Histoire de la grenouille
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Publication : 2011-03-30
Lu par Eric
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La Célèbre Grenouille sauteuse du comté de Cavaleras
Pour faire droit à la requête d’un ami, qui m’écrivait de l’Est, j’allai rendre visite à ce brave garçon et vieux bavard de Simon Wheeler. Je lui demandai des nouvelles d’un ami de mon ami, Léonidas W. Smiley, comme j’en avais été prié, et voici le résultat. J’ai un vague soupçon que Léonidas W. Smiley n’est qu’un mythe, que mon ami ne l’a jamais vu, et que, dans sa pensée, si j’en parlais à Simon Wheeler, ce serait simplement pour celui-ci une occasion de se rappeler son infâme Jim Smiley et de m’ennuyer mortellement avec quelque exaspérant souvenir de ce personnage, histoire aussi longue, aussi ennuyeuse que dénuée d’intérêt pour moi. Si c’était son intention, il a réussi.
Je trouvai Simon Wheeler somnolant d’un air confortable, près du poêle, dans le bar-room de la vieille taverne délabrée, au milieu de l’ancien camp minier de l’Ange ; je remarquai qu’il était gras et chauve, et qu’il y avait une expression de sympathique douceur et de simplicité dans sa physionomie. Il se réveilla et me souhaita le bonjour. Je lui dis qu’un de mes amis m’avait chargé de prendre quelques informations sur un compagnon chéri de son enfance, du nom de Léonidas W. Smiley, le révérend Léonidas W. Smiley, jeune ministre de l’évangile, qui, lui disait-on, avait résidé quelque temps au camp de l’Ange. J’ajoutai que si M. Wheeler pouvait me donner des renseignements sur ce Léonidas W. Smiley, je lui aurais beaucoup d’obligation.
Simon Wheeler me poussa dans un coin, m’y bloqua avec sa chaise, puis s’assit, et dévida la monotone narration suivante. Il ne sourit pas une fois, il ne sourcilla pas une fois, il ne changea pas une fois d’intonation, et garda jusqu’au bout la clef d’harmonie sur laquelle sa première phrase avait commencé. Pas une fois il ne trahit le plus léger enthousiasme. Mais à travers son interminable récit courait une veine d’impressive et sérieuse sincérité. Il me fut prouvé jusqu’à l’évidence qu’il ne voyait rien de ridicule ou de plaisant dans cette histoire. Il la considérait, en vérité, comme un événement important, et voyait avec admiration, dans ses deux héros, des hommes d’un génie transcendant sous le rapport de la finesse. Je le laissai donc parler, sans l’interrompre une seule fois.
— « Le révérend Léonidas W. Smiley. Hum ! Le révérend Lé..., parfaitement. Il y avait ici autrefois un gaillard nommé Jim Smiley. C’était dans l’hiver de 1849 ou peut-être au printemps de 1850. Je ne me rappelle pas exactement, mais ce qui me fait penser que c’était dans les environs de ce temps-là, c’est que, je m’en souviens, le grand barrage de la rivière n’était pas terminé quand il arriva au camp. Toujours est-il que jamais on ne vit homme plus curieux. Il pariait à propos de tout ce qui se présentait, pourvu qu’il trouvât un parieur. Tout ce qui allait à l’autre lui allait. Il lui fallait trouver son homme. Alors il était satisfait. Si l’on n’acceptait pas de parier dans un sens, il changeait de parti avec l’adversaire. Il avait d’ailleurs une chance extraordinaire et gagnait presque sans manquer. Il était toujours prêt et disposé à la gageure. On ne pouvait mentionner la moindre chose que ce gaillard n’offrît d’accepter le pari pour ou contre. Cela lui était égal, comme je vous l’ai dit. Les jours de courses, vous le trouviez, à la fin, rouge de plaisir ou dépouillé jusqu’au dernier sou. S’il y avait un combat de chiens, il pariait ; un combat de chats, il pariait ; un combat de coqs, il pariait. S’il voyait deux oiseaux perchés sur une haie, il pariait lequel s’envolerait le premier, et s’il y avait un meeting au camp, il était là exactement, pariant pour le pasteur Walker, qu’il regardait comme le meilleur prédicateur du pays. Et il l’était, en effet, et, de plus, un brave homme. Smiley