La dette du prince Zinzolin
Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2017-10-31
Lu par Sabine
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Musique : Mattia Vlad Morleo-Respiro: https://www.jamendo.com/start
Illustration d'après https://pixabay.com/ Domaine public
Illustration d'après https://pixabay.com/ Domaine public
Georges Ista né à Liège le 12 novembre 1874 et mort à Paris le 6 janvier 1939 est un écrivain de langue wallonne et un militant wallon. Il fut également dessinateur, peintre et aquafortiste.
La dette du Prince Zinzolin
Planté au bord du trottoir, mon ami Barnache lançait vainement des appels désespérés aux cochers, aux chauffeurs qui passaient devant lui. Mais ces messieurs, d'un signe de tête goguenard, indiquaient leur petit drapeau renversé, avec l'air de profonde jubilation qu'ils ont tous, quand ils peuvent refuser de sortir quelqu'un d'embarras.
Car Barnache était dans l'embarras, ça se voyait à son chapeau fendu et défoncé, à ses vêtements en désordre, à son faux-col arraché, à sa figure qui semblait avoir servi, pendant quelques minutes, de punching-ball à un champion des poids lourds.
Aussi, en l'abordant, lui dis-je sans hésiter :
— Tu fais donc de la politique, maintenant ?
Car j'aurais juré qu'il sortait d'une réunion électorale. Mais Barnache répondit, en me serrant la main d'un air fort piteux :
— Non, mon vieux, ce qui m'arrive est encore plus bête. C'est au cinéma que je me suis fait arranger ainsi.
Un taxi passait, libre enfin. Mon ami l'arrêta d'un signe, s'y enfourna avant même qu'il fût arrêté, puis, tendant vers moi une main sale, écorchée, qui sortait d'une manchette en lambeaux :
— Accompagne-moi, supplia-t-il. J'ai besoin de raconter cette aventure à quelqu'un, ça me soulagera. Barnache donna son adresse au cocher. Puis, affalé sur les coussins, il proféra, l'air encore tout ahuri :
— C'est la faute au père Guinglard !
— Le père Guinglard de Boisbrûlé ?
— Lui-même ! Le père Guinglard qui nous servait de si bonnes omelettes au lard, de si appétissantes truites au beurre, dans sa petite auberge du bord de l'eau... Le père Guinglard qui n'était plus venu à Paris depuis l'exposition de 1867, et avait juré de n'y jamais remettre les pieds, de ne plus quitter son Ardenne. Le père Guinglard est à Paris, il est même au poste, pour le moment, et c'est grâce à lui que tu me vois dans ce bel état.
Ma mine stupéfaite valait toutes les questions du monde. Barnache continua, tout en essayant vainement de rattacher son faux-col, dont les deux boutonnières étaient en charpie :
— Puisque tu y vins avec moi, tu sais que je vais, tous les ans, passer trois mois à Boisbrûlé, un des derniers villages de France où il n'y ait pas de casino, pas de théâtre de verdure. Je suis le plus ancien client du père Guinglard, qui me dédaigne un peu parce que je fais de la peinture, métier de fainéant, affirme-t-il, mais m'admire beaucoup parce que je lis l'écriture aussi couramment que l'imprimé, chose merveilleuse pour lui, qui s'embrouille dès qu'on le sort des caractères d'affiche ayant au moins trois centimètres de hauteur. Là-bas, je lui ai rendu quelques menus services, déchiffrant des paperasses ou écrivant ses lettres pour un procès qu'il eut à propos d'un mur mitoyen. Ayant gagné sa cause, il a décidé que j'étais le plus retors des hommes d'affaires, et rien ne pourra désormais lui ôter cette idée.
Or, une de ses cousines vient de mourir ici, lui léguant quelques milliers de francs. Le père Guinglard, qui a une peur horrible de Paris, tombe chez moi à l'improviste, ce matin, et déclare que je suis le seul homme au monde capable de le tirer d'affaire, que si je ne m'en mêle pas, il ne verra jamais un sou de son héritage. Je l'accompagne chez le notaire, où nous trouvons toutes choses parfaitement en règle, sans la moindre complication possible, ce dont le vieux m'attribue tout l'honneur, quoi que je dise pour m'en défendre.
