La Niaiserie
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Publication : 2016-06-04
Lu par Alain Bernard
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Musique : Illustration musicale est de Richard STRAUSS, une valse intitulée "wedley" licence Musopen
LA NIAISERIE
A Jacques Boulenger.
—Et surtout, Emma, s'il est une chose contre quoi je tienne à te mettre en
garde et que j'ose même t'interdire d'une manière absolue, c'est de te laisser
lire dans la main. Cette manie de vouloir connaître l'avenir autrement qu'en
le préparant soi-même par toutes les mesures qui, à mon avis, forcent la
destinée, est lâche, est imbécile ; personnellement, je la trouve répugnante :
elle me met hors de moi. Sans compter que cette prétendue science est de
la niaiserie. Vois-tu bien, ma petite, le seul malheur que l'on doive
redouter, c'est celui qui est causé par la bêtise humaine, par notre propre
stupidité.
—Comment se fait-il, Eugène, que tu t'échauffes à ce point-là contre ce qui
n'est, de ton propre aveu, que de la niaiserie ?
—Parce qu'il y a des quantités de gens qui prennent cette niaiserie au
sérieux, et que cela peut suffire à troubler un cerveau, à bouleverser une
famille !... Suppose qu'une chiromancienne, cartomancienne, somnambule
ou autre toquée du même acabit, t'annonce ta mort prochaine !...
—Oh ! il paraît que l'on n'annonce les choses désagréables que sur
demande expresse...
—Suppose qu'on t'annonce que tu seras bientôt veuve !... Dame ! la
pythonisse ne sait pas toujours si c'est une chose désagréable... Eh bien, ça
te donnerait des inquiétudes, je te fais l'honneur de le croire, et moi, je ne
m'en cache pas, ça m'embêterait.
—Ce qui prouve, mon bonhomme, que tu y crois tout comme les autres !
Eugène était un homme corpulent, sanguin, d'un naturel très bon, mais
d'humeur violente, et, pendant de nombreuses années, Emma, qui l'aimait
beaucoup, trembla que son mari ne s'aperçût qu'elle avait transgressé une
volonté si impérieusement exprimée dès les premiers temps du mariage.
Elle s'était laissé lire dans la main. Elle s'était laissé lire dans la main une
première fois, Eugène étant de l'autre côté de la cloison et n'ayant que la
porte du fumoir à ouvrir pour être témoin de l'insubordination ! Mais, après
le dîner, quand les pauvres femmes entre elles n'ont plus rien à dire, allez
donc perdre l'occasion d'employer des minutes trop longues ! Pendant dix
ans, quinze ans, vingt ans, elle s'était laissé lire dans la main, sans que rien
de fâcheux en fût survenu ; sans qu'Eugène même, qui, à la vérité, avait
d'autres chats à fouetter, étant à la tête de vastes entreprises, eût eu
connaissance de cette pratique devenue de plus en plus à la mode et qu'il
continuait d'abhorrer avec un croissant dégoût.
Oh ! ce qu'on lisait, d'ordinaire, dans la main d'Emma, était tellement
innocent !... Une ligne de cœur sans un accroc, une ligne de vie excellente ;
la moins bonne de toutes était la ligne de tête, assez pauvre, lui
démontrait-on, ce qui ne la flattait pas ; on lui comptait trois enfants sur le
bord de la main : elle en avait eu deux, un fils militaire, une fille
récemment mariée, tous deux bien grands aujourd'hui pour espérer ou
redouter un petit frère, mais elle en avait porté un jusqu'au cinquième mois,
ce qui pouvait compléter le compte ; elle ne présentait pas le triangle de
l'adultère, et il était vrai qu'elle était demeurée constamment fidèle, du
moins quant à l'amour, à son gros cher Eugène.
Un beau soir, à souper, Eugène étant à Londres, une petite femme
noiraude, aux cheveux crépus, portant un nom de torero, qu'elle connaissait
d'une heure à peine, lui annonça sans sourciller que son mari serait décédé
avant l'année révolue.
