Bug-Jargal Chap8-12
Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2009-01-08
Lu par Christophe
Livre audio de 33min
Fichier Mp3 de 30,3 Mo
Télécharger
(clic droit "enregistrer sous")Signaler
une erreur Commentaires
Feuilleton audio (58 Chapitres)
Chapitres 8,9,10,11 et 12
+++ Chapitres Suivants
+++ Chapitres Précédents
Chapitres 8,9,10,11 et 12
+++ Chapitres Suivants
+++ Chapitres Précédents
VIII
Un long soupir, prolongé sur les cordes frémissantes de la guitare, accompagna ces dernières paroles. J'étais hors de moi. « Roi ! noir ! esclave ! » Mille idées incohérentes, éveillées par l'inexplicable chant que je venais d'entendre, tourbillonnaient dans mon cerveau. Un violent besoin d'en finir avec l'être inconnu qui osait ainsi associer le nom de Marie à des chants d'amour et de menace s'empara de moi. Je saisis convulsivement ma carabine, et me précipitai hors du pavillon. Marie, effrayée, tendait encore les bras pour me retenir, que déjà je m'étais enfoncé dans le taillis du côté d'où la voix était venue. Je fouillai le bois dans tous les sens, je plongeai le canon de mon mousqueton dans l'épaisseur de toutes les broussailles, je fis le tour de tous les gros arbres, je remuai toutes les hautes herbes. Rien ! rien, et toujours rien ! Cette recherche inutile, jointe à d'inutiles réflexions sur la romance que je venais d'entendre, mêla de la confusion à ma colère. Cet insolent rival échapperait donc toujours à mon bras comme à mon esprit ! Je ne pourrais donc ni le deviner, ni le rencontrer !
En ce moment, un bruit de sonnettes vint me distraire de ma rêverie. Je me retournai. Le nain Habibrah était à côté de moi.
- Bonjour, maître, me dit-il, et il s'inclina avec respect ; mais son louche regard, obliquement relevé vers moi, paraissait remarquer avec une expression indéfinissable de malice et de triomphe l'anxiété peinte sur mon front.
- Parle ! lui criai-je brusquement, as-tu vu quelqu'un dans ce bois ?
- Nul autre que vous, señor mio, me répondit-il avec tranquillité.
- Est-ce que tu n'as pas entendu une voix ? repris-je.
L'esclave resta un moment comme cherchant ce qu'il pouvait me répondre. Je bouillais.
- Vite, lui dis-je, réponds vite, malheureux ! as-tu entendu ici une voix ?
Il fixa hardiment sur mes yeux ses deux yeux ronds comme ceux d'un chat-tigre.
- Que querre decir usted ?[Que voulez-vous dire ? ] par une voix, maître ? Il y a des voix partout et pour tout ; il y a la voix des oiseaux, il y a la voix de l'eau, il y a la voix du vent dans les feuilles...
Je l'interrompis en le secouant rudement.
- Misérable bouffon ! cesse de me prendre pour ton jouet, ou je te fais écouter de près la voix qui sort d'un canon de carabine. Réponds en quatre mots. As-tu entendu dans ce bois un homme qui chantait un air espagnol ?
- Oui, señor, me répliqua-t-il sans paraître ému, et des paroles sur l'air... Tenez, maître, je vais vous conter la chose. Je me promenais sur la lisière de ce bosquet, en écoutant ce que les grelots d'argent de ma gorra [ Le petit griffe espagnol désigne par ce mot son bonnet ] me disaient à l'oreille. Tout à coup, le vent est venu joindre à ce concert quelque mots d'une langue que vous appelez l'espagnol, la première que j'aie bégayée, lorsque mon âge se comptait par mois et non par années, et que ma mère me suspendait sur son dos à des bandelettes de laine rouge et jaune. J'aime cette langue ; elle me rappelle le temps où je n'étais que petit et pas encore nain, qu'un enfant et pas encore un fou ; je me suis rapproché de la voix, et j'ai entendu la fin de la chanson.
- Eh bien, est-ce là tout ? repris-je impatienté.
- Oui, maître hermoso, mais, si vous voulez, je vous dirai ce que c'est que l'homme qui chantait.
Je crus que j'aillais embrasser le pauvre bouffon.
- Oh ! parle, m'écriai-je, parle, voici ma bourse, Habibrah ! et dix bourses meilleures sont à toi si tu me dit quel est cet homme.
Il prit la bourse, l'ouvrit, et sourit.
- Diez bolsas meilleures que celle-ci ! mais demonio ! cela ferait une pleine fanega de bons écus à l'image del rey Luis quince, autant qu'il en aurait fallu pour ensemencer le champ du magicien grenadin Altornino, lequel savait l'art d'y faire pousser de buenos doblones ; mais, ne vous fâchez pas, jeune maître, je viens au fait. Rappelez-vous, señor, les derniers mots de la chanson : « Tu es blanche, et je suis noir ; mais le jour a besoin de s'unir à la nuit pour enfanter l'aurore et le couchant, qui sont plus beaux que lui. » Or, si cette chanson dit vrai, le griffe Habibrah, votre humble esclave, né d'une négresse et d'un blanc, est plus beau que vous, si señorito de amor, je suis le produit de l'union du jour et de la nuit, je suis l'aurore ou le couchant dont parle la chanson espagnole, et vous n'êtes que le jour. Donc je suis plus beau que vous, si usted quiere, plus beau qu'un blanc.
Le nain entremêlait cette divagation bizarre de longs éclats de rire. Je l'interrompis encore.
- Où donc en veux-tu venir avec tes extravagances ? Tout cela me dira-t-il ce que c'est que l'homme qui chantait dans ce bois ?
- Précisément, maître, repartit le bouffon avec un regard malicieux. Il est évident que el hombre qui a pu chanter de telles extravagances, comme vous les appelez, ne peut être et n'est qu'un fou pareil à moi ! J'ai gagné las diez bolsas !
Ma main se levait pour châtier l'insolente plaisanterie de l'esclave émancipé, lorsqu'un cri affreux retentit tout à coup dans le bosquet, du côté du pavillon de la rivière. C'était la voix de Marie. - Je m'élance, je cours, je vole, m'interrogeant d'avance avec terreur sur le nouveau malheur que je pouvais avoir à redouter. J'arrive haletant au cabinet de verdure. Un spectacle effrayant m'y attendait. Un crocodile monstrueux, dont le corps était à demi caché sous les roseaux et les mangles de la rivière, avait passé sa tête énorme à travers l'une des arcades de verdure qui soutenaient le toit du pavillon. Sa gueule entrouverte et hideuse menaçait un jeune noir, d'une stature colossale, qui d'un bras soutenait la jeune fille épouvantée, de l'autre plongeait hardiment le fer d'une bisaiguë entre les mâchoires acérées du monstre. Le crocodile luttait furieusement contre cette main audacieuse et puissante qui le tenait en respect. Au moment où je me présentai devant le seuil du cabinet, Marie poussa un cri de joie, s'arracha des bras du nègre, et vint tomber dans les miens en s'écriant :
- Je suis sauvée !
