La pièce fausse
Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2016-10-10
Lu par Alain Bernard
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Illustration: Pixabay
Musique : MusopenLA PIÈCE FAUSSE
A Edmond Jaloux.
Un jour, M. Cantonnier, en fouillant son gousset pour payer un paquet de cigarettes, amena plusieurs pièces de monnaie blanche qu'il étala, d'une main distraite, sur le comptoir. La buraliste lui dit en souriant comme à un homme que l'on considère :
—Ce n'est pas monsieur Cantonnier qui va essayer de faire passer une pièce en plomb !
M. Cantonnier n'avait pas la vue bonne ; il fit sonner les pièces de monnaie sur le marbre, et reconnut aussitôt la pièce au son mat. Il s'excusa, en rougissant comme un tout jeune homme. Non, certes, il n'était pas homme à faire passer une pièce fausse !
Non seulement il était riche, et pour avoir fait d'excellentes affaires, mais il était entouré du respect de sa commune pour n'avoir jamais agi en toutes choses qu'avec la plus parfaite probité. Non pourtant qu'il n'eût vécu en un temps où cette vertu était rare ; non que les occasions ne se fussent offertes à lui de décupler sa fortune, à la fois dans les terrains et dans les draps ! Mais il disait volontiers : «Quand ma fille aurait huit cent mille francs de dot au lieu de deux, et un père taré : elle n'en serait pas plus avancée.»
M. Cantonnier, rentrant chez lui, plaça la pièce sur la cheminée en disant : «Je me serai laissé glisser une pièce fausse, hier, au chef-lieu ; il faut la mettre de côté, comme curiosité...»
La bonne l'interrompit aussitôt : «Que Monsieur me confie ça : je l'aurai bien vite fait passer !»
—Mélanie, fit M. Cantonnier, je vous croyais plus honnête fille... J'ai commis la sottise de me laisser refaire de quarante sous ; n'en parlons plus ; mais je défends à quiconque vit sous mon toit, de jamais frustrer son prochain, fût-ce de cinquante centimes.
Celui qui trompe pour une petite somme, trompera pour une grosse et pour n'importe quoi.
Madame Cantonnier donna grandement raison à son mari, de qui l'impeccable intégrité l'avait de tout temps rendue fière, et elle mit la pièce en plomb dans un tiroir du secrétaire, en compagnie de ces menus objets sans utilité et sans nom que trouvent les héritiers dans les vieux meubles de famille. Les deux époux s'assirent à table avec leur fille unique Cécile.
Et la tristesse qui affligeait depuis deux jours la famille, parce qu'une «présentation» avait encore échoué, se trouva quelque peu atténuée par la profession de foi éclatante et sincèrement émue du scrupuleux papa.
Objet de la plus pure tendresse de ses parents, Cécile venait de dépasser de cinq ans sa majorité sans se pouvoir marier, malgré sa dot, et causait par là à papa et à maman grand chagrin, car ni l'un ni l'autre de ces bonnes gens ne songeait au bonheur égoïste de conserver près de soi la chère enfant, et tous deux savaient que le seul bonheur possible pour le commun des mortels est d'avoir fait comme tout le monde.
Pour la première fois, M. Cantonnier parla de conduire la jeune fille aux bains de mer. Il pensait, sans toutefois l'exprimer, que l'on trouve à la rigueur dans ces agglomérations improvisées et artificielles ce qui ne s'offre pas toujours dans le milieu régional.
—C'est juste, opina madame Cantonnier, et ce ne serait pas une mauvaise idée ; mais pour aller aux Sables ou à La Baule, il me semble indispensable que Cécile soit «habillée».
—Qu'appelles-tu «habillée» ? demanda le père.
—J'entends que nous ne pouvons pas dans ces stations, toujours un peu cosmopolites, avoir l'air d'arriver de Chaussigny-sur-Euze...
M. Cantonnier réfléchit.
Puisqu'on abordait le chapitre de la toilette, il avait lui aussi une idée à suggérer.
Elle était d'un ordre plus délicat et la formule n'en vint pas aisément à ses lèvres. Il voulait la tourner avec élégance et n'y réussit pas :
—Il y a aussi dit-il, la question de la dent...
Oui bien ! il y avait la question de la dent. Faute de se décider à aller à temps «au chef-lieu», on avait laissé, hélas ! s'altérer, dans la bouche de Cécile, la première molaire, à gauche ; et, faute d'un dentiste compétent ou suffisamment adroit, ladite molaire avait été non pas soignée mais arrachée. Quand Cécile souriait, quand elle parlait même, la brèche était visible.