Pan ! ça y était. Emma ne prit pas, bien entendu, sur le moment,
l'horoscope au tragique ; elle fit bon visage à la gitane ; elle sourit même
en se répétant une des expressions d'Eugène, lorsqu'il flétrissait l'art des
diseurs d'aventure : «C'est de la niaiserie.» Cependant, seule dans la
voiture qui la ramenait à la maison, songeant que son mari traversait le
lendemain la Manche, elle se sentit glacée et ne put dormir de la nuit.
Eugène fit la traversée sans naufrage, mais trouva à son arrivée chez lui
une femme méconnaissable qui lui affirma qu'elle ne le laisserait pas
retourner en Angleterre, comme il semblait en prendre l'habitude, et qu'elle
ne voulait sous aucun prétexte se séparer de lui.
—Dans ce cas-là, tu m'accompagneras, ma bonne ! Je viens d'engager
toute ma fortune, une partie de la dot de Juliette et les quatre sous de son
mari, dans une affaire nouvelle, considérable, et qui exige mes soins
personnels : ce n'est pas l'occasion pour moi de commencer à me négliger !
—Je ne t'accompagnerai pas en Angleterre, et tu n'iras pas ! La fortune, la
fortune, je m'en moque : ta santé, mon ami, avant tout. D'ailleurs, tout le
monde me le dit : «Votre mari est un homme qui a trop travaillé.»
—Il fallait me faire cette remarque il y a six semaines, avant que je donne
ma signature... Personne ne m'a jamais laissé supposer qu'on me trouvait
digne de prendre ma retraite... J'ai cinquante-cinq ans, une santé de fer...
Quand me suis-je plaint ? Ai-je eu, à ta connaissance, seulement besoin
d'un médecin ?
—Besoin d'un médecin ou non, tu en verras un ! J'ai déjà fait avertir le
docteur Le Puy ; il vaut mieux prévenir le mal qu'y remédier.
Bon gré mal gré, Eugène dut recevoir la visite du docteur Le Puy qui
l'examina de fond en comble, lui interdit l'alcool, les viandes noires, le
café, le surmenage intellectuel comme les excès de toute nature, et
l'engagea fort à surveiller de près sa tension artérielle. D'une telle fragilité
de sa personne et de tant de précautions indispensables, Eugène demeura
frappé, et il perdit cette insolente assurance et cette confiance en soi qui
avaient fait sa force.
Le régime du blanc de poulet et de l'eau claire, la privation de sa tasse de
café et de son petit verre de cognac l'assombrirent, le diminuèrent en peu
de temps, d'une manière sensible. Tout le monde à la maison le
remarquait ; des étrangers même en hasardèrent l'observation. Juliette,
tendrement attachée à son père, s'alarma tout à coup et dit à son mari :
—Écoute, Gustave, je suis bien tourmentée ; maman, j'en suis sûre, ne
s'aperçoit de rien ; mais mon pauvre papa file un mauvais coton.
—Je parlerai doucement à ta mère, dit Gustave. Toi, ne va pas te monter la
tête : dans l'état où tu es, tu en sais les inconvénients...
Gustave dit à sa belle-mère qu'il arrivait une chose très ennuyeuse, que
Juliette s'était mise à s'inquiéter de la santé de son père et que, vu son état...
Emma, démoralisée, leva les bras au ciel :
—J'allais précisément recourir à vous, dit-elle, j'hésitais à cause de l'état de
Juliette, mais puisque de ce côté-là le premier mal est fait, il faut que nous
nous liguions, Juliette, vous et moi, pour soustraire mon pauvre ami au
danger qui le menace ; à toute force empêchons-le de faire la traversée...
—La traversée ?... quel rapport ?...
—Malheureux ! dit Emma, vous ne savez pas !... Je ne devrais pas parler...
