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Illustration: L'île mystérieuse-Chap43-45 - Jules Verne

L'île mystérieuse-Chap43-45


Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2009-07-31

Lu par Jean-François Ricou - (Email: jean-francois.ricou@wanadoo.fr)
Livre audio de 1h19min
Fichier Mp3 de 72,6 Mo

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Feuilleton audio (62 Chapitres)

Chapitre 43-45
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Jules Verne
L'Île mystérieuse
Troisième partie : Le secret de l'île Chapitre 1


Perte ou salut ? — Ayrton rappelé. — Discussion importante. — Ce n'est pas le Duncan. — Bâtiment suspect. — Précautions à prendre. — Le navire s'approche. — Un coup de canon. — Le brick mouille en vue de l'île. — La nuit vient.

Depuis deux ans et demi, les naufragés du ballon avaient été jetés sur l'île Lincoln, et jusqu'alors aucune communication n'avait pu s'établir entre eux et leurs semblables. Une fois, le reporter avait tenté de se mettre en rapport avec le monde habité, en confiant à un oiseau cette notice qui contenait le secret de leur situation, mais c'était là une chance sur laquelle il était impossible de compter sérieusement. Seul, Ayrton, et dans les circonstances que l'on sait, était venu s'adjoindre aux membres de la petite colonie. Or, voilà que, ce jour même, — 17 octobre, — d'autres hommes apparaissaient inopinément en vue de l'île, sur cette mer toujours déserte !

On n'en pouvait plus douter ! Un navire était là ! Mais passerait-il au large, ou relâcherait-il ? Avant quelques heures, les colons sauraient évidemment à quoi s'en tenir.

Cyrus Smith et Harbert, ayant aussitôt appelé Gédéon Spilett, Pencroff et Nab dans la grande salle de Granite-house, les avaient mis au courant de ce qui se passait. Pencroff, saisissant la longue-vue, parcourut rapidement l'horizon, et, s'arrêtant sur le point indiqué, c'est-à-dire sur celui qui avait fait l'imperceptible tache du cliché photographique :

« Mille diables ! C'est bien un navire ! dit-il d'une voix qui ne dénotait pas une satisfaction extraordinaire.

— Vient-il à nous ? demanda Gédéon Spilett.

— Impossible de rien affirmer encore, répondit Pencroff, car sa mâture seule apparaît au-dessus de l'horizon, et on ne voit pas un morceau de sa coque !

— Que faut-il faire ? dit le jeune garçon.

— Attendre, » répondit Cyrus Smith.

Et, pendant un assez long temps, les colons demeurèrent silencieux, livrés à toutes les pensées, à toutes les émotions, à toutes les craintes, à toutes les espérances que pouvait faire naître en eux cet incident, — le plus grave qui se fût produit depuis leur arrivée sur l'île Lincoln.

Certes, les colons n'étaient pas dans la situation de ces naufragés abandonnés sur un îlot stérile, qui disputent leur misérable existence à une nature marâtre et sont incessamment dévorés de ce besoin de revoir les terres habitées. Pencroff et Nab surtout, qui se trouvaient à la fois si heureux et si riches, n'auraient pas quitté sans regret leur île. Ils étaient faits, d'ailleurs, à cette vie nouvelle, au milieu de ce domaine que leur intelligence avait pour ainsi dire civilisé ! Mais enfin, ce navire, c'était, en tout cas, des nouvelles du continent, c'était peut-être un morceau de la patrie qui venait à leur rencontre ! Il portait des êtres semblables à eux, et l'on comprendra que leur cœur eût vivement tressailli à sa vue !

De temps en temps, Pencroff reprenait la lunette et se postait à la fenêtre. De là, il examinait avec une extrême attention le bâtiment, qui était à une distance de vingt milles dans l'est. Les colons n'avaient donc encore aucun moyen de signaler leur présence. Un pavillon n'eût pas été aperçu ; une détonation n'eût pas été entendue ; un feu n'aurait pas été visible.

Toutefois, il était certain que l'île, dominée par le mont Franklin, n'avait pu échapper aux regards des vigies du navire. Mais pourquoi ce bâtiment y atterrirait-il ? N'était-ce pas un simple hasard qui le poussait sur cette partie du Pacifique, où les cartes ne mentionnaient aucune terre, sauf l'îlot Tabor, qui lui-même était en dehors des routes ordinairement suivies par les longs courriers des archipels polynésiens, de la Nouvelle-Zélande et de la côte américaine ?

À cette question que chacun se posait, une réponse fut soudain faite par Harbert.

« Ne serait-ce pas le Duncan ? » s'écria-t-il.

Le Duncan, on ne l'a pas oublié, c'était le yacht de lord Glenarvan, qui avait abandonné Ayrton sur l'îlot et qui devait revenir l'y chercher un jour. Or, l'îlot ne se trouvait pas tellement éloigné de l'île Lincoln, qu'un bâtiment, faisant route pour l'un, ne pût arriver à passer en vue de l'autre. Cent cinquante milles seulement les séparaient en longitude, et soixante-quinze milles en latitude.

« Il faut prévenir Ayrton, dit Gédéon Spilett, et le mander immédiatement. Lui seul peut nous dire si c'est là le Duncan. »

Ce fut l'avis de tous, et le reporter, allant à l'appareil télégraphique qui mettait en communication le corral et Granite-house, lança ce télégramme :

« Venez en toute hâte. »

Quelques instants après, le timbre résonnait.

« Je viens, » répondait Ayrton.

Puis les colons continuèrent d'observer le navire.

« Si c'est le Duncan, dit Harbert, Ayrton le reconnaîtra sans peine, puisqu'il a navigué à son bord pendant un certain temps.

— Et s'il le reconnaît, ajouta Pencroff, cela lui fera une fameuse émotion !

— Oui, répondit Cyrus Smith, mais, maintenant, Ayrton est digne de remonter à bord du Duncan, et fasse le ciel que ce soit, en effet, le yacht de lord Glenarvan, car tout autre navire me semblerait suspect ! Ces mers sont mal fréquentées, et je crains toujours pour notre île la visite de quelques pirates malais.

— Nous la défendrions ! s'écria Harbert.

— Sans doute, mon enfant, répondit l'ingénieur en souriant, mais mieux vaut ne pas avoir à la défendre.

— Une simple observation, dit Gédéon Spilett. L'île Lincoln est inconnue des navigateurs, puisqu'elle n'est même pas portée sur les cartes les plus récentes. Ne trouvez-vous donc pas, Cyrus, que c'est là un motif pour qu'un navire, se trouvant inopinément en vue de cette terre nouvelle, cherche à la visiter plutôt qu'à la fuir ?

— Certes, répondit Pencroff.

— Je le pense aussi, ajouta l'ingénieur. On peut même affirmer que c'est le devoir d'un capitaine de signaler, et par conséquent de venir reconnaître toute terre ou île non encore cataloguée, et l'île Lincoln est dans ce cas.

— Eh bien, dit alors Pencroff, admettons que ce navire atterrisse, qu'il mouille là, à quelques encâblures de notre île, que ferons-nous ? »

Cette question, brusquement posée, demeura d'abord sans réponse. Mais Cyrus Smith, après avoir réfléchi, répondit de ce ton calme qui lui était ordinaire :

« Ce que nous ferons, mes amis, ce que nous devrons faire, le voici : Nous communiquerons avec le navire, nous prendrons passage à son bord, et nous quitterons notre île, après en avoir pris possession au nom des États de l'Union. Puis, nous y reviendrons avec tous ceux qui voudront nous suivre pour la coloniser définitivement et doter la république américaine d'une station utile dans cette partie de l'océan Pacifique !

— Hurrah ! s'écria Pencroff, et ce ne sera pas un petit cadeau que nous ferons là à notre pays ! La colonisation est déjà presque achevée, les noms sont donnés à toutes les parties de l'île, il y a un port naturel, une aiguade, des routes, une ligne télégraphique, un chantier, une usine, et il n'y aura plus qu'à inscrire l'île Lincoln sur les cartes !

— Mais si on nous la prend pendant notre absence ? fit observer Gédéon Spilett.

— Mille diables ! s'écria le marin, j'y resterai plutôt tout seul pour la garder, et, foi de Pencroff, on ne me la volerait pas comme une montre dans la poche d'un badaud ! »

Pendant une heure, il fut impossible de dire d'une façon certaine si le bâtiment signalé faisait ou ne faisait pas route vers l'île Lincoln. Il s'en était rapproché, cependant, mais sous quelle allure naviguait-il ? C'est ce que Pencroff ne put reconnaître. Toutefois, comme le vent soufflait du nord-est, il était vraisemblable d'admettre que ce navire naviguait tribord amures. D'ailleurs, la brise était bonne pour le pousser sur les atterrages de l'île, et, par cette mer calme, il ne pouvait craindre de s'en approcher, bien que les sondes n'en fussent pas relevées sur la carte.