aurait vu une punaise, la jambe levée pour aller n’importe où, qu’il aurait parié sur le temps qu’elle mettrait à y arriver, et si vous l’aviez pris au mot, il aurait suivi la punaise jusqu’au Mexique, sans s’inquiéter de la longueur du voyage ou du temps qu’il serait en route. Il y a des tas de gens ici qui ont connu ce Smiley et qui pourront vous parler de lui. Sans aucune préférence il eût parié sur n’importe quoi. C’était un déterminé gaillard. La femme du pasteur Walker, à une époque, fut très malade. Sa maladie dura longtemps. Il semblait qu’on ne dût pas la sauver. Mais un matin le pasteur entra et Smiley lui demanda des nouvelles. Il répondit qu’elle était mieux, grâce à l’infinie miséricorde du Seigneur, et qu’elle allait si gentiment qu’avec la bénédiction de la Providence elle finirait par s’en tirer tout à fait, et Smiley, avant même d’y penser lui dit : « Je la prends morte, à deux et demi. »
« Ce Smiley avait une jument que les gamins appelaient « le bidet du quart d’heure », mais c’était par plaisanterie, parce que, sûrement, elle allait plus vite que cela, et d’ordinaire il gagnait de l’argent sur cette bête, bien qu’elle fût si lente et quelle eût toujours de l’asthme, des coliques, de la consomption ou quelque chose semblable. On lui donnait deux ou trois cents mètres d’avance, mais on la rattrapait vite. Seulement, au bout de la course, elle s’excitait désespérément, et se mettait à trotter, à galoper, jetant ses jambes dans tous les sens, en l’air et sur les barrières, et soulevant une poussière terrible, et faisant un bruit effrayant avec sa toux et toujours arrivant au but la première, juste d’une longueur de tête.
« Il avait aussi un tout petit bouledogue, qui ne vous aurait pas semblé valoir deux sous, tant il avait l’air commun, et si peu engageant qu’à parier contre lui on eût craint de passer pour un voleur. Mais dès que l’argent était engagé, c’était un tout autre chien. Sa mâchoire inférieure commençait à ressortir comme le gaillard d’avant d’un bateau à vapeur, et ses dents se découvraient, brillantes comme une fournaise. Un autre chien pouvait lui courir sus, le provoquer, le mordre, le jeter par-dessus son épaule deux ou trois fois, André Jackson, c’était son nom, André Jackson continuait la partie en ayant l’air de trouver tout naturel, — on doublait les paris, et on les triplait contre lui, jusqu’à ce qu’il n’y eût plus d’argent à engager, et alors, tout d’un coup, il vous attrapait l’autre chien, juste à l’articulation de la jambe de derrière, et il tenait bon, sans enfoncer trop les dents, mais rien que pour garder sa proie, et s’y suspendre aussi longtemps qu’on n’avait pas jeté l’éponge en l’air, eût-il dû attendre un an. Smiley avait toujours gagné, avec cette bête-là, jusqu’au jour où il rencontra un chien qui n’avait pas de jambes de derrière, parce qu’il les avait eues prises et coupées par une scie circulaire. Quand le combat eut été mené assez loin, et que tout l’argent fut sorti des poches, lorsqu’André Jackson arriva pour saisir son morceau favori, il vit aussitôt qu’on s’était moqué de lui, et que l’autre chien le tenait contre la porte, comme on dit. Il en parut tout surpris, penaud et découragé ; il ne fit plus un seul effort, et dès lors fut rudement secoué. Il adressa un regard à Smiley, comme pour lui dire que son cœur était brisé, et que c’était sa faute à lui, Smiley, d’avoir amené un chien qui n’avait pas de jambes de derrière, qu’il pût saisir, puisque c’était là-dessus qu’il comptait dans un combat. Il fit ensuite quelques pas, clopin-clopant, se coucha et mourut. C’était un bon chien, cet André Jackson. Il se serait fait un nom s’il eût vécu. Car il avait de l’étoffe et du génie. Je le sais, bien que les circonstances l’aient trahi. Il serait absurde de ne pas reconnaître qu’un chien devait avoir un talent spécial pour se battre de cette façon. Je me sens toujours triste quand je pense à son dernier tournoi et à la manière dont il finit.