Mais, au point où nous en sommes, il vaut mieux tout vous dire : vous ne
vous doutez pas d'où je sors, telle que vous me voyez ?... Non ! Vous
chercheriez pendant quatre ans, vous ne le devineriez pas. Je sors de chez
une femme qui, une loupe à la main, devant la flamme d'une bougie, voit
l'avenir se dérouler aussi nettement que les images du cinéma...
Gustave éclata de rire.
—Oui, oui, moquez-vous ! Sans doute le procédé a quelque chose de
disgracieux et de vulgaire, mais lorsque vous aurez appris qu'au travers de
cette lentille et dans la flamme d'une bougie achetée par moi chez Potin,
cette femme, à qui je suis aussi inconnue que le loup blanc, a vu,
entendez-vous, a vu point par point ce que m'avait prédit, il y a deux mois,
une Espagnole, ce qui m'avait été confirmé par madame Sixte, que vous
connaissez et ne soupçonnerez pas d'imposture, par le mage Maxence, par
la célèbre cartomancienne Slyva...
—Ah ça ! mais vous passez votre vie chez les sorcières !...
—Je voudrais vous voir, vous, beau sceptique ! si le premier venu vous
avait annoncé un malheur !... «Avant l'année révolue», voilà les paroles,
entendez-vous bien. Et toutes, et le mage lui-même, ont employé la même
expression... Et la femme à la bougie, elle, a vu le geste suprême : le bras
vivement ramené vers la bouche grimaçante, puis écarté tout à coup, et la
tête piquant de l'avant... le geste de la natation, vous l'avez reconnu. Pour
moi, c'est clair comme le soleil qui luit : la traversée par un brouillard
intense, un abordage, le bateau coupé, Eugène fait un effort pour nager, il
se débat et s'engloutit... C'est horrible, mon cher Gustave, et voilà le
destin !
Gustave, se tenant les côtes, revint chez lui tout heureux de pouvoir
tranquilliser sa femme.
—Juliette ! dit-il, tout s'explique : ta mère est folle, folle à lier, et c'est elle
qui fiche la venette à ton pauvre papa. Elle consulte les tireuses de cartes,
les nécromanciens, le marc de café !...
Juliette ne riait pas. Elle dit :
—Eh ! bien, eh ! bien ?...
—Eh ! bien, parbleu, ce sont les charlatans qui lui ont monté la tête, et c'est
ton père qui en subit le contre-coup sans qu'il s'en doute. Par bonheur il ne
s'en doute pas, car si le bruit de ces pratiques venait jamais jusqu'à lui,
Le dangereux jeune homme
quelle scène, mes amis !... Jusqu'ici ça n'est que burlesque.
—Mais qu'a-t-on prédit à maman ? Tu es là qui parles !... Je ne te demande
pas tes réflexions à toi...
—On lui a prédit des insanités !... Ces gens-là devraient être enfermés...
C'est une opinion que j'ai entendu maintes fois émettre par ton père. Ah ! il
avait joliment raison !
—Des insanités, dis-tu, mais lesquelles ?...
—Oh ! mon Dieu, il n'y a pas de mystère, tu n'es pas assez bête, toi, pour
prendre ces choses-là au sérieux : qu'avant l'année révolue, ton père...
—Ah ! mon Dieu !
—Qu'est-ce qu'il y a ?
—On me l'a annoncé à moi aussi !... On me l'a lu dans la main... dans les
cartes, dans le marc de café !...
—A toi aussi !... Mille millions de tonnerres de D... ! Que le diable
emporte les femmes !
Et Gustave n'eut que le temps de se précipiter pour empêcher que la tête de
Juliette ne portât contre le parquet. La jeune femme, enceinte de six mois,
était prise d'une syncope.
Juliette ne se remit de sa syncope que pour retomber dans une angoisse que
ne firent qu'aggraver les épanchements confidentiels avec la mère,
touchant l'extraordinaire coïncidence des prédictions. Joignez la sombre
humeur de Gustave ! Joignez la somme des ménagements, des précautions,
des cachotteries, nécessaires pour épargner au pauvre papa et le coup que
pourrait lui porter l'indisposition de Juliette, et celui, plus redoutable
encore, que lui porterait sans nul doute la cause de cette indisposition, s'il
venait à l'apprendre ! Et il fallait, de surcroît, l'empêcher d'aller à Londres !