Vers quatre heures, — une heure après qu'il avait été mandé, — Ayrton arrivait à Granite-house. Il entra dans la grande salle, en disant :

« À vos ordres, messieurs. »

Cyrus Smith lui tendit la main, ainsi qu'il avait coutume de le faire, et, le conduisant près de la fenêtre :

« Ayrton, lui dit-il, nous vous avons prié de venir pour un motif grave. Un bâtiment est en vue de l'île. »

Ayrton, tout d'abord, pâlit légèrement, et ses yeux se troublèrent un instant. Puis, se penchant en dehors de la fenêtre, il parcourut l'horizon, mais il ne vit rien.

« Prenez cette longue-vue, dit Gédéon Spilett, et regardez bien, Ayrton, car il serait possible que ce navire fût le Duncan, venu dans ces mers pour vous rapatrier.

— Le Duncan ! murmura Ayrton. Déjà ! »

Ce dernier mot s'échappa comme involontairement des lèvres d'Ayrton, qui laissa tomber sa tête dans ses mains.

Douze ans d'abandon sur un îlot désert ne lui paraissaient donc pas une expiation suffisante ? Le coupable repentant ne se sentait-il pas encore pardonné, soit à ses propres yeux, soit aux yeux des autres ?

« Non, dit-il, non ! ce ne peut être le Duncan.

— Regardez, Ayrton, dit alors l'ingénieur, car il importe que nous sachions d'avance à quoi nous en tenir. »

Ayrton prit la lunette et la braqua dans la direction indiquée. Pendant quelques minutes, il observa l'horizon sans bouger, sans prononcer une seule parole. Puis :

« En effet, c'est un navire, dit-il, mais je ne crois pas que ce soit le Duncan.

— Pourquoi ne serait-ce pas lui ? demanda Gédéon Spilett.

— Parce que le Duncan est un yacht à vapeur, et que je n'aperçois aucune trace de fumée, ni au-dessus, ni auprès de ce bâtiment.

— Peut-être navigue-t-il seulement à la voile ? Fit observer Pencroff. Le vent est bon pour la route qu'il semble suivre, et il doit avoir intérêt à ménager son charbon, étant si loin de toute terre.

— Il est possible que vous ayez raison, monsieur Pencroff, répondit Ayrton, et que ce navire ait éteint ses feux. Laissons-le donc rallier la côte, et nous saurons bientôt à quoi nous en tenir. »

Cela dit, Ayrton alla s'asseoir dans un coin de la grande salle et y demeura silencieux. Les colons discutèrent encore à propos du navire inconnu, mais sans qu'Ayrton prît part à la discussion.


Tous se trouvaient alors dans une disposition d'esprit qui ne leur eût pas permis de continuer leurs travaux. Gédéon Spilett et Pencroff étaient singulièrement nerveux, allant, venant, ne pouvant tenir en place. Harbert éprouvait plutôt de la curiosité. Nab, seul, conservait son calme habituel. Son pays n'était-il pas là où était son maître ? Quant à l'ingénieur, il restait absorbé dans ses pensées, et, au fond, il redoutait plutôt qu'il ne désirait l'arrivée de ce navire.

Cependant, le bâtiment s'était un peu rapproché de l'île. La lunette aidant, il avait été possible de reconnaître que c'était un long-courrier, et non un de ces praos malais, dont se servent habituellement les pirates du Pacifique. Il était donc permis de croire que les appréhensions de l'ingénieur ne se justifieraient pas, et que la présence de ce bâtiment dans les eaux de l'île Lincoln ne constituait point un danger pour elle. Pencroff, après une minutieuse attention, crut pouvoir affirmer que ce navire était gréé en brick et qu'il courait obliquement à la côte, tribord amures, sous ses basses voiles, ses huniers et ses perroquets. Ce qui fut confirmé par Ayrton.

Mais, à continuer sous cette allure, il devait bientôt disparaître derrière la pointe du cap Griffe, car il faisait le sud-ouest, et, pour l'observer, il serait alors nécessaire de gagner les hauteurs de la baie Washington, près de Port-Ballon. Circonstance fâcheuse, car il était déjà cinq heures du soir, et le crépuscule ne tarderait pas à rendre toute observation bien difficile.

« Que ferons-nous, la nuit venue ? demanda Gédéon Spilett. Allumerons-nous un feu afin de signaler notre présence sur cette côte ? »

C'était là une grave question, et pourtant, quelques pressentiments qu'eût gardés l'ingénieur, elle fut résolue affirmativement. Pendant la nuit, le navire pouvait disparaître, s'éloigner pour jamais, et, ce navire disparu, un autre reviendrait-il dans les eaux de l'île Lincoln ? Or, qui pouvait prévoir ce que l'avenir réservait aux colons ?

« Oui, dit le reporter, nous devons faire connaître à ce bâtiment, quel qu'il soit, que l'île est habitée. Négliger la chance qui nous est offerte, ce serait nous créer des regrets futurs ! »

Il fut donc décidé que Nab et Pencroff se rendraient à Port-Ballon, et que là, une fois la nuit venue, ils allumeraient un grand feu dont l'éclat attirerait nécessairement l'attention de l'équipage du brick.

Mais, au moment où Nab et le marin se préparaient à quitter Granite-house, le bâtiment changea son allure et laissa porter franchement sur l'île en se dirigeant vers la baie de l'union. C'était un bon marcheur que ce brick, car il s'approcha rapidement.


Nab et Pencroff suspendirent alors leur départ, et la lunette fut mise entre les mains d'Ayrton, afin qu'il pût reconnaître d'une façon définitive si ce navire était ou non le Duncan. Le yacht écossais était, lui aussi, gréé en brick. La question était donc de savoir si une cheminée s'élevait entre les deux mâts du bâtiment observé, qui n'était plus alors qu'à une distance de dix milles.

L'horizon était encore très-clair. La vérification fut facile, et Ayrton laissa bientôt retomber sa lunette en disant :

« Ce n'est point le Duncan ! ce ne pouvait être lui !… »

Pencroff encadra de nouveau le brick dans le champ de la longue-vue, et il reconnut que ce brick, d'une jauge de trois à quatre cents tonneaux, merveilleusement effilé, hardiment mâté, admirablement taillé pour la marche, devait être un rapide coureur des mers. Mais à quelle nation appartenait-il ? Cela était difficile à dire.

« Et cependant, ajouta le marin, un pavillon flotte à sa corne, mais je ne puis en distinguer les couleurs.

— Avant une demi-heure, nous serons fixés à cet égard, répondit le reporter. D'ailleurs, il est bien évident que le capitaine de ce navire a l'intention d'atterrir, et par conséquent, si ce n'est pas aujourd'hui, demain, au plus tard, nous ferons sa connaissance.

— N'importe ! dit Pencroff. Mieux vaut savoir à qui on a affaire, et je ne serais pas fâché de reconnaître ses couleurs, à ce particulier-là ! »

Et, tout en parlant ainsi, le marin ne quittait pas sa lunette.

Le jour commençait à baisser, et, avec le jour, le vent du large tombait aussi. Le pavillon du brick, moins tendu, s'engageait dans les drisses, et il devenait de plus en plus difficile à observer.

« Ce n'est point là un pavillon américain, disait de temps en temps Pencroff, ni un anglais, dont le rouge se verrait aisément, ni les couleurs françaises ou allemandes, ni le pavillon blanc de la Russie, ni le jaune de l'Espagne… on dirait qu'il est d'une couleur uniforme… Voyons… dans ces mers… que trouverions-nous plus communément ?… le pavillon chilien ? Mais il est tricolore… brésilien ? Il est vert… japonais ? il est noir et jaune… tandis que celui-ci… »

En ce moment, une brise tendit le pavillon inconnu. Ayrton, saisissant la lunette que le marin avait laissé retomber, l'appliqua à son œil, et, d'une voix sourde :

« Le pavillon noir ! » s'écria-t-il.

En effet, une sombre étamine se développait à la corne du brick, et c'était à bon droit qu'on pouvait maintenant le tenir pour un navire suspect !