Je l'emmène déjeuner, puis, ne sachant qu'en faire, l'idée me vient de le conduire au cinéma. Je l'installe, il s'assied, regarde de tous ses yeux, n'ayant pas l'air de comprendre, mais semblant s'amuser beaucoup. Pendant un entr'acte, j'essaie de lui expliquer, en des termes à sa portée, comment ce spectacle est obtenu. Il m'écoute d'un air incrédule et narquois, puis, l'explication terminée, cligne son petit oeil rusé, et déclare tranquillement :
— Que vous êtes donc farceur... Y sont derrière la toile... J'l'ai bien vu !
La lumière s'éteint. Un titre apparaît sur l'écran : « Aventures du prince Zinzolin. » Une salle de palais surgit, peuplée de dames et de seigneurs. Ils se rangent, font la haie, et s'inclinent profondément sur le passage du prince, qui entre en costume somptueux, la mine haute et fière, suivi par des pages qui portent les coins de son manteau. Là-dessus, le père Guinglard se lève, tend le poing vers l'écran, et profère d'une voix terrible :
— Te v'là donc, crapule ! Vas-tu me payer, maintenant ?
Des « chuts ! » nombreux retentissent dans l'obscurité. Mais Guinglard n'en a cure. Toujours debout, il continue à voix haute :
— Je l'reconnais bien, malgré qu'i s'a déguisé et qu'il a laissé pousser ses cheveux ! I'm'doit quinze jours de pension, c'pierrot-là, et quinze jours pour sa fumelle, ça fait trente ! Il a fichu l'camp sans rien m'payer ! Qu'il ose donc l'nier, pour voir !
Je le tire par sa blouse en le suppliant de se rasseoir. Les protestations du public se font plus nombreuses, plus véhémentes. La représentation continue toutefois, et le prince Zinzolin, ayant fait sortir ses courtisans, se livre à une mimique passionnée aux pieds d'une belle dame en grands atours. Guinglard reprend, plus haut que jamais :
— Faites donc pas l'innocent, m'sieur Gaston, puisque j'vous ai r'connu ! Faites donc pas semblant qu'vous m'entendez pas ! Vous m'devez cent cinquante francs pour les quinze jours que vous avez passés chez moi avec vot'dame, tout l'village est là pour le dire ! Et j'vous compte même pas tous les pernods qui sont encore marqués derrière le volet ! V'nez donc vous expliquer avec moi, si vous êtes un homme !
La moitié de la salle est debout, riant ou protestant. Mais soudain, sur l'écran, le décor change, la scène représente un vaste perron. Zinzolin en descend les degrés, menant la belle dame par la main, et se dirige vers un carrosse attelé de quatre chevaux blancs. Voyant cela, cet idiot de père Guinglard grimpe sur sa banquette en gueulant :
— Ah ! mais non ! Ah ! mais non ! Tu n'vas pas filer comme ça d'nouveau ! M'faut mes sous, d'abord ! Arrêtez, cocher ! Arrêtez ! I vous payera pas non plus !
Et comme le prince va monter dans le carrosse, mon homme enjambe résolument les banquettes et se précipite vers la scène, dans l'intention manifeste d'empoigner son débiteur. Il pose son gros soulier sur la main d'une vieille dame qui pousse un hurlement. Le mari de la dame lance un coup de canne à Guinglard, qui riposte par un coup de parapluie. Je veux m'interposer, et reçois la canne sur l'épaule, le parapluie sur la tête. La dame s'en mêle, et je sens ses griffes m'entrer dans les yeux. D'autres spectateurs interviennent, reçoivent des coups, dans la bagarre, et commencent à taper à leur tour. Bref, la représentation est interrompue, la police pénètre dans l'établissement, et conduit au poste douze personnes, dont Guinglard et moi, bien entendu. On nous a tous relâchés, sauf le vieux, qui a trouvé le moyen d'aggraver encore son cas. Le gérant du cinéma et le commissaire de police ayant voulu lui expliquer que le film était posé depuis plusieurs mois, et que son débiteur pouvait être mort ou jouer la comédie en Amérique, à l'heure qu'il est, mon gaillard s'est fâché de nouveau, a déclaré que tout le monde s'entendait pour le mettre dedans, et a fini par traiter le commissaire de filou. Alors, tu penses s'il l'a gardé, le commissaire ! Et il le gardera longtemps s'il n'attend que moi pour aller le réclamer.
Et mon pauvre ami conclut, en passant le poing dans la fente qui crevait son chapeau :
— Ah ! on m'y reprendra à initier des troglodytes aux derniers perfectionnements de la civilisation !