« Eh bien ! ce Smiley avait des terriers, des coqs de combat, des chats et toutes sortes d’animaux semblables, au point qu’on n’avait pas de repos, et que vous aviez beau chercher n’importe quoi pour parier contre lui, il était toujours votre homme. Il attrapa un jour une grenouille, l’emporta chez lui, et dit qu’il voulait faire son éducation. Mais pendant trois mois, il ne fit rien que la mettre dans son arrière-cour, et lui apprendre à sauter, et je vous parie tout ce que vous voudrez qu’il le lui apprit. Il n’avait qu’à lui donner une petite poussée par derrière, et aussitôt, on voyait la grenouille tourner en l’air comme une crêpe, faire une culbute ou deux, si elle avait pris un bon élan, et puis retomber sur ses pattes avec la dextérité d’un chat. Il l’avait dressée aussi dans l’art d’attraper les mouches, et il l’avait exercée si patiemment qu’elle clouait une mouche contre le mur du plus loin qu’elle la voyait. Smiley disait que tout ce qu’il fallait à une grenouille, c’était l’éducation, et que l’on pouvait en faire à peu près ce qu’on voulait, et je crois qu’il avait raison. Tenez, je l’ai vu poser Daniel Webster là sur le plancher — Daniel Webster, c’était le nom de la grenouille — et lui chanter : « Des mouches, Dan, des mouches ? » Et avant que vous eussiez cligné de l’œil, elle faisait un bond, happait une mouche, ici, sur le comptoir, et retombait sur le plancher comme un paquet de boue, et se mettait à se gratter la tête avec sa patte de derrière, d’un air aussi indifférent que si elle n’avait pas eu la moindre idée d’avoir fait autre chose que ce que toute autre grenouille pouvait faire. Vous n’avez jamais vu une grenouille aussi modeste et aussi franche, dressée comme elle l’était. Et quand il s’agissait de sauter à tout moment et tout simplement sur un terrain plat, elle franchissait plus d’espace en un saut qu’aucune bête de son espèce. Le saut en longueur était son triomphe. Dans ces cas-là, Smiley pontait son argent sur elle tant qu’il avait un rouge liard. Il était monstrueusement fier de sa grenouille, et il en avait le droit. Car des gens qui avaient voyagé et qui avaient été partout disaient qu’elle battrait toutes les grenouilles qu’ils avaient jamais vues.
« Très bien. Smiley gardait sa grenouille dans une petite boîte à treillis, et l’emportait parfois avec lui à la ville pour parier. Un jour, un individu, étranger à notre camp, le rencontre avec sa boîte et lui dit :
— « Que diable avez-vous là-dedans ? »
« Smiley, d’un air indifférent lui répond : — «Ce pourrait être un perroquet, ou un canari, mais non, — c’est justement une grenouille. »
« L’autre la prit, la regarda attentivement, la tourna dans tous les sens, puis dit : — « C’est tout de même vrai. Et à quoi est-elle bonne ? »
— « Ma foi, dit Smiley d’un air dégagé et insouciant, elle est bonne pour une chose, à mon avis. Elle peut battre à sauter n’importe quelle grenouille du Calaveras. »
« L’individu reprit la boîte, l’examina de nouveau longuement, attentivement, et la rendit à Smiley en disant d’un air décidé : — « Après tout, je ne vois dans cette grenouille rien de mieux que dans n’importe quelle grenouille. »
— « C’est possible, dit Smiley. Peut-être que vous vous connaissez en grenouilles, et peut-être que vous ne vous y connaissez pas. Il se peut que vous ayez de l’expérience, il se peut que vous ne soyez qu’un amateur. Dans tous les cas, j’ai mon opinion, et je parie quarante dollars que cette grenouille saute plus loin qu’aucune grenouille du Calaveras. »
« L’autre réfléchit une minute, puis dit, avec une sorte de tristesse : — « Voilà. Je ne suis ici qu’un étranger, je n’ai pas de grenouille. Si j’en avais une je parierais. »
— « Très bien, dit Smiley ; si vous voulez tenir ma boîte un instant, je vais vous en chercher une. »
« L’individu prit la boîte, posa ses quarante dollars à côté de ceux de Smiley et s’assit pour attendre.