En son for intérieur, M. Cantonnier pensait que cette disgrâce physique était pour beaucoup dans l'échec de la présentation dernière, et peut-être des précédentes !... «Des disgrâces physiques, ta fille en a bien d'autres !» lui soufflait la vérité qui nous parle intérieurement. Cécile, il le fallait reconnaître, était peu avantagée du côté de la poitrine, et ses cheveux, secs et pauvres, lui eussent nui franchement sans le secours des «postiches», qui sont tout à fait admis. La vanité paternelle n'aveuglait pas non plus M. Cantonnier au point qu'il pût oublier qu'on n'avait réussi à enseigner à Cécile aucune vertu domestique. Elle était désordonnée, étourdie, indifférente, ignorait le prix des denrées comme les mille détails du ménage, comme l'orthographe et le piano.
M. Cantonnier chassait ces réalités démoralisantes, étant tout entier, pour le moment, au voyage de Paris, que rendait nécessaire la «question de la dent» et qui devait évidemment précéder la saison des bains de mer.
Le chirurgien américain, consulté sur «la question», déplora l'état de la bouche de Cécile et dit que deux autres «extractions» étaient indispensables pour une mise en état. Il expliqua qu'il jetterait un «bridge» et que les apparences seraient sauvegardées. La maman s'effara : Cécile devrait-elle avouer cet appareil à son futur mari ? «A son mari, s'il s'en aperçoit, Cécile n'aura rien à cacher, dit M. Cantonnier ; à son futur, elle peut se dispenser de la déclaration : qui est-ce qui n'apporte avec soi quelque défaut ? Il en est de plus graves...»
Lorsque Cécile eut de l'or plein la bouche et les dents éblouissantes, son papa la priait à tout propos de sourire, et il la contemplait avec satisfaction.
On se fit aussi habiller, pendant qu'on se trouvait à Paris. Et Cécile porta des corsages un peu «bouffants» pour remédier à l'inconvénient du buste trop peu garni.
Vint ensuite l'été, et l'on partit pour La Baule, plage récemment mise à la mode.
Nombre de jeunes gens séjournaient à l'hôtel, avec qui l'on eut tôt fait connaissance. En un clin d'oeil, M. Cantonnier avait jugé et mis à part ceux avec qui une liaison pouvait être fructueuse. Pour les promenades, les parties en commun reçurent l'approbation du père de famille ; mais il était hésitant encore quant au bain. Et il dit confidentiellement à sa femme :
—Souviens-toi que le docteur, en consentant, d'ailleurs de mauvaise grâce, à la mer, nous a conseillé une extrême prudence... Il n'y a que deux ans et demi, songes-y, que le poumon de ta fille est cicatrisé...
Et la maman songeait en effet, en frémissant, à cette alerte terrible qui, quelques années auparavant, avait secoué la famille, alerte que l'on s'efforçait d'oublier, que l'on taisait soigneusement.
—Son poumon ! par-dessus le marché, dit-elle.
—Chut ! fit M. Cantonnier.
Mais, durant qu'il parcourait solitairement les rues de La Baule, l'attention de M. Cantonnier fut attirée, un beau matin, par un étalage d'objets singuliers. Ils étaient faits de gazes bleu céleste ou rosâtre, affectaient l'apparence de corsets impondérables dont les protubérances, nettement hémisphériques, étaient soutenues par de fines baleines inapparentes et légères : seins aériens, gorges de fées. Et parmi les objets singuliers, sur un pupitre à musique, s'étalait un carton portant en lettres capitales :
ANGÉLIQUE ARMADA
créatrice de
L'INSOUPÇONNABLE
(Modèle déposé)
Sans barguigner, le père de Cécile entra, choisit, ne lésina pas sur le prix, et emporta deux spécimens de l'Insoupçonnable, créé par Angélique Armada.
—Un pour la ville, l'hôtel, la promenade, sous le «bouffant», dit-il à sa femme, en rentrant ; et à présent, si tu tiens à faire prendre des bains à ta fille, étant donné le costume que l'on porte aujourd'hui, tâche qu'elle s'adapte la seconde paire et vous ait l'air d'être un peu là !...
—Mais...
—Voulez-vous marier votre fille, madame Cantonnier, oui ou non ?
