Ça ne nous coûtera jamais que vingt deux milliards ! Pour écrire à des gens qui habitaient si loin, il fallait se procurer une feuille de papier énorme et surtout un endroit très plat pour l'étaler. On choisit l'endroit classique pour une expérience de ce genre, les déserts de l'Afrique centrale ; on supprima des oasis, on rasa des villages de aègres, pour empêcher que l'immense feuille fit des plis. Par la même occasion, ou civilisa des quantités de noirs, et l'on convertit au végétarisme tous les cannibales del'Ouandsi, de l'Ouandgéet de l'Ouandga, si friands jusque-là de chair humaine qu'ils nourrissaient de leurs propres oreilles leurs ventres affamés. On réquisitionna tous les produits des fabrique- d'encre, si bien qu'en Europe l'encre manqua. Mme Séverine dut écrire sur l'écorce des arbres ses éloquents appels à la charité publique, durant que des tambours de ville, pareils aux anciens rapsodes. déclamaient dans les carrefours de Limoges, des Audelys ou de Loudéac les alexandrins de M. François Coppee. Quand on eut rendu, par des procédés chimiques, l'encre parfaitement lumineuse, d'immenses rouleaux, traînés par de boeufs, l'étalèrenl pour former les lettres sur la feuille de papier. Ce travail dura près de quatre mois. Comme les signaux de Mars continuaient de plus belle, on avait décidé d'envoyer d'abord cette brève interrogation : — Plaît-il? Chacune de ces lettres mesurait cent Lieues de hauteur. Et l'on prit soin de mettre sur les i des points d'un diamètre tel, qu'une armée tout entière y pouvait évoluer. L'inscription terminée, ou attendit au grand observatoire du Gabon la réponse de la planète Mars. On n'attendit pas longtemps. Vingt quatre heures après, courrier par courrier, la réponse de Mars arriva par lettres lumineuses isolées, qui apparaissaient l'une après l'autre, de quart d'heure en quart d'heure. L'observatoire les télégraphiait aux Terriens surexcités. Or, la réponse à la question : Plaît il ? disait simplement : — Rien. On étala dans l'Afrique centrale une nouvelle feuille de papier, sur laquelle on écrivit ces mots (le travail dura sept mois) : A lors, pourquoi nom faites-vous des signes ? Mars répondit : Ce n'est pas à vous que nous parlons. C'est à des gens de la planète Saturne. Gangrène des paletots et Névrose des bottines. Une récente chronique scientifique du Temps signalait, dans un journal industriel, ( une étude pleine d'aperçus nouveaux sur une maladie connue et inexpliquée des chaudières à vapeur : on la nomme la corrosion par pustules ). C'est là, ajoute notre confrère, une vraie maladie, analogue à la variole des humains!.. Vos bouillottes se garnissent d'am- poules ou de pustules... Les ampoules crèvent, grêlant la tôle... Il arrive souvent qu'une chaudière au repos contracte de sa voisine une maladie pustuleuse. Courteline nous a dit jadis l'histoire réjouissante d'un aliéné qui fait des hlagues à des objets domestiques. Ne raillons plus, désormais, puisque ces compagnons inanimés de notre existence ont, eux aussi, leurs souffrances et leurs deuils. Le savant Gugli Meyer, au cours de sa vie d'étudiant, a recueilli d'intéressantes observations sur la maladie poisseuse des tables de café, cette affection terrible qui se communique aux paletots par les coudes. Il résulte de nombreuses expériences faites par le docteur Saint-Grasy sur les prisonniers du Dépôt, que le séjpur des fortifications, arches des ponts et bancs de gare, est moins favorable aux vestons et aux redingotes que la fréquentation exclusive des salons d'ambassades. On sait, d'autre part, que les longues veilles et les orgies ne conviennent pas toujours au tempérament un peu fragile des devants de chemise. A la suite de repas prolongés, ils contractent diverses maladies cutanées (plaques vineuses, etc.). Les chapeaux hauts de forme, eux aussi, s'accommodent assez mal des expéditions nocturnes dans les brasseries et lieux de plaisir. Certaines personnes ont l'habitude de mettre leurs semelles de bottines en contact avec le trottoir. Il en résulte à la longue un danger réel. En effet, plusieurs de nos correspondants ont remarqué qu'il se produisait un amincissement progressif de la semelle, susceptible de .dégénérer en une ulcération très grave. On a constaté, dans un autre ordre d'idées, que les pardessus d'hiver finissaient par devenir très impressionnables, malgré leur rude aspect. J'en ai connu un qui s'est mis à dépérir tout à fait, faute d'avoir pu se consoler de la perte successive de tous ses boutons, dont chacun laissait en s'en allant un grand vide... J'ai observé, pour mon compte, un phénomène étrange, qui relève plutôt de l'étude des maladies mentales : c'est l'effet du beau temps sur l'état cérébral des parapluies. J'ai essayé, à diverses reprises, d'acclimater chez moi un parapluie. Dans les premiers temps il revenait régulièrement au logis, avec la docilité exemplaire d'un caleçon ou d'un gilet de (lanelle. Mais, si le temps se mettait au beau au cours de notre promenade, il se produisait, chez mon parapluie, une amnésie bizarre : il oubliait totalement le chemin de la maison. Ne terminons pas cette courte étude sans signaler le pouvoir d'hypnotisme que peuvent acquérir certains individus sur les objets domestiques. Une dame, qui demeurait sur mon palier,charmait absolument les ombrelles, les mouchoirs de batiste et les presse-papiers, qui quittaient un à un les grands magasins pour la suivre jusque chez elle. Ce cas intéressant lui valut la visite de c[uelques curieux, et même de notre commissaire de police, lequel s'intéressait beaucoup à ces questions spéciales. Apparitions Quelques mois après la mort de ma tante Coromandel, je fus pris (l'un grand désir de revoir la chère dame. On [me donna l'adresse d'un médium de Vaugirard, la veuve Amédée. C'était une personne de forte