« Il demeura là un bon moment, à réfléchir et réfléchir. Puis il sortit la grenouille de la boîte, lui ouvrit la bouche toute grande, et prit d’autre part une cuillère à thé. Il se mit alors à emplir la grenouille de petit plomb, il la remplit jusqu’au menton, et la reposa sur le sol délicatement. Pendant ce temps, Smiley, qui était allé à la mare, barbotait dans la boue. À la fin, il attrapa une grenouille, l’apporta et la donna à l’individu, en disant :
— « Maintenant, si vous êtes prêt, mettez-la à côté de Daniel, avec ses pattes de devant au niveau de celles de Daniel, et je donnerai le signal. »
« Alors il dit : — « Une, deux, trois, sautez ! » Et Smiley et l’individu touchent chacun sa grenouille par derrière. La nouvelle grenouille saute vivement. Daniel fait un effort et hausse les épaules comme cela, — comme un Français, — mais en vain. Elle ne pouvait bouger, elle était plantée en terre aussi solidement qu’une église. Elle ne pouvait pas plus avancer qui si elle eût été à l’ancre.
« Smiley était passablement surpris, et même dégoûté, mais il ne pouvait pas soupçonner ce qui s’était passé. Bien sûr !
« L’individu prit l’argent et s’en alla. Mais quand il fut sur le pas de la porte, il fit claquer son pouce, par-dessus son épaule, comme cela, d’un air impertinent, en disant avec assurance : — « Je ne vois dans cette grenouille rien de mieux que dans une autre. »
« Smiley demeura un bon moment, se grattant la tête, les yeux penchés vers Daniel. À la fin il se dit :
— « Je ne comprends pas pourquoi cette grenouille a refusé de sauter. N’aurait-elle pas quelque chose ? Elle m’a l’air singulièrement gonflée, dans tous les cas. »
« Il saisit Daniel par la peau du cou, et la soulève, et s’écrie :
— « Le diable m’emporte si elle ne pèse pas cinq livres ! »
« Il la retourne sens dessus dessous, et Daniel crache une double poignée de plomb. Et alors, il comprit. Et il devint fou de fureur, posa la grenouille et courut après l’individu, mais il ne put le rattraper. Et... »
Ici Simon Wheeler entendit qu’on l’appelait de la cour, et sortit pour voir qui c’était. Se tournant vers moi en sortant, il me dit : — « Demeurez là, étranger, et ne craignez rien. Je ne serai pas dehors une seconde. »
Mais on m’approuvera si je pensai que la suite de l’histoire de l’industrieux vagabond Jim Smiley ne me donnerait vraisemblablement pas beaucoup d’indications concernant le révérend Léonidas W. Smiley. Aussi je partis.
À la porte, je rencontrai l’aimable Wheeler qui s’en revenait. Il me prit par le bouton de ma veste, et en commença une autre :
— « Oui, ce Smiley avait une vache jaune qui était borgne, et qui n’avait pas de queue, ou presque pas, juste un petit bout long comme une banane, et… »
Mais je n’avais ni le temps ni le goût, je n’attendis pas la suite de l’histoire de la vache sympathique, et pris congé.
