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Illustration: Humour - Alphonse Allais

Humour

(Version Intégrale)

Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2010-12-30

Lu par Alain Bernard
Livre audio de 31min
Fichier mp3 de 24,1 Mo

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Photo: Alphonse Allais - source: Littérature audio

Musique : SATIE Erik Gnossiennes n°1 pianosociety.com


Un fait-divers
Jeudi dernier, les époux H... se rendaient au Théâtre Montmartre pour
assister à la représentation du Vieux Caporal. Ils avaient laissé leur
domicile sous la garde d'un petit chien fort intelligent qui répond au nom
de Castor.
Si l'Homme est véritablement le roi de la Création, le Chien peut, sans être
taxé d'exagération, en passer pour le baron tout au moins.
Castor, en particulier, est un animal extrêmement remarquable, dont les
époux H... ont dit à maintes reprises :
- Castor ?... Nous ne le donnerions pas pour dix mille francs !... quand ce
serait le pape qui nous le demanderait !
Bien en a prix aux époux H... de cet attachement.
Ces braves gens n'en étaient pas plus tôt au deuxième acte du Vieux
Caporal, que des cambrioleurs s'introduisaient dans leur domicile.
Castor, occupé en ce moment à jouer au bouchon dans la cuisine, entendit
le bruit, ne reconnut pas celui de ses maîtres (le pas, bien entendu), et se
tapit dans un coin, l'oreille tendue.
Une minute plus tard, sa religion était éclairée : nul doute, c'était bien à des
cambrioleurs qu'il avait affaire. À l'astuce du renard, Castor ajoute la
prudence du serpent jointe à la fidélité de l'hirondelle. Seule la vaillance du
lion fait défaut à ce pauvre animal.
Que faire en cette occurrence ? Une angoisse folle étreignait la gorge de
Castor.l'étrangleraient, tel un poulet.
Se taire ? S'enfuir ? Et le devoir professionnel !
Une lueur, probablement géniale, inonda brusquement le cerveau de
Castor.
Sortant à pas de loup (ce qui lui est facile ataviquement, le chien
descendant du loup), Castor se précipita vers une maison en construction,
sise non loin du domicile des époux H... Saisissant dans sa gueule une des
lanternes (éclairage Levent, ainsi nommé parce que la moindre brise suffit
à son extinction), Castor revint en toute hâte vers le logement de ses
maîtres.
La ruse eut tout le succès qu'elle méritait. Les cambrioleurs, apercevant de
la lumière dans la pièce voisine, se crurent surpris et se sauvèrent par les
toits (les cambrioleurs se sauvent toujours par les toits dès qu'ils sont
surpris). Il serait impossible de rendre la joie de Castor à la vue de la
réussite de sa supercherie.
Quand ses maîtres rentrèrent, ils le trouvèrent se frottant encore les pattes
de satisfaction.
Et il y a des gens qui disent que les bêtes n'ont pas d'âme ! Imbéciles, va !