Les choses se chargèrent elles-mêmes de mettre obstacle à ce voyage.
Juliette fit une fausse couche la veille même du jour où devait s'embarquer
son père ; elle fut à deux doigts de la mort et demeura trois semaines dans
un état désespéré.
Lorsqu'elle se trouva enfin hors de danger, son père avoua que le voyage
de Londres, manqué, représentait pour lui une perte sèche de trois cent
quatre-vingt mille francs, le quart de sa fortune : il fournissait la
démonstration de la catastrophe à qui voulait l'entendre. Toute exagération
admise, il ne resta pas moins inconsolable d'avoir raté une belle affaire, et,
d'autre part, d'avoir subi cet autre désastre familial qui—on sait ce que sont
ces maudits accidents-là—le privait peut-être à jamais d'un petit-fils.
Par une chance relative, du moins ignorait-il toujours le premier motif d'un
si cruel enchevêtrement de circonstances. Et l'année fatidique courait à son
terme. La mère, la fille, le gendre lui-même, impuissant devant la passion
de crédulité de ces femmes, aspiraient à cette fin d'année comme à la levée
d'un siège par une horde étrangère.
Le 31 décembre arriva, et passa. Les douze coups de minuit tintèrent. La
terre ne trembla pas, et Eugène ronflait paisiblement. Le cap fatal était
doublé.
Alors ce fut la réaction débridée. Au diable les sinistres augures ! fini, ah !
bien fini, le cauchemar idiot ! Avait-on été assez bête ! Ah ! certes, oui,
Eugène avait de tout temps eu raison de s'élever contre de telles inepties !
—Je le confesse, disait Emma, avec bonhomie, je suis une sotte ; d'ailleurs,
c'est écrit en toutes lettres, on me l'a dit vingt fois, sur ma ligne de tête...
—Ah ! prenez garde, disait son gendre, vous allez me faire croire qu'il y a
quelque chose de sérieux dans les lignes de la main !...
Emma invita une dizaine d'amis à venir partager la galette des rois. Juliette
était rétablie, et il s'agissait de ragaillardir le papa qui pleurait ses trois cent
quatre-vingt mille francs, son petit-fils, sa santé affadie, les derniers mois
écoulés au milieu d'une loufoquerie dépassant l'entendement humain, le
papa qui, enfin, demeurait tout seul à ne pas savoir les raisons que tous
avaient de changer de visage.
La fête fut en effet brillante. Le papa mangea abondamment et but sec, ce
qu'on ne l'avait laissé faire depuis longtemps. Emma, toute à la joie,
communiquait, à la dérobée, son bonheur autour d'elle. Vint le moment,
c'était inévitable, où il lui fallut à tout prix le faire partager à son cher mari.
Franchement, elle ne pouvait plus se taire, il fallait qu'Eugène connut ses
transes pour s'associer à son allégresse, et d'ailleurs pour qu'il osât
recommencer demain à manger, à boire, à vivre comme il avait fait
pendant cinquante-cinq ans, sans inconvénient, voire à aller à Londres pour
ses affaires. Elle fit un signe. Toute la table, haletante, garda le silence.
—Voilà, il faut que je te dise, Eugène, je m'étais laissé lire dans la main...
Eugène au premier mot, comprenant tout ce qui s'était passé depuis trois
mois, devint pourpre, et une colère, une colère propre à l'homme, une
colère qui monte soudain du fond profané de la raison virile, l'étrangla. Il
porta la main à son faux-col, comme pour faire sauter le bouton, puis rejeta
horizontalement, comme un nageur, son bras inutile, sa lèvre se retroussa
aux deux commissures, sur les dents canines, et il tomba, frappé de
congestion.