taille, remarquable par un énorme nez crochu. On me fit écrire sur un registre mes |nom et prénoms et ceux de mes père et mère. Puis on me conduisit dans une assez grande pièce tendue de noir, où la veuve Amédée me demanda quelques renseignements sur ma pauvre tante Coromandel. Ne se coiffait-elle pas de bandeaux noirs? Je répondis que je l'avais toujours connue avec des cheveux blancs. Ces renseignements obtenus, la veuve Amédée, que les esprits travaillaient, parut soudain défaillir et promena autour d'elle des yeux égarés. Elle eut encore assez de force pour me prier de m'asseoir auprès d'une petite table. La lumière s'éteignil et des mains me garrottèrent dans l'ombre. Deux ou trois minutes s'écoulèrent, Puis, j'entendis de faibles gémissements. Une blanche clarté prit une forme dans ui angle de la pièce. Et je distinguai bientôt, à quelques pas de moi, une dame bien bâtie, pourvue d'un grand nez et coiffée de ebevenx blancs erespelés. Cette dame me dit d'une voix chantante : Bpnjour, cher enfant ! Je pensai alors que cette personne de forte structure pouvait bien être la tante Coromandel, queson séjour dans l'autre monde avait changée considérablement, modifiant par des influences funèbres jusqu'à la forme de son nez. qui, d'humblement camard, était devenu impérieux et crochu. Nous entamâmes, le fantôme et moi, une conversation assez banale. Je demandai à lo tante Coromandel si elle se plaisait dans l'autre monde. Elle me confessa qu'elle y était mystérieusement tracassée parun embarras d'argent. Elle me demanda donc de lui prêter cent vingt-cinq francs, (que je dus déposer à côté de moi sur une petite table, en me servant de mon bras droit qu'en me garrottant, on avait précisément laissé libre. L'ombre prononça alors des paroles vagues et sembla s'enfoncer dans le mur. Quand la lumière se fit dans la chambre, tout vestige avait disparu de la tante Goromandel et des cent vingt-cinq francs. Quelques instants après, Mme Amédée rentra dans la chambre et m'avoua qu'elle se sentait travaillée par de nouveaux esprits. Tout retomba dans l'obscurité, et j'aperçus bientôt un vieillard au nez crochu, lequel se lit connaître comme feu mon grand-père. Lui aussi, malheureusement, avait des embarras d'argent, et pria de lui laisser cent vingt-cinq francs sur la petite table. Il me demanda, en bloc, des nouvelles de la famille, d'une voix chantante, et disparut dans le mur. Lorsque revint Mme Amédée, je la remerciai, secouai vigoureusement mes ficelles, et m'apprêtai à prendre congé. Mais le médium encore une fois parut en proie à un trouble étrange. — Ah! ah! dit-elle, j'entends votre grand'mère qui s'approche à pas rapides. —Eh bien! me hâtai je de répondre, vous lui présenterez mes excuses. J'avais, certes, le plus vif désir de la voir, mais il est quatre heures moins le quart, et un rendez-vous très urgent m'appelle loin d'ici à quatre heures. Stratégie Chinoise Le gouvernement chinois, ayant reçu d'une fabrique d'armes européennes trois cent mille fusils nouveau modèle, les fit orner chacun de trois clochettes. Et c'est ainsi qu'un matin du dernier septembre, neuf cent mille clochettes tintèrent elretintèrent dans la vaste plaine de Lao-Tsin. Le généralissime Hang llang, suivi de sa brillante escorte, s'avança sur une colline fleurie et s'apprêta à donner le signal du combat. Parmi les reporters mêlés à l'escorte se trouvait mon ami Sa ladier, rédacteur militaire au journal l'Eleveur d'abeilles. Il suivait d'autant plus curieusement les opérations, qu'il n'entendait rien à la stratégie chinoise. Le général Hang Hang leva bien haut son sabre bicuspide, et s'écria : — You-Tchi! Ce qui voulait dire : « Sur le dix huitième escadron du vingt deuxième régiment, formez la masse! » Le commandement : « You-Tchi » ! fut répété par le général Ti-Tzing, puis par le général Tao-Pé, puis à l'infini par d'autres chefs de corps. Les troupes se mirent en mouvement, et les neuf cent mille clochettes tintèrent à nouveau dans la plaine. Hang Hang s'écria ensuite de sa voix forte : — Nao-Tchin! Ce qui voulait dire : « Sur la droite de la cavalerie formez vous en bataille! >> Les généraux répétèrent : « Nao-Tchin ! » et toute l'armée vint se ranger en bataille le Long de In rivière Ku-Hu-Han. vis-à-vis de l'armée japonaise. A ce moment, mon ami Saladier se trouvait près du généralissime. LTn grain de poussière entra dans la narine droite du ilil Saladier et le lit éternuer d'une façon formidable (Atehim!) Alors les généraux Ti-Tzinget Tao-Pé s'écrièrent : — Ha-Tchim! Tous les chefs de corps répétèrent Ha-Tchim! et, avant que Jlang-Hang put émettre un commandement contradictoire l'armée opéra un mouvement tournant qui l'amena sous le feu direct de l'artillerie japonaise. En moins d'une minute, trente cinq mille Chinois jonchèrent le champ de bataille. Le reste de l'armée battit en retraite. Seuls les trente -cinq mille cadavres restèrent dans la plaine. Ils avaient tous de belles nattes de cheveux, pour que l'ange chinois de la mort put les emporter commodément dans l'autre monde. Mais l'ànge chinois, de la mort eut le tort de ne pas se presser, et fut devancé par Harvey, Jim and C°, marchands de cheveux à Shanghaï, qui arrivèrent avec une bonne équipe et quelques tombereaux, et coupèrent tranquillement les trente-cinq mille nattes. Une Semaine bien remplie C'est lundi dernier que nous avons conduit au Père-Laehaise mon oncle' Mathias, un homme qui se croyait déjà du meilleur monde, et qui est parti pourtant pour un monde meilleur. Nous lui avions prédit que son habitude de boire de l'eau de Seine lui jouerait une vilaine farce. La veuve Tibère, enterrée mardi dernier, ne buvait, elle, que de l'eau de la Vanne. Pouvait-elle prévoir que la Vanne, jadis si dédaignée des microbes, deviendrait bientôt aussi fréquentée que la