Loufoquerie
Cet homme me contemplait avec une telle insistance que je commençais à
en prendre rage. Pour un peu, je lui aurais envoyé une bonne paire de
soufflets sur la physionomie, sans préjudice pour un coup de pied dans les
gencives.
- Quand vous aurez fini de me regarder, espèce d'imbécile ? fis-je au
comble de l'ire.
Mais lui se leva, vint à moi, prit mes mains avec toutes les marques de
l'allégresse affectueuse.
- Est-ce bien toi qui me parles ainsi ? dit-il.
Je ne le reconnaissais pas du tout.
Il se nomma : Edmond Tirouard.
- Comment, m'exclamai-je, c'est toi, mon pauvre Tirouard ! Je ne te
remettais pas. Mais pardon, si j'ose, n'étais-tu point dans le temps blond
avec des yeux bleus ?
- C'est juste, je me suis fait teindre les cheveux et les yeux ! Suis-je pas
mieux en brun ?
Ce pauvre Tirouard, j'étais si content de le revoir ! Depuis le temps !
Et nous égrenâmes les souvenirs du passé. Et Machin ? Et Untel ? Et
Chose ? Hélas ! que de disparus !
Tirouard et moi, nous étions dans la même classe au collège. Je ne me
rappelle pas bien lequel de nous deux était le plus flemmard, mais ce qu'on
rigolait !
Il mettait au pillage la maison de son père qui était quincaillier et nous
apportait chaque matin mille petits objets utiles ou agréables : des
couteaux, des vis, des cadenas, des aimants (j'adorais les aimants).
Moi, en ma qualité de fils de pharmacien, je gorgeais mes camarades d'un
tas de cochonneries : des pâtes pectorales, des dattes. Entre-temps
j'apportais des seringues en verre (ô joie !) et des suspensoirs qu'on
transformait en frondes.
Un jour - mon Dieu ! ai-je ri ce jour-là ! - j'arrivai muni d'une boîte de
biscuits dont chacun recelait, si j'ai bonne mémoire, soixante-quinze
centigrammes de scammonée.
Toute la classe ne fit qu'une bouchée de ces friandises traîtresses, mais
c'est une heure après qu'il fallait voir les faces livides de mes petits
camarades ! Mon Dieu ! ai-je ri !
Ah ! ce jour-là, le niveau des études ne monta pas beaucoup dans notre
classe !
Comme c'est loin, tout ça ! Et avec Tirouard, nous nous remémorions tous
ces vieux temps disparus.
- Te rappelles-tu mon expérience de parachute ?
Si je me rappelais son parachute !
Un jeudi, dans l'après-midi, Tirouard nous avait tous conviés à une
expérience due à son ingéniosité.
Il avait attaché un panier au bec d'un vieux parapluie rouge, inséré un chat
dans le panier, et lâché le tout au gré de la brise.

 

Le gré de la brise balançait l'appareil dans les airs pendant de longues
heures. Toute la ville était sens dessus dessous.
La tante de Tirouard, qui adorait son chat et n'avait jamais rêvé pour lui
une telle destinée, poussait des clameurs à fendre des pierres précieuses.
Finalement, l'appareil alla s'accrocher au coq du clocher, et il ne fallut pas
moins d'un caporal de pompiers pour aller délivrer le minet aérien.
- Et maintenant, demandais-je à Tirouard, que fais-tu ?
- Je ne fais rien, mon ami, je suis riche. Et Tirouard voulut bien me conter
son existence, une existence auprès de laquelle l'Odyssée du vieil Homère
ne semblerait qu'un pâle récit de feu de cheminée.
Quelques traits saillants du récit de Tirouard donneront à ma clientèle une
idée de l'originalité de mon ami.
Certaines entreprises malheureuses (entre autres la Poissonnerie
continentale - laissée pour compte des grands poissonniers de Paris)
déterminèrent Tirouard à s'expatrier.
Son commerce de pacotilles ne réussit guère mieux.
Jeune encore, d'une nature frivole et brouillonne, il ne regardait pas
toujours si les marchandises qu'il importait s'adaptaient bien aux besoins
des pays destinataires.
Il lui arriva, par exemple, d'importer des éventails japonais au Spitzberg et
des bassinoires au Congo.
Dégoûté du commerce, il partit au Canada dans le but de faire de la haute
banque. De mauvais jours luirent pour lui, et il se vit contraint, afin de
gagner sa vie, d'embrasser la profession de scaphandrier.
Les scaphandriers étaient fortement exploités à cette époque.