A ce mouvement, à cette parole de Marie, le nègre se retourne brusquement, croise ses bras sur sa poitrine gonflée, et, attachant sur ma fiancée un regard douloureux, demeure immobile, sans paraître s'apercevoir que le crocodile est là, près de lui, qu'il s'est débarrassé de la bisaiguë, et qu'il va le dévorer. C'en était fait du courageux noir, si, déposant rapidement Marie sur les genoux de sa nourrice, toujours assise sur un banc et plus morte que vive, je ne me fusse approché du monstre, et je n'eusse déchargé à bout portant dans sa gueule la charge de ma carabine. L'animal, foudroyé, ouvrit et ferma encore deux ou trois fois sa gueule sanglante et ses yeux éteints, mais ce n'était plus qu'un mouvement convulsif, et tout à coup il se renversa à grand bruit sur le dos en roidissant ses deux pattes larges et écaillées. Il était mort.
Le nègre que je venais de sauver si heureusement détourna la tête, et vit les derniers tressaillements du monstre ; alors il fixa ses yeux sur la terre, et les relevant lentement vers Marie, qui était revenue achever de se rassurer sur mon coeur, il me dit, et l'accent de sa voix exprimait plus que le désespoir, il me dit :
- Porque le has matado ? [Pourquoi l'as-tu tué ? ]
Puis il s'éloigna à grands pas sans attendre ma réponse, et rentra dans le bosquet, où il disparut.
IX
Cette scène terrible, ce dénouement singulier, les émotions de tout genre qui avaient précédé, accompagné et suivi mes vaines recherches dans le bois, jetèrent un chaos dans ma tête. Marie était encore toute pensive de sa terreur, et il s'écoula un temps assez long avant que nous puissions nous communiquer nos pensées incohérentes autrement que par des regards et des serrements de main. Enfin je rompis le silence.
- Viens, dis-je à Marie, sortons d'ici ! ce lieu a quelque chose de funeste !
Elle se leva avec empressement, comme si elle n'eût attendu que ma permission, appuya son bras sur le mien, et nous sortîmes.
Je lui demandai alors comment lui était advenu le secours miraculeux de ce noir au moment du danger horrible qu'elle venait de courir, et si elle savait qui était cet esclave, car le grossier caleçon qui voilait à peine sa nudité montrait assez qu'il appartenait à la dernière classe des habitants de l'île.
- Cet homme, me dit Marie, est sans doute un des nègres de mon père, qui était à travailler aux environs de la rivière à l'instant où l'apparition du crocodile m'a fait pousser le cri qui t'a averti de mon péril. Tout ce que je puis te dire, c'est qu'au moment même il s'est élancé hors du bois pour voler à mon secours.
- De quel côté est-il venu ? lui demandai-je.
- Du côté opposé à celui d'où partait la voix l'instant d'auparavant, et par lequel tu venais de pénétrer dans le bosquet.
Cet incident dérangea le rapprochement que mon esprit n'avait pu s'empêcher de faire entre les mots espagnols que m'avait adressés le nègre en se retirant, et la romance qu'avait chantée dans la même langue mon rival inconnu. D'autres rapports d'ailleurs s'étaient déjà présentés à moi. Ce nègre, d'une taille presque gigantesque, d'une force prodigieuse, pouvait bien être le rude adversaire contre lequel j'avais lutté la nuit précédente. La circonstance de la nudité devenait d'ailleurs un indice frappant. Le chanteur du bosquet avait dit : - Je suis noir. - Similitude de plus. Il s'était déclaré roi, et celui-ci n'était qu'un esclave, mais je me rappelais, non sans étonnement, l'air de rudesse et de majesté empreint sur son visage au milieu des signes caractéristiques de la race africaine, l'éclat de ses yeux, la blancheur de ses dents sur le noir éclatant de sa peau, la largeur de son front, surprenante surtout chez un nègre, le gonflement dédaigneux qui donnait à l'épaisseur de ses lèvres et de ses narines quelque chose de si fier et de si puissant, la noblesse de son port, la beauté de ses formes, qui, quoique maigries et dégradées par la fatigue d'un travail journalier, avaient encore un développement pour ainsi dire herculéen ; je me représentais dans son ensemble l'aspect imposant de cet esclave, et je me disais qu'il aurait bien pu convenir à un roi. Alors, calculant une foule d'autres incidents, mes conjectures s'arrêtaient avec un frémissement de colère sur ce nègre insolent ; je voulais le faire rechercher et châtier... Et puis toutes mes indécisions me revenaient. En réalité, où était le fondement de tant de soupçons ? L'île de Saint-Domingue étant en grande partie possédée par l'Espagne, il résultait de là que beaucoup de nègres, soit qu'ils eussent primitivement appartenu à des colons de Santo-Domingo, soit qu'ils y fussent nés, mêlaient la langue espagnole à leur jargon. Et parce que cet esclave m'avait adressé quelques mots en espagnol, était-ce une raison pour le supposer auteur d'une romance en cette langue, qui annonçait nécessairement un degré de culture d'esprit selon mes idées tout à fait inconnu aux nègres ? Quant à ce reproche singulier qu'il m'avait adressé d'avoir tué le crocodile, il annonçait chez l'esclave un dégoût de la vie que sa position expliquait d'elle-même, sans qu'il fût besoin, certes, d'avoir recours à l'hypothèse d'un amour impossible pour la fille de son maître. Sa présence dans le bosquet du pavillon pouvait bien n'être que fortuite ; sa force et sa taille étaient loin de suffire pour constater son identité avec mon antagoniste nocturne. Etait-ce sur d'aussi frêles indices que je pouvais charger d'une accusation terrible devant mon oncle et livrer à la vengeance implacable de son orgueil un pauvre esclave qui avait montré tant de courage pour secourir Marie ?
Au moment où ces idées se soulevaient contre ma colère, Marie la dissipa entièrement en me disant avec sa douce voix :
- Mon Léopold, nous devons de la reconnaissance à ce brave nègre ; sans lui, j'étais perdue ! Tu serais arrivé trop tard.
Ce peu de mots eut un effet décisif. Il ne changea pas mon intention de faire rechercher l'esclave qui avait sauvé Marie, mais il changea le but de cette recherche. C'était pour une punition ; ce fut pour une récompense.
Mon oncle apprit de moi qu'il devait la vie de sa fille à l'un de ses esclaves, et me promit sa liberté ; si je pouvais le retrouver dans la foule de ces infortunés.
X
Jusqu'à ce jour, la disposition naturelle de mon esprit m'avait tenu éloigné des plantations où les noirs travaillaient. Il m'était trop pénible de voir souffrir des êtres que je ne pouvais soulager. Mais, dès le lendemain, mon oncle m'ayant proposé de l'accompagner dans sa ronde de surveillance, j'acceptai avec empressement, espérant rencontrer parmi les travailleurs le sauveur de ma bien-aimée Marie.