L'ingénieur avait-il donc raison dans ses pressentiments ? Était-ce un bâtiment de pirates ? Écumait-il ces basses mers du Pacifique, faisant concurrence aux praos malais qui les infestent encore ? Que venait-il chercher sur les atterrages de l'île Lincoln ? Voyait-il en elle une terre inconnue, ignorée, propre à devenir une recéleuse de cargaisons volées ? Venait-il demander à ces côtes un port de refuge pour les mois d'hiver ? L'honnête domaine des colons était-il destiné à se transformer en un refuge infâme, — sorte de capitale de la piraterie du Pacifique ?

Toutes ces idées se présentèrent instinctivement à l'esprit des colons. Il n'y avait pas à douter, d'ailleurs, de la signification qu'il convenait d'attacher à la couleur du pavillon arboré. C'était bien celui des écumeurs de mer ! C'était celui que devait porter le Duncan, si les convicts avaient réussi dans leurs criminels projets !

On ne perdit pas de temps à discuter.

« Mes amis, dit Cyrus Smith, peut-être ce navire ne veut-il qu'observer le littoral de l'île ? Peut-être son équipage ne débarquera-t-il pas ? C'est une chance. Quoi qu'il en soit, nous devons tout faire pour cacher notre présence ici. Le moulin, établi sur le plateau de Grande-Vue, est trop facilement reconnaissable. Qu'Ayrton et Nab aillent en démonter les ailes. Dissimulons également, sous des branchages plus épais, les fenêtres de Granite-house. Que tous les feux soient éteints. Que rien enfin ne trahisse la présence de l'homme sur cette île !

— Et notre embarcation ? dit Harbert.

— Oh ! répondit Pencroff, elle est abritée dans Port-Ballon, et je défie bien ces gueux-là de l'y trouver ! »

Les ordres de l'ingénieur furent immédiatement exécutés. Nab et Ayrton montèrent sur le plateau et prirent les mesures nécessaires pour que tout indice d'habitation fût dissimulé. Pendant qu'ils s'occupaient de cette besogne, leurs compagnons allèrent à la lisière du bois de Jacamar et en rapportèrent une grande quantité de branches et de lianes, qui devaient, à une certaine distance, figurer une frondaison naturelle et voiler assez bien les baies de la muraille granitique. En même temps, les munitions et les armes furent disposées de manière à pouvoir être utilisées au premier instant, dans le cas d'une agression inopinée.

Quand toutes ces précautions eurent été prises :

« Mes amis, dit Cyrus Smith, — et on sentait à sa voix qu'il était ému, — si ces misérables veulent s'emparer de l'île Lincoln, nous la défendrons, n'est-ce pas ?

— Oui, Cyrus, répondit le reporter, et, s'il le faut, nous mourrons tous pour la défendre ! »

L'ingénieur tendit la main à ses compagnons, qui la pressèrent avec effusion.

Seul, Ayrton, demeuré dans son coin, ne s'était pas joint aux colons. Peut-être, lui, l'ancien convict, se sentait-il indigne encore !

Cyrus Smith comprit ce qui se passait dans l'âme d'Ayrton, et, allant à lui :

« Et vous, Ayrton, lui demanda-t-il, que ferez-vous ?

— Mon devoir, » répondit Ayrton.

Puis, il alla se poster près de la fenêtre et plongea ses regards à travers le feuillage.

Il était sept heures et demie alors. Le soleil avait disparu depuis vingt minutes environ, en arrière de Granite-house. En conséquence, l'horizon de l'est s'assombrissait peu à peu. Cependant, le brick s'avançait toujours vers la baie de l'union. Il n'en était pas à plus de huit milles alors, et précisément par le travers du plateau de Grande-Vue, car, après avoir viré à la hauteur du cap Griffe, il avait largement gagné dans le nord, étant servi par le courant de la marée montante. On peut même dire que, à cette distance, il était déjà entré dans la vaste baie, car une ligne droite, tirée du cap Griffe au cap Mandibule, lui fut restée à l'ouest, sur sa hanche de tribord.

Le brick allait-il s'enfoncer dans la baie ? C'était la première question. Une fois en baie, y mouillerait-il ? C'était la seconde. Ne se contenterait-il pas seulement, après avoir observé le littoral, de reprendre le large sans débarquer son équipage ? On le saurait avant une heure. Les colons n'avaient donc qu'à attendre.

Cyrus Smith n'avait pas vu sans une profonde anxiété le bâtiment suspect arborer le pavillon noir. N'était-ce pas une menace directe contre l'œuvre que ses compagnons et lui avaient menée à bien jusqu'alors ? Les pirates, — on ne pouvait douter que les matelots de ce brick ne fussent tels, — avaient-ils donc déjà fréquenté cette île, puisque, en y atterrissant, ils avaient hissé leurs couleurs ? Y avaient-ils antérieurement opéré quelque descente, ce qui aurait expliqué certaines particularités restées inexplicables jusqu'alors ? Existait-il dans ses portions non encore explorées quelque complice prêt à entrer en communication avec eux ?

À toutes ces questions qu'il se posait silencieusement, Cyrus Smith ne savait que répondre ; mais il sentait que la situation de la colonie ne pouvait être que très-gravement compromise par l'arrivée de ce brick.

Toutefois, ses compagnons et lui étaient décidés à résister jusqu'à la dernière extrémité. Ces pirates étaient-ils nombreux et mieux armés que les colons ? voilà ce qu'il eût été bien important de savoir ! Mais le moyen d'arriver jusqu'à eux !

La nuit était faite. La lune nouvelle, emportée dans l'irradiation solaire, avait disparu. Une profonde obscurité enveloppait l'île et la mer. Les nuages, lourds, entassés à l'horizon, ne laissaient filtrer aucune lueur. Le vent était tombé complètement avec le crépuscule. Pas une feuille ne remuait aux arbres, pas une lame ne murmurait sur la grève. Du navire on ne voyait rien, tous ses feux étaient condamnés, et, s'il était encore en vue de l'île, on ne pouvait même pas savoir quelle place il occupait.

« Eh ! qui sait ? dit alors Pencroff. Peut-être ce damné bâtiment aura-t-il fait route pendant la nuit, et ne le retrouverons-nous plus au point du jour ? »

Comme une réponse faite à l'observation du marin, une vive lueur fusa au large, et un coup de canon retentit.

Le navire était toujours là, et il y avait des pièces d'artillerie à bord.

Six secondes s'étaient écoulées entre la lumière et le coup.

Donc, le brick était environ à un mille un quart de la côte.

Et, en même temps, on entendit un bruit de chaînes qui couraient en grinçant à travers les écubiers.

Le navire venait de mouiller en vue de Granite-house !


Jules Verne
L'Île mystérieuse
Troisième partie : Le secret de l'île Chapitre 2


Discussions. — Pressentiments. — Une proposition d'Ayrton. — On l'accepte. — Ayrton et Pencroff sur l'îlot grant. — Convicts de Norfolk. — Leurs projets. — Tentative héroïque d'Ayrton. — Son retour. — Six contre cinquante.

Il n'y avait plus aucun doute à avoir sur les intentions des pirates. Ils avaient jeté l'ancre à une courte distance de l'île, et il était évident que, le lendemain, au moyen de leurs canots, ils comptaient accoster le rivage !

Cyrus Smith et ses compagnons étaient prêts à agir, mais, si résolus qu'ils fussent, ils ne devaient pas oublier d'être prudents. Peut-être leur présence pouvait-elle encore être dissimulée, au cas où les pirates se contenteraient de débarquer sur le littoral sans remonter dans l'intérieur de l'île. Il se pouvait, en effet, que ceux-ci n'eussent d'autre projet que de faire de l'eau à l'aiguade de la Mercy, et il n'était pas impossible que le pont, jeté à un mille et demi de l'embouchure, et les aménagements des Cheminées, échappassent à leurs regards.

Mais pourquoi ce pavillon arboré à la corne du brick ? Pourquoi ce coup de canon ? Pure forfanterie sans doute, à moins que ce ne fût l'indice d'une prise de possession ! Cyrus Smith savait maintenant que le navire était formidablement armé. Or, pour répondre au canon des pirates, qu'avaient les colons de l'île Lincoln ? Quelques fusils seulement.

« Toutefois, fit observer Cyrus Smith, nous sommes ici dans une situation inexpugnable. L'ennemi ne saurait découvrir l'orifice du déversoir, maintenant qu'il est caché sous les roseaux et les herbes, et, par conséquent, il lui est impossible de pénétrer dans Granite-house.

— Mais nos plantations, notre basse-cour, notre corral, tout enfin, tout ! s'écria Pencroff en frappant du pied. Ils peuvent tout ravager, tout détruire en quelques heures !

