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Illustration: La Guerre des boutons-L3 Chap3 - Louis Pergaud

La Guerre des boutons-L3 Chap3


Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2010-01-07

Lu par Christophe
Livre audio de 27min
Fichier Mp3 de 24,9 Mo

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Feuilleton audio - Livre 3 - Chapitres 3(26 Chapitres)
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Photo: abac077 - Certains droits réservés (licence Creative Commons)
Musique: Mystery March


La Guerre des boutons

Louis Pergaud


Le festin dans la forêt

Qu'on boute du vin en la tasse, Soumelier ! Qu'on en verse tant Qu'il se respande dans la place ! Qu'on mange, qu'on boive d'autant !

Ronsard (Odes).


Qu'allait-il se passer dans la troupe de l'Aztec rossée, meurtrie, pillée et abattue ? Lebrac, après tout, s'en f…ichait et son armée aussi. On avait la victoire, on avait fait six prisonniers. Jamais ça ne s'était vu depuis des temps et des temps. La tradition des hauts faits de guerre, religieusement conservée et transmise, ne signalait, La Crique s'en portait garant, aucune de ces prises fabuleuses et de ces rossées fantastiques. Lebrac pouvait se considérer comme le plus grand capitaine qui eût jamais commandé à Longeverne, et son armée comme la phalange la plus vaillante et la plus éprouvée.

Le butin était là en tas : amas de boutons et de tresses, de cordons et de boucles et d'objets hétéroclites très divers, car on avait fait main basse sur tout ce que renfermaient les poches, les mouchoirs exceptés. On voyait de petits os de cochon percés au milieu, traversés d'un double cordon de laine qui faisait en se roulant et se déroulant tourner en frondonnant l'osselet : on appelait ce joujou un « fredot » ; on voyait aussi des billes, des couteaux, ou, pour être plus juste, de vagues lames mal emmanchées ; il s'y trouvait également quelques clés de boîtes de sardines, un père La Colique en plomb accroupi dans une posture intime, et des tubes chalumeaux pour lancer des pois. Tout cela, entassé pêle-mêle, devait aller grossir le trésor commun ou serait tiré au sort.

Mais le trésor, du coup, serait certainement doublé. Et c'était le surlendemain qu'on devait justement payer au trésorier la seconde contribution de guerre.

La première idée de Lebrac lui revint à l'esprit. Si on employait cet argent à faire la fête ?

Comme il était homme de réalisation, il s'enquit immédiatement auprès de ses soldats des sommes que pourrait récupérer le trésorier.

– Qui c'est qui n'a pas son sou pour payer l'impôt de guerre ? Personne ne dit mot ! – Tout le monde a bien compris. Levez la main ceusses qui n'ont pas leur sou d'impôt ?

Aucune main ne se leva. Un silence religieux planait. Était-ce possible ? Ils avaient tous trouvé le moyen d'acquérir leur « rond » ! Les bons conseils du général avaient porté leurs fruits : aussi félicita-t-il chaudement ses troupes :

– Vous voyez bien que vous n'êtes pas si bêtes que vous croyiez, hein ! Il suffit de vouloir, on trouve toujours. Mais il ne faut pas être une nouille, pardine, sans quoi on est toujours roulé dans la vie du monde.

« Ici dedans, fit-il en désignant les dépouilles opimes, il y a au moins pour quarante sous de fourbi, eh bien ! mes petits, puisqu'on a été assez courageux pour le conquérir avec nos poings, il n'y a pas besoin de dépenser nos sous à en acheter d'autre.

« Nous allons avoir demain quarante-cinq sous. Pour fêter la victoire et « prendre le chat » de la construction de la cabane, on va faire la bringue tous ensemble jeudi prochain après-midi.

« Qu'en dites-vous ?

– Oui, oui, oui ! bravo, bravo ! c'est ça ! crièrent, beuglèrent, hurlèrent quarante voix, c'est ça, vive la fête, vive la noce !