Tirouard les Saint-Laurent.
Fait assez curieux dans l'histoire des grèves, ces braves
travailleurs ne demandaient ni augmentation de salaire ni diminution de
travail.
Tout ce qu'ils exigeaient, c'était le droit absolu de ne pas travailler par les
temps de pluie.
Ajoutons qu'ils eurent vite gain de cause.
Tirouard s'occupa dès lors du dressage de toutes sortes de bêtes. Le succès
couronna ses efforts.
Tirouard dressa la totalité des animaux de la création, depuis l'éléphant
jusqu'au ciron.
Mais ce fut surtout dans le dressage de la sardine à l'huile qu'il dépassa tout
ce qu'on avait fait jusqu'à ce jour.
Rien n'était plus intéressant que de voir ces intelligentes petites créatures
évoluer, tourner, faire mille grâces dans leur aquarium.
Le travail se terminait par le choeur des soldats de Faust chanté par les
sardines, après quoi elles venaient d'elles-mêmes se ranger dans leur boîte
d'où elles ne bougeaient point jusqu'à la représentation du lendemain. À
présent, Tirouard, riche et officier d'académie, goûte un repos qu'il a bien
mérité.
J'ai visité hier son merveilleux hôtel de l'impasse Guelma, où j'ai
particulièrement admiré les jardins suspendus qu'il a fait venir de Babylone
à grands frais.


Le nommé Fabrice
- Hé ! là-bas, le vieux rigolo ! qu'est-ce que vous demandez ?
Le vieux rigolo ainsi interpellé ne répondit pas, mais comme en proie à une
indicible stupeur, il regardait les bâtiments neufs à peine terminés, une
petite maisonnette en brique, les hangars, les écuries, une immense bascule
destinée à peser les voitures de betteraves.
- Tout de même, fit-il, faut être bougrement effronté !
- De quoi donc, mon brave ?
- Faut avei un rude toupet !
Fatigué sans doute de cette conversation, le contremaître demanda
brusquement au paysan :
- Enfin, qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?
- Qui que je sis ? Vous me demandez qui que je sis ? Je sis le nommé
Fabrice, et je sis cheu mei, et vous n'êtes pas cheu vous !
- Comment, vous êtes chez vous ?
- Je sis cheu mei, et vous allez me faire le plaisir de f... le camp, avec vos
gens et toutes vos saloperies de bâtisses, et pis je vous demanderai trois
mille francs de dommages et intérêts !
Sur ces entrefaites, l'architecte arrivait au chantier. La dernière phrase du
vieux campagnard le fit légèrement pâlir. Si c'était vrai, pourtant, qu'on eût
bâti sur son champ !
Le plus comique, c'est que la chose était parfaitement exacte.
Le pauvre architecte s'était trompé de terrain et il avait construit sur le
champ du nommé Fabrice pour cinquante mille francs de bâtiments au compte d'une grande sucrerie voisine.
On allait en faire, une tête, à l'administration, quand on apprendrait ça !
L'architecte esquissa le geste habituel des architectes qui n'en mènent pas
large : il se gratta la tête et le nez alternativement.
L'indignation du campagnard allait croissant :
- Je sis le nommé Fabrice, et personne n'a le droit de construire sur mon
bien, personne !
- Effectivement, balbutiait l'architecte, il y a erreur, mais elle est facilement
réparable... Nous allons vous donner l'autre champ, le nôtre. Il est d'égale
surface, et...
- J'n'en veux point de votre champ. C'est le mien qu'il me faut. Vous n'avez
pas le droit de bâtir sur mon bien, ni vous ni personne. J'vous donne huit
jours pour démolir tout ça et remettre mon champ en état, et pis je
demande trois mille francs de dommages et intérêts ! La discussion
continua sur ce ton.
Le pauvre architecte, qui en menait de moins en moins large, s'efforçait de
convaincre le nommé Fabrice. Le vieux paysan ne voulait rien savoir.Il lui
fallait son champ débarrassé des saloperies de bâtisses, et, en plus, trois
mille francs d'indemnité.
Le propriétaire de la sucrerie, informé de cet étrange malentendu, arriva
vite et voulut transiger. Le nommé Fabrice était buté.
On marchanda : cinq mille francs d'indemnité !
- Non, ma terre !
- Dix mille !
- Non, ma terre !
- Vingt mille !
- Non, ma terre !
- Ah zut ! nous plaiderons, alors !
Malgré la bonne volonté des juges, on ne put découvrir dans le Code le
plus mince article de loi autorisant un sucrier à bâtir sur le champ d'autrui,
même en l'indemnisant après.
Le sucrier fut condamné à remettre le bien du nommé Fabrice dans l'état
où il l'avait pris. Les considérants du jugement blâmaient la légèreté de
l'architecte, et surtout la mauvaise foi évidente et la rapacité du nommé
Fabrice.
Le nommé Fabrice riait sous cape. Il alla trouver le sucrier.
- Ecoutez, fit-il, je ne sis pas un méchant homme. Donnez-moi votre
champ et quarante mille francs... et j'vous fous la paix.
Plus tard, le caissier raconta que le nommé Fabrice, en signant son reçu de
quarante mille francs, avait murmuré :
- C'est égal, faut avei un rude toupet tout de même !
On ne sut jamais si c'était de lui qu'il voulait parler ou d'un autre