— Tout, Pencroff, répondit Cyrus Smith, et nous n'avons aucun moyen de les en empêcher.

— Sont-ils nombreux ? Voilà la question, dit alors le reporter. S'ils ne sont qu'une douzaine, nous saurons les arrêter, mais quarante, cinquante, plus peut-être !…

—Monsieur Smith, dit alors Ayrton, qui s'avança vers l'ingénieur, voulez-vous m'accorder une permission ?


— Laquelle, mon ami ?

— Celle d'aller jusqu'au navire pour y reconnaître la force de son équipage.

— Mais, Ayrton… répondit en hésitant l'ingénieur, vous risquerez votre vie…

— Pourquoi pas, monsieur ?

— C'est plus que votre devoir, cela.

— J'ai plus que mon devoir à faire, répondit Ayrton.

— Vous iriez avec la pirogue jusqu'au bâtiment ? demanda Gédéon Spilett.

— Non, monsieur, mais j'irai à la nage. La pirogue ne passerait pas là où un homme peut se glisser entre deux eaux.

— Savez-vous bien que le brick est à un mille un quart de la côte ? dit Harbert.

— Je suis bon nageur, monsieur Harbert.

— C'est risquer votre vie, vous dis-je, reprit l'ingénieur.

— Peu importe, répondit Ayrton. Monsieur Smith, je vous demande cela comme une grâce. C'est peut-être là un moyen de me relever à mes propres yeux !

— Allez, Ayrton, répondit l'ingénieur, qui sentait bien qu'un refus eût profondément attristé l'ancien convict, redevenu honnête homme.

— Je vous accompagnerai, dit Pencroff.

— Vous vous défiez de moi ! » répondit vivement Ayrton.

Puis, plus humblement :

« Hélas !

— Non ! non ! reprit avec animation Cyrus Smith, non, Ayrton ! Pencroff ne se défie pas de vous ! Vous avez mal interprété ses paroles.

— En effet, répondit le marin, je propose à Ayrton de l'accompagner jusqu'à l'îlot seulement. Il se peut, quoique cela soit peu probable, que l'un de ces coquins ait débarqué, et deux hommes ne seront pas de trop, dans ce cas, pour l'empêcher de donner l'éveil. J'attendrai Ayrton sur l'îlot, et il ira seul au navire, puisqu'il a proposé de le faire. »

Les choses ainsi convenues, Ayrton fit ses préparatifs de départ. Son projet était audacieux, mais il pouvait réussir, grâce à l'obscurité de la nuit. Une fois arrivé au bâtiment, Ayrton, accroché, soit aux sous-barbes, soit aux cadènes des haubans, pourrait reconnaître le nombre et peut-être surprendre les intentions des convicts.

Ayrton et Pencroff, suivis de leurs compagnons, descendirent sur le rivage. Ayrton se déshabilla et se frotta de graisse, de manière à moins souffrir de la température de l'eau, qui était encore froide. Il se pouvait, en effet, qu'il fût obligé d'y demeurer durant plusieurs heures.


Pencroff et Nab, pendant ce temps, étaient allés chercher la pirogue, amarrée quelques centaines de pas plus haut, sur la berge de la Mercy, et, quand ils revinrent, Ayrton était prêt à partir.

Une couverture fut jetée sur les épaules d'Ayrton, et les colons vinrent lui serrer la main.

Ayrton s'embarqua dans la pirogue avec Pencroff.

Il était dix heures et demie du soir, quand tous deux disparurent dans l'obscurité. Leurs compagnons revinrent les attendre aux Cheminées.

Le canal fut aisément traversé, et la pirogue vint accoster le rivage opposé de l'îlot. Cela fut fait non sans quelque précaution, au cas où des pirates eussent rôdé en cet endroit. Mais, après observation, il parut certain que l'îlot était désert. Donc, Ayrton, suivi de Pencroff, le traversa d'un pas rapide, effarouchant les oiseaux nichés dans les trous de roche ; puis, sans hésiter, il se jeta à la mer et nagea sans bruit dans la direction du navire, dont quelques lumières, allumées depuis peu, indiquaient alors la situation exacte.

Quant à Pencroff, il se blottit dans une anfractuosité du rivage et il attendit le retour de son compagnon.

Cependant, Ayrton nageait d'un bras vigoureux et glissait à travers la nappe d'eau sans y produire même le plus léger frémissement. Sa tête sortait à peine, et ses yeux étaient fixés sur la masse sombre du brick, dont les feux se reflétaient dans la mer. Il ne pensait qu'au devoir qu'il avait promis d'accomplir, et ne songeait même pas aux dangers qu'il courait, non-seulement à bord du navire, mais encore dans ces parages que les requins fréquentaient souvent. Le courant le portait, et il s'éloignait rapidement de la côte.

Une demi-heure après, Ayrton, sans avoir été aperçu ni entendu, filait entre deux eaux, accostait le navire et s'accrochait d'une main aux sous-barbes de beaupré. Il respira alors, et, se haussant sur les chaînes, il parvint à atteindre l'extrémité de la guibre. Là séchaient quelques culottes de matelot. Il en passa une. Puis, s'étant fixé solidement, il écouta.

On ne dormait pas à bord du brick. Au contraire. On discutait, on chantait, on riait. Et voici les propos, accompagnés de jurons, qui frappèrent principalement Ayrton :

« Bonne acquisition que notre brick !

— Il marche bien, le Speedy? ! Il mérite son nom !

— Toute la marine de Norfolk peut se mettre à ses trousses ! Cours après !


— Hurrah pour son commandant !

— Hurrah pour Bob Harvey ! »

Ce qu'Ayrton éprouva lorsqu'il entendit ce fragment de conversation, on le comprendra, quand on saura que, dans ce Bob Harvey, il venait de reconnaître un de ses anciens compagnons d'Australie, un marin audacieux, qui avait repris la suite de ses criminels projets. Bob Harvey s'était emparé, sur les parages de l'île Norfolk, de ce brick, qui était chargé d'armes, de munitions, d'ustensiles et outils de toutes sortes, destinés à l'une des Sandwich. Toute sa bande avait passé à bord, et, pirates après avoir été convicts, ces misérables écumaient le Pacifique, détruisant les navires, massacrant les équipages, plus féroces que les Malais eux-mêmes !

Ces convicts parlaient à haute voix, ils racontaient leurs prouesses en buvant outre mesure, et voici ce qu'Ayrton put comprendre :

L'équipage actuel du Speedy se composait uniquement de prisonniers anglais, échappés de Norfolk.

Or, voici ce qu'est Norfolk.

Par 29°2' de latitude sud et 165°42' de longitude est, dans l'est de l'Australie, se trouve une petite île de six lieues de tour, que le mont Pitt domine à une hauteur de onze cents pieds au-dessus du niveau de la mer. C'est l'île Norfolk, devenue le siège d'un établissement, où sont parqués les plus intraitables condamnés des pénitenciers anglais. Ils sont là cinq cents, soumis à une discipline de fer, sous le coup de punitions terribles, gardés par cent cinquante soldats et cent cinquante employés sous les ordres d'un gouverneur. Il serait difficile d'imaginer une pire réunion de scélérats. Quelquefois, — quoique cela soit rare, — malgré l'excessive surveillance dont ils sont l'objet, plusieurs parviennent à s'échapper, en s'emparant de navires qu'ils surprennent et ils courent alors les archipels polynésiens.

Ainsi avait fait ce Bob Harvey et ses compagnons. Ainsi avait voulu faire autrefois Ayrton. Bob Harvey s'était emparé du brick le Speedy, mouillé en vue de l'île Norfolk ; l'équipage avait été massacré, et, depuis un an, ce navire, devenu bâtiment de pirates, battait les mers du Pacifique, sous le commandement d'Harvey, autrefois capitaine au long cours, maintenant écumeur de mers, et que connaissait bien Ayrton !

Les convicts étaient, pour la plupart, réunis dans la dunette, à l'arrière du navire, mais quelques-uns, étendus sur le pont, causaient à haute voix.

La conversation continuant toujours au milieu des cris et des libations, Ayrton apprit que le hasard seul avait amené le Speedy en vue de l'île Lincoln. Bob Harvey n'y avait jamais encore mis le pied, mais, ainsi que l'avait pressenti Cyrus Smith, trouvant sur sa route cette terre inconnue, dont aucune carte n'indiquait la situation, il avait formé le projet de la visiter, et, au besoin, si elle lui convenait, d'en faire le port d'attache du brick.