– Et maintenant, à la cabane ! reprit le chef. Tinum, passe-moi ton béret que je l'emplisse de butin, pour le joindre à notre cagnotte. Il n'y a plus personne là-bas ? questionna-t-il en désignant la lisière du bois de Velrans.

Camus grimpa au chêne pour s'en assurer.

– Penses-tu, fit-il au bout d'un instant d'examen, après une pareille tatouille ils ont filé comme des lièvres.

L'armée de Longeverne rejoignit à la cabane Boulot, Gambette et la Marie qui s'apprêtait à partir. Le blessé, qui avait abondamment saigné, avait le nez tout bleu et enflé comme une pomme de terre, mais il ne se plaignait pas trop tout de même, songeant au nombre de tignasses crêpées par ses doigts et à la quantité respectable de coups de poing qu'il avait équitablement distribués de côté et d'autre.

On s'arrangea pour raconter qu'en courant il était tombé sur une bille de bois et qu'il n'avait pas eu le temps de porter les mains en avant pour protéger sa face.

Jeudi, il serait guéri, il pourrait faire la fête avec les autres, et comme c'était lui qui avait, en l'occurrence, été le plus malmené, on lui revaudrait ça en nature à l'heure du partage des provisions.

Le lendemain, Lebrac et Tintin, ayant perçu l'argent, discutèrent avec les camarades de la façon dont on devrait l'employer.

On fit des propositions.

– Du chocolat.

Tout le monde était d'accord pour cet achat.

– Comptons, fit La Crique. La tablette de dix raies coûte huit sous : il en faut à chacun un assez gros morceau : avec trois tablettes, trente raies, on en aura chacun plus d'une demie ; oui, reprit-il après calcul, cela fera juste deux tiers de raie à chacun, c'est très bien.

« On le mangera comme ça, sec ou avec son pain. Trois tablettes à huit sous, ça fait vingt-quatre sous. De quarante-cinq, il restera vingt et un ronds.

« Qu'est-ce qu'on va acheter avec ?

– Des croquets !

– Des biscuits !

– Des bonbons !

– Des sardines !

– Nous n'avons que vingt et un sous, souligna Lebrac.

– Faut acheter des sardines, insinua Tintin. C'est bon les sardines. Ah ! tu sais pas ce que c'est, Guerreuillas ! Eh bien mon vieux, c'est des petits poissons sans tête cuits « dedans » une boîte en fer-blanc, mais tu sais, c'est salement bon ! Seulement on n'en achète pas souvent chez nous « passe que » c'est cher. Achetons-en une boîte, voulez-vous ? Il y en a dix, douze, même quelquefois « tienze » par boîte, on partagera.

– Ah oui ! que c'est bon, renchérit Tigibus, et l'huile aussi, mes amis ; moi, ce que je l'aime l'huile de sardine ! je relèche les boîtes quand on en achète ; c'est pas comme l'huile à salade.

On vota d'enthousiasme l'achat d'une boîte de sardines de onze sous. Restaient dix sous de disponibles. La Crique, en le faisant remarquer, crut devoir ajouter cet avis :

– On ferait bien de prendre quelque chose qu'on puisse partager plus facilement et dont on aurait plusieurs morceaux pour un sou.

Les bonbons s'imposaient : les petits bonbons ronds et aussi la réglisse en bois qu'il faisait si bon sucer et mâcher en classe, derrière le paravent des pupitres ouverts.

– Partageons donc, conclut Lebrac, cinq sous de bonbons, cinq sous de réglisse en bois. C'est réglé comme ça ; mais ce n'est pas tout, vous savez. Il faudra chiper des pommes et des poires à la cave, on fera aussi cuire des pommes de terre, Camus fera des cigares de « véllie ».

– Faudra boire aussi, déclara Grangibus.

– Si on pouvait avoir du vin ?

– Et de la goutte ?

– Du cassis ?

– Du sirop ?

– De la « gueurnadine » ?

– C'est bien difficile !

– Je sais ousqu'est la bonbonne de goutte à la chambre haute, fit Lebrac, si y a moyen d'en prendre un « maillet »69, as pas peur, on en aura, mais du vin, bernique !