J'eus lieu de voir dans cette promenade combien le regard d'un maître est puissant sur des esclaves, mais en même temps combien cette puissance s'achète cher. Les nègres, tremblants en présence de mon oncle, redoublaient, sur son passage, d'efforts et d'activité ; mais qu'il y avait de haine dans cette terreur ! Irascible par habitude, mon oncle était prêt à se fâcher de n'en avoir pas sujet, quand son bouffon Habibrah, qui le suivait toujours, lui fit remarquer tout à coup un noir qui, accablé de lassitude, s'était endormi sous un bosquet de dattiers. Mon oncle court à ce malheureux, le réveille rudement, et lui ordonne de se remettre à l'ouvrage. Le nègre, effrayé, se lève, et découvre en se levant un jeune rosier du Bengale sur lequel il s'était couché par mégarde, et que mon oncle se plaisait à élever. L'arbuste était perdu. Le maître, déjà irrité de ce qu'il appelait la paresse de l'esclave, devient furieux a cette vue. Hors de lui, il détache de sa ceinture le fouet armé de lanières ferrées qu'il portait dans ses promenades, et lève le bras pour en frapper le nègre tombé à genoux. Le fouet ne retomba pas. Je n'oublierai jamais ce moment. Une main puissante arrêta subitement la main du colon. Un noir (c'était celui-là même que je cherchais !) lui cria en français :
- Punis-moi, car je viens de t'offenser ; mais ne fais rien à mon frère, qui n'a touché qu'à ton rosier !
Cette intervention inattendue de l'homme à qui je devais le salut de Marie, son geste, son regard, l'accent impérieux de sa voix, me frappèrent de stupeur. Mais sa généreuse imprudence, loin de faire rougir mon oncle, n'avait fait que redoubler la rage du maître et la détourner du patient à son défenseur. Mon oncle, exaspéré, se dégagea des bras du grand nègre, en l'accablant de menaces, et leva de nouveau son fouet pour l'en frapper à son tour. Cette fois le fouet lui fut arraché de la main. Le noir en brisa le manche garni de clous comme on brise une paille, et foula sous ses pieds ce honteux instrument de vengeance. J'étais immobile de surprise, mon oncle de fureur ; c'était une chose inouïe pour lui que de voir son autorité ainsi outragée. Ses yeux s'agitaient comme prêts à sortir de leur orbite ; ses lèvres bleues tremblaient. L'esclave le considéra un instant d'un air calme ; puis tout à coup, lui présentant avec dignité une cognée qu'il tenait à la main :
- Blanc, dit-il, si tu veux me frapper, prends au moins cette hache.
Mon oncle, qui ne se connaissait plus, aurait certainement exaucé son voeu, et se précipitait sur la hache, quand j'intervins à mon tour. Je m'emparai lestement de la cognée et je la jetai dans le puits d'une noria, qui était voisine.
- Que fais-tu ? me dit mon oncle avec emportement.
- Je vous sauve, lui répondis-je, du malheur de frapper le défenseur de votre fille. C'est à cet esclave que vous devez Marie ; c'est le nègre dont vous m'avez promis la liberté.
Le moment était mal choisi pour invoquer cette promesse. Mes paroles effleurèrent à peine l'esprit ulcéré du colon.
- Sa liberté ! me répliqua-t-il d'un air sombre. Oui, il a mérité la fin de son esclavage. Sa liberté ! nous verrons de quelle nature sera celle que lui donneront les juges de la cour martiale.
Ces paroles sinistres me glacèrent. Marie et moi le suppliâmes inutilement. Le nègre dont la négligence avait causé cette scène fut puni de la bastonnade, et l'on plongea son défenseur dans les cachots du fort Galifet, comme coupable d'avoir porté la main sur un blanc. De l'esclave au maître, c'était un crime capital.
XI
Vous jugez, messieurs, à quel point toutes ces circonstances avaient dû éveiller mon intérêt et ma curiosité. Je pris des renseignements sur le compte du prisonnier. On me révéla des particularités singulières. On m'apprit que ses compagnons semblaient avoir le plus profond respect pour ce jeune nègre. Esclave comme eux, il lui suffisait d'un signe pour s'en faire obéir. Il n'était point né dans les cases ; on ne lui connaissait ni père ni mère ; il y avait même peu d'années, disait-on, qu'un vaisseau négrier l'avait jeté à Saint-Domingue. Cette circonstance rendait plus remarquable encore l'empire qu'il exerçait sur tous ses compagnons, sans même en excepter les noirs créoles, qui, vous ne l'ignorez sans doute pas, messieurs, professaient ordinairement le plus profond mépris pour les nègres congos ; expression impropre, et trop générale, par laquelle on désignait dans la colonie tous les esclaves amenés d'Afrique.
Quoiqu'il parut absorbé dans une noire mélancolie, sa force extraordinaire, jointe à une adresse merveilleuse, en faisait on sujet du plus grand prix pour la culture des plantations. Il tournait plus vite et plus longtemps que ne l'aurait fait le meilleur cheval les roues des norias. Il lui arrivait souvent de faire en un jour l'ouvrage de dix de ses camarades pour les soustraire aux châtiments réservés à la négligence ou à la fatigue. Aussi était-il adoré des esclaves ; mais la vénération qu'ils lui portaient, toute différente de la terreur superstitieuse dont ils environnaient le fou Habibrah, semblait avoir aussi quelque cause cachée ; c'était une espèce de culte. Ce qu'il y avait d'étrange, reprenait-on, c'était de le voir aussi doux, aussi simple avec ses égaux, qui se faisaient gloire de lui obéir, que fier et hautain vis-à-vis de nos commandeurs. Il est juste de dire que ces esclaves privilégiés, anneaux intermédiaires qui liaient en quelque sorte la chaîne de la servitude à celle du despotisme, joignant à la bassesse de leur condition l'insolence de leur autorité, trouvaient un malin plaisir à l'accabler de travail et de vexations.
Il parait néanmoins qu'ils ne pouvaient s'empêcher de respecter le sentiment de fierté qui l'avait porté à outrager mon oncle. Aucun d'eux n'avait jamais osé lui infliger de punitions humiliantes. S'il leur arrivait de l'y condamner, vingt nègres se levaient pour les subir à sa place ; et lui, immobile, assistait gravement à leur exécution, comme s'ils n'eussent fait que remplir un devoir. Cet homme bizarre était connu dans les cases sous le nom de Pierrot.
XII
Tous ces détails exaltèrent ma jeune imagination. Marie, pleine de reconnaissance et de compassion, applaudit à mon enthousiasme, et Pierrot s'empara si vivement de notre intérêt, que je résolus de le voir et de le servir. Je rêvais aux moyens de lui parler.
Quoique fort jeune, comme neveu de l'un des plus riches colons du Cap, j'étais capitaine des milices de la paroisse de l'Acul. Le fort Galifet était confié à leur garde, et à un détachement des dragons jaunes, dont le chef, qui était pour l'ordinaire un sous-officier de cette compagnie, avait le commandement du fort. Il se trouvait justement à cette époque que ce commandant était le frère d'un pauvre colon auquel j'avais eu le bonheur de rendre de très grands services, et qui m'était entièrement dévoué...
Ici tout l'auditoire interrompit d'Auverney en nommant Thadée.