Puis, comme son faux-col ne voulait décidément plus rien savoir, il le lança, par la portière, au nez d'un monsieur dont la figure lui déplaisait sans doute.
Source: https://fr.wikisource.org/wiki/Contes_et_nouvelles_(Ista)/Tome_1/6
La dette du Prince Zinzolin
Planté au bord du trottoir, mon ami Barnache lançait vainement des appels désespérés aux cochers, aux chauffeurs qui passaient devant lui. Mais ces messieurs, d'un signe de tête goguenard, indiquaient leur petit drapeau renversé, avec l'air de profonde jubilation qu'ils ont tous, quand ils peuvent refuser de sortir quelqu'un d'embarras.
Car Barnache était dans l'embarras, ça se voyait à son chapeau fendu et défoncé, à ses vêtements en désordre, à son faux-col arraché, à sa figure qui semblait avoir servi, pendant quelques minutes, de punching-ball à un champion des poids lourds.
Aussi, en l'abordant, lui dis-je sans hésiter :
— Tu fais donc de la politique, maintenant ?
Car j'aurais juré qu'il sortait d'une réunion électorale. Mais Barnache répondit, en me serrant la main d'un air fort piteux :
— Non, mon vieux, ce qui m'arrive est encore plus bête. C'est au cinéma que je me suis fait arranger ainsi.
Un taxi passait, libre enfin. Mon ami l'arrêta d'un signe, s'y enfourna avant même qu'il fût arrêté, puis, tendant vers moi une main sale, écorchée, qui sortait d'une manchette en lambeaux :
— Accompagne-moi, supplia-t-il. J'ai besoin de raconter cette aventure à quelqu'un, ça me soulagera. Barnache donna son adresse au cocher. Puis, affalé sur les coussins, il proféra, l'air encore tout ahuri :
— C'est la faute au père Guinglard !
— Le père Guinglard de Boisbrûlé ?
— Lui-même ! Le père Guinglard qui nous servait de si bonnes omelettes au lard, de si appétissantes truites au beurre, dans sa petite auberge du bord de l'eau... Le père Guinglard qui n'était plus venu à Paris depuis l'exposition de 1867, et avait juré de n'y jamais remettre les pieds, de ne plus quitter son Ardenne. Le père Guinglard est à Paris, il est même au poste, pour le moment, et c'est grâce à lui que tu me vois dans ce bel état.
Ma mine stupéfaite valait toutes les questions du monde. Barnache continua, tout en essayant vainement de rattacher son faux-col, dont les deux boutonnières étaient en charpie :
— Puisque tu y vins avec moi, tu sais que je vais, tous les ans, passer trois mois à Boisbrûlé, un des derniers villages de France où il n'y ait pas de casino, pas de théâtre de verdure. Je suis le plus ancien client du père Guinglard, qui me dédaigne un peu parce que je fais de la peinture, métier de fainéant, affirme-t-il, mais m'admire beaucoup parce que je lis l'écriture aussi couramment que l'imprimé, chose merveilleuse pour lui, qui s'embrouille dès qu'on le sort des caractères d'affiche ayant au moins trois centimètres de hauteur. Là-bas, je lui ai rendu quelques menus services, déchiffrant des paperasses ou écrivant ses lettres pour un procès qu'il eut à propos d'un mur mitoyen. Ayant gagné sa cause, il a décidé que j'étais le plus retors des hommes d'affaires, et rien ne pourra désormais lui ôter cette idée.
Or, une de ses cousines vient de mourir ici, lui léguant quelques milliers de francs. Le père Guinglard, qui a une peur horrible de Paris, tombe chez moi à l'improviste, ce matin, et déclare que je suis le seul homme au monde capable de le tirer d'affaire, que si je ne m'en mêle pas, il ne verra jamais un sou de son héritage. Je l'accompagne chez le notaire, où nous trouvons toutes choses parfaitement en règle, sans la moindre complication possible, ce dont le vieux m'attribue tout l'honneur, quoi que je dise pour m'en défendre.
Je l'emmène déjeuner, puis, ne sachant qu'en faire, l'idée me vient de le conduire au cinéma. Je l'installe, il s'assied, regarde de tous ses yeux, n'ayant pas l'air de comprendre, mais semblant s'amuser beaucoup. Pendant un entr'acte, j'essaie de lui expliquer, en des termes à sa portée, comment ce spectacle est obtenu. Il m'écoute d'un air incrédule et narquois, puis, l'explication terminée, cligne son petit oeil rusé, et déclare tranquillement :
— Que vous êtes donc farceur... Y sont derrière la toile... J'l'ai bien vu !