– Et puis, on n'a pas de verres.

– Faudra au moins avoir de l'eau dans quelque chose.

– Il y a des casseroles là-bas !

– C'est pas assez grand !

– Si on pouvait avoir un petit tonneau ou même un vieil arrosoir.

– Un arrosoir ! il y a le vieux de l'école qu'est au fond du « collidor » ; si on le chipait ! il y a bien un trou au fond et il est plein de poussière, mais c'est pas une affaire, on bouchera le « poutiu »70 avec une cheville et on récurera le fer-blanc avec du sable ! ça y est-il ?

– Oui, acquiesça Lebrac, c'est une bonne idée. À quatre heures ce soir, j'suis de balayage, je le foutrai derrière le mur de la cour en venant vider le chenit71 ; le soir, à la nuit, je viendrai le prendre et j'irai le cacher en attendant dans la caverne du Tilleul ; on le récurera demain.

« Pour les achats, voici comment il faudra faire : moi j'achèterai une plaque de chocolat, Grangibus une autre, Tintin la troisième ; La Crique ira chercher les sardines, Boulot les bonbons et Gambette la réglisse. Personne ne pourra se douter de rien. On portera tout le fourbi à la cabane avec les pommes et les « patates » et tout ce qu'on pourra rabioter.

« Ah ! j'oubliais ! Du sucre ! Tâchez de chiper du sucre pour manger avec la goutte… si on en a. On fera des canards !

« C'est facile à prendre, du sucre, quand la vieille tourne le pied. »

Aucune de ces excellentes recommandations ne fut oubliée ; chacun s'était chargé d'une tâche particulière et s'appliquait à la remplir consciencieusement. Aussi le jeudi après-midi, Lebrac, Camus, Tintin, La Crique et Grangibus, lesquels avaient pris les devants, reçurent-ils leurs camarades qui arrivaient l'un après l'autre ou par petites bandes avec les poches garnies et bourrées, mais bourrées à taper.

Eux, les chefs, avaient aussi des surprises à faire à leurs invités.

Un feu clair, dont la flamme montait à plus d'un mètre de haut, emplissait la cabane d'une clarté chaude et faisait chatoyer les couleurs violentes des gravures.

Sur la table rustique, où les journaux étendus remplaçaient la nappe, les provisions achetées, en bel ordre, s'alignaient ; et derrière, ô joie ! ô triomphe ! trois bouteilles pleines, trois bouteilles mystérieuses, dérobées à coup de génie par les Gibus et par Lebrac, dressaient leurs formes élégantes.

L'une renfermait de l'eau-de-vie, les deux autres du vin.

Sur une sorte de piédestal de pierre, l'arrosoir récuré, neuf, dont les cabossures brillaient, brandissait en avant son goulot poli qui déverserait une eau limpide et pure puisée à la source voisine ; des tas de pommes de terre pétaient sous la cendre chaude.

Quelle belle journée !

Il avait été entendu qu'on partageait tout, chacun devant seulement garder son pain. Aussi, à côté des plaques de chocolat et de la boîte de sardines, une pile de morceaux de sucre monta bientôt que La Crique dénombra avec soin.

Il était impossible de faire tenir les pommes sur la table, il y en avait plus de trois doubles. On avait vraiment bien fait les choses, mais ici encore le général, avec sa bouteille de goutte, battait tous les records.

– Chacun aura son cigare, affirma Camus, désignant d'un geste large une pile régulière et serrée de bouts de clématite, soigneusement choisis, sans nœuds, lisses, avec de beaux petits trous ronds qui disaient que cela tirerait bien.

Les uns se tenaient dans la cabane, d'autres ne faisaient qu'y passer ; on entrait, on sortait, on riait, on se tapait sur le ventre, on se fichait pour rire de grands coups de poing dans le dos, on se congratulait.

– Ben, mon vieux, ça biche ?

– Crois-tu qu'on est des types, hein ?

– Ce qu'on va rigoler !