Seine elle-même. Mercredi, ce fut le tour de Me Croneau, mon notaire, qui, sur le conseil de son médecin, avait fait l'acquisition d'un filtre. Mais, aux dernières nouvelles hygiénistes, rien n'est si dangereux que les bougies des Ultres. Les rendez-vous des microbes de bonne compagnie se donnent tous eu ce poreux séjour. Ces! .; i Montparnasse qu'on a enterré jeudi mon vieil ami Mexique. Quelle fatalité de boire de l'eau minérale à ses repas! On n'ignore pas que des colonies microbiennes (très élégantes) s'introduiseni dans les eaux minérales, pendant la décantation et la gazéification (Comptes rendus de l'Académie de médecine, séance du 28 mars 1894). Le baron Barron s'était mis résolument au régime de l'eau /^— ^ bouillie. Aussi, ça n'a pas traîné. L'eau bouillie est des phisindigestes.Au bout de trois semaines, l'estomac du baron se ballonna, son intestin grêle s'enflael se travailla, pour égaler le gros intestin en grosseur. Il s'enfla tantque lebaron en mourut. Vendredi. un petil groupe d'amis l'accompagnait au four crématoire. A ver Godeau, j'étais plus tranquille. Une buvait que du vin. ET D'AILLEURS 29 Et pourtant, samedi, nous avons conduit Godeau au Papa-Lachaise! Il ignorait, cet homme confiant, qu'il avait pour vigne ron un capricieux dilettante, baptisant son vin tour à tour avec de l'eau de puits, de l'eau de rivière, de l'eau filtrée, de la vieille eau minérale, et même avec de l'eau de vaisselle, en manière d'eau bouillie. La Politesse et l'Amitié i Georges d'Oreste e1 Maxime Pylade ont été présentés l'un à l'autre, un de ces derniers étés, à la terrasse du café Canadien. Georges d'Oreste et Maxime Pylade sont deux jeunes hommes bien élevés, de riche famille. La présentation faite, chacun d'eux, dcvanl son porto blanc, se lint un peu gourmé, pas du tout entamé par la chaleur les cheveux partagésên bandeaux, le cou très entouré de cravate. Ils se découvrirent des amis ei des goûts communs, et prirent rendez vous timidement, pour une date prochaine; Ils s'en CONTES DE PANTRUCHE ET D'AILLEURS 31 imposaient mutuellement, et chacun tenait a se hausser dans l'estime de l'autre. Au moment de payer les consommations : — C'est à moi, s'écria l'un. — Pardon, c'est pour moi, riposta l'autre. — Voyons, reprit d'Oreste, je n'admettrai pas ça. — Je vous assure que vous me désobligerez, repartit Pylade. — Prenez, garçon! — Non. non! Tenez, garçon ! Patient, le garçon attendait la fin de cette lutte coutumière, augurant avec satisfaction que le vainqueur ne manquerait pas de saluer sa victoire par un pourboire suffisamment épateur. II Deux ans se sont écoulés. La pauvre bande des quatre figu rants éhontés, le vieux poncif Hiver, le jeune et équivoque Printemps, le rastaquouère Eté. et l'Automne, puant de snobisme élégiaque, ont passé et repassé, comme ils font sans répit, sur la scène du Monde. L'eau qui vient des montagnes, va à la mer, se volatilise et ressert toujours, l'eau économique a coulé sous les ponts. Oreste et Pylade ont appris à se connaître, et ce sont maintenant deux amis, deux vrais. Ils montent ensemble à bicyclette, plaisantent avec les mêmes dames, empruntent aux mêmes usuriers. Ils ont le même tailleur, les mêmes rancunes, et dans le même temps que l'un change d'opinion, l'autre jette la sienne au linge sale, jusqu'au jour où ils remettent l'un et l'autre ces opinions pareilles, blanchies par des arguments ou des intérêts nouveaux. Aussi inséparables que ces messieurs siamois, ils ont un langage à eux, où certains mots, évoquant des souvenirs communs et spéciaux, les font rire aux larmes et ne font rire qu'eux, Les voici attablés devant la même table du café Canadien. Des pailles plongent dans leurs verres, vides et décolorés. Oreste et Pylade sont là depuis pas mal de temps, et ils s'en iraient volontiers. Mais Pylade guette un geste d'Orcste, qui espère un mouvement de Pylade. A la lin, Pylade, impatienté : — Paie, toi. Et Oreste : — Cochon! Qui est-ce qui a payé la voiture tout à l'heure ? Pylade : — C'est moi qui ai trinqué presque toute la semaine dernière. C'est bien ton tour. Oreste : — Est-il ràleux, cet oiseau-là! D'abord je n'ai pas de monnaie. Pylade : — Tu as changé un louis tout à l'heure... Et les deux amis continuent. Ce sont deux vrais amis qui ne se gênent plus. A la Guerre La guerre avait été déclarée quinze jours auparavant. Le mouvement des affaires était suspendu, et les sociétés de courses de chevaux avaient annulé leurs réunions. Aussi les principaux bookmakers et les plus forts « plun gers » s'étaient -ils dirigés vers le centre des opérations, où les hostilités commençantes donnaient déjà lieu à unbetting fort animé. Le 19 août 19..., l'imminence d'une grande bataille avait attiré à Tugny-sur-Andelle. sur la terrasse d'un vieux moulin toute une société cosmopolite, composée de reporters, de sports men, de bookmakers et de petites jeunes femmes très affairées. On se désignait parmi elles la baronne de Z.... qui passait la nuit alternativement avec chacun des généralissimes des deux armées en présence, l'archiduc Franz, et le général Vendan geur. Et les deux hommes de guerre jouaient, disait-on, une partie passionnante, à lâcher, le soir, au moment des abandons, des confidences mensongères ou traîtreusement sincères, et aussi à Bcruter le vrai el le faux à travers les indiscrétions, presque toujours fidèles, de la petite baronne. Ce lui vers dix heures du matin que le premier coup de canon se lit entendre. Aussitôt des paris s'engagèrent. On savait l'armée ennemie supérieure en nombre. Un vieil officier chilien, très connaisseur, déclarait, en donnant ses pronoslics, que les positions occupées par l'archiduc étaient formidables. Mais on avait confiance dans les qualités stratégiques de Vendangeur, et, offerte primitivement à trois contre un, son armée