Source : Wikisource
Pour faire droit à la requête d’un ami, qui m’écrivait de l’Est, j’allai rendre visite à ce brave garçon et vieux bavard de Simon Wheeler. Je lui demandai des nouvelles d’un ami de mon ami, Léonidas W. Smiley, comme j’en avais été prié, et voici le résultat. J’ai un vague soupçon que Léonidas W. Smiley n’est qu’un mythe, que mon ami ne l’a jamais vu, et que, dans sa pensée, si j’en parlais à Simon Wheeler, ce serait simplement pour celui-ci une occasion de se rappeler son infâme Jim Smiley et de m’ennuyer mortellement avec quelque exaspérant souvenir de ce personnage, histoire aussi longue, aussi ennuyeuse que dénuée d’intérêt pour moi. Si c’était son intention, il a réussi.
Je trouvai Simon Wheeler somnolant d’un air confortable, près du poêle, dans le bar-room de la vieille taverne délabrée, au milieu de l’ancien camp minier de l’Ange ; je remarquai qu’il était gras et chauve, et qu’il y avait une expression de sympathique douceur et de simplicité dans sa physionomie. Il se réveilla et me souhaita le bonjour. Je lui dis qu’un de mes amis m’avait chargé de prendre quelques informations sur un compagnon chéri de son enfance, du nom de Léonidas W. Smiley, le révérend Léonidas W. Smiley, jeune ministre de l’évangile, qui, lui disait-on, avait résidé quelque temps au camp de l’Ange. J’ajoutai que si M. Wheeler pouvait me donner des renseignements sur ce Léonidas W. Smiley, je lui aurais beaucoup d’obligation.
Simon Wheeler me poussa dans un coin, m’y bloqua avec sa chaise, puis s’assit, et dévida la monotone narration suivante. Il ne sourit pas une fois, il ne sourcilla pas une fois, il ne changea pas une fois d’intonation, et garda jusqu’au bout la clef d’harmonie sur laquelle sa première phrase avait commencé. Pas une fois il ne trahit le plus léger enthousiasme. Mais à travers son interminable récit courait une veine d’impressive et sérieuse sincérité. Il me fut prouvé jusqu’à l’évidence qu’il ne voyait rien de ridicule ou de plaisant dans cette histoire. Il la considérait, en vérité, comme un événement important, et voyait avec admiration, dans ses deux héros, des hommes d’un génie transcendant sous le rapport de la finesse. Je le laissai donc parler, sans l’interrompre une seule fois.
— « Le révérend Léonidas W. Smiley. Hum ! Le révérend Lé..., parfaitement. Il y avait ici autrefois un gaillard nommé Jim Smiley. C’était dans l’hiver de 1849 ou peut-être au printemps de 1850. Je ne me rappelle pas exactement, mais ce qui me fait penser que c’était dans les environs de ce temps-là, c’est que, je m’en souviens, le grand barrage de la rivière n’était pas terminé quand il arriva au camp. Toujours est-il que jamais on ne vit homme plus curieux. Il pariait à propos de tout ce qui se présentait, pourvu qu’il trouvât un parieur. Tout ce qui allait à l’autre lui allait. Il lui fallait trouver son homme. Alors il était satisfait. Si l’on n’acceptait pas de parier dans un sens, il changeait de parti avec l’adversaire. Il avait d’ailleurs une chance extraordinaire et gagnait presque sans manquer. Il était toujours prêt et disposé à la gageure. On ne pouvait mentionner la moindre chose que ce gaillard n’offrît d’accepter le pari pour ou contre. Cela lui était égal, comme je vous l’ai dit. Les jours de courses, vous le trouviez, à la fin, rouge de plaisir ou dépouillé jusqu’au dernier sou. S’il y avait un combat de chiens, il pariait ; un combat de chats, il pariait ; un combat de coqs, il pariait. S’il voyait deux oiseaux perchés sur une haie, il pariait lequel s’envolerait le premier, et s’il y avait un meeting au camp, il était là exactement, pariant pour le pasteur Walker, qu’il regardait comme le meilleur prédicateur du pays. Et il l’était, en effet, et, de plus, un brave homme. Smiley aurait vu une punaise, la jambe levée pour aller n’importe où, qu’il aurait parié sur le temps qu’elle