Il était entendu que l'on commencerait dès que les pommes ce terre seraient prêtes : Camus et Tigibus en surveillaient la cuisson, repoussaient les cendres, rejetaient les braises, tirant de temps à autre avec un petit bâton les savoureux tubercules et les tâtant du bout des doigts ; ils se brûlaient et secouaient les mains, soufflaient sur leurs ongles, puis rechargeaient le feu continuellement. Pendant ce temps, Lebrac, Tintin, Grangibus et La Crique, après avoir calculé le nombre de pommes et de morceaux de sucre auxquels chacun aurait droit, s'occupaient à un équitable partage des tablettes de chocolat, des petits bonbons et des bouts de réglisse.

Une grosse émotion les étreignit en ouvrant la boîte de sardines : seraient-ce des petites ou des grosses ? Pourrait-on répartir également le contenu entre tous ?

Avec la pointe de son couteau, détournant celles du dessus, La Crique compta : huit, neuf, dix, onze ! Onze, répéta-t-il. Voyons, trois fois onze trente-trois, quatre fois onze quarante-quatre !

– Merde ! bon dious ! nous sommes quarante-cinq, un de trop ! Il y en a un qui s'en passera.

Tigibus, à croupetons devant son brasier, entendit cette exclamation sinistre et, d'un geste et d'un mot, trancha la difficulté et résolut le problème :

– Ce sera moi qui n'en aurai point si vous voulez, s'écria-t-il ; vous me donnerez la boîte avec l'huile pour la relécher, j'aime autant ça ! Est-ce que ça ira ?

Si ça irait ? c'était même épatant !

– Je crois bien que les pommes de terre sont cuites, émit Camus, repoussant vers le fond, avec une fourche en coudre plus qu'à moitié brûlée, le brasier rougeoyant, afin d'atteindre son butin.

– À table alors ! rugit Lebrac.

Et se portant à l'entrée :

– Eh bien, la coterie, on n'entend rien ? À table qu'on vous dit ! Amenez-vous ! Y a pus d'amour, quoi ! y a pus moyen ! Faut-il aller chercher la bannière ?

Et l'on se massa dans la cabane.

– Que chacun s'asseye à sa place, ordonna le chef ; on va partager. Les patates d'abord, faut commencer par quéque chose de chaud, c'est mieux, c'est plus chic, c'est comme ça qu'on fait dans les grands dîners.

Et les quarante gaillards, alignés sur leurs sièges, les jambes serrées, les genoux à angle droit comme des statues égyptiennes, le quignon de pain au poing, attendirent la distribution.

Elle se fit dans un religieux silence : les derniers servis lorgnaient les boules grises dont la chair d'une blancheur mate fumait en épandant un bon parfum sain et vigoureux qui aiguisait les appétits.

On éventrait la croûte, on mordait à même, on se brûlait, on se retirait vivement et la pomme de terre roulait quelquefois sur les genoux où une main leste la rattrapait à temps ; c'était si bon ! Et l'on riait, et l'on se regardait, et une contagion de joie les secouait tous, et les langues commençaient à se délier.

De temps en temps on allait boire à l'arrosoir. Le buveur ajustait sa bouche comme un suçoir au goulot de fer-blanc, aspirait un bon coup et, la bouche pleine et les joues gonflées, avalait tout, hoquetant sa gorgée ou recrachait l'eau en gerbe, en éclatant de rire sous les lazzi des camarades.

– Boira ! boira pas ! pari que si ! parie que ni !

C'était le tour des sardines. La Crique, religieusement, avait partagé chaque poisson en quatre ; il avait opéré avec tout le soin et la précision désirables, afin que les fractions ne s'émiettassent point et il s'occupait à remettre à chacun la part qui lui revenait. Délicatement, avec le couteau, il prenait dans la boîte que portait Tintin et mettait sur le pain de chacun la portion légale. Il avait l'air d'un prêtre faisant communier les fidèles.

Pas un ne toucha à son morceau avant que tous ne fussent servis : Tigibus, comme il était convenu, eut la boîte avec l'huile ainsi que quelques petits bouts de peau qui nageaient dedans.