La lumière s'éteint. Un titre apparaît sur l'écran : « Aventures du prince Zinzolin. » Une salle de palais surgit, peuplée de dames et de seigneurs. Ils se rangent, font la haie, et s'inclinent profondément sur le passage du prince, qui entre en costume somptueux, la mine haute et fière, suivi par des pages qui portent les coins de son manteau. Là-dessus, le père Guinglard se lève, tend le poing vers l'écran, et profère d'une voix terrible :
— Te v'là donc, crapule ! Vas-tu me payer, maintenant ?
Des « chuts ! » nombreux retentissent dans l'obscurité. Mais Guinglard n'en a cure. Toujours debout, il continue à voix haute :
— Je l'reconnais bien, malgré qu'i s'a déguisé et qu'il a laissé pousser ses cheveux ! I'm'doit quinze jours de pension, c'pierrot-là, et quinze jours pour sa fumelle, ça fait trente ! Il a fichu l'camp sans rien m'payer ! Qu'il ose donc l'nier, pour voir !
Je le tire par sa blouse en le suppliant de se rasseoir. Les protestations du public se font plus nombreuses, plus véhémentes. La représentation continue toutefois, et le prince Zinzolin, ayant fait sortir ses courtisans, se livre à une mimique passionnée aux pieds d'une belle dame en grands atours. Guinglard reprend, plus haut que jamais :
— Faites donc pas l'innocent, m'sieur Gaston, puisque j'vous ai r'connu ! Faites donc pas semblant qu'vous m'entendez pas ! Vous m'devez cent cinquante francs pour les quinze jours que vous avez passés chez moi avec vot'dame, tout l'village est là pour le dire ! Et j'vous compte même pas tous les pernods qui sont encore marqués derrière le volet ! V'nez donc vous expliquer avec moi, si vous êtes un homme !
La moitié de la salle est debout, riant ou protestant. Mais soudain, sur l'écran, le décor change, la scène représente un vaste perron. Zinzolin en descend les degrés, menant la belle dame par la main, et se dirige vers un carrosse attelé de quatre chevaux blancs. Voyant cela, cet idiot de père Guinglard grimpe sur sa banquette en gueulant :
— Ah ! mais non ! Ah ! mais non ! Tu n'vas pas filer comme ça d'nouveau ! M'faut mes sous, d'abord ! Arrêtez, cocher ! Arrêtez ! I vous payera pas non plus !
Et comme le prince va monter dans le carrosse, mon homme enjambe résolument les banquettes et se précipite vers la scène, dans l'intention manifeste d'empoigner son débiteur. Il pose son gros soulier sur la main d'une vieille dame qui pousse un hurlement. Le mari de la dame lance un coup de canne à Guinglard, qui riposte par un coup de parapluie. Je veux m'interposer, et reçois la canne sur l'épaule, le parapluie sur la tête. La dame s'en mêle, et je sens ses griffes m'entrer dans les yeux. D'autres spectateurs interviennent, reçoivent des coups, dans la bagarre, et commencent à taper à leur tour. Bref, la représentation est interrompue, la police pénètre dans l'établissement, et conduit au poste douze personnes, dont Guinglard et moi, bien entendu. On nous a tous relâchés, sauf le vieux, qui a trouvé le moyen d'aggraver encore son cas. Le gérant du cinéma et le commissaire de police ayant voulu lui expliquer que le film était posé depuis plusieurs mois, et que son débiteur pouvait être mort ou jouer la comédie en Amérique, à l'heure qu'il est, mon gaillard s'est fâché de nouveau, a déclaré que tout le monde s'entendait pour le mettre dedans, et a fini par traiter le commissaire de filou. Alors, tu penses s'il l'a gardé, le commissaire ! Et il le gardera longtemps s'il n'attend que moi pour aller le réclamer.
Et mon pauvre ami conclut, en passant le poing dans la fente qui crevait son chapeau :
— Ah ! on m'y reprendra à initier des troglodytes aux derniers perfectionnements de la civilisation !
Puis, comme son faux-col ne voulait décidément plus rien savoir, il le lança, par la portière, au nez d'un monsieur dont la figure lui déplaisait sans doute.
Source: https://fr.wikisource.org/wiki/Contes_et_nouvelles_(Ista)/Tome_1/6
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