Le bahut Henri II
Nous en étions arrivés à ce moment du dîner où se produit ordinairement
l'explosion des sentiments généreux.
D'un commun accord, nous flétrîmes l'esclavage. la question avait été mise
sur le tapis par un gros garçon que l'on prétendait être un fils naturel de
Mgr de Lavigerie. (Le fait est que l'extrême rubiconderie de son teint
semblait dériver immédiatement de quelque pourpre cardinalice).
Ce dîner était un dîner joyeux, composé de quelques Portugais, lesquels,
ainsi que l'affirme un proverbe arabe, n'engendrent jamais la mélancolie.
Il y avait là le major Saligo, et Timeo Danaos, et Doña Ferentès (la seule
dame de la société), et Sinon, et Vero, et Ben Trovato, et quelques autres
que j'oublie.
En fait de Français : l'écarlate bâtard, le lieutenant de vaisseau
Becque-Danlot, et moi.
J'ai dit plus haut que nous flétrissions l'esclavage d'un commun accord ;
cela n'est pas tout à fait exact. Becque-Danlot ne flétrissait rien du tout.
Becque-Danlot semblait, pour le moment, étranger à toute indignation.
Ce fut la belle Doña Ferentès qui s'en aperçut la première.
- Eh bien ! capitaine, fit-elle de sa jolie voix andalouse, ça ne vous révolte
pas, ces hommes vendus par des hommes, ces hideux marchés d'Afrique ?
- Je vous demande mille pardons, señora, répondit l'homme de mer, je me
sens indigné au plus creux de mon être, mais ma conduite passée m'interdit
de me joindre à vous pour conspuer publiquement ces détestables
Après un silence, il ajouta :
- Moi qui vous parle, j'ai vendu un homme !
Ce souvenir ne semblait pas torturer à l'excès notre ami Becque-Danlot, car
il éclata d'un rire auquel le remords n'enlevait rien de sa joyeuse sonorité.
- Vous, capitaine ! Vous, l'honneur de la marine française ! Vous avez
vendu un homme ?
- J'ai vendu un homme ! insista Becque-Danot, toujours gai.
- En Afrique ?
- Non, pas en Afrique, en France.
- En France !
- Parfaitement ! Et même mieux : à Paris !
- A Paris !
- Parfaitement ! Et même mieux : à l'Hôtel des Ventes, rue Drouot. Du
coup, nous jugeâmes que l'intrépide marin se gaussait de nous.
Le fils naturel de Mgr de Lavigerie se fit l'écho de tous :
- Vous vous payez notre poire, capitaine !
Sans s'arrêter à cette apostrophe triviale, Becque-Danlot reprit :
- Oui, señora, oui, messieurs, j'ai bazardé un bonhomme à l'Hôtel des
Ventes. Ça n'est même pas une brillante opération que j'ai faite là. J'ai
perdu 350 francs... mais j'ai bien rigolé !
Un point d'interrogation se peignit sur chacune de nos faces.
- Contez-nous cela, ordonna Ferentès.
Un marin français n'a jamais rien refusé à une grande dame andalouse : le
fait est bien connu.