A Jacques Boulenger.
—Et surtout, Emma, s'il est une chose contre quoi je tienne à te mettre en
garde et que j'ose même t'interdire d'une manière absolue, c'est de te laisser
lire dans la main. Cette manie de vouloir connaître l'avenir autrement qu'en
le préparant soi-même par toutes les mesures qui, à mon avis, forcent la
destinée, est lâche, est imbécile ; personnellement, je la trouve répugnante :
elle me met hors de moi. Sans compter que cette prétendue science est de
la niaiserie. Vois-tu bien, ma petite, le seul malheur que l'on doive
redouter, c'est celui qui est causé par la bêtise humaine, par notre propre
stupidité.
—Comment se fait-il, Eugène, que tu t'échauffes à ce point-là contre ce qui
n'est, de ton propre aveu, que de la niaiserie ?
—Parce qu'il y a des quantités de gens qui prennent cette niaiserie au
sérieux, et que cela peut suffire à troubler un cerveau, à bouleverser une
famille !... Suppose qu'une chiromancienne, cartomancienne, somnambule
ou autre toquée du même acabit, t'annonce ta mort prochaine !...
—Oh ! il paraît que l'on n'annonce les choses désagréables que sur
demande expresse...
—Suppose qu'on t'annonce que tu seras bientôt veuve !... Dame ! la
pythonisse ne sait pas toujours si c'est une chose désagréable... Eh bien, ça
te donnerait des inquiétudes, je te fais l'honneur de le croire, et moi, je ne
m'en cache pas, ça m'embêterait.
—Ce qui prouve, mon bonhomme, que tu y crois tout comme les autres !
Eugène était un homme corpulent, sanguin, d'un naturel très bon, mais
d'humeur violente, et, pendant de nombreuses années, Emma, qui l'aimait
beaucoup, trembla que son mari ne s'aperçût qu'elle avait transgressé une
volonté si impérieusement exprimée dès les premiers temps du mariage.
Elle s'était laissé lire dans la main. Elle s'était laissé lire dans la main une
première fois, Eugène étant de l'autre côté de la cloison et n'ayant que la
porte du fumoir à ouvrir pour être témoin de l'insubordination ! Mais, après
le dîner, quand les pauvres femmes entre elles n'ont plus rien à dire, allez
donc perdre l'occasion d'employer des minutes trop longues ! Pendant dix
ans, quinze ans, vingt ans, elle s'était laissé lire dans la main, sans que rien
de fâcheux en fût survenu ; sans qu'Eugène même, qui, à la vérité, avait
d'autres chats à fouetter, étant à la tête de vastes entreprises, eût eu
connaissance de cette pratique devenue de plus en plus à la mode et qu'il
continuait d'abhorrer avec un croissant dégoût.
Oh ! ce qu'on lisait, d'ordinaire, dans la main d'Emma, était tellement
innocent !... Une ligne de cœur sans un accroc, une ligne de vie excellente ;
la moins bonne de toutes était la ligne de tête, assez pauvre, lui
démontrait-on, ce qui ne la flattait pas ; on lui comptait trois enfants sur le
bord de la main : elle en avait eu deux, un fils militaire, une fille
récemment mariée, tous deux bien grands aujourd'hui pour espérer ou
redouter un petit frère, mais elle en avait porté un jusqu'au cinquième mois,
ce qui pouvait compléter le compte ; elle ne présentait pas le triangle de
l'adultère, et il était vrai qu'elle était demeurée constamment fidèle, du
moins quant à l'amour, à son gros cher Eugène.
Un beau soir, à souper, Eugène étant à Londres, une petite femme
noiraude, aux cheveux crépus, portant un nom de torero, qu'elle connaissait
d'une heure à peine, lui annonça sans sourciller que son mari serait décédé
avant l'année révolue.