Source: http://www.atramenta.net/lire/oeuvre11408-chapitre-6.html
A Edmond Jaloux.
Un jour, M. Cantonnier, en fouillant son gousset pour payer un paquet de cigarettes, amena plusieurs pièces de monnaie blanche qu'il étala, d'une main distraite, sur le comptoir. La buraliste lui dit en souriant comme à un homme que l'on considère :
—Ce n'est pas monsieur Cantonnier qui va essayer de faire passer une pièce en plomb !
M. Cantonnier n'avait pas la vue bonne ; il fit sonner les pièces de monnaie sur le marbre, et reconnut aussitôt la pièce au son mat. Il s'excusa, en rougissant comme un tout jeune homme. Non, certes, il n'était pas homme à faire passer une pièce fausse !
Non seulement il était riche, et pour avoir fait d'excellentes affaires, mais il était entouré du respect de sa commune pour n'avoir jamais agi en toutes choses qu'avec la plus parfaite probité. Non pourtant qu'il n'eût vécu en un temps où cette vertu était rare ; non que les occasions ne se fussent offertes à lui de décupler sa fortune, à la fois dans les terrains et dans les draps ! Mais il disait volontiers : «Quand ma fille aurait huit cent mille francs de dot au lieu de deux, et un père taré : elle n'en serait pas plus avancée.»
M. Cantonnier, rentrant chez lui, plaça la pièce sur la cheminée en disant : «Je me serai laissé glisser une pièce fausse, hier, au chef-lieu ; il faut la mettre de côté, comme curiosité...»
La bonne l'interrompit aussitôt : «Que Monsieur me confie ça : je l'aurai bien vite fait passer !»
—Mélanie, fit M. Cantonnier, je vous croyais plus honnête fille... J'ai commis la sottise de me laisser refaire de quarante sous ; n'en parlons plus ; mais je défends à quiconque vit sous mon toit, de jamais frustrer son prochain, fût-ce de cinquante centimes.
Celui qui trompe pour une petite somme, trompera pour une grosse et pour n'importe quoi.
Madame Cantonnier donna grandement raison à son mari, de qui l'impeccable intégrité l'avait de tout temps rendue fière, et elle mit la pièce en plomb dans un tiroir du secrétaire, en compagnie de ces menus objets sans utilité et sans nom que trouvent les héritiers dans les vieux meubles de famille. Les deux époux s'assirent à table avec leur fille unique Cécile.
Et la tristesse qui affligeait depuis deux jours la famille, parce qu'une «présentation» avait encore échoué, se trouva quelque peu atténuée par la profession de foi éclatante et sincèrement émue du scrupuleux papa.
Objet de la plus pure tendresse de ses parents, Cécile venait de dépasser de cinq ans sa majorité sans se pouvoir marier, malgré sa dot, et causait par là à papa et à maman grand chagrin, car ni l'un ni l'autre de ces bonnes gens ne songeait au bonheur égoïste de conserver près de soi la chère enfant, et tous deux savaient que le seul bonheur possible pour le commun des mortels est d'avoir fait comme tout le monde.
Pour la première fois, M. Cantonnier parla de conduire la jeune fille aux bains de mer. Il pensait, sans toutefois l'exprimer, que l'on trouve à la rigueur dans ces agglomérations improvisées et artificielles ce qui ne s'offre pas toujours dans le milieu régional.
—C'est juste, opina madame Cantonnier, et ce ne serait pas une mauvaise idée ; mais pour aller aux Sables ou à La Baule, il me semble indispensable que Cécile soit «habillée».
—Qu'appelles-tu «habillée» ? demanda le père.
—J'entends que nous ne pouvons pas dans ces stations, toujours un peu cosmopolites, avoir l'air d'arriver de Chaussigny-sur-Euze...
M. Cantonnier réfléchit.
Puisqu'on abordait le chapitre de la toilette, il avait lui aussi une idée à suggérer.
Elle était d'un ordre plus délicat et la formule n'en vint pas aisément à ses lèvres. Il voulait la tourner avec élégance et n'y réussit pas :
—Il y a aussi dit-il, la question de la dent...
Oui bien ! il y avait la question de la dent. Faute de se décider à aller à temps «au chef-lieu», on avait laissé, hélas ! s'altérer, dans la bouche de Cécile, la première molaire, à gauche ; et, faute d'un dentiste compétent ou suffisamment adroit, ladite molaire avait été non pas soignée mais arrachée. Quand Cécile souriait, quand elle parlait même, la brèche était visible.