Je passe sous silence le cigare classique qu'alluma le conteur, les spirales
traditionnellement beuâtres qu'il contempla un instant, et j'arrive au récit de
Becque-Danlot :
Il y a de cela trois ans. J'arrivais du Sénégal avec un congé de six mois de
convalescence et bien disposé à en profiter largement. Un petit héritage
que je venais d'accomplir me permettait de bien faire les choses. Je louai,
rue Brémontier, un rez-de-chaussée que je meublai fort gentiment, ma foi,
et me voilà parti pour la vie joyeuse.
Un soir, au Jardin-de-Paris, je fis connaissance d'une jeune femme qui me
plut énormément. Pas étonnamment jolie, mais d'une distinction et d'un
charme ! Très réservée, avec cela, et ne ressemblant nullement à toutes ces
marchandes d'amour qui peuplaient l'endroit.
Elle me raconta une histoire à dormir debout, dans laquelle je coupai,
d'ailleurs, comme un rasoir.
Fille d'un général, élevée à Saint-Denis, père remarié, belle-mère acariâtre,
scènes continuelles, existence impossible, fuite, malheurs, envies de
suicide.
Le tout accompagné de larmes furtives qu'elle essuyait fréquemment avec
un mouchoir sentant très bon.
Ce qui suivit, vous le devinez tous, n'est-ce pas ? J'emmenai la jeune
personne chez moi, l'installai, la lotis d'un amour de petite femme de
chambre.
Bref, je fus bon avec elle, comme s'il en pleuvait, et discret, et bien élevé.
Tout à fait charmant, vous dis-je. Je la laissais seule presque toute la
journée, ne venant la quérir que le soir, vers six heures, pour dîner, aller au
théâtre, au concert.
Elle semblait s'être prise pour moi d'une ardente passion et me répétait souvent :
- Quand vous me quitterez, mon ami, je me tuerai !
Diable !
Je commençais à devenir sérieusement inquiet de la tournure que prenaient
les choses, quand, un matin, l'amour de petite femme de chambre me remit
un billet qu'elle me pria de lire plus tard dans la journée.
Monsieur, disait le billet, n'a pas idée de ce que Madame se fiche de
Monsieur ! Monsieur n'a pas plus tôt les talons tournés que Madame reçoit
une espèce de gigolo qui marque bigrement mal. Au cas où Monsieur
rentrerait brusquement, ce qui est déjà arrivé une fois, l'affaire est
arrangée : le gigolo se glisse dans le bahut Henri II qui sert de coffre à
bois pendant l'hiver. Madame donne un tour de clef au bahut, met la clef
dans sa poche, et ni vu ni connu ! Comme le couvercle ne joint pas très
bien, et que le bahut est très grand, le gigolo n'est pas trop mal pendant
que Monsieur est là. Pour être sûr de piéger le gigolo, venir de préférence
vers deux heures de l'après-midi.
MARIE. D'abord, je me refusai à croire à tant d'infamie, mais tout de
même j'étais là vers deux heures.
Une mimique expressive de l'amour de petite femme de chambre m'apprit
que j'arrivais bien.
Ellen (vous ai-je dit que la personne s'appelait Ellen ?), Ellen me reçut
avec le plus enchanteur de ses sourires, et la plus calme de ses
physionomies :
- Quelle bonne fortune de vous voir à cette heure !
La clef du bahut n'était pas sur la serrure, une grosse clef en fer forgé de
l'époque, assez malaisée à dissimuler.