Il n'y en avait pas gros, mais c'était du bon ! Il fallait en jouir. Et tous flairaient, reniflaient, palpaient, léchaient le morceau qu'ils avaient sur leur pain, se félicitant de l'aubaine, se réjouissant au plaisir qu'ils allaient prendre à le mastiquer, s'attristant à penser que cela durerait si peu de temps. Un coup d'engouloir et tout serait fini ! Pas un ne se décidait à attaquer franchement. C'était si minime. Il fallait jouir, jouir, et l'on jouissait par les yeux, par les mains, par le bout de la langue, par le nez, par le nez surtout, jusqu'au moment où Tigibus, qui pompait, torchait, épongeait son reste de « sauce » avec de la mie de pain fraîche, leur demanda ironiquement s'ils voulaient faire des reliques de leur poisson, qu'ils n'avaient dans ce cas qu'à porter leurs morceaux au curé pour qu'il pût les joindre aux os de lapins qu'il faisait baiser aux vieilles gribiches en leur disant : « Passe tes cornes ! »72

Et l'on mangea lentement, sans pain, par petites portions égales, épuisant le suc, pompant par chaque papille, arrêtant au passage le morceau délayé, noyé, submergé dans un flux de salive pour le ramener encore sous la langue, le remastiquer de nouveau et ne le laisser filer enfin qu'à regret.

Et cela finit ainsi religieusement. Ensuite Guerreuillas confessa qu'en effet c'était rudement bon, mais qu'il n'y en avait guère !

Les bonbons étaient pour le dessert et la réglisse pour ronger en s'en retournant. Restaient les pommes et le chocolat.

– Voui, mais va-t-on pas boire bientôt ? réclama Boulot.

– Il y a l'arrosoir, répondit Grangibus, facétieux.

– Tout à l'heure, régla Lebrac, le vin et la gniaule c'est pour la fin, pour le cigare.

– Au chocolat, maintenant !

Chacun eut sa part, les uns en deux morceaux, les autres en un seul. C'était le plat de résistance, on le mangea avec le pain ; toutefois, quelques-uns, des raffinés, sans doute, préférèrent manger leur pain sec d'abord et le chocolat ensuite. Les dents croquaient et mastiquaient, les yeux pétillaient. La flamme du foyer, ravivée par une brassée de brandes, enluminait les joues et rougissait les lèvres. On parlait des batailles passées, des combats futurs, des conquêtes prochaines, et les bras commençaient à s'agiter et les pieds se trémoussaient et les torses se tortillaient. C'était l'heure des pommes et du vin.

– On boira chacun à son tour dans la petite casserole, proposa Camus.

Mais La Crique, dédaigneusement, répliqua :

– Pas du tout ! Chacun aura son verre ! Une telle affirmation bouleversa les convives.

– Des verres ! T'as des verres ? Chacun son verre ! T'es pas fou, La Crique ! Comment ça ?

– Ah ! ah ! ricana le compère. Voilà ce que c'est que d'être malin ! Et ces pommes pour qui que vous les prenez ?

Personne ne voyait où La Crique en voulait venir.

– Tas de gourdes ! reprit-il, sans respect pour la société, prenez vos couteaux et faites comme moi.

Ce disant, l'inventeur, l'eustache à la main, creusa immédiatement dans les chairs rebondies d'une belle pomme rouge un trou qu'il évida avec soin, transformant en coupe originale le beau fruit qu'il avait entaillé.

– C'est vrai tout de même : sacré La Crique ! C'est épatant ! s'exclama Lebrac.

Et immédiatement il fit faire la distribution des pommes. Chacun se mit à la taille de son gobelet, tandis que La Crique, loquace et triomphant, expliquait :

– Quand j'allais aux champs et que j'avais soif, je creusais une grosse pomme et je trayais une vache et voilà, je m'enfilais comme ça mon petit bol de lait chaudot.