Quant au pavillon noir arboré à la corne du Speedy et au coup de canon qui avait été tiré, à l'exemple des navires de guerre au moment où ils amènent leurs couleurs, pure forfanterie de pirates. Ce n'était point un signal, et aucune communication n'existait encore entre les évadés de Norfolk et l'île Lincoln.

Le domaine des colons était donc menacé d'un immense danger. Évidemment, l'île, avec son aiguade facile, son petit port, ses ressources de toutes sortes si bien mises en valeur par les colons, ses profondeurs cachées de Granite-house, ne pouvait que convenir aux convicts ; entre leurs mains, elle deviendrait un excellent lieu de refuge, et, par cela même qu'elle était inconnue, elle leur assurerait, pour longtemps peut-être, l'impunité avec la sécurité. Évidemment aussi, la vie des colons ne serait pas respectée, et le premier soin de Bob Harvey et de ses complices serait de les massacrer sans merci. Cyrus Smith et les siens n'avaient donc pas même la ressource de fuir, de se cacher dans l'île, puisque les convicts comptaient y résider, et puisque, au cas où le Speedy partirait pour une expédition, il était probable que quelques hommes de l'équipage resteraient à terre, afin de s'y établir. Donc, il fallait combattre, il fallait détruire jusqu'au dernier ces misérables, indignes de pitié, et contre lesquels tout moyen serait bon.

Voilà ce que pensa Ayrton, et il savait bien que Cyrus Smith partagerait sa manière de voir.

Mais la résistance, et en dernier lieu la victoire, étaient-elles possibles ? Cela dépendait de l'armement du brick et du nombre d'hommes qui le montaient.

C'est ce qu'Ayrton résolut de reconnaître à tout prix, et comme, une heure après son arrivée, les vociférations avaient commencé à se calmer, et que bon nombre des convicts étaient déjà plongés dans le sommeil de l'ivresse, Ayrton n'hésita pas à s'aventurer sur le pont du Speedy, que les falots éteints laissaient alors dans une obscurité profonde.

Il se hissa donc sur la guibre, et, par le beaupré, il arriva au gaillard d'avant du brick. Se glissant alors entre les convicts étendus çà et là, il fit le tour du bâtiment, et il reconnut que le Speedy était armé de quatre canons, qui devaient lancer des boulets de huit à dix livres. Il vérifia même, en les touchant, que ces canons se chargeaient par la culasse. C'étaient donc des pièces modernes, d'un emploi facile et d'un effet terrible.

Quant aux hommes couchés sur le pont, ils devaient être au nombre de dix environ, mais il était supposable que d'autres, plus nombreux, dormaient à l'intérieur du brick. Et d'ailleurs, en les écoutant, Ayrton avait cru comprendre qu'ils étaient une cinquantaine à bord. C'était beaucoup pour les six colons de l'île Lincoln ! Mais enfin, grâce au dévouement d'Ayrton, Cyrus Smith ne serait pas surpris, il connaîtrait la force de ses adversaires et il prendrait ses dispositions en conséquence.

Il ne restait donc plus à Ayrton qu'à revenir rendre compte à ses compagnons de la mission dont il s'était chargé, et il se prépara à regagner l'avant du brick, afin de se glisser jusqu'à la mer.

Mais, à cet homme qui voulait — il l'avait dit — faire plus que son devoir, il vint alors une pensée héroïque. C'était sacrifier sa vie, mais il sauverait l'île et les colons. Cyrus Smith ne pourrait évidemment pas résister à cinquante bandits, armés de toutes pièces, qui, soit en pénétrant de vive force dans Granite-house, soit en y affamant les assiégés, auraient raison d'eux. Et alors il se représenta ses sauveurs, ceux qui avaient refait de lui un homme et un honnête homme, ceux auxquels il devait tout, tués sans pitié, leurs travaux anéantis, leur île changée en un repaire de pirates ! Il se dit qu'il était, en somme, lui, Ayrton, la cause première de tant de désastres, puisque son ancien compagnon, Bob Harvey, n'avait fait que réaliser ses propres projets, et un sentiment d'horreur s'empara de tout son être. Et alors il fut pris de cette irrésistible envie de faire sauter le brick, et avec lui tous ceux qu'il portait. Ayrton périrait dans l'explosion, mais il ferait son devoir.

Ayrton n'hésita pas. Gagner la soute aux poudres, qui est toujours située à l'arrière d'un bâtiment, c'était facile. La poudre ne devait pas manquer à un navire qui faisait un pareil métier, et il suffirait d'une étincelle pour l'anéantir en un instant.

Ayrton s'affala avec précaution dans l'entre-pont, jonché de nombreux dormeurs, que l'ivresse, plus que le sommeil, tenait appesantis. Un falot était allumé au pied du grand mât, autour duquel était appendu un râtelier garni d'armes à feu de toutes sortes.

Ayrton détacha du râtelier un revolver et s'assura qu'il était chargé et amorcé. Il ne lui en fallait pas plus pour accomplir l'œuvre de destruction. Il se glissa donc vers l'arrière, de manière à arriver sous la dunette du brick, où devait être la soute.

Cependant, sur cet entre-pont qui était presque obscur, il était difficile de ramper sans heurter quelque convict insuffisamment endormi. De là des jurons et des coups. Ayrton fut, plus d'une fois, forcé de suspendre sa marche. Mais, enfin, il arriva à la cloison fermant le compartiment d'arrière, et il trouva la porte qui devait s'ouvrir sur la soute même.

Ayrton, réduit à la forcer, se mit à l'œuvre. C'était une besogne difficile à accomplir sans bruit, car il s'agissait de briser un cadenas. Mais sous la main vigoureuse d'Ayrton, le cadenas sauta et la porte fut ouverte…

En ce moment, un bras s'appuya sur l'épaule d'Ayrton.

« Que fais-tu là ? » demanda d'une voix dure un homme de haute taille, qui, se dressant dans l'ombre, porta brusquement à la figure d'Ayrton la lumière d'une lanterne.

Ayrton se rejeta en arrière. Dans un rapide éclat de la lanterne, il avait reconnu son ancien complice, Bob Harvey, mais il ne pouvait l'être de celui-ci, qui devait croire Ayrton mort depuis longtemps.

« Que fais-tu là ? » dit Bob Harvey, en saisissant Ayrton par la ceinture de son pantalon.

Mais Ayrton, sans répondre, repoussa vigoureusement le chef des convicts et chercha à s'élancer dans la soute. Un coup de revolver au milieu de ces tonneaux de poudre, et tout eût été fini !…

« À moi, garçons ! » s'était écrié Bob Harvey.

Deux ou trois pirates, réveillés à sa voix, s'étaient relevés, et, se jetant sur Ayrton, ils essayèrent de le terrasser. Le vigoureux Ayrton se débarrassa de leurs étreintes. Deux coups de son revolver retentirent, et deux convicts tombèrent ; mais un coup de couteau qu'il ne put parer lui entailla les chairs de l'épaule.

Ayrton comprit bien qu'il ne pouvait plus exécuter son projet. Bob Harvey avait refermé la porte de la soute, et il se faisait dans l'entre-pont un mouvement qui indiquait un réveil général des pirates. Il fallait qu'Ayrton se réservât pour combattre aux côtés de Cyrus Smith. Il ne lui restait plus qu'à fuir !

Mais la fuite était-elle encore possible ? C'était douteux, quoiqu'Ayrton fût résolu à tout tenter pour rejoindre ses compagnons.

Quatre coups lui restaient à tirer. Deux éclatèrent alors, dont l'un, dirigé sur Bob Harvey, ne l'atteignit pas, du moins grièvement, et Ayrton, profitant d'un mouvement de recul de ses adversaires, se précipita vers l'échelle du capot, de manière à gagner le pont du brick. En passant devant le falot, il le brisa d'un coup de crosse, et une obscurité profonde se fit, qui devait favoriser sa fuite.

Deux ou trois pirates, réveillés par le bruit, descendaient l'échelle en ce moment. Un cinquième coup du revolver d'Ayrton en jeta un en bas des marches, et les autres s'effacèrent, ne comprenant rien à ce qui se passait. Ayrton, en deux bonds, fut sur le pont du brick, et trois secondes plus tard, après avoir déchargé une dernière fois son revolver à la face d'un pirate qui venait de le saisir par le cou, il enjambait les bastingages et se précipitait à la mer.

Ayrton n'avait pas fait six brasses que les balles crépitaient autour de lui comme une grêle.

Quelles durent être les émotions de Pencroff, abrité sous une roche de l'îlot, celles de Cyrus Smith, du reporter, d'Harbert, de Nab, blottis dans les Cheminées, quand ils entendirent ces détonations éclater à bord du brick. Ils s'étaient élancés sur la grève, et, leurs fusils épaulés, ils se tenaient prêts à repousser toute agression.