mettrait à y arriver, et si vous l’aviez pris au mot, il aurait suivi la punaise jusqu’au Mexique, sans s’inquiéter de la longueur du voyage ou du temps qu’il serait en route. Il y a des tas de gens ici qui ont connu ce Smiley et qui pourront vous parler de lui. Sans aucune préférence il eût parié sur n’importe quoi. C’était un déterminé gaillard. La femme du pasteur Walker, à une époque, fut très malade. Sa maladie dura longtemps. Il semblait qu’on ne dût pas la sauver. Mais un matin le pasteur entra et Smiley lui demanda des nouvelles. Il répondit qu’elle était mieux, grâce à l’infinie miséricorde du Seigneur, et qu’elle allait si gentiment qu’avec la bénédiction de la Providence elle finirait par s’en tirer tout à fait, et Smiley, avant même d’y penser lui dit : « Je la prends morte, à deux et demi. »
« Ce Smiley avait une jument que les gamins appelaient « le bidet du quart d’heure », mais c’était par plaisanterie, parce que, sûrement, elle allait plus vite que cela, et d’ordinaire il gagnait de l’argent sur cette bête, bien qu’elle fût si lente et quelle eût toujours de l’asthme, des coliques, de la consomption ou quelque chose semblable. On lui donnait deux ou trois cents mètres d’avance, mais on la rattrapait vite. Seulement, au bout de la course, elle s’excitait désespérément, et se mettait à trotter, à galoper, jetant ses jambes dans tous les sens, en l’air et sur les barrières, et soulevant une poussière terrible, et faisant un bruit effrayant avec sa toux et toujours arrivant au but la première, juste d’une longueur de tête.
« Il avait aussi un tout petit bouledogue, qui ne vous aurait pas semblé valoir deux sous, tant il avait l’air commun, et si peu engageant qu’à parier contre lui on eût craint de passer pour un voleur. Mais dès que l’argent était engagé, c’était un tout autre chien. Sa mâchoire inférieure commençait à ressortir comme le gaillard d’avant d’un bateau à vapeur, et ses dents se découvraient, brillantes comme une fournaise. Un autre chien pouvait lui courir sus, le provoquer, le mordre, le jeter par-dessus son épaule deux ou trois fois, André Jackson, c’était son nom, André Jackson continuait la partie en ayant l’air de trouver tout naturel, — on doublait les paris, et on les triplait contre lui, jusqu’à ce qu’il n’y eût plus d’argent à engager, et alors, tout d’un coup, il vous attrapait l’autre chien, juste à l’articulation de la jambe de derrière, et il tenait bon, sans enfoncer trop les dents, mais rien que pour garder sa proie, et s’y suspendre aussi longtemps qu’on n’avait pas jeté l’éponge en l’air, eût-il dû attendre un an. Smiley avait toujours gagné, avec cette bête-là, jusqu’au jour où il rencontra un chien qui n’avait pas de jambes de derrière, parce qu’il les avait eues prises et coupées par une scie circulaire. Quand le combat eut été mené assez loin, et que tout l’argent fut sorti des poches, lorsqu’André Jackson arriva pour saisir son morceau favori, il vit aussitôt qu’on s’était moqué de lui, et que l’autre chien le tenait contre la porte, comme on dit. Il en parut tout surpris, penaud et découragé ; il ne fit plus un seul effort, et dès lors fut rudement secoué. Il adressa un regard à Smiley, comme pour lui dire que son cœur était brisé, et que c’était sa faute à lui, Smiley, d’avoir amené un chien qui n’avait pas de jambes de derrière, qu’il pût saisir, puisque c’était là-dessus qu’il comptait dans un combat. Il fit ensuite quelques pas, clopin-clopant, se coucha et mourut. C’était un bon chien, cet André Jackson. Il se serait fait un nom s’il eût vécu. Car il avait de l’étoffe et du génie. Je le sais, bien que les circonstances l’aient trahi. Il serait absurde de ne pas reconnaître qu’un chien devait avoir un talent spécial pour se battre de cette façon. Je me sens toujours triste quand je pense à son dernier tournoi et à la manière dont il finit.