souvent :
- Quand vous me quitterez, mon ami, je me tuerai !
Diable !
Je commençais à devenir sérieusement inquiet de la tournure que prenaient
les choses, quand, un matin, l'amour de petite femme de chambre me remit
un billet qu'elle me pria de lire plus tard dans la journée.
Monsieur, disait le billet, n'a pas idée de ce que Madame se fiche de
Monsieur ! Monsieur n'a pas plus tôt les talons tournés que Madame reçoit
une espèce de gigolo qui marque bigrement mal. Au cas où Monsieur
rentrerait brusquement, ce qui est déjà arrivé une fois, l'affaire est
arrangée : le gigolo se glisse dans le bahut Henri II qui sert de coffre à
bois pendant l'hiver. Madame donne un tour de clef au bahut, met la clef
dans sa poche, et ni vu ni connu ! Comme le couvercle ne joint pas très
bien, et que le bahut est très grand, le gigolo n'est pas trop mal pendant
que Monsieur est là. Pour être sûr de piéger le gigolo, venir de préférence
vers deux heures de l'après-midi.
MARIE. D'abord, je me refusai à croire à tant d'infamie, mais tout de
même j'étais là vers deux heures.
Une mimique expressive de l'amour de petite femme de chambre m'apprit
que j'arrivais bien.
Ellen (vous ai-je dit que la personne s'appelait Ellen ?), Ellen me reçut
avec le plus enchanteur de ses sourires, et la plus calme de ses
physionomies :
- Quelle bonne fortune de vous voir à cette heure !
La clef du bahut n'était pas sur la serrure, une grosse clef en fer forgé de
l'époque, assez malaisée à dissimuler.


Quelques privautés manuelles m'apprirent à n'en pas douter que la clef se
trouvait dans une des poches de la belle.
Donc, plus de doutes !
Comment l'idée me vint de faire ce que je fis en cette circonstance, je n'en
sais encore rien. Une lueur de génie, sans doute !
J'envoyai Ellen m'acheter une cravate chez un chemisier de l'avenue de
Villiers, prétendant qu'elle seule saurait la choisir à mon goût. Pendant son
absence, et en moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire, j'arrêtais une
voiture ; aidé d'un commissionnaire, je chargeais le bahut Henri II, et en
route pour la salle des ventes !
Le meuble, grâce à quelques pièces de cent sous judicieusement
distribuées, prit place dans un mobilier qu'on allait mettre en vente.
On fit bien quelques difficultés pour la clef absente, mais l'état du dehors
répondait pour la conservation intérieure.
Au bout d'une demi-heure, un Auvergnat en faisait l'acquisition pour la
somme de deux cent cinquante francs. (Il m'en avait coûté six cents).
Mon bahut fut chargé avec son contenu sur une énorme voiture de
déménagement. On entassa par-dessus les objets les plus hétéroclites,
literie, bronzes d'art, bouteilles de vin, cages à oiseaux, voitures d'enfant,
lustres en cristal, etc.
Sous cet attirail, le gigolo devait mener un train d'enfer, mais les parois
épaisses du bahut étouffaient ses clameurs.
Dans quelle direction fut-il dirigé ? Lui rendit-on promptement sa liberté ?
Ou bien, s'il y est encore ? Je ne songeai jamais à m'occuper de ces détails ;
mais je vous le répète, señora et messieurs, si j'ai ri dans ma vie, c'est bien



ce jour-là. Quant à Ellen, je ne la revis pas.
L'amour de petite femme de chambre m'apprit qu'elle avait quitté mon
appartement après avoir fait un petit paquet de ses objets précieux, et sans
faire la moindre allusion au meuble qui manquait.
Depuis ce temps-là, j'ai banni tout bahut Henri II de mes ameublements.