Pan ! ça y était. Emma ne prit pas, bien entendu, sur le moment,
l'horoscope au tragique ; elle fit bon visage à la gitane ; elle sourit même
en se répétant une des expressions d'Eugène, lorsqu'il flétrissait l'art des
diseurs d'aventure : «C'est de la niaiserie.» Cependant, seule dans la
voiture qui la ramenait à la maison, songeant que son mari traversait le
lendemain la Manche, elle se sentit glacée et ne put dormir de la nuit.
Eugène fit la traversée sans naufrage, mais trouva à son arrivée chez lui
une femme méconnaissable qui lui affirma qu'elle ne le laisserait pas
retourner en Angleterre, comme il semblait en prendre l'habitude, et qu'elle
ne voulait sous aucun prétexte se séparer de lui.
—Dans ce cas-là, tu m'accompagneras, ma bonne ! Je viens d'engager
toute ma fortune, une partie de la dot de Juliette et les quatre sous de son
mari, dans une affaire nouvelle, considérable, et qui exige mes soins
personnels : ce n'est pas l'occasion pour moi de commencer à me négliger !
—Je ne t'accompagnerai pas en Angleterre, et tu n'iras pas ! La fortune, la
fortune, je m'en moque : ta santé, mon ami, avant tout. D'ailleurs, tout le
monde me le dit : «Votre mari est un homme qui a trop travaillé.»
—Il fallait me faire cette remarque il y a six semaines, avant que je donne
ma signature... Personne ne m'a jamais laissé supposer qu'on me trouvait
digne de prendre ma retraite... J'ai cinquante-cinq ans, une santé de fer...
Quand me suis-je plaint ? Ai-je eu, à ta connaissance, seulement besoin
d'un médecin ?
—Besoin d'un médecin ou non, tu en verras un ! J'ai déjà fait avertir le
docteur Le Puy ; il vaut mieux prévenir le mal qu'y remédier.
Bon gré mal gré, Eugène dut recevoir la visite du docteur Le Puy qui
l'examina de fond en comble, lui interdit l'alcool, les viandes noires, le
café, le surmenage intellectuel comme les excès de toute nature, et
l'engagea fort à surveiller de près sa tension artérielle. D'une telle fragilité
de sa personne et de tant de précautions indispensables, Eugène demeura
frappé, et il perdit cette insolente assurance et cette confiance en soi qui
avaient fait sa force.
Le régime du blanc de poulet et de l'eau claire, la privation de sa tasse de
café et de son petit verre de cognac l'assombrirent, le diminuèrent en peu
de temps, d'une manière sensible. Tout le monde à la maison le
remarquait ; des étrangers même en hasardèrent l'observation. Juliette,
tendrement attachée à son père, s'alarma tout à coup et dit à son mari :
—Écoute, Gustave, je suis bien tourmentée ; maman, j'en suis sûre, ne
s'aperçoit de rien ; mais mon pauvre papa file un mauvais coton.
—Je parlerai doucement à ta mère, dit Gustave. Toi, ne va pas te monter la
tête : dans l'état où tu es, tu en sais les inconvénients...
Gustave dit à sa belle-mère qu'il arrivait une chose très ennuyeuse, que
Juliette s'était mise à s'inquiéter de la santé de son père et que, vu son état...
Emma, démoralisée, leva les bras au ciel :
—J'allais précisément recourir à vous, dit-elle, j'hésitais à cause de l'état de
Juliette, mais puisque de ce côté-là le premier mal est fait, il faut que nous
nous liguions, Juliette, vous et moi, pour soustraire mon pauvre ami au
danger qui le menace ; à toute force empêchons-le de faire la traversée...
—La traversée ?... quel rapport ?...
—Malheureux ! dit Emma, vous ne savez pas !... Je ne devrais pas parler...
Mais, au point où nous en sommes, il vaut mieux tout vous dire : vous ne
vous doutez pas d'où je sors, telle que vous me voyez ?... Non ! Vous
chercheriez pendant quatre ans, vous ne le devineriez pas. Je sors de chez
une femme qui, une loupe à la main, devant la flamme d'une bougie, voit
l'avenir se dérouler aussi nettement que les images du cinéma...