finit, très soutenue, à 7/4. Un gros parieur, un marchand de bois de la Haute-Marne, nommé Gobourg, arriva à ce moment sur la terrasse du moulin, l'n hasard lui avait fait rencontrer sur son chemin, un espion, un transfuge de l'armée ennemie qui, pour cinquante louis, lui avail vendu un avis secret, un « tuyau » merveilleux : l'archiduc Franz avait dégarni ses positions du village de Fligiiey, que Vendangeur croyait très fortement occupé. Un fort contingenl avail abandonné Fligney pendant la nuit et opéré un mouvement tournant qui devait l'amener sur une position mal défendue du général Vendangeur. Cette manamvre allait décider du sort de la bataille. do bourg se prépara doncà ponterferme l'armée de l'archiduc. Il avait sur lui quatre vingt mille francs. (En ces temps trou blés les paris, se réglaient au comptant.) ET D'AILLEURS 35 On payait deux pour l'archidue Franz. C'est-à-dire qu'avec quatre-vingt mille francs, Gobourg pouvait gagner quarante mille francs, à coup sur... A coup sûr... Etait-ce bien un coup sûr? Ma foi. se dit tout-à-coup Gobourg, Vendangeur est à lo/8, c'est-à-dire que si je le joue et s'il est vainqueur, je gagnerai cent cinquante mille francs. Je vais jouer carrément Vendan geur. Il résolut donc de transmettre gratuitement au général l'avis qu'il avait payé cinquante louis. « Et même, ajouta-t-il. au point de vue patriotique, ce sera tout à fait épatant. » Il le fit comme il l'avait résolu, et sa belle conduite décida de la victoire. Vendangeur, averti, déjoua la tactique de l'archiduc Franz, fortifia la position qu'on attaquait, et s'installa en maître clans Fligney, que l'ennemi avait dégarni. Le soir même, en présence de son état-major, le généralissime fit venir Gobourg et attacha sur sa poitrine une glorieuse récompense. — Voilà une journée, dit le bookmaker Relph, qui rapporte plus de deux cent mille francs à notre ami Gobourg. — Cent cinquante mille, interrompit le bookmaker Jephté, qui avait payé pour savoir, puisqu'il avait réglé le pari — Et le ruban? dit Relph. Pour combien donc le comptez vous? L'appétit vient en mangeant Les naturels de l'Ouandsi, vaste territoire qui s'étend entre le lac Rodolphe et le lac Victoria-Nyanza sont, parmi les anthropophages de l'Afrique centrale, ceux qui ont le mieux su conclier leurs habitudes de cannibalisme avec les raffinements de notre civilisation. Une délégation de l'Ouandsi, à la suite d'un séjour de quelques semaines au Jardin d'acclimatation, a rapporté au pays natal d'intéressantes coutumes européennes. « C'est ainsi que la royauté dans l'Ouândsi se tire an sort, à la façon de la royauté de l'Epiphanie. La galette traditionnelle y est remplacée par une jeune femme, enceinte de trois mois, qu'on accommode en salmis. L'heureux gagnant est proclamé roi pour une année. C'est lui qui. aux termes de la constitution, est chargé, trois mois avant l'expiration de son mandat, de préparer la jeune femme pour le Jour des Rois prochain. « On en prépare chaque année trois ou quatre, pour plus de sécurité ». Cet extrait du Moniteur des explorations et découvertes m'avait toujours vivement intéressé. A cette époque, mon àme jeune, éprise d'inconnu, s'exaltait aux récits des Livingstone et des Stanley. Et mon plus grand désir était de visiter des tribus d'anthropophages. J'appris à cette époque que le docteur Pionnier, le hardi conférencier, trois fois lauréat de l'Académie des sciences, partait en mission dans l'Afrique centrale, dans un but à la fois géographique et humanitaire. On faisait appel à tous les jeunes gens de bonne volonté, possédant une bonne santé, un jarret solide, et trois mille francs pour subvenir aux besoins de l'expédition. Le docteur Pionnier réunit ainsi sept jeunes hommes d'excellente famille qui lui apportèrent vingt et un mille francs. Comme c'était un galant homme, il s'en servit immédiatement pour régler des dettes de jeu. D'après les prospectus, une fois nos trois mille francs versés, notre voyage était payé eu première classe de Marseille à Zanzibar. Mais,à un jour du départ. le docteur Pionnier eut une longue conférence avec le capitaine du steamer la Ville-d'Âubervilliers. Puis il vint nous expliquer qu'un voyage trop confortable nous préparerait mal aux fatigues de l'expédition. Nous coucherions donc avec les hommes de l'équipage, et nous rendrions de petits services au navire en qualité de chauffeurs et d'aides cuisiniers. Nous arrivâmes le 16 avril en vue de Zanzibar, ville célèbre, ainsi nommée parce que tous les habitants passent leur temps à jouer des consommations. Le docteur Pionnier fit alors un nouvel appel de fonds, et nous réunîmes, en vidant nos poches, sept mille sept cents francs, dont le chef de l'expédition se servit pour régler de nouvelles dettes de jeu, contractées à bord du steamer. Le sultan de Zanzibar, très flatté de notre visite, nous invita à sa table et offrit au docteur Pionnier un bateau démontable qui devait nous servir à traverser des rivières. Puis il nous donna une escorte de douze nègres, du tabac à priser et de riches présents, dont quinze paires d'espadrilles. Avec les hommes que nous avions amenés d'Europe, nous étions bien une vingtaine de blancs. Nous prîmes chacun un morceau du bateau démontable sous notre bras et nous nous acheminâmes gaiement vers Bagamoyo. La dysenterie cependant faisait des vides dans notre petite troupe. Quand l'un de nous restait en route, on lui prenait son tabac et son morceau de bateau. Malheureusement plusieurs morceaux de bateau s'égarèrent et quand nous voulûmes reconstituer notre frêle esquif, la moitié de la coque manquait. D'ailleurs il ne devait déjà pas être au complet quand le sultan nous l'avait donné. (Le sultan de Zanzibar a, sur toute la côte orientale, la réputation d'un blagueur à froid.) Nous arrivâmes fort à propos à