Pour eux, il n'y avait pas de doute possible ! Ayrton, surpris par les pirates, avait été massacré par eux, et peut-être ces misérables allaient-ils profiter de la nuit pour opérer une descente sur l'île !

Une demi-heure se passa au milieu de transes mortelles. Toutefois, les détonations avaient cessé, et ni Ayrton ni Pencroff ne reparaissaient. L'îlot était-il donc envahi ? Ne fallait-il pas courir au secours d'Ayrton et de Pencroff ? Mais comment ? La mer, haute en ce moment, rendait le canal infranchissable. La pirogue n'était plus là ! Que l'on juge de l'horrible inquiétude qui s'empara de Cyrus Smith et de ses compagnons !

Enfin, vers minuit et demi, une pirogue, portant deux hommes, accosta la grève. C'était Ayrton, légèrement blessé à l'épaule, et Pencroff, sain et sauf, que leurs amis reçurent à bras ouverts.
Aussitôt, tous se réfugièrent aux Cheminées. Là, Ayrton raconta ce qui s'était passé et ne cacha point ce projet de faire sauter le brick qu'il avait tenté de mettre à exécution.

Toutes les mains se tendirent vers Ayrton, qui ne dissimula pas combien la situation était grave. Les pirates avaient l'éveil. Ils savaient que l'île Lincoln était habitée. Ils n'y descendraient qu'en nombre et bien armés. Ils ne respecteraient rien. Si les colons tombaient entre leurs mains, ils n'avaient aucune pitié à attendre !

« Eh bien ! nous saurons mourir ! dit le reporter.

— Rentrons et veillons, répondit l'ingénieur.

— Avons-nous quelque chance de nous en tirer, monsieur Cyrus ? demanda le marin.

— Oui, Pencroff.

— Hum ! Six contre cinquante !

— Oui ! six !… sans compter…

— Qui donc ? » demanda Pencroff.

Cyrus ne répondit pas, mais il montra le ciel de la main.

Jules Verne
L'Île mystérieuse
Troisième partie : Le secret de l'île Chapitre 3


La brume se lève. — Les dispositions de l'ingénieur. — Trois postes. — Ayrton et Pencroff. — Le premier canot. — Deux autres embarcations. — Sur l'îlot. — Six convicts à terre. — Le brick lève l'ancre. — Les projectiles du Speedy. — situation désespérée. — Dénouement inattendu.




La nuit s'écoula sans incident. Les colons s'étaient tenus sur le qui-vive et n'avaient point abandonné le poste des Cheminées. Les pirates, de leur côté, ne semblaient avoir fait aucune tentative de débarquement. Depuis que les derniers coups de fusil avaient été tirés sur Ayrton, pas une détonation, pas un bruit même n'avait décelé la présence du brick sur les atterrages de l'île. À la rigueur, on aurait pu croire qu'il avait levé l'ancre, pensant avoir affaire à trop forte partie, et qu'il s'était éloigné de ces parages.

Mais il n'en était rien, et, quand l'aube commença à paraître, les colons purent entrevoir dans les brumes du matin une masse confuse. C'était le Speedy.


« Voici, mes amis, dit alors l'ingénieur, les dispositions qu'il me paraît convenable de prendre, avant que ce brouillard soit complétement levé. Il nous dérobe aux yeux des pirates, et nous pourrons agir sans éveiller leur attention. Ce qu'il importe, surtout, de laisser croire aux convicts, c'est que les habitants de l'île sont nombreux et, par conséquent, capables de leur résister. Je vous propose donc de nous diviser en trois groupes qui se posteront, le premier aux Cheminées mêmes, le second à l'embouchure de la Mercy. Quant au troisième, je crois qu'il serait bon de le placer sur l'îlot, afin d'empêcher ou de retarder, au moins, toute tentative de débarquement. Nous avons à notre usage deux carabines et quatre fusils. Chacun de nous sera donc armé, et, comme nous sommes amplement fournis de poudre et de balles, nous n'épargnerons pas nos coups. Nous n'avons rien à craindre des fusils, ni même des canons du brick. Que pourraient-ils contre ces roches ? et, comme nous ne tirerons pas des fenêtres de Granite-house, les pirates n'auront pas l'idée d'envoyer là des obus qui pourraient causer d'irréparables dommages. Ce qui est à redouter, c'est la nécessité d'en venir aux mains, puisque les convicts ont le nombre pour eux. C'est donc à tout débarquement qu'il faut tenter de s'opposer, mais sans se découvrir. Donc, n'économisons pas les munitions. Tirons souvent, mais tirons juste. Chacun de nous a huit ou dix ennemis à tuer, et il faut qu'il les tue ! »

Cyrus Smith avait chiffré nettement la situation, tout en parlant de la voix la plus calme, comme s'il se fût agi de travaux à diriger et non d'une bataille à régler. Ses compagnons approuvèrent ces dispositions sans même prononcer une parole. Il ne s'agissait plus pour chacun que de prendre son poste avant que la brume se fût complétement dissipée.

Nab et Pencroff remontèrent aussitôt à Granite-house et en rapportèrent des munitions suffisantes. Gédéon Spilett et Ayrton, tous deux très-bons tireurs, furent armés des deux carabines de précision, qui portaient à près d'un mille de distance. Les quatre autres fusils furent répartis entre Cyrus Smith, Nab, Pencroff et Harbert.

Voici comment les postes furent composés.

Cyrus Smith et Harbert restèrent embusqués aux Cheminées, et ils commandaient ainsi la grève, au pied de Granite-house, sur un assez large rayon.

Gédéon Spilett et Nab allèrent se blottir au milieu des roches, à l'embouchure de la Mercy, — dont le pont ainsi que les ponceaux avaient été relevés, — de manière à empêcher tout passage en canot et même tout débarquement sur la rive opposée.

Quant à Ayrton et à Pencroff, ils poussèrent à l'eau la pirogue et se disposèrent à traverser le canal pour occuper séparément deux postes sur l'îlot. De cette façon, des coups de feu, éclatant sur quatre points différents, donneraient à penser aux convicts que l'île était à la fois suffisamment peuplée et sévèrement défendue.

Au cas où un débarquement s'effectuerait sans qu'ils pussent l'empêcher, et même s'ils se voyaient sur le point d'être tournés par quelque embarcation du brick, Pencroff et Ayrton devaient revenir avec la pirogue reprendre pied sur le littoral et se porter vers l'endroit le plus menacé.

Avant d'aller occuper leur poste, les colons se serrèrent une dernière fois la main. Pencroff parvint à se rendre assez maître de lui pour comprimer son émotion quand il embrassa Harbert, son enfant !… et ils se séparèrent.

Quelques instants après, Cyrus Smith et Harbert d'un côté, le reporter et Nab de l'autre, avaient disparu derrière les roches, et cinq minutes plus tard, Ayrton et Pencroff, ayant heureusement traversé le canal, débarquaient sur l'îlot et se cachaient dans les anfractuosités de sa rive orientale.

Aucun d'eux n'avait pu être vu, car eux-mêmes encore distinguaient à peine le brick dans le brouillard.

Il était six heures et demie du matin.

Bientôt, le brouillard se déchira peu à peu dans les couches supérieures de l'air, et la pomme des mâts du brick sortit des vapeurs. Pendant quelques instants encore, de grosses volutes roulèrent à la surface de la mer ; puis, une brise se leva, qui dissipa rapidement cet amas de brumes.

Le Speedy apparut tout entier, mouillé sur deux ancres, le cap au nord, et présentant à l'île sa hanche de bâbord. Ainsi que l'avait estimé Cyrus Smith, il n'était pas à plus d'un mille un quart du rivage.

Le sinistre pavillon noir flottait à sa corne.

L'ingénieur, avec sa lunette, put voir que les quatre canons composant l'artillerie du bord avaient été braqués sur l'île. Ils étaient évidemment prêts à faire feu au premier signal.

Cependant, le Speedy restait muet. On voyait une trentaine de pirates aller et venir sur le pont. Quelques-uns étaient montés sur la dunette ; deux autres, postés sur les barres du grand perroquet et munis de longues-vues, observaient l'île avec une extrême attention.