Bizarroïd
Je ne suis pas ce qu'on appelle un ennemi de l'originalité. Certes, j'estime
qu'il convient d'enfiler ses propres bottes de préférence à celles des autres.
Mais de là, grand Dieu ! à chausser les escarpins de la Chimère, les
godillots du Jamais Vécu et les brodequins de l'Inarrivable, trouvez-vous
pas une nuance ?
Certaines gens s'appliquent à toutes les déconcertances. Pour d'autres aussi
- soyons justes - la maboulite chronique paraît être la seule norme, dans le
Verbe aussi bien que dans le Geste.
Ce matin, je suis allé prendre un bain. À l'entrée, causaient deux messieurs,
un qui s'en allait, un qui venait, et la conversation s'arrêta sur ce mot que
dit celui qui venait :
- Eh bien, je vous assure, mon cher usufruitier, que je n'ai pas tant de frais
qu'on dit parce qu'il y a un ami de ma tante Morin qui me sert d'ancien
préfet.
Je ne songeai même pas à deviner le sens de ce propos, mais -
l'avouerai-je ? - j'en contractai quelque inquiétude.
Justement l'homme qui avait proféré cette drôle de phrase occupait la
cabine (dit-on cabine quand il s'agit de bains chauds ?) voisine de la
mienne. Les cloisons de mon établissement de bains sont minces ainsi que
la baudruche. Aussi perçoit-on le plus mince clapotis d'à côté.
Mon voisin, le neveu de Mme Morin, faisait une vie d'enfer dans sa
baignoire. Un groupe important d'otaries eût-on dit.
Et puis, à un moment, voilà qu'il s'interrompit pour sonner le garçon.
- Monsieur a sonné ? fit bientôt ce dernier.
- Oui... Donnez-moi donc la monnaie de vingt sous.
A l'heure qu'il est, je me demande encore quel besoin immédiat peut
pousser un homme nu qui trempe dans l'eau tiède à demander, toute affaire
cessante, de la monnaie de vingt sous !


Faits-divers et d'été
Une lettre reçue la semaine dernière de Chalon-sur-Saône n'a pas laissé
que de me piquer au vif.
Mon grincheux correspondant me demande quousque tandem je le raserai
avec mes histoires à dormir debout. Il me dénie toute ingéniosité dans les
aperçus. La Fantaisie, considère-t-il, m'est à jamais rebelle.
Il ajoute froidement que mon style est saumâtre et galipoteux.
Tous ces reproches ne seraient rien encore sans un post-scriptum venimeux
- postale flèche du Parthe - dans lequel il ne me l'envoie pas dire :
«Berner le lecteur est d'un art facile. Gageons, cher monsieur, que vous ne
seriez pas foutu (sic) de tourner un simple fait-divers.»
À ce dernier reproche, dois-je l'avouer, mon sang n'a fait qu'un tour (et
encore). J'ai trempé dans l'encre mon excellente plume de Tolède et j'ai
rédigé, en moins de temps qu'il ne faut pour l'écrire, un petit lot de
faits-divers qui ne sont pas, je m'en flatte, dans une potiche.
Depuis que Laffitte est devenu ministre pour avoir ramassé une épingle
dans la cour d'une banque, je ramasse tout, même les défis.
Voici mon petit essai :


Temps probable pour demain
Sec avec peut-être de la pluie. Température relativement élevée, à moins
d'un abaissement thermométrique.
Temps


L'accident de la rue Quincampoix
Un jeune ouvrier menuisier, le nommé Edmond Q...., âgé de 48 ans, était
occupé à remettre des ardoises à la toiture de la maison sise au 328 de la
rue Mazagran, lorsqu'à la suite d'un étourdissement, il fut précipité dans le
vide.
L'accident avait amassé une foule considérable et ce ne fut qu'un cri
d'horreur dans toute l'assistance.
On s'attendait à voir l'infortuné s'abattre sur le pavé quand, en passant
devant la fenêtre du premier étage, quelle ne fut pas la surprise de la foule
en constatant que l'ouvrier, sollicité par les oeillades d'une femme de
mauvaise vie qui s'y trouvait, et comme il en pullule dans ce quartier,
s'arrêta dans sa chute et pénétra par la fenêtre dans la chambre de la
prostituée.
Les médecins