Irantouni, petit royaume situé entre Bagamoyo et Mpouapoua (8° de latitude sud). Le roi d'irantouni avait longtemps habité Paris.Il en avait rapporté douze lances d'allumeurs de réverbères dont il avait armé sa garde royale, et une quantité énorme de ces paysages peints en gris qui servent aux photographes pour les fonds. Il en avait bordé des allées entières et des places publiques. Comme tous les vendredis, l'administration du Jardin d'acclimatation fait conduire les rois nègres dans une maison spéciale du quartier de la Bourse. Le roi d'Irantouni, qui n'était pas renseigné. avait cru visiter une cour européenne ou quelque somptueuse ambassade. Aussi toutes lés dames de sa cour étaient elles désormais habillées de peignoirs en satinette de couleur, ouverts sur le devant. Les hahitants d'Irantouni n'étant pas anthropophages, nous fûmes obligés de nous avancer vers l'intérieur des terres, pour pouvoir exercer notre oeuvre de civilisation. Nous arrivâmes, aux premiers jours de juin, à Kakoma. Mais les hahitants de Kakoma avaient été récemment convertis au végétarisme. A Kahouélé, le roi du pays, à qui nous demandions s'il était friand de chair humaine, nous répondit : " Dipaça tumféroté, » ce qui voulait dire : « Je vous en prie, ne continuez pas sur ce ton là; vous allez me donner des haut-le-coeur. " Nous arrivâmes enfin dans celle grande étendue de terres qui se trouve entre les lacs Tanganyika et Victoria-Nyanza. Les villages et endroits habités devinrent rares. Nous parcourûmes une cinquantaine de milles sans rencontrer un être vivant. Les provisions de la petite troupe s'épuisaient. L'eau, par bonheur, ne manquait pas. Mais aucune plante comestible ne croissait dans la prairie. Le gibier faisait complètement défaut. Le 18 juillet au soir, nous n'avions rien mangé depuis trente six heures. Le docteur réunit tous les blancs; on mit solennellemenl dans un chapeau les noms des nègres. Le premier nom qui sortit fut celui d'un vieux guide qui rendait de sérieux services à l'expédition. On recommença l'épreuve par égard pour son grand âge et sa probable coriacité. Enfin le sort désigna un jeune nègre nommé Counou. Il était vigoureux et de belle taille. Le docteur, excellent cuisinier, fut chargé de l'accommoder. Tout le monde, servi copieusement, en redemanda. Il nous lit trois repas. Cependant le pays commençait à devenir giboyeux. Mais la chasse était si difficile, et c'est toujours imprudent de manger des bêtes qu'on ne connaît pas. Nous entamâmes un second nègre le 20 juillet au soir. Puis, à l'exception du vieux guide, toute l'escorte y passa. Heureusement nous arrivions dans des régions habitées et nous pouvions retrouver d'autres nègres. Nous faisions je dois le dire, horreur aux populations avec de pareilles coutumes. A Kibanga, un vieux raseur de chef noir vint nous faire une longue allocution où il nous sermonnait de la belle façon et nous disait qu'au dix-neuvième siècle il était honteux qu'on se livrât encore à de semblables pratiques. Enfin, après quelques semaines de marche, nous arrivâmes à Moussoumba, dans l'Etat indépendant du Congo. Jamais une expédition ne s'était accomplie dans des circonstances aussi favorables. Nous étions tous gras et bien portants. Nous avions sans doute trouvé la nourriture qui convenait pour supporter le dur climat de l'Afrique centrale. A notre retour en Europe, on nous combla de distinctions, et le docteur Pionnier, dès sa première conférence, fit justice de cette opinion stupide qui prétend qu'on ne trouve plus d'anthropophages sur le continent africain. Début au Barreau J'ai été, tout comme un autre, avocat stagiaire, et, tout comme un autre, vêtu de la robe noire et coiffé de la toque hexagonale, j'ai perdu mes pas dans la grande salle du Palais. La grande affaire, pour mes jeunes confrères et pour moi, étail d'arriver à conquérir l'oreille du tribunal. Des anciens, consultés, préconisèrent plusieurs moyens, plus ou moins efficaces. Il fallait, disaient-ils, commencer son plaidoyer d'une voix lente el monotone, puis, tout à coup, au moment où personne ne s'y attendait, pousser un long- cri guttural. Mais ce truc est fort usé et ne réussit guère. On peut agiter violemment les bras comme les ailes d'un oiseau énorme. Mais ça ne les amuse plus et c'est à peine s'ils y font attention. On a vu des confrères qui imitaient à ravir des acteurs notoires : José Dupuis dans l'exposé des faits de la cause ; Albert Lambert fils dans les passages de force ; Madame Pasca au moment pathétique. J'ai connu un avocat qui, pendant trois quarts d'heure, tint ainsi sous le charme le juge et les assesseurs, au cours d'une assez morne affaire de succession. Et, dans une évocation majestueuse, il fit parler le de cujus avec la voix de Raymond. Le tribunal lui donna gain de cause. Pour moi, depuis un an que j'étais au Palais, je n'avais pas encore réussi à capter l'oreille du tribunal. Il faut dire aussi que je n'avais jamais eu l'occasion de plaider. J'avais bien pour cliente une dame qui voulait divorcer et qui venait me demander chaque semaine des conseils, des caresses et une pièce de dix francs. Mais, en examinant de près son dossier, je vis que. n'ayant jamais été mariée à qui que ce soit, elle ne pouvait raisonnablement demander le divorce. Enfin, un jour, comme je m'étais fait inscrire sur la liste des avocats d'office, le bâtonnier me désigna pour défendre un vieux vagabond qui avait volé un canari dans une cage pour en faire sa nourriture. Ce vieux vagabond avait été condamné vingt-six fois déjà pour bris de clôture, rébellion aux agents et vols de diversobjets étranges. D'ailleurs, loin d'être endurci, il prétendait avoir été victime de vingt-six injustices, au cours de sa longue carrière. C'était en somme un de ces vieillards modestes qui. sans aucune rétribution, se