Gustave éclata de rire.
—Oui, oui, moquez-vous ! Sans doute le procédé a quelque chose de
disgracieux et de vulgaire, mais lorsque vous aurez appris qu'au travers de
cette lentille et dans la flamme d'une bougie achetée par moi chez Potin,
cette femme, à qui je suis aussi inconnue que le loup blanc, a vu,
entendez-vous, a vu point par point ce que m'avait prédit, il y a deux mois,
une Espagnole, ce qui m'avait été confirmé par madame Sixte, que vous
connaissez et ne soupçonnerez pas d'imposture, par le mage Maxence, par
la célèbre cartomancienne Slyva...
—Ah ça ! mais vous passez votre vie chez les sorcières !...
—Je voudrais vous voir, vous, beau sceptique ! si le premier venu vous
avait annoncé un malheur !... «Avant l'année révolue», voilà les paroles,
entendez-vous bien. Et toutes, et le mage lui-même, ont employé la même
expression... Et la femme à la bougie, elle, a vu le geste suprême : le bras
vivement ramené vers la bouche grimaçante, puis écarté tout à coup, et la
tête piquant de l'avant... le geste de la natation, vous l'avez reconnu. Pour
moi, c'est clair comme le soleil qui luit : la traversée par un brouillard
intense, un abordage, le bateau coupé, Eugène fait un effort pour nager, il
se débat et s'engloutit... C'est horrible, mon cher Gustave, et voilà le
destin !
Gustave, se tenant les côtes, revint chez lui tout heureux de pouvoir
tranquilliser sa femme.
—Juliette ! dit-il, tout s'explique : ta mère est folle, folle à lier, et c'est elle
qui fiche la venette à ton pauvre papa. Elle consulte les tireuses de cartes,
les nécromanciens, le marc de café !...
Juliette ne riait pas. Elle dit :
—Eh ! bien, eh ! bien ?...
—Eh ! bien, parbleu, ce sont les charlatans qui lui ont monté la tête, et c'est
ton père qui en subit le contre-coup sans qu'il s'en doute. Par bonheur il ne
s'en doute pas, car si le bruit de ces pratiques venait jamais jusqu'à lui,
Le dangereux jeune homme
quelle scène, mes amis !... Jusqu'ici ça n'est que burlesque.
—Mais qu'a-t-on prédit à maman ? Tu es là qui parles !... Je ne te demande
pas tes réflexions à toi...
—On lui a prédit des insanités !... Ces gens-là devraient être enfermés...
C'est une opinion que j'ai entendu maintes fois émettre par ton père. Ah ! il
avait joliment raison !
—Des insanités, dis-tu, mais lesquelles ?...
—Oh ! mon Dieu, il n'y a pas de mystère, tu n'es pas assez bête, toi, pour
prendre ces choses-là au sérieux : qu'avant l'année révolue, ton père...
—Ah ! mon Dieu !
—Qu'est-ce qu'il y a ?
—On me l'a annoncé à moi aussi !... On me l'a lu dans la main... dans les
cartes, dans le marc de café !...
—A toi aussi !... Mille millions de tonnerres de D... ! Que le diable
emporte les femmes !
Et Gustave n'eut que le temps de se précipiter pour empêcher que la tête de
Juliette ne portât contre le parquet. La jeune femme, enceinte de six mois,
était prise d'une syncope.
Juliette ne se remit de sa syncope que pour retomber dans une angoisse que
ne firent qu'aggraver les épanchements confidentiels avec la mère,
touchant l'extraordinaire coïncidence des prédictions. Joignez la sombre
humeur de Gustave ! Joignez la somme des ménagements, des précautions,
des cachotteries, nécessaires pour épargner au pauvre papa et le coup que
pourrait lui porter l'indisposition de Juliette, et celui, plus redoutable
encore, que lui porterait sans nul doute la cause de cette indisposition, s'il
venait à l'apprendre ! Et il fallait, de surcroît, l'empêcher d'aller à Londres !