« Eh bien ! ce Smiley avait des terriers, des coqs de combat, des chats et toutes sortes d’animaux semblables, au point qu’on n’avait pas de repos, et que vous aviez beau chercher n’importe quoi pour parier contre lui, il était toujours votre homme. Il attrapa un jour une grenouille, l’emporta chez lui, et dit qu’il voulait faire son éducation. Mais pendant trois mois, il ne fit rien que la mettre dans son arrière-cour, et lui apprendre à sauter, et je vous parie tout ce que vous voudrez qu’il le lui apprit. Il n’avait qu’à lui donner une petite poussée par derrière, et aussitôt, on voyait la grenouille tourner en l’air comme une crêpe, faire une culbute ou deux, si elle avait pris un bon élan, et puis retomber sur ses pattes avec la dextérité d’un chat. Il l’avait dressée aussi dans l’art d’attraper les mouches, et il l’avait exercée si patiemment qu’elle clouait une mouche contre le mur du plus loin qu’elle la voyait. Smiley disait que tout ce qu’il fallait à une grenouille, c’était l’éducation, et que l’on pouvait en faire à peu près ce qu’on voulait, et je crois qu’il avait raison. Tenez, je l’ai vu poser Daniel Webster là sur le plancher — Daniel Webster, c’était le nom de la grenouille — et lui chanter : « Des mouches, Dan, des mouches ? » Et avant que vous eussiez cligné de l’œil, elle faisait un bond, happait une mouche, ici, sur le comptoir, et retombait sur le plancher comme un paquet de boue, et se mettait à se gratter la tête avec sa patte de derrière, d’un air aussi indifférent que si elle n’avait pas eu la moindre idée d’avoir fait autre chose que ce que toute autre grenouille pouvait faire. Vous n’avez jamais vu une grenouille aussi modeste et aussi franche, dressée comme elle l’était. Et quand il s’agissait de sauter à tout moment et tout simplement sur un terrain plat, elle franchissait plus d’espace en un saut qu’aucune bête de son espèce. Le saut en longueur était son triomphe. Dans ces cas-là, Smiley pontait son argent sur elle tant qu’il avait un rouge liard. Il était monstrueusement fier de sa grenouille, et il en avait le droit. Car des gens qui avaient voyagé et qui avaient été partout disaient qu’elle battrait toutes les grenouilles qu’ils avaient jamais vues.
« Très bien. Smiley gardait sa grenouille dans une petite boîte à treillis, et l’emportait parfois avec lui à la ville pour parier. Un jour, un individu, étranger à notre camp, le rencontre avec sa boîte et lui dit :
— « Que diable avez-vous là-dedans ? »
« Smiley, d’un air indifférent lui répond : — «Ce pourrait être un perroquet, ou un canari, mais non, — c’est justement une grenouille. »
« L’autre la prit, la regarda attentivement, la tourna dans tous les sens, puis dit : — « C’est tout de même vrai. Et à quoi est-elle bonne ? »
— « Ma foi, dit Smiley d’un air dégagé et insouciant, elle est bonne pour une chose, à mon avis. Elle peut battre à sauter n’importe quelle grenouille du Calaveras. »
« L’individu reprit la boîte, l’examina de nouveau longuement, attentivement, et la rendit à Smiley en disant d’un air décidé : — « Après tout, je ne vois dans cette grenouille rien de mieux que dans n’importe quelle grenouille. »
— « C’est possible, dit Smiley. Peut-être que vous vous connaissez en grenouilles, et peut-être que vous ne vous y connaissez pas. Il se peut que vous ayez de l’expérience, il se peut que vous ne soyez qu’un amateur. Dans tous les cas, j’ai mon opinion, et je parie quarante dollars que cette grenouille saute plus loin qu’aucune grenouille du Calaveras. »
« L’autre réfléchit une minute, puis dit, avec une sorte de tristesse : — « Voilà. Je ne suis ici qu’un étranger, je n’ai pas de grenouille. Si j’en avais une je parierais. »
— « Très bien, dit Smiley ; si vous voulez tenir ma boîte un instant, je vais vous en chercher une. »
« L’individu prit la boîte, posa ses quarante dollars à côté de ceux de Smiley et s’assit pour attendre.