chargent d'aller récolter le plus de vermine possible dans la banlieue pour le repeuplement des bancs du boulevard. Ses cheveux étaient plus touffus et plus enchevêtrés que les hautes herbes de la prairie. Il ne lui manquait cependant qu'un peu d'argent, un peu d'éducation et de la propreté pour être un vieux gentleman respectable. Il était fils de ses oeuvres et avait mis quarante-deux ans à apprendre à lire. Et encore n'arrivait-il qu'à épeler. Les seuls mots qu'il lui jamais couramment furent : Tabac, vins, liqueurs, et : Poste de Police. La veille de l'audience, quand je vins le voir pour la dernière fois, il me lendit un petit livre qu'il avait sur lui. Cela s'appelait : les Variétés amusantes. Il me pria de lui lire l'histoire de Phryné devant ses juges, qu'il n'avait pas très bien comprise, et qu'il écoula avec la plus scrupuleuse attention. - Alors ils l'ont acquittée? me demanda-t-il. — Ils l'ont acquittée. — Bon à savoir, reprit-il. Je vas faire comme elle. Demain, à l'audience, j 'vas me mettre nu. .l'eus toutes les peines à l'en dissuader. Il tenait à son idée. Je rentrai chez moi pour achever ma plaidoirie. Quelque chose me disait que j'allais obtenir un grand succès, et que, dès le début, j'allais me révéler comme un orateur vraiment éloquent et un dialecticien émérite. Et je me voyais, à vingt-deux ans, l'honneur du barreau parisien. C'est ainsi que dix-huit mois auparavant, au régiment,lorsque j'étais chargé de faire une reconnaissance quelconque, j'espérais déployer dans cette humble mission des qualités intellectuelles d'un tel ordre que tous mes chefs, du sous-officier au commandant de corps, salueraient en moi un tacticien d'avenir. De même je n'hésitais pas à croire, s'il m'arrivait de me réciter à moi-même une scène de Molière, que, pour peu que je voulusse me donner la peine de monter sur un théâtre, la foule m'acclamerait de ses cris enthousiastes et me porterait en triomphe jusqu'à ma maison. Mais le jour de l'audience, quand j'entrai dans la sèche et claire petite chambre correctionnelle, j'avais déjà rabattu les neuf dixièmes de mes prétentions et je ne visais plus qu'à éviter le ridicule. Il me sembla que mon coup d'éclat était ajourné à plus tard. Je m'assis à mon banc et déposai sur un pupitre des notes volumineuses. A propos du vieux vagabond et du canari volé, je m'apprêtais à soutenir la thèse générale de l'irresponsabilité. Mon client fut introduit au banc des accusés. Il était vêtu d'une houppelande sous laquelle il s'agitait mystérieusement : — Vous savez, me dit-il à voix basse, je vas me mettre nu. Je le conjurai de n'en rien faire. Et j'adressai une recommandation au garde, en le priant de veiller sur son prisonnier. Puis, le président, l'interrogatoire de mon client terminé, me donna la parole. Qui donc a prétendu que les magistrats ne sont pas capables d'attention! Pendant les vingt bonnes minutes que dura ma plaidoirie, le président, les juges et le substitut, absolument médusés, ne quittèrent pas des yeux un ouvrier maçon qui, del'autre côté de la fenêtre, travaillait à recrépir la façade. Je soutins des opinions assez subversives, qui passèrent sans que personne criât gare. Quand j'eus terminé mon plaidoyer, le maçon n'avait pas encore fini son travail. Pourtant, après une demi-minute, le président, remarquant tout à coup que je ne parlais plus, retourna la tête et s'apprêta à prononcer son jugement. Je regardai à ce moment le vagabond, et je le vis prêt à faire un geste inquiétant comme pour retirer sa houppelande. Je lui lançai un tel regard qu'il renonça définitivement à son idée fixe. Le président marmotta quelques paroles, sortit quelques numéros du Code comme on sort des numéros de loto,et condamna mon client à six mois de prison. J'hésitai à l'aller voir dans la petite salle d'attenle où stationnent les prévenus et les condamnés. Mais il me reçut sans colère, avec une hautaine expression de regret. — Pourquoi qu'vous m'avez pas laissé mettre tout nu? Ils ont acquitté la garce. Bien sûr qu'ils m'auraient acquitté aussi, moi !Un autre détenu, qui se trouvait à coté, me toisa avec mépris. — C'est jeune, dit-il. Ça se met des robes noires. Ça veut tout savoir et ça ne sait rien de rien ! Tels furent les incidents de ma première et de ma dernière cause. Une Soirée perdue Mon ami Henry Flan est représentant à Paris d'une maison anglaise. Ce n'est pas une entreprise de manille aux enchères, malgré ce que pourraient croire les nombreuses personnes qui voient Henry Flan assis de deux heures à sept heures et de neuf heures à minuit à une table du café Drouot. Au fond, ce que cette maison, sise à Shefficld, vend et fabrique, M. Flan ne le sait pas au juste. C'est en tous cas un article anglais. Mais cette désignation n'est pas suffisante pour la clientèle, qui tient, quand elle achète, à être renseignée plus exactement. Aussi, quand à la question : « Comment vont les affaires? » Henry Flan répond dignement u'elles « se maintiennent », on sait à peu près ce que cela veut dire. Henry Flan, hier matin, reçut une lettre de Shefïield. Cette lettre était écrite en anglais, comme tontes celles que lui envoient ses patrons. M. Flan, qui ne connaissait de la langue anglaise que certaines expressions spéciales (telles que dead heat, walk over, prince of Wales), alla porter la lettre à un traducteur de ses'amis. M. Penpenny, de Shefïîeld, annonçait que le soir même, à sept heures, il serait sur le boulevard, à la terrasse d'un café qu'il désignait, et priait M. Flan de dîner en sa compagnie. Un quart d'heure avant l'heure fixée, M. Flan se trouvait au rendez-vous. Il avait mis ce qu'il avait de plus élégant, à savoir mes bottines vernies, l'habit noir de l'ami traducteur, et un très beau haut de forme, fait sur mesure pour quelqu'un, et qui tenait très bien sur la