Les choses se chargèrent elles-mêmes de mettre obstacle à ce voyage.
Juliette fit une fausse couche la veille même du jour où devait s'embarquer
son père ; elle fut à deux doigts de la mort et demeura trois semaines dans
un état désespéré.
Lorsqu'elle se trouva enfin hors de danger, son père avoua que le voyage
de Londres, manqué, représentait pour lui une perte sèche de trois cent
quatre-vingt mille francs, le quart de sa fortune : il fournissait la
démonstration de la catastrophe à qui voulait l'entendre. Toute exagération
admise, il ne resta pas moins inconsolable d'avoir raté une belle affaire, et,
d'autre part, d'avoir subi cet autre désastre familial qui—on sait ce que sont
ces maudits accidents-là—le privait peut-être à jamais d'un petit-fils.
Par une chance relative, du moins ignorait-il toujours le premier motif d'un
si cruel enchevêtrement de circonstances. Et l'année fatidique courait à son
terme. La mère, la fille, le gendre lui-même, impuissant devant la passion
de crédulité de ces femmes, aspiraient à cette fin d'année comme à la levée
d'un siège par une horde étrangère.
Le 31 décembre arriva, et passa. Les douze coups de minuit tintèrent. La
terre ne trembla pas, et Eugène ronflait paisiblement. Le cap fatal était
doublé.
Alors ce fut la réaction débridée. Au diable les sinistres augures ! fini, ah !
bien fini, le cauchemar idiot ! Avait-on été assez bête ! Ah ! certes, oui,
Eugène avait de tout temps eu raison de s'élever contre de telles inepties !
—Je le confesse, disait Emma, avec bonhomie, je suis une sotte ; d'ailleurs,
c'est écrit en toutes lettres, on me l'a dit vingt fois, sur ma ligne de tête...
—Ah ! prenez garde, disait son gendre, vous allez me faire croire qu'il y a
quelque chose de sérieux dans les lignes de la main !...
Emma invita une dizaine d'amis à venir partager la galette des rois. Juliette
était rétablie, et il s'agissait de ragaillardir le papa qui pleurait ses trois cent
quatre-vingt mille francs, son petit-fils, sa santé affadie, les derniers mois
écoulés au milieu d'une loufoquerie dépassant l'entendement humain, le
papa qui, enfin, demeurait tout seul à ne pas savoir les raisons que tous
avaient de changer de visage.
La fête fut en effet brillante. Le papa mangea abondamment et but sec, ce
qu'on ne l'avait laissé faire depuis longtemps. Emma, toute à la joie,
communiquait, à la dérobée, son bonheur autour d'elle. Vint le moment,
c'était inévitable, où il lui fallut à tout prix le faire partager à son cher mari.
Franchement, elle ne pouvait plus se taire, il fallait qu'Eugène connut ses
transes pour s'associer à son allégresse, et d'ailleurs pour qu'il osât
recommencer demain à manger, à boire, à vivre comme il avait fait
pendant cinquante-cinq ans, sans inconvénient, voire à aller à Londres pour
ses affaires. Elle fit un signe. Toute la table, haletante, garda le silence.
—Voilà, il faut que je te dise, Eugène, je m'étais laissé lire dans la main...
Eugène au premier mot, comprenant tout ce qui s'était passé depuis trois
mois, devint pourpre, et une colère, une colère propre à l'homme, une
colère qui monte soudain du fond profané de la raison virile, l'étrangla. Il
porta la main à son faux-col, comme pour faire sauter le bouton, puis rejeta
horizontalement, comme un nageur, son bras inutile, sa lèvre se retroussa
aux deux commissures, sur les dents canines, et il tomba, frappé de
congestion.
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Commentaires :
Message de Anonyme
Merci beaucoup
Merci beaucoup
Votre lecture souligne plaisamment l'humour de ce texte, merci pour cet agréable moment.