- Vous l'avez deviné, messieurs, reprit le capitaine. Vous comprenez sans peine qu'il ne me fut pas difficile d'obtenir de lui l'entrée du cachot du nègre. J'avais le droit de visiter le fort, comme capitaine des milices. Cependant, pour ne pas inspirer de soupçons à mon oncle, dont la colère était encore toute flagrante, j'eus soin de ne m'y rendre qu'à l'heure où il faisait sa méridienne. Tous les soldats, excepté ceux de garde, étaient endormis. Guidé par Thadée, j'arrivai à la porte du cachot ; Thadée l'ouvrit et se retira. J'entrai.
Le noir était assis, car il ne pouvait se tenir debout à cause de sa haute taille. Il n'était pas seul ; un dogue énorme se leva en grondant et s'avança vers moi. - Rask ! cria le noir. Le jeune dogue se tut, et revint se coucher aux pieds de son maître, où il acheva de dévorer quelques misérables aliments.
J'étais en uniforme ; la lumière que répandait le soupirail dans cet étroit cachot était si faible que Pierrot ne pouvait distinguer qui j'étais.
- Je suis prêt, me dit-il d'un ton calme.
En achevant ces paroles, il se leva à demi.
- Je suis prêt, répéta-t-il encore.
- Je croyais, lui dis-je, surpris de la liberté de ses mouvements, je croyais que vous aviez des fers.
L'émotion faisait trembler ma voix. Le prisonnier ne parut pas la reconnaître.
Il poussa du pied quelques débris qui retentirent.
- Des fers ! je les ai brisés.
Il y avait dans l'accent dont il prononça ces dernières paroles quelque chose qui semblait dire : Je ne suis pas fait pour porter des fers. Je repris :
- L'on ne m'avait pas dit qu'on vous eût laissé un chien.
- C'est moi qui l'ai fait entrer.
J'étais de plus en plus étonné. La porte du cachot était fermée en dehors d'un triple verrou. Le soupirail avait à peine six pouces de largeur, et était garni de deux barreaux de fer. Il paraît qu'il comprit le sens de mes réflexions ; il se leva autant que la voûte trop basse le lui permettait, détacha sans effort une pierre énorme placée au-dessous du soupirail, enleva les deux barreaux scellés en dehors de cette pierre, et pratiqua ainsi une ouverture où deux hommes auraient pu facilement passer. Cette ouverture donnait de plain-pied sur le bois de bananiers et de cocotiers qui couvre le morne auquel le fort était adossé.
Le chien, voyant l'issue ouverte, crut que son maître voulait qu'il sortit. Il se dressa prêt à partir ; un geste du noir le renvoya à sa place.
La surprise me rendait muet ; tout à coup un rayon du jour éclaira vivement mon visage. Le prisonnier se redressa comme s'il eût mis par mégarde le pied sur un serpent, et son front heurta les pierres de la voûte. Un mélange indéfinissable de mille sentiments opposés, une étrange expression de haine, de bienveillance et d'étonnement douloureux, passa rapidement dans ses yeux. Mais, reprenant un subit empire sur ses pensées, sa physionomie en moins d'un instant redevint calme et froide ; et il fixa avec indifférence son regard sur le mien. Il me regardait en face comme un inconnu.
- Je puis encore vivre deux jours sans manger, dit-il.
Je fis un geste d'horreur ; je remarquai alors la maigreur de l'infortuné.
Il ajouta :
- Mon chien ne peut manger que de ma main ; si je n'avais pu élargir le soupirail, le pauvre Rask serait mort de faim. Il vaut mieux que ce soit moi que lui, puisqu'il faut toujours que je meure.
- Non, m'écriai-je, non, vous ne mourrez pas de faim !
Il ne me comprit pas.
- Sans doute, reprit-il en souriant amèrement, j'aurais pu vivre encore deux jours sans manger ; mais je suis prêt, monsieur l'officier ; aujourd'hui vaut encore mieux que demain ; ne faites pas de mal à Rask.
Je sentis alors ce que voulait dire son je suis prêt. Accusé d'un crime qui était puni de mort, il croyait que je venais pour le mener au supplice ; et cet homme doué de forces colossales, quand tous les moyens de fuir lui étaient ouverts, doux et tranquille, répétait à un enfant : Je suis prêt !
- Ne faites pas de mal à Rask, répéta-t-il encore.
Je ne pus me contenir.
- Quoi ! lui dis-je, non seulement vous me prenez pour votre bourreau, mais encore vous doutez de mon humanité envers ce pauvre chien qui ne m'a rien fait !
Il s'attendrit, sa voix s'altéra.
- Blanc, dit-il en me tendant la main, blanc, pardonne, j'aime mon chien ; et, ajouta-t-il après un court silence, les tiens m'ont fait bien du mal.
Je l'embrassai, je lui serrai la main, je le détrompai.
- Ne me connaissiez-vous pas ? lui dis-je.
- Je savais que tu étais un blanc, et pour les blancs, quelque bons qu'ils soient, un noir est si peu de chose ! D'ailleurs, j'ai aussi à me plaindre de toi.
- Et de quoi ? repris-je étonné.
- Ne m'as-tu pas conservé deux fois la vie ?
Cette inculpation étrange me fit sourire. Il s'en aperçut, et poursuivit avec amertume :
- Oui, je devrais t'en vouloir. Tu m'as sauvé d'un crocodile et d'un colon ; et, ce qui est pis encore, tu m'as enlevé le droit de te haïr. Je suis bien malheureux !
La singularité de son langage et de ses idées ne me surprenait presque plus. Elle était en harmonie avec lui-même.
- Je vous dois bien plus que vous ne me devez, lui dis-je. Je vous dois la vie de ma fiancée, de Marie.
Il éprouva comme une commotion électrique.
- Maria ! dit-il d'une voix étouffée ; et sa tête tomba sur ses mains, qui se crispaient violemment, tandis que de pénibles soupirs soulevaient les larges parois de sa poitrine.
J'avoue que mes soupçons assoupis se réveillèrent, mais sans colère et sans jalousie. J'étais trop près du bonheur, et lui trop près de la mort, pour qu'un pareil rival, s'il l'était en effet, pût exciter en moi d'autres sentiments que la bienveillance et la pitié.
Il releva enfin sa tête.
- Va ! me dit-il, ne me remercie pas !
Il ajouta, après une pause :
- Je ne suis pourtant pas d'un rang inférieur au tien !
Cette parole paraissait révéler un ordre d'idées qui piquait vivement ma curiosité ; je le pressai de me dire qui il était et ce qu'il avait souffert. Il garda un sombre silence.
Ma démarche l'avait touché ; mes offres de service, mes prières parurent vaincre son dégoût de la vie. Il sortit, et rapporta quelques bananes et une énorme noix de coco. Puis il referma l'ouverture et se mit à manger. En causant avec lui, je remarquai qu'il parlait avec facilité le français et l'espagnol, et que son esprit ne paraissait pas dénué de culture ; il savait des romances espagnoles qu'il chantait avec expression. Cet homme était si inexplicable, sous tant d'autres rapports, que jusqu'alors la pureté de son langage ne m'avait pas frappé. J'essayai de nouveau d'en savoir la cause ; il se tut. Enfin je le quittai, ordonnant à mon fidèle Thadée d'avoir pour lui tous les égards et tous les soins possibles.