LES NOUVEAUX WAGONS DE LA COMPAGNIE DE L'OUEST
Un bon point à la Compagnie de l'Ouest. On vient de mettre en circulation
les nouveaux wagons pour priseurs. Une plaque de cuivre, sur laquelle se
trouve inscrit le mot Priseurs, indique la destination de ces voitures.
Il sera donc interdit désormais de priser dans d'autres compartiments que
ceux réservés ad hoc.
À partir du 1er juillet, tous les wagons de première classe seront munis de
glaçouillottes qui ne sont autres que les bouillottes dans lesquelles l'eau
chaude est remplacée par de la glace.
Il est à souhaiter que pareille mesure s'applique aux deuxièmes classes et
mêmes aux troisièmes.
Terminons par une bonne nouvelle.
La Compagnie de l'Ouest vient enfin de donner satisfaction aux incessantes
réclamations des mécaniciens.
L'hiver prochain, sur toutes les grandes lignes, les locomotives seront
chauffées.


ENCORE DES BICYCLETTES
M. le préfet de police, au lieu de pourchasser les bookmakers et les
innocentes petites marchandes de fleurs, ferait beaucoup mieux de songer à
réglementer les bicyclettes qui, par ces temps de chaleur, constituent un
véritable danger public.
Encore, hier matin, une bicyclette s'est échappée de son hangar et a
parcouru à toute vitesse la rue Vivienne, bousculant tout et semant la
terreur sur son passage.
Elle était arrivée au coin du boulevard Montparnasse et de la rue Lepic,
quand un brave agent l'abattit d'une balle dans la pédale gauche.
L'autopsie a démontré qu'elle était atteinte de rage.
Une voiture à bras qu'elleavait mordue a été immédiatement conduite àl'Institut Pasteur.

Où la falsification va-t-elle se nicher !
On vient d'arrêter et d'envoyer au Dépôt un charbonnier, le nommé
Gandillot, qui avait trouvé un excellent truc pour faire fortune aux dépens
de la bourse et de la santé de ses clients.
Cet honnête industriel livrait à ses pratiques, au lieu de l'eau qu'on lui
demandait, un petit vin blanc de son pays qu'il achetait à vil prix.
La fraude n'a pas tardé à être découverte, grâce à l'indisposition d'une
vieille dame d'origine polonaise, la veuve Mazur K...., rentière, qui envoya
au laboratoire municipal le liquide douteux.
Le brave Auvergnat aura à rendre compte à la justice de son ingénieuse
combinaison.


BAISSE ACCIDENTELLE DE LA SEINE
Un accident étrange et, par bonheur, assez rare, vient de jeter la
perturbation chez tous les riverains de la Seine.
Un énorme chaland, chargé de papier buvard, est venu heurter une des
piles du Pont Royal. Une voie d'eau se déclara, et le bâtiment coula
immédiatement.
Le papier buvard contenu dans le chaland absorba bientôt toute l'eau
ambiante et il s'ensuivit un abaissement de 1m20 dans l'étiage du fleuve.
Les pompiers du poste de la rue Blanche, mandés sur-le-champ, arrivèrent
et se mirent en devoir de rétablir les choses en leur état.
Après six heures de travail acharné, la Seine avait repris son niveau
normal.
Malheureusement, les braves pompiers, dans leur zèle, ne manquèrent pas
de causer force dégâts.
Signalons notamment l'établissement de bains froids Deligny, qui a été
littéralement inondé.
Un peu moins de zèle, que diable !

Conclusion
Eh bien ! mon vieux Chalonnais, suis-je foutu (sic) de tourner un
fait-divers, oui ou non ?


Source: http://www.inlibroveritas.net

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