Certainement, Bob Harvey et son équipage ne pouvaient que très-difficilement se rendre compte de ce qui s'était passé pendant la nuit à bord du brick. Cet homme, à demi nu, qui venait de forcer la porte de la soute aux poudres et contre lequel ils avaient lutté, qui avait déchargé son revolver six fois sur eux, qui avait tué un des leurs et blessé deux autres, cet homme avait-il échappé à leurs balles ? Avait-il pu regagner la côte à la nage ? D'où venait-il ? Que venait-il faire à bord ? Son projet avait-il réellement été de faire sauter le brick, ainsi que le pensait Bob Harvey ? Tout cela devait être assez confus dans l'esprit des convicts. Mais ce dont ils ne pouvaient plus douter, c'est que l'île inconnue devant laquelle le Speedy avait jeté l'ancre était habitée, et qu'il y avait là, peut-être, toute une colonie prête à la défendre. Et pourtant, personne ne se montrait, ni sur la grève, ni sur les hauteurs. Le littoral paraissait être absolument désert. En tout cas, il n'y avait aucune trace d'habitation. Les habitants avaient-ils donc fui vers l'intérieur ?


Voilà ce que devait se demander le chef des pirates, et, sans doute, en homme prudent, il cherchait à reconnaître les localités avant d'y engager sa bande.

Pendant une heure et demie, aucun indice d'attaque ni de débarquement ne put être surpris à bord du brick. Il était évident que Bob Harvey hésitait. Ses meilleurs lunettes, sans doute, ne lui avaient pas permis d'apercevoir un seul des colons blottis dans les roches. Il n'était même pas probable que son attention eût été éveillée par ce voile de branches vertes et de lianes qui dissimulait les fenêtres de Granite-house et tranchaient sur la muraille nue. En effet, comment eût-il imaginé qu'une habitation était creusée, à cette hauteur, dans le massif granitique ? Depuis le cap Griffe jusqu'aux caps Mandibule, sur tout le périmètre de la baie de l'Union, rien n'avait dû lui apprendre que l'île fût et pût être occupée.

À huit heures, cependant, les colons observèrent un certain mouvement qui se produisait à bord du Speedy. On halait sur les palans des porte-embarcations, et un canot était mis à la mer. Sept hommes y descendirent. Ils étaient armés de fusils ; l'un d'eux se mit à la barre, quatre aux avirons, et les deux autres, accroupis à l'avant, prêts à tirer, examinaient l'île. Leur but était, sans doute, d'opérer une première reconnaissance, mais non de débarquer, car, dans ce dernier cas, ils seraient venus en plus grand nombre.

Les pirates, juchés dans la mâture jusqu'aux barres de perroquet, avaient évidemment pu voir qu'un îlot couvrait la côte et qu'il en était séparé par un canal large d'un demi-mille environ. Toutefois, il fut bientôt constant pour Cyrus Smith, en observant la direction suivie par le canot, qu'il ne chercherait pas tout d'abord à pénétrer dans ce canal, mais qu'il accosterait l'îlot, mesure de prudence justifiée, d'ailleurs.

Pencroff et Ayrton, cachés chacun de son côté dans d'étroites anfractuosités de roches, le virent venir directement sur eux, et ils attendirent qu'il fût à bonne portée.

Le canot s'avançait avec une extrême précaution. Les rames ne plongeaient dans l'eau qu'à de longs intervalles. On pouvait voir aussi que l'un des convicts placés à l'avant tenait une ligne de sonde à la main et qu'il cherchait à reconnaître le chenal creusé par le courant de la Mercy. Cela indiquait chez Bob Harvey l'intention de rapprocher autant qu'il le pourrait son brick de la côte. Une trentaine de pirates, dispersés dans les haubans, ne perdaient pas un des mouvements du canot et relevaient certains amers qui devaient leur permettre d'atterrir sans danger.

Le canot n'était plus qu'à deux encâblures de l'îlot quand il s'arrêta. L'homme de barre, debout, cherchait le meilleur point sur lequel il pût accoster.

En un instant, deux coups de feu éclatèrent. Une petite fumée tourbillonna au-dessus des roches de l'îlot. L'homme de barre et l'homme de sonde tombèrent à la renverse dans le canot. Les balles d'Ayrton et de Pencroff les avaient frappés tous deux au même instant.

Presque aussitôt, une détonation plus violente se fit entendre, un éclatant jet de vapeur fusa des flancs du brick, et un boulet, frappant le haut des roches qui abritaient Ayrton et Pencroff, les fit voler en éclats, mais les deux tireurs n'avaient pas été touchés.


D'horribles imprécations s'étaient échappées du canot, qui reprit aussitôt sa marche. L'homme de barre fut immédiatement remplacé par un de ses camarades, et les avirons plongèrent vivement dans l'eau.

Toutefois, au lieu de retourner à bord, comme on eût pu le croire, le canot prolongea le rivage de l'îlot, de manière à le tourner par sa pointe sud. Les pirates faisaient force de rames afin de se mettre hors de la portée des balles.

Ils s'avancèrent ainsi jusqu'à cinq encâblures de la partie rentrante du littoral que terminait la pointe de l'Épave, et, après l'avoir contournée par une ligne semi-circulaire, toujours protégés par les canons du brick, ils se dirigèrent vers l'embouchure de la Mercy.

Leur évidente intention était de pénétrer ainsi dans le canal et de prendre à revers les colons qui étaient postés sur l'îlot, de manière que ceux-ci, quel que fût leur nombre, fussent placés entre les feux du canot et les feux du brick, et se trouvassent dans une position très-désavantageuse.

Un quart d'heure se passa ainsi, pendant que le canot avançait dans cette direction. Silence absolu, calme complet dans l'air et sur les eaux.

Pencroff et Ayrton, bien qu'ils comprissent qu'ils risquaient d'être tournés, n'avaient point quitté leur poste, soit qu'ils ne voulussent pas encore se montrer aux assaillants et s'exposer aux canons du Speedy, soit qu'ils comptassent sur Nab et Gédéon Spilett, veillant à l'embouchure de la rivière, et sur Cyrus Smith et Harbert, embusqués dans les roches des Cheminées.

Vingt minutes après les premiers coups de feu, le canot était par le travers de la Mercy à moins de deux encâblures. Comme le flot commençait à monter avec sa violence habituelle, que provoquait l'étroitesse du pertuis, les convicts se sentirent entraînés vers la rivière, et ce ne fut qu'à force de rames qu'ils se maintinrent dans le milieu du canal. Mais, comme ils passaient à bonne portée de l'embouchure de la Mercy, deux balles les saluèrent au passage, et deux des leurs furent encore couchés dans l'embarcation. Nab et Spilett n'avaient point manqué leur coup.

Aussitôt le brick envoya un second boulet sur le poste que trahissait la fumée des armes à feu, mais sans autre résultat que d'écorner quelques roches.

En ce moment, le canot ne renfermait plus que trois hommes valides. Pris par le courant, il fila dans le canal avec la rapidité d'une flèche, passa devant Cyrus Smith et Harbert, qui, ne le jugeant pas à bonne portée, restèrent muets ; puis, tournant la pointe nord de l'îlot avec les deux avirons qui lui restaient, il se mit en mesure de regagner le brick.

Jusqu'ici les colons n'avaient point à se plaindre. La partie s'engageait mal pour leurs adversaires. Ceux-ci comptaient déjà quatre hommes blessés grièvement, morts peut-être ; eux, au contraire, sans blessures, n'avaient pas perdu une balle. Si les pirates continuaient à les attaquer de cette façon, s'ils renouvelaient quelque tentative de descente au moyen du canot, ils pouvaient être détruits un à un.

On comprend combien les dispositions prises par l'ingénieur étaient avantageuses. Les pirates pouvaient croire qu'ils avaient affaire à des adversaires nombreux et bien armés, dont ils ne viendraient pas facilement à bout.

Une demi-heure s'écoula avant que le canot, qui avait à lutter contre le courant du large, eût rallié le Speedy. Des cris épouvantables retentirent, quand il revint à bord avec les blessés, et trois ou quatre coups de canon furent tirés, qui ne pouvaient avoir aucun résultat.

Mais alors d'autres convicts, ivres de colère et peut-être encore des libations de la veille, se jetèrent dans l'embarcation au nombre d'une douzaine.

Un second canot fut également lancé à la mer dans lequel huit hommes prirent place, et tandis que le premier se dirigeait droit sur l'îlot pour en débusquer les colons, le second manœuvrait de manière à forcer l'entrée de la Mercy.

La situation devenait évidemment très-périlleuse pour Pencroff et Ayrton, et ils comprirent qu'ils devaient regagner la terre franche.