Source: InLibroVeritas
Un long soupir, prolongé sur les cordes frémissantes de la guitare, accompagna ces dernières paroles. J'étais hors de moi. « Roi ! noir ! esclave ! » Mille idées incohérentes, éveillées par l'inexplicable chant que je venais d'entendre, tourbillonnaient dans mon cerveau. Un violent besoin d'en finir avec l'être inconnu qui osait ainsi associer le nom de Marie à des chants d'amour et de menace s'empara de moi. Je saisis convulsivement ma carabine, et me précipitai hors du pavillon. Marie, effrayée, tendait encore les bras pour me retenir, que déjà je m'étais enfoncé dans le taillis du côté d'où la voix était venue. Je fouillai le bois dans tous les sens, je plongeai le canon de mon mousqueton dans l'épaisseur de toutes les broussailles, je fis le tour de tous les gros arbres, je remuai toutes les hautes herbes. Rien ! rien, et toujours rien ! Cette recherche inutile, jointe à d'inutiles réflexions sur la romance que je venais d'entendre, mêla de la confusion à ma colère. Cet insolent rival échapperait donc toujours à mon bras comme à mon esprit ! Je ne pourrais donc ni le deviner, ni le rencontrer !
En ce moment, un bruit de sonnettes vint me distraire de ma rêverie. Je me retournai. Le nain Habibrah était à côté de moi.
- Bonjour, maître, me dit-il, et il s'inclina avec respect ; mais son louche regard, obliquement relevé vers moi, paraissait remarquer avec une expression indéfinissable de malice et de triomphe l'anxiété peinte sur mon front.
- Parle ! lui criai-je brusquement, as-tu vu quelqu'un dans ce bois ?
- Nul autre que vous, señor mio, me répondit-il avec tranquillité.
- Est-ce que tu n'as pas entendu une voix ? repris-je.
L'esclave resta un moment comme cherchant ce qu'il pouvait me répondre. Je bouillais.
- Vite, lui dis-je, réponds vite, malheureux ! as-tu entendu ici une voix ?
Il fixa hardiment sur mes yeux ses deux yeux ronds comme ceux d'un chat-tigre.
- Que querre decir usted ?[Que voulez-vous dire ? ] par une voix, maître ? Il y a des voix partout et pour tout ; il y a la voix des oiseaux, il y a la voix de l'eau, il y a la voix du vent dans les feuilles...
Je l'interrompis en le secouant rudement.
- Misérable bouffon ! cesse de me prendre pour ton jouet, ou je te fais écouter de près la voix qui sort d'un canon de carabine. Réponds en quatre mots. As-tu entendu dans ce bois un homme qui chantait un air espagnol ?
- Oui, señor, me répliqua-t-il sans paraître ému, et des paroles sur l'air... Tenez, maître, je vais vous conter la chose. Je me promenais sur la lisière de ce bosquet, en écoutant ce que les grelots d'argent de ma gorra [ Le petit griffe espagnol désigne par ce mot son bonnet ] me disaient à l'oreille. Tout à coup, le vent est venu joindre à ce concert quelque mots d'une langue que vous appelez l'espagnol, la première que j'aie bégayée, lorsque mon âge se comptait par mois et non par années, et que ma mère me suspendait sur son dos à des bandelettes de laine rouge et jaune. J'aime cette langue ; elle me rappelle le temps où je n'étais que petit et pas encore nain, qu'un enfant et pas encore un fou ; je me suis rapproché de la voix, et j'ai entendu la fin de la chanson.
- Eh bien, est-ce là tout ? repris-je impatienté.
- Oui, maître hermoso, mais, si vous voulez, je vous dirai ce que c'est que l'homme qui chantait.
Je crus que j'aillais embrasser le pauvre bouffon.
- Oh ! parle, m'écriai-je, parle, voici ma bourse, Habibrah ! et dix bourses meilleures sont à toi si tu me dit quel est cet homme.
Il prit la bourse, l'ouvrit, et sourit.
- Diez bolsas meilleures que celle-ci ! mais demonio ! cela ferait une pleine fanega de bons écus à l'image del rey Luis quince, autant qu'il en aurait fallu pour ensemencer le champ du magicien grenadin Altornino, lequel savait l'art d'y faire pousser de buenos doblones ; mais, ne vous fâchez pas, jeune maître, je viens au fait. Rappelez-vous, señor, les derniers mots de la chanson : « Tu es blanche, et je suis noir ; mais le jour a besoin de s'unir à la nuit pour enfanter l'aurore et le couchant, qui sont plus beaux que lui. » Or, si cette chanson dit vrai, le griffe Habibrah, votre humble esclave, né d'une négresse et d'un blanc, est plus beau que vous, si señorito de amor, je suis le produit de l'union du jour et de la nuit, je suis l'aurore ou le couchant dont parle la chanson espagnole, et vous n'êtes que le jour. Donc je suis plus beau que vous, si usted quiere, plus beau qu'un blanc.
Le nain entremêlait cette divagation bizarre de longs éclats de rire. Je l'interrompis encore.
- Où donc en veux-tu venir avec tes extravagances ? Tout cela me dira-t-il ce que c'est que l'homme qui chantait dans ce bois ?
- Précisément, maître, repartit le bouffon avec un regard malicieux. Il est évident que el hombre qui a pu chanter de telles extravagances, comme vous les appelez, ne peut être et n'est qu'un fou pareil à moi ! J'ai gagné las diez bolsas !
Ma main se levait pour châtier l'insolente plaisanterie de l'esclave émancipé, lorsqu'un cri affreux retentit tout à coup dans le bosquet, du côté du pavillon de la rivière. C'était la voix de Marie. - Je m'élance, je cours, je vole, m'interrogeant d'avance avec terreur sur le nouveau malheur que je pouvais avoir à redouter. J'arrive haletant au cabinet de verdure. Un spectacle effrayant m'y attendait. Un crocodile monstrueux, dont le corps était à demi caché sous les roseaux et les mangles de la rivière, avait passé sa tête énorme à travers l'une des arcades de verdure qui soutenaient le toit du pavillon. Sa gueule entrouverte et hideuse menaçait un jeune noir, d'une stature colossale, qui d'un bras soutenait la jeune fille épouvantée, de l'autre plongeait hardiment le fer d'une bisaiguë entre les mâchoires acérées du monstre. Le crocodile luttait furieusement contre cette main audacieuse et puissante qui le tenait en respect. Au moment où je me présentai devant le seuil du cabinet, Marie poussa un cri de joie, s'arracha des bras du nègre, et vint tomber dans les miens en s'écriant :
- Je suis sauvée !