tête de M. Flan, dès qu'il l'inclinait un peu sur l'oreille. Trois heures se passèrent, pendant lesquelles M. Flan eut l'occasion de se lever une trentaine de fois et de demander à une trentaine de messieurs s'ils n'étaient pas M . Penpenny. Or personne, décidément, ce soir-là, ne portait ce patronyme, à la vérité peu répandu. A dix heures , M. Flan quitta tristement sa table. Un peu d'absinthe, au fond de son verre, avait pris l'air honteux d'un apéritif attardé.M. Flan avait faim, et tous ses amis avaient déjà dîné. Il s'aperçut qu'il était en habit et dans une excellente tenue pour un bal de mariage. Il se rendit dans un bel hôtel et choisit le bal du premier étage qu'il pensa être le plus opulent. Il fut salué à son entrée par un vieux monsieur bourbonnien et par la mère d'un des conjoints, une dame trapue, qui exposait un grand déploiement de velours noirs, une aigrette de diamants, un bel édifice de cheveux, et deux mamelles fécondes. M. Flan était très réservé dans ses salamalecs, surtout avec ces gens qu'il ne connaissait pas et qu'il comptait bien ne jamais revoir, à moins que le hasard ne l'amenât précisément au mariage de leur seconde fille. Il se dirigea sans trop de hâte vers le buffet. A l'une des extrémités de la longue table chargée de victuailles, il se fit servir un consommé, voire deux consommés, et deux verres de Champagne. Puis il se rendit à pas comptés à l'autre bout, où il but dignement trois autres coupes de Champagne, tout en mangeant sept ou huit saudw iches. Le dessert se prit au milieu, en un endroit non encore exploré, sous la forme de deux tartes et d'une petite fine. M. Flan se rendit ensuite dans un fumoir oriental où des boites de longs cigares s'ouvraient innocemment. M. Flan examina les cigares, en fit craquer six, qu'il ne jugea sans doute pas assez secs, car il les introduisit un à un dans sa poche. De guerre lasse, il en prit un septième au hasard, et s'en alla le fumer sur un canapé. Son état d'esprit s'était singulièrement amélioré dans cette dernière demi-heure. « Ah ! pensait-il, si le traducteur avait les épaules plus larges, la vie serait une chose parfaite ! » Et du pouce il fit jouer ses entournures. Puis, son cigare terminé, il se leta lentement et se dirigea vers la salle de bal. La valse avait été très rude. Les polytechniciens tamponnaient leurs fronts boutonneux. Les civils, plus légèrement vêtus, avaient meilleure contenance. Quant aux demoiselles adversaires, elles avaient regagné leurs chaises d'expectative, sous l'oeil tutélaire des mamans, attendri des grand'mères, et l'aile des éventails battait éperdument sur les corsages en fleur. En somme M. Flan, ce soir-là, ne s'attendait pas à tomber amoureux. Transporté par une digestion nerveuse, il effleurait le parquet ciré de son corps inpondérable. Il se rencontra dans une glace. Il vit qu'il avait les yeux brillants et le teint animé. Il se sourit avec bonne humeur et se tourna le dos. Cependant, sans qu'il la réclamât, il manquait à sa soirée l'aventure d'amour, la belle dame que l'on souhaite au tournant du chemin. Ce fut une jeune fdle blonde, en robe vert Nil, que la Providence commit à ce rôle. Elle avait de blanches épaules minces, et un de ces profils un peu boudeurs que M. Flan avait toujours aimés. Tout naturellement il vint à elle et l'invita pour une valse. Des procurceuses invisibles étaient allées chercher ces âmes soeurs à travers le bal, et les avaient mises en présence, après les avoir convenablement préparées. M. Flan était très échauffé par le Champagne, et la demoiselle vert Nil, par quelques tournoiements en musique, et aussi peut-être par de petites libations (car les jeunes fdles vont assez fréquemment au buffet, ou les entraîne la générosité facile des valseurs). Quand ils eurent dansé une valse, puis une autre encore, ils ne se quittèrent plus. Ils allèrent s'asseoir ensemble dans un petit salon, que traversaient quelques rares danseurs. M. Flan prit la main de la demoiselle vert Nil. Ils restèrent sans mot dire à côté l'un de l'antre. Les minutes passaient silencieusement le long du mur. Quand elle dut s'en aller, M. Flan, d'une voix altérée, balbutia qu'il n'oublierait pas cette soirée. Lucie (car c'était elle) voulut lui laisser un souvenir. Elle tenait à la main un petit mouchoir de dentelles, mais elle hésita à se dessaisir de cet objet de toilette de première nécessité. Elle détacha de son poignet gauche un fin bracelet d'or orné d'une perle. « C'est, dit elle très vite et les yeux baissés, un bracelet qu'on m'a donné pour ma fête. J'y tenais beaucoup. Gardez-le en souvenir de moi. » Le lendemain à onze heures, M. Flan me rapporta mes bottines vernies. » Hé bien, me dit-il après avoir achevé ce récit, que pensez-vous de cette soirée perdue? Le hasard m'a procuré là une heure vraiment exquise. « Une heure exquise, répéta-t-il, et quatre-vingts francs. Car ce matin, à neuf heures tapant, j'ai porté ce petit bracelet au clou de la rue Milton. Je pouvais en tirer vingt-cinq ou trente francs tout au plus. Eh bien ! le Mont-de-Piété m'en a donné quatre louis. Il faut croire que la perle était d'un bel orient. « Sans compter, acheva-t-il, que je vais me faire encore une pièce de quinze à dix-huit francs avec la reconnaissance. Les Prix de l'Académie M. Gaston Deschamps vient de répondre vivement à M. Rodenbach, qui s'était permis de blaguer les lauréats del'Académie. Il m'est arrivé à ce sujet une certaine histoire, qui aurait pu mal tourner. J'avais achetée dans une vente une paire de vieux Bottins et d'almanachs. Je trouvai dans le lot quelques exemplaires d'un volume intitulé : Comédie de château. et plusieurs exemplaires aussi d'un ouvrage d'un autre genre : les Massacres d'Européens au Coromandel. Or, le jour même où je fis cet te banale découverte, je lus dans un