« Il demeura là un bon moment, à réfléchir et réfléchir. Puis il sortit la grenouille de la boîte, lui ouvrit la bouche toute grande, et prit d’autre part une cuillère à thé. Il se mit alors à emplir la grenouille de petit plomb, il la remplit jusqu’au menton, et la reposa sur le sol délicatement. Pendant ce temps, Smiley, qui était allé à la mare, barbotait dans la boue. À la fin, il attrapa une grenouille, l’apporta et la donna à l’individu, en disant :
— « Maintenant, si vous êtes prêt, mettez-la à côté de Daniel, avec ses pattes de devant au niveau de celles de Daniel, et je donnerai le signal. »
« Alors il dit : — « Une, deux, trois, sautez ! » Et Smiley et l’individu touchent chacun sa grenouille par derrière. La nouvelle grenouille saute vivement. Daniel fait un effort et hausse les épaules comme cela, — comme un Français, — mais en vain. Elle ne pouvait bouger, elle était plantée en terre aussi solidement qu’une église. Elle ne pouvait pas plus avancer qui si elle eût été à l’ancre.
« Smiley était passablement surpris, et même dégoûté, mais il ne pouvait pas soupçonner ce qui s’était passé. Bien sûr !
« L’individu prit l’argent et s’en alla. Mais quand il fut sur le pas de la porte, il fit claquer son pouce, par-dessus son épaule, comme cela, d’un air impertinent, en disant avec assurance : — « Je ne vois dans cette grenouille rien de mieux que dans une autre. »
« Smiley demeura un bon moment, se grattant la tête, les yeux penchés vers Daniel. À la fin il se dit :
— « Je ne comprends pas pourquoi cette grenouille a refusé de sauter. N’aurait-elle pas quelque chose ? Elle m’a l’air singulièrement gonflée, dans tous les cas. »
« Il saisit Daniel par la peau du cou, et la soulève, et s’écrie :
— « Le diable m’emporte si elle ne pèse pas cinq livres ! »
« Il la retourne sens dessus dessous, et Daniel crache une double poignée de plomb. Et alors, il comprit. Et il devint fou de fureur, posa la grenouille et courut après l’individu, mais il ne put le rattraper. Et... »
Ici Simon Wheeler entendit qu’on l’appelait de la cour, et sortit pour voir qui c’était. Se tournant vers moi en sortant, il me dit : — « Demeurez là, étranger, et ne craignez rien. Je ne serai pas dehors une seconde. »
Mais on m’approuvera si je pensai que la suite de l’histoire de l’industrieux vagabond Jim Smiley ne me donnerait vraisemblablement pas beaucoup d’indications concernant le révérend Léonidas W. Smiley. Aussi je partis.
À la porte, je rencontrai l’aimable Wheeler qui s’en revenait. Il me prit par le bouton de ma veste, et en commença une autre :
— « Oui, ce Smiley avait une vache jaune qui était borgne, et qui n’avait pas de queue, ou presque pas, juste un petit bout long comme une banane, et… »
Mais je n’avais ni le temps ni le goût, je n’attendis pas la suite de l’histoire de la vache sympathique, et pris congé.
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