A ce mouvement, à cette parole de Marie, le nègre se retourne brusquement, croise ses bras sur sa poitrine gonflée, et, attachant sur ma fiancée un regard douloureux, demeure immobile, sans paraître s'apercevoir que le crocodile est là, près de lui, qu'il s'est débarrassé de la bisaiguë, et qu'il va le dévorer. C'en était fait du courageux noir, si, déposant rapidement Marie sur les genoux de sa nourrice, toujours assise sur un banc et plus morte que vive, je ne me fusse approché du monstre, et je n'eusse déchargé à bout portant dans sa gueule la charge de ma carabine. L'animal, foudroyé, ouvrit et ferma encore deux ou trois fois sa gueule sanglante et ses yeux éteints, mais ce n'était plus qu'un mouvement convulsif, et tout à coup il se renversa à grand bruit sur le dos en roidissant ses deux pattes larges et écaillées. Il était mort.
Le nègre que je venais de sauver si heureusement détourna la tête, et vit les derniers tressaillements du monstre ; alors il fixa ses yeux sur la terre, et les relevant lentement vers Marie, qui était revenue achever de se rassurer sur mon coeur, il me dit, et l'accent de sa voix exprimait plus que le désespoir, il me dit :
- Porque le has matado ? [Pourquoi l'as-tu tué ? ]
Puis il s'éloigna à grands pas sans attendre ma réponse, et rentra dans le bosquet, où il disparut.
IX
Cette scène terrible, ce dénouement singulier, les émotions de tout genre qui avaient précédé, accompagné et suivi mes vaines recherches dans le bois, jetèrent un chaos dans ma tête. Marie était encore toute pensive de sa terreur, et il s'écoula un temps assez long avant que nous puissions nous communiquer nos pensées incohérentes autrement que par des regards et des serrements de main. Enfin je rompis le silence.
- Viens, dis-je à Marie, sortons d'ici ! ce lieu a quelque chose de funeste !
Elle se leva avec empressement, comme si elle n'eût attendu que ma permission, appuya son bras sur le mien, et nous sortîmes.
Je lui demandai alors comment lui était advenu le secours miraculeux de ce noir au moment du danger horrible qu'elle venait de courir, et si elle savait qui était cet esclave, car le grossier caleçon qui voilait à peine sa nudité montrait assez qu'il appartenait à la dernière classe des habitants de l'île.
- Cet homme, me dit Marie, est sans doute un des nègres de mon père, qui était à travailler aux environs de la rivière à l'instant où l'apparition du crocodile m'a fait pousser le cri qui t'a averti de mon péril. Tout ce que je puis te dire, c'est qu'au moment même il s'est élancé hors du bois pour voler à mon secours.
- De quel côté est-il venu ? lui demandai-je.
- Du côté opposé à celui d'où partait la voix l'instant d'auparavant, et par lequel tu venais de pénétrer dans le bosquet.
Cet incident dérangea le rapprochement que mon esprit n'avait pu s'empêcher de faire entre les mots espagnols que m'avait adressés le nègre en se retirant, et la romance qu'avait chantée dans la même langue mon rival inconnu. D'autres rapports d'ailleurs s'étaient déjà présentés à moi. Ce nègre, d'une taille presque gigantesque, d'une force prodigieuse, pouvait bien être le rude adversaire contre lequel j'avais lutté la nuit précédente. La circonstance de la nudité devenait d'ailleurs un indice frappant. Le chanteur du bosquet avait dit : - Je suis noir. - Similitude de plus. Il s'était déclaré roi, et celui-ci n'était qu'un esclave, mais je me rappelais, non sans étonnement, l'air de rudesse et de majesté empreint sur son visage au milieu des signes caractéristiques de la race africaine, l'éclat de ses yeux, la blancheur de ses dents sur le noir éclatant de sa peau, la largeur de son front, surprenante surtout chez un nègre, le gonflement dédaigneux qui donnait à l'épaisseur de ses lèvres et de ses narines quelque chose de si fier et de si puissant, la noblesse de son port, la beauté de ses formes, qui, quoique maigries et dégradées par la fatigue d'un travail journalier, avaient encore un développement pour ainsi dire herculéen ; je me représentais dans son ensemble l'aspect imposant de cet esclave, et je me disais qu'il aurait bien pu convenir à un roi. Alors, calculant une foule d'autres incidents, mes conjectures s'arrêtaient avec un frémissement de colère sur ce nègre insolent ; je voulais le faire rechercher et châtier... Et puis toutes mes indécisions me revenaient. En réalité, où était le fondement de tant de soupçons ? L'île de Saint-Domingue étant en grande partie possédée par l'Espagne, il résultait de là que beaucoup de nègres, soit qu'ils eussent primitivement appartenu à des colons de Santo-Domingo, soit qu'ils y fussent nés, mêlaient la langue espagnole à leur jargon. Et parce que cet esclave m'avait adressé quelques mots en espagnol, était-ce une raison pour le supposer auteur d'une romance en cette langue, qui annonçait nécessairement un degré de culture d'esprit selon mes idées tout à fait inconnu aux nègres ? Quant à ce reproche singulier qu'il m'avait adressé d'avoir tué le crocodile, il annonçait chez l'esclave un dégoût de la vie que sa position expliquait d'elle-même, sans qu'il fût besoin, certes, d'avoir recours à l'hypothèse d'un amour impossible pour la fille de son maître. Sa présence dans le bosquet du pavillon pouvait bien n'être que fortuite ; sa force et sa taille étaient loin de suffire pour constater son identité avec mon antagoniste nocturne. Etait-ce sur d'aussi frêles indices que je pouvais charger d'une accusation terrible devant mon oncle et livrer à la vengeance implacable de son orgueil un pauvre esclave qui avait montré tant de courage pour secourir Marie ?
Au moment où ces idées se soulevaient contre ma colère, Marie la dissipa entièrement en me disant avec sa douce voix :
- Mon Léopold, nous devons de la reconnaissance à ce brave nègre ; sans lui, j'étais perdue ! Tu serais arrivé trop tard.
Ce peu de mots eut un effet décisif. Il ne changea pas mon intention de faire rechercher l'esclave qui avait sauvé Marie, mais il changea le but de cette recherche. C'était pour une punition ; ce fut pour une récompense.
Mon oncle apprit de moi qu'il devait la vie de sa fille à l'un de ses esclaves, et me promit sa liberté ; si je pouvais le retrouver dans la foule de ces infortunés.
X
Jusqu'à ce jour, la disposition naturelle de mon esprit m'avait tenu éloigné des plantations où les noirs travaillaient. Il m'était trop pénible de voir souffrir des êtres que je ne pouvais soulager. Mais, dès le lendemain, mon oncle m'ayant proposé de l'accompagner dans sa ronde de surveillance, j'acceptai avec empressement, espérant rencontrer parmi les travailleurs le sauveur de ma bien-aimée Marie.