Chacun ayant confectionné son gobelet, Grangibus et Lebrac débouchèrent les litres de vin. Ils se partagèrent les convives. Le litre de Grangibus, plus grand que l'autre, devait contenter vingt-trois guerriers, celui de son chef vingt-deux. Les verres heureusement étaient petits et le partage fut équitable, du moins il faut le croire, car il ne donna lieu à aucune récrimination.

Quand chacun fut servi, Lebrac, levant sa pomme pleine, formula le toast d'usage, simple et bref :

– Et maintenant, à la nôtre, mes vieux, et à cul les Velrans !

– À la tienne !

– À la nôtre !

– Vive nous !

– Vivent les Longevernes !

On choqua les pommes, on brandit les coupes, on beugla des injures aux ennemis, on exalta le courage, la force, l'héroïsme de Longeverne, et on but, on lécha, on suça la pomme jusqu'au tréfonds des chairs.

– Si on en poussait une, maintenant ! proposa Tigibus.

– Allez, Camus ! Ta chanson !

Camus entonna :

Rien n'est si beau Qu'un artilleur sur un chameau…

– C'est pas assez long ! C'est dommage ! Elle est belle.

– Alors on va tous chanter ensemble : Auprès de ma blonde. Tout le monde la sait. Allons-y. Une ! deusse !

Et toutes les voix juvéniles lancèrent à pleins poumons la vieille chanson :

Au jardin de mon père Les lauriers sont fleuris, Tous les oiseaux du monde Viennent faire leur nid, Oui ! Auprès de ma blonde Qu'il fait bon, fait bon, fait bon ! Auprès de ma blonde Qu'il fait bon dormir !

Tous les oiseaux du monde Viennent faire leur nid, La caill', la tourterelle Et la jolie perdrix, Oui Auprès de ma blonde…

La caille, la tourterelle Et la jolie perdrix, Et la blanche colombe Qui chante jour et nuit, Oui ! Auprès de ma blonde…

Et la blanche colombe Qui chante jour et nuit, Qui chante pour les belles Qui n'ont pas de mari, Oui ! Auprès de ma blonde…

Quand on eut fini celle-là, on en voulut recommencer une autre et ce fut Tintin qui entonna :

Petit tambour s'en revenant de guerre (bis) S'en revenant de guerre Pan plan ra-ta-plan…

Mais on la lâcha en cours de route, car maintenant qu'on avait bu, il fallait autre chose, quelque chose de mieux.

– Allez, Camus ! Dis-nous Madeleine s'en fut à Rome.

– Oh ! J'sais rien que deux morceaux de deux couplets, c'est pas la peine ; personne ne la sait ! Quand les conscrits voient qu'on approche pour écouter, ils s'arrêtent et ils nous disent de foutre le camp.

– C'est passe que c'est rigolo.

– Non, j'crois que c'est passe que c'est des cochoncetés ! « Y a un sacré truc, mais j'sais pas ce que c'est, ousqu'on y fourre la Madeleine, l'Estitut et le Patéon, un régiment d'infanterie la baïonnette au canon et encore un tas d'aut'fourbis « que je peux pas me raviser ».

– Plus tard, quand on sera conscrit, on le saura nous aussi, va, affirma Tigibus, pour exhorter ses camarades à la patience.

On essaya alors de se rappeler la chanson de Débiez quand il est saoul :

Soupe à l'oignon, bouillon démocratique…

On écorcha encore tant bien que mal le refrain de Kinkin le braconnier :

Car le Paradis laïri, Car le Paradis laïri Car le Paradis Aux ivrogn' est promis.

Puis, de guerre lasse, l'ensemble manquant, il y eut un court silence étonné.

Alors Boulot, pour le rompre, proposa :

– Si on faisait des tours ?

– Faire voir le diable dans une manche de veste !

– Si on jouait à pigeon vole ? reprit un autre.

– Penses-tu ! un jeu de gamines ça ; pourquoi pas sauter à la corde !

– Et notre goutte, nom de Dieu ! rugit Lebrac.

– Et mes cigares ! beugla Camus.

Source: Wikisource

Cet enregistrement est mis à disposition sous un contrat Art Libre.
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