En son for intérieur, M. Cantonnier pensait que cette disgrâce physique était pour beaucoup dans l'échec de la présentation dernière, et peut-être des précédentes !... «Des disgrâces physiques, ta fille en a bien d'autres !» lui soufflait la vérité qui nous parle intérieurement. Cécile, il le fallait reconnaître, était peu avantagée du côté de la poitrine, et ses cheveux, secs et pauvres, lui eussent nui franchement sans le secours des «postiches», qui sont tout à fait admis. La vanité paternelle n'aveuglait pas non plus M. Cantonnier au point qu'il pût oublier qu'on n'avait réussi à enseigner à Cécile aucune vertu domestique. Elle était désordonnée, étourdie, indifférente, ignorait le prix des denrées comme les mille détails du ménage, comme l'orthographe et le piano.
M. Cantonnier chassait ces réalités démoralisantes, étant tout entier, pour le moment, au voyage de Paris, que rendait nécessaire la «question de la dent» et qui devait évidemment précéder la saison des bains de mer.
Le chirurgien américain, consulté sur «la question», déplora l'état de la bouche de Cécile et dit que deux autres «extractions» étaient indispensables pour une mise en état. Il expliqua qu'il jetterait un «bridge» et que les apparences seraient sauvegardées. La maman s'effara : Cécile devrait-elle avouer cet appareil à son futur mari ? «A son mari, s'il s'en aperçoit, Cécile n'aura rien à cacher, dit M. Cantonnier ; à son futur, elle peut se dispenser de la déclaration : qui est-ce qui n'apporte avec soi quelque défaut ? Il en est de plus graves...»
Lorsque Cécile eut de l'or plein la bouche et les dents éblouissantes, son papa la priait à tout propos de sourire, et il la contemplait avec satisfaction.
On se fit aussi habiller, pendant qu'on se trouvait à Paris. Et Cécile porta des corsages un peu «bouffants» pour remédier à l'inconvénient du buste trop peu garni.
Vint ensuite l'été, et l'on partit pour La Baule, plage récemment mise à la mode.
Nombre de jeunes gens séjournaient à l'hôtel, avec qui l'on eut tôt fait connaissance. En un clin d'oeil, M. Cantonnier avait jugé et mis à part ceux avec qui une liaison pouvait être fructueuse. Pour les promenades, les parties en commun reçurent l'approbation du père de famille ; mais il était hésitant encore quant au bain. Et il dit confidentiellement à sa femme :
—Souviens-toi que le docteur, en consentant, d'ailleurs de mauvaise grâce, à la mer, nous a conseillé une extrême prudence... Il n'y a que deux ans et demi, songes-y, que le poumon de ta fille est cicatrisé...
Et la maman songeait en effet, en frémissant, à cette alerte terrible qui, quelques années auparavant, avait secoué la famille, alerte que l'on s'efforçait d'oublier, que l'on taisait soigneusement.
—Son poumon ! par-dessus le marché, dit-elle.
—Chut ! fit M. Cantonnier.
Mais, durant qu'il parcourait solitairement les rues de La Baule, l'attention de M. Cantonnier fut attirée, un beau matin, par un étalage d'objets singuliers. Ils étaient faits de gazes bleu céleste ou rosâtre, affectaient l'apparence de corsets impondérables dont les protubérances, nettement hémisphériques, étaient soutenues par de fines baleines inapparentes et légères : seins aériens, gorges de fées. Et parmi les objets singuliers, sur un pupitre à musique, s'étalait un carton portant en lettres capitales :
ANGÉLIQUE ARMADA
créatrice de
L'INSOUPÇONNABLE
(Modèle déposé)
Sans barguigner, le père de Cécile entra, choisit, ne lésina pas sur le prix, et emporta deux spécimens de l'Insoupçonnable, créé par Angélique Armada.
—Un pour la ville, l'hôtel, la promenade, sous le «bouffant», dit-il à sa femme, en rentrant ; et à présent, si tu tiens à faire prendre des bains à ta fille, étant donné le costume que l'on porte aujourd'hui, tâche qu'elle s'adapte la seconde paire et vous ait l'air d'être un peu là !...
—Mais...
—Voulez-vous marier votre fille, madame Cantonnier, oui ou non ?
Source: http://www.atramenta.net/lire/oeuvre11408-chapitre-6.html
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