J'eus lieu de voir dans cette promenade combien le regard d'un maître est puissant sur des esclaves, mais en même temps combien cette puissance s'achète cher. Les nègres, tremblants en présence de mon oncle, redoublaient, sur son passage, d'efforts et d'activité ; mais qu'il y avait de haine dans cette terreur ! Irascible par habitude, mon oncle était prêt à se fâcher de n'en avoir pas sujet, quand son bouffon Habibrah, qui le suivait toujours, lui fit remarquer tout à coup un noir qui, accablé de lassitude, s'était endormi sous un bosquet de dattiers. Mon oncle court à ce malheureux, le réveille rudement, et lui ordonne de se remettre à l'ouvrage. Le nègre, effrayé, se lève, et découvre en se levant un jeune rosier du Bengale sur lequel il s'était couché par mégarde, et que mon oncle se plaisait à élever. L'arbuste était perdu. Le maître, déjà irrité de ce qu'il appelait la paresse de l'esclave, devient furieux a cette vue. Hors de lui, il détache de sa ceinture le fouet armé de lanières ferrées qu'il portait dans ses promenades, et lève le bras pour en frapper le nègre tombé à genoux. Le fouet ne retomba pas. Je n'oublierai jamais ce moment. Une main puissante arrêta subitement la main du colon. Un noir (c'était celui-là même que je cherchais !) lui cria en français :
- Punis-moi, car je viens de t'offenser ; mais ne fais rien à mon frère, qui n'a touché qu'à ton rosier !
Cette intervention inattendue de l'homme à qui je devais le salut de Marie, son geste, son regard, l'accent impérieux de sa voix, me frappèrent de stupeur. Mais sa généreuse imprudence, loin de faire rougir mon oncle, n'avait fait que redoubler la rage du maître et la détourner du patient à son défenseur. Mon oncle, exaspéré, se dégagea des bras du grand nègre, en l'accablant de menaces, et leva de nouveau son fouet pour l'en frapper à son tour. Cette fois le fouet lui fut arraché de la main. Le noir en brisa le manche garni de clous comme on brise une paille, et foula sous ses pieds ce honteux instrument de vengeance. J'étais immobile de surprise, mon oncle de fureur ; c'était une chose inouïe pour lui que de voir son autorité ainsi outragée. Ses yeux s'agitaient comme prêts à sortir de leur orbite ; ses lèvres bleues tremblaient. L'esclave le considéra un instant d'un air calme ; puis tout à coup, lui présentant avec dignité une cognée qu'il tenait à la main :
- Blanc, dit-il, si tu veux me frapper, prends au moins cette hache.
Mon oncle, qui ne se connaissait plus, aurait certainement exaucé son voeu, et se précipitait sur la hache, quand j'intervins à mon tour. Je m'emparai lestement de la cognée et je la jetai dans le puits d'une noria, qui était voisine.
- Que fais-tu ? me dit mon oncle avec emportement.
- Je vous sauve, lui répondis-je, du malheur de frapper le défenseur de votre fille. C'est à cet esclave que vous devez Marie ; c'est le nègre dont vous m'avez promis la liberté.
Le moment était mal choisi pour invoquer cette promesse. Mes paroles effleurèrent à peine l'esprit ulcéré du colon.
- Sa liberté ! me répliqua-t-il d'un air sombre. Oui, il a mérité la fin de son esclavage. Sa liberté ! nous verrons de quelle nature sera celle que lui donneront les juges de la cour martiale.
Ces paroles sinistres me glacèrent. Marie et moi le suppliâmes inutilement. Le nègre dont la négligence avait causé cette scène fut puni de la bastonnade, et l'on plongea son défenseur dans les cachots du fort Galifet, comme coupable d'avoir porté la main sur un blanc. De l'esclave au maître, c'était un crime capital.
XI
Vous jugez, messieurs, à quel point toutes ces circonstances avaient dû éveiller mon intérêt et ma curiosité. Je pris des renseignements sur le compte du prisonnier. On me révéla des particularités singulières. On m'apprit que ses compagnons semblaient avoir le plus profond respect pour ce jeune nègre. Esclave comme eux, il lui suffisait d'un signe pour s'en faire obéir. Il n'était point né dans les cases ; on ne lui connaissait ni père ni mère ; il y avait même peu d'années, disait-on, qu'un vaisseau négrier l'avait jeté à Saint-Domingue. Cette circonstance rendait plus remarquable encore l'empire qu'il exerçait sur tous ses compagnons, sans même en excepter les noirs créoles, qui, vous ne l'ignorez sans doute pas, messieurs, professaient ordinairement le plus profond mépris pour les nègres congos ; expression impropre, et trop générale, par laquelle on désignait dans la colonie tous les esclaves amenés d'Afrique.
Quoiqu'il parut absorbé dans une noire mélancolie, sa force extraordinaire, jointe à une adresse merveilleuse, en faisait on sujet du plus grand prix pour la culture des plantations. Il tournait plus vite et plus longtemps que ne l'aurait fait le meilleur cheval les roues des norias. Il lui arrivait souvent de faire en un jour l'ouvrage de dix de ses camarades pour les soustraire aux châtiments réservés à la négligence ou à la fatigue. Aussi était-il adoré des esclaves ; mais la vénération qu'ils lui portaient, toute différente de la terreur superstitieuse dont ils environnaient le fou Habibrah, semblait avoir aussi quelque cause cachée ; c'était une espèce de culte. Ce qu'il y avait d'étrange, reprenait-on, c'était de le voir aussi doux, aussi simple avec ses égaux, qui se faisaient gloire de lui obéir, que fier et hautain vis-à-vis de nos commandeurs. Il est juste de dire que ces esclaves privilégiés, anneaux intermédiaires qui liaient en quelque sorte la chaîne de la servitude à celle du despotisme, joignant à la bassesse de leur condition l'insolence de leur autorité, trouvaient un malin plaisir à l'accabler de travail et de vexations.
Il parait néanmoins qu'ils ne pouvaient s'empêcher de respecter le sentiment de fierté qui l'avait porté à outrager mon oncle. Aucun d'eux n'avait jamais osé lui infliger de punitions humiliantes. S'il leur arrivait de l'y condamner, vingt nègres se levaient pour les subir à sa place ; et lui, immobile, assistait gravement à leur exécution, comme s'ils n'eussent fait que remplir un devoir. Cet homme bizarre était connu dans les cases sous le nom de Pierrot.
XII
Tous ces détails exaltèrent ma jeune imagination. Marie, pleine de reconnaissance et de compassion, applaudit à mon enthousiasme, et Pierrot s'empara si vivement de notre intérêt, que je résolus de le voir et de le servir. Je rêvais aux moyens de lui parler.
Quoique fort jeune, comme neveu de l'un des plus riches colons du Cap, j'étais capitaine des milices de la paroisse de l'Acul. Le fort Galifet était confié à leur garde, et à un détachement des dragons jaunes, dont le chef, qui était pour l'ordinaire un sous-officier de cette compagnie, avait le commandement du fort. Il se trouvait justement à cette époque que ce commandant était le frère d'un pauvre colon auquel j'avais eu le bonheur de rendre de très grands services, et qui m'était entièrement dévoué...
Ici tout l'auditoire interrompit d'Auverney en nommant Thadée.
- Vous l'avez deviné, messieurs, reprit le capitaine. Vous comprenez sans peine qu'il ne me fut pas difficile d'obtenir de lui l'entrée du cachot du nègre. J'avais le droit de visiter le fort, comme capitaine des milices. Cependant, pour ne pas inspirer de soupçons à mon oncle, dont la colère était encore toute flagrante, j'eus soin de ne m'y rendre qu'à l'heure où il faisait sa méridienne. Tous les soldats, excepté ceux de garde, étaient endormis. Guidé par Thadée, j'arrivai à la porte du cachot ; Thadée l'ouvrit et se retira. J'entrai.