journal que le délai pour la réception des ouvrages présentés aux concours académiques allait expirer la semaine suivante. Une idée me vint subitement, et je courus me procurer à l'Institut la liste et les conditions des différents prix. Après un rapide examen, il me sembla que les Comédies de château avaient des titres sérieux au prix Birougnol, «pour les meilleurs ouvrages d'art dramatique à la portée des familles. » D'autre part les Massacres d'Européens au Coromandel n'étaient pas indignes du prix Montrélaz « à décerner annuellement à l'auteur du livre le plus utile à l'expansion coloniale. » J "enlevai donc la couverture et le titre de ces deux volumes, et, moyennant quelques francs, je fis composer par un imprimeur deux autres titres, dont l'un, le Théâtre de la jeune mère, était destiné aux Comédies de château, et dont l'autre, les Derniers moments de Livingstone, devait remplacer les Massacres d'Européens au Coromandel. Je signai le premier ouvrage : Comtesse de Soupières, et j'inventai pour le second un nom d'abbé missionnaire. Ayant donné mes instructions à mon imprimeur, je le priai de déposer les deux tomes à l'Institut, mais en passant chez lui à quelques jours de là. je m'aperçus qu'il avait commis une assez grave erreur. Les Massacres d'Européens au Coromandel étaient devenus le Théâtre de la jeune mère. et les erniers momentsde Livingstone, servaient de titre aux Comédies de château. Qu'allait-il arriver? Je me dis avec désespoir que ma fraude serait découverte et je n'osais en prévoir les conséquences. Or. je fus avisé quelque temps après que chacun de mes ouvrages avait obtenu un beau prix de cinq cents francs. Ce succès m'encouragea. Je fis main basse sur certains volumes intéressants qui encombraient ma bibliothèque, le Livret du Salon de 1887, la Clef des Songes, le tome xvII du Journal des voyages, le Whist à trois, un recueil de Thèmes allemands. Tous ces volumes, innés de belles couvertures neuves, furent déposés au siège de la Ligue contre l'abus du tabac sous des titres de ce genre : le Fléau nicotine les Méfaits de la pipe, la Saint-Barthélémy des mégots, etc. J'obtins quatre des prix les plus importants, en tout une somme assez élevée, grâce à laquelle -j'aurai mon tabac assuré jusqu'à la fin de mes jours. Doléances d'un Académicien Un de nos confrères avait annoncé que les académiciens allaient se mettre en grève et qu'ils avaient formé, pour soutenir leurs droits, un Syndicat des Travailleurs du Dictionnaire. Dans le but de vérifier celte assertion, nous sommes allés trouver un académicien en vue, qui a bien voulu nous donner des renseignements circonstanciés et tres rassurants, hâtons nous de le dire. « Il est exact, nous a-t-il affirmé, que le traitement d'un académicien est bien faible et serait repoussé avec mépris par un petit employé de'commerce. Mais la place est si honorifique! « De plus, il y en a beaucoup parmi nous qui sont riches. Il y en a d'autres qui ont de petites choses à côté, comme un traitement de professeur, par exemple. Et puis, il y en a aussi quelques-uns qui ont fait des livres et qui en retirent un peu d'argent. -" Voyez-vous, monsieur, le grand vice du règlement, c'est la répartition des jetons de présence aux séances du jeudi. Vous savez que,tous les jeudis, une somme de 240 francs est partagée entre les académiciens présents." -" Vous connaissez également cette anecdote, que rapporte Daudet. Le jour de la mort de Louis XVI, les académiciens resèrent chez eux, à l'exception d'un seul, le nommé Senard, qui se présenta à propos et palpa sans broncher la forte somme. Ce triste exemple ne fui pas perdu. Toutes les fois que par la suite, une grande tragédie politique s'esl dénouée le jeudi, chaque académicien a conçu le projet, dans son for intérieur,de renouveler le Coup de Senard. Et ces jours-là, l'Académie s'esl trouvée an grand complet. « Quand les académiciens sont trente en séance, ils touchent donc chacun huit francs; s'ils ne sont que vingt, le jeton est de douze francs. Aussi leurs efforts tendent-ils à empêcher leurs collègues de se rendre aux séances dn jeudi, par toutes sortes de moyens, dont le plus anodin est la lettre de menaces anonymes : « Un ami secret conseille à M . Y... de ne pas sortir aujourd'hui, et ce dans l'intérêt de sa vie, » Mais il faut que la manoeuvre soit très habile, car ils savent bien quand c'est jeudi, les mâtins, et ils se tiennent tous sur leurs gardes. « Les candidats, bien entendu, sont au courant de ces petites faiblesses. Il n'en est pas un qui. au cours d'une visite académique, ne dise d'un air détaché : « Je ne pourrai pas malheureusement faire preuve d'une grande assiduité aux séances du jeudi : je dois vous prévenir que je suis retenu ce jour-là par des obligations très graves. » Ces déclarations laissent les académiciens assez sceptiques. « Ils promettent tous ça, » me disait un de mes collègues, « et. dès qu'ils sont reçus, on ne voit qu'eux aux séances. » « Quand Pierre Loti a posé sa candidature, ses partisans disaient hypocritement en faisant leur propagande : « Nous avons peut-être tort de le nommer. Il n'est jamais en France. Comment travaillera-t-il au dictionnaire? » On l'a nommé, naturellement, et. depuis son élection, il ne quitte jamais la terre ferme ni l'Institut. On a même demandé des explications officieuses au ministère de la marine. Et Brunetière! Lorsqu'il s'est présenté, il faisait des conférences tous les jeudis à l'Odéon. On s'esl donc dit : "Il ne viendra pas à l'Académie » et on a tous voté pour lui comme un seul homme . Aussitôt élu. il a raconté qu'il souffrait de maux de tête et que le médecin lui recommandait tout spécialement le travail du dictionnaire. Et. depuis sa réception, il ne manque pas une de nos séances


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