Le noir était assis, car il ne pouvait se tenir debout à cause de sa haute taille. Il n'était pas seul ; un dogue énorme se leva en grondant et s'avança vers moi. - Rask ! cria le noir. Le jeune dogue se tut, et revint se coucher aux pieds de son maître, où il acheva de dévorer quelques misérables aliments.
J'étais en uniforme ; la lumière que répandait le soupirail dans cet étroit cachot était si faible que Pierrot ne pouvait distinguer qui j'étais.
- Je suis prêt, me dit-il d'un ton calme.
En achevant ces paroles, il se leva à demi.
- Je suis prêt, répéta-t-il encore.
- Je croyais, lui dis-je, surpris de la liberté de ses mouvements, je croyais que vous aviez des fers.
L'émotion faisait trembler ma voix. Le prisonnier ne parut pas la reconnaître.
Il poussa du pied quelques débris qui retentirent.
- Des fers ! je les ai brisés.
Il y avait dans l'accent dont il prononça ces dernières paroles quelque chose qui semblait dire : Je ne suis pas fait pour porter des fers. Je repris :
- L'on ne m'avait pas dit qu'on vous eût laissé un chien.
- C'est moi qui l'ai fait entrer.
J'étais de plus en plus étonné. La porte du cachot était fermée en dehors d'un triple verrou. Le soupirail avait à peine six pouces de largeur, et était garni de deux barreaux de fer. Il paraît qu'il comprit le sens de mes réflexions ; il se leva autant que la voûte trop basse le lui permettait, détacha sans effort une pierre énorme placée au-dessous du soupirail, enleva les deux barreaux scellés en dehors de cette pierre, et pratiqua ainsi une ouverture où deux hommes auraient pu facilement passer. Cette ouverture donnait de plain-pied sur le bois de bananiers et de cocotiers qui couvre le morne auquel le fort était adossé.
Le chien, voyant l'issue ouverte, crut que son maître voulait qu'il sortit. Il se dressa prêt à partir ; un geste du noir le renvoya à sa place.
La surprise me rendait muet ; tout à coup un rayon du jour éclaira vivement mon visage. Le prisonnier se redressa comme s'il eût mis par mégarde le pied sur un serpent, et son front heurta les pierres de la voûte. Un mélange indéfinissable de mille sentiments opposés, une étrange expression de haine, de bienveillance et d'étonnement douloureux, passa rapidement dans ses yeux. Mais, reprenant un subit empire sur ses pensées, sa physionomie en moins d'un instant redevint calme et froide ; et il fixa avec indifférence son regard sur le mien. Il me regardait en face comme un inconnu.
- Je puis encore vivre deux jours sans manger, dit-il.
Je fis un geste d'horreur ; je remarquai alors la maigreur de l'infortuné.
Il ajouta :
- Mon chien ne peut manger que de ma main ; si je n'avais pu élargir le soupirail, le pauvre Rask serait mort de faim. Il vaut mieux que ce soit moi que lui, puisqu'il faut toujours que je meure.
- Non, m'écriai-je, non, vous ne mourrez pas de faim !
Il ne me comprit pas.
- Sans doute, reprit-il en souriant amèrement, j'aurais pu vivre encore deux jours sans manger ; mais je suis prêt, monsieur l'officier ; aujourd'hui vaut encore mieux que demain ; ne faites pas de mal à Rask.
Je sentis alors ce que voulait dire son je suis prêt. Accusé d'un crime qui était puni de mort, il croyait que je venais pour le mener au supplice ; et cet homme doué de forces colossales, quand tous les moyens de fuir lui étaient ouverts, doux et tranquille, répétait à un enfant : Je suis prêt !
- Ne faites pas de mal à Rask, répéta-t-il encore.
Je ne pus me contenir.
- Quoi ! lui dis-je, non seulement vous me prenez pour votre bourreau, mais encore vous doutez de mon humanité envers ce pauvre chien qui ne m'a rien fait !
Il s'attendrit, sa voix s'altéra.
- Blanc, dit-il en me tendant la main, blanc, pardonne, j'aime mon chien ; et, ajouta-t-il après un court silence, les tiens m'ont fait bien du mal.
Je l'embrassai, je lui serrai la main, je le détrompai.
- Ne me connaissiez-vous pas ? lui dis-je.
- Je savais que tu étais un blanc, et pour les blancs, quelque bons qu'ils soient, un noir est si peu de chose ! D'ailleurs, j'ai aussi à me plaindre de toi.
- Et de quoi ? repris-je étonné.
- Ne m'as-tu pas conservé deux fois la vie ?
Cette inculpation étrange me fit sourire. Il s'en aperçut, et poursuivit avec amertume :
- Oui, je devrais t'en vouloir. Tu m'as sauvé d'un crocodile et d'un colon ; et, ce qui est pis encore, tu m'as enlevé le droit de te haïr. Je suis bien malheureux !
La singularité de son langage et de ses idées ne me surprenait presque plus. Elle était en harmonie avec lui-même.
- Je vous dois bien plus que vous ne me devez, lui dis-je. Je vous dois la vie de ma fiancée, de Marie.
Il éprouva comme une commotion électrique.
- Maria ! dit-il d'une voix étouffée ; et sa tête tomba sur ses mains, qui se crispaient violemment, tandis que de pénibles soupirs soulevaient les larges parois de sa poitrine.
J'avoue que mes soupçons assoupis se réveillèrent, mais sans colère et sans jalousie. J'étais trop près du bonheur, et lui trop près de la mort, pour qu'un pareil rival, s'il l'était en effet, pût exciter en moi d'autres sentiments que la bienveillance et la pitié.
Il releva enfin sa tête.
- Va ! me dit-il, ne me remercie pas !
Il ajouta, après une pause :
- Je ne suis pourtant pas d'un rang inférieur au tien !
Cette parole paraissait révéler un ordre d'idées qui piquait vivement ma curiosité ; je le pressai de me dire qui il était et ce qu'il avait souffert. Il garda un sombre silence.
Ma démarche l'avait touché ; mes offres de service, mes prières parurent vaincre son dégoût de la vie. Il sortit, et rapporta quelques bananes et une énorme noix de coco. Puis il referma l'ouverture et se mit à manger. En causant avec lui, je remarquai qu'il parlait avec facilité le français et l'espagnol, et que son esprit ne paraissait pas dénué de culture ; il savait des romances espagnoles qu'il chantait avec expression. Cet homme était si inexplicable, sous tant d'autres rapports, que jusqu'alors la pureté de son langage ne m'avait pas frappé. J'essayai de nouveau d'en savoir la cause ; il se tut. Enfin je le quittai, ordonnant à mon fidèle Thadée d'avoir pour lui tous les égards et tous les soins possibles.
Source: InLibroVeritas
Cet enregistrement est mis à disposition sous un contrat Art Libre.
Cet enregistrement est mis à disposition sous un contrat Creative Commons.
Cet enregistrement est mis à disposition sous un contrat Creative Commons.