Cependant, ils attendirent encore que le premier canot fût à bonne portée, et deux balles, adroitement dirigées, vinrent encore apporter le désordre dans son équipage. Puis, Pencroff et Ayrton, abandonnant leur poste, non sans avoir essuyé une dizaine de coups de fusil, traversèrent l'îlot de toute la rapidité de leurs jambes, se jetèrent dans la pirogue, passèrent le canal au moment où le second canot en atteignait la pointe sud, et coururent se blottir aux Cheminées.

Ils avaient à peine rejoint Cyrus Smith et Harbert, que l'îlot était envahi et que les pirates de la première embarcation le parcouraient en tous sens.

Presque au même instant, de nouvelles détonations éclataient au poste de la Mercy, dont le second canot s'était rapidement rapproché. Deux, sur huit, des hommes qui le montaient, furent mortellement frappés par Gédéon Spilett et Nab, et l'embarcation elle-même, irrésistiblement emportée sur les récifs, s'y brisa à l'embouchure de la Mercy. Mais les six survivants, élevant leurs armes au-dessus de leur tête pour les préserver du contact de l'eau, parvinrent à prendre pied sur la rive droite de la rivière. Puis, se voyant exposés de trop près au feu du poste, ils s'enfuirent à toutes jambes dans la direction de la pointe de l'Épave, hors de la portée des balles.


La situation actuelle était donc celle-ci : sur l'îlot, douze convicts dont plusieurs blessés, sans doute, mais ayant encore un canot à leur disposition ; sur l'île, six débarqués, mais qui étaient dans l'impossibilité d'atteindre Granite-house, car ils ne pouvaient traverser la rivière, dont les ponts étaient relevés.

« Cela va ! avait dit Pencroff en se précipitant dans les Cheminées, cela va, monsieur Cyrus ! Qu'en pensez-vous ?

— Je pense, répondit l'ingénieur, que le combat va prendre une nouvelle forme, car on ne peut pas supposer que ces convicts soient assez inintelligents pour le continuer dans des conditions aussi défavorables pour eux !

— Ils ne traverseront toujours pas le canal, dit le marin. Les carabines d'Ayrton et de M. Spilett sont là pour les en empêcher. Vous savez bien qu'elles portent à plus d'un mille !

— Sans doute, répondit Harbert, mais que pourraient faire deux carabines contre les canons du brick ?

— Eh ! Le brick n'est pas encore dans le canal, j'imagine ! répondit Pencroff.

— Et s'il y vient ? dit Cyrus Smith.

— C'est impossible, car il risquerait de s'y échouer et de s'y perdre !

— C'est possible, répondit alors Ayrton. Les convicts peuvent profiter de la mer haute pour entrer dans le canal, quitte à s'échouer à mer basse, et alors, sous le feu de leurs canons, nos postes ne seront plus tenables.

— Par les mille diables d'enfer ! s'écria Pencroff, il semble, en vérité, que les gueux se préparent à lever l'ancre !

— Peut-être serons-nous forcés de nous réfugier dans Granite-house ? Fit observer Harbert.

— Attendons ! répondit Cyrus Smith.

— Mais Nab et M. Spilett ?… dit Pencroff.

— Ils sauront nous rejoindre en temps utile. Tenez-vous prêt, Ayrton. C'est votre carabine et celle de Spilett qui doivent parler maintenant. »

Ce n'était que trop vrai ! Le Speedy commençait à virer sur son ancre et manifestait l'intention de se rapprocher de l'îlot. La mer devait encore monter pendant une heure et demie, et, le courant de flot étant déjà cassé, il serait facile au brick de manœuvrer. Mais, quant à entrer dans le canal, Pencroff, contrairement à l'opinion d'Ayrton, ne pouvait pas admettre qu'il osât le tenter.

Pendant ce temps, les pirates qui occupaient l'îlot s'étaient peu à peu reportés vers le rivage opposé, et ils n'étaient plus séparés de la terre que par le canal. Armés simplement de fusils, ils ne pouvaient faire aucun mal aux colons, embusqués, soit aux Cheminées, soit à l'embouchure de la Mercy ; mais, ne les sachant pas munis de carabines à longue portée, ils ne croyaient pas, non plus, être exposés de leur personne. C'était donc à découvert qu'ils arpentaient l'îlot et en parcouraient la lisière.

Leur illusion fut de courte durée. Les carabines d'Ayrton et de Gédéon Spilett parlèrent alors et dirent sans doute des choses désagréables à deux de ces convicts, car ils tombèrent à la renverse.

Ce fut une débandade générale. Les dix autres ne prirent même pas le temps de ramasser leurs compagnons blessés ou morts, ils se reportèrent en toute hâte sur l'autre côté de l'îlot, se jetèrent dans l'embarcation qui les avait amenés, et ils rallièrent le bord à force de rames.

« Huit de moins ! s'était écrié Pencroff. Vraiment, on dirait que M. Spilett et Ayrton se donnent le mot pour opérer ensemble !

— Messieurs, répondit Ayrton en rechargeant sa carabine, voilà qui va devenir plus grave. Le brick appareille !

— L'ancre est à pic !… s'écria Pencroff.

— Oui, et elle dérape déjà. »

En effet, on entendait distinctement le cliquetis du linguet qui frappait sur le guindeau, à mesure que virait l'équipage du brick. Le Speedy était d'abord venu à l'appel de son ancre ; puis, quand elle eut été arrachée du fond, il commença à dériver vers la terre. Le vent soufflait du large ; le grand foc et le petit hunier furent hissés, et le navire se rapprocha peu à peu de terre.

Des deux postes de la Mercy et des Cheminées, on le regardait manœuvrer sans donner signe de vie, mais non sans une certaine émotion. Ce serait une situation terrible que celle des colons, quand ils seraient exposés, à courte distance, au feu des canons du brick, et sans être en mesure d'y répondre utilement. Comment alors pourraient-ils empêcher les pirates de débarquer ?

Cyrus Smith sentait bien cela, et il se demandait ce qu'il était possible de faire. Avant peu, il serait appelé à prendre une détermination. Mais laquelle ? Se renfermer dans Granite-house, s'y laisser assiéger, tenir pendant des semaines, pendant des mois même, puisque les vivres y abondaient ? Bien ! Mais après ? Les pirates n'en seraient pas moins maîtres de l'île, qu'ils ravageraient à leur guise, et, avec le temps, ils finiraient par avoir raison des prisonniers de Granite-house.

Cependant, une chance restait encore : c'était que Bob Harvey ne se hasardât pas avec son navire dans le canal et qu'il se tînt en dehors de l'îlot. Un demi-mille le séparerait encore de la côte, et, à cette distance, ses coups pourraient ne pas être extrêmement nuisibles.


« Jamais, répétait Pencroff, jamais ce Bob Harvey, puisqu'il est bon marin, n'entrera dans le canal ! Il sait bien que ce serait risquer le brick, pour peu que la mer devînt mauvaise ! Et que deviendrait-il sans son navire ? »

Cependant, le brick s'était approché de l'îlot, et on put voir qu'il cherchait à en gagner l'extrémité inférieure. La brise était légère, et, comme le courant avait alors beaucoup perdu de sa force, Bob Harvey était absolument maître de manœuvrer comme il le voulait.

La route suivie précédemment par les embarcations lui avait permis de reconnaître le chenal, et il s'y était effrontément engagé. Son projet n'était que trop compréhensible : il voulait s'embosser devant les Cheminées et, de là, répondre par des obus et des boulets aux balles qui avaient jusqu'alors décimé son équipage.

Bientôt le Speedy atteignit la pointe de l'îlot ; il la tourna avec aisance ; la brigantine fut alors éventée, et le brick, serrant le vent, se trouva par le travers de la Mercy.

« Les bandits ! Ils y viennent ! » s'écria Pencroff.

En ce moment, Cyrus Smith, Ayrton, le marin et Harbert furent rejoints par Nab et Gédéon Spilett.

Le reporter et son compagnon avaient jugé convenable d'abandonner le poste de la Mercy, d'où ils ne pouvaient plus rien faire contre le navire, et ils avaient sagement agi. Mieux valait que les colons fussent réunis au moment où une action décisive allait sans doute s'engager. Gédéon Spilett et Nab étaient arrivés en se défilant derrière les roches, mais non sans essuyer une grêle de balles qui ne les avait point atteints.

« Spilett ! Nab ! s'était écrié l'ingénieur. Vous n'êtes pas blessés ?

— Non ! répondit le reporter, quelques contusions seulement, par ricochet ! Mais ce damné brick entre dans le canal !

— Oui ! répondit Pencroff, et, avant dix minutes, il aura mouillé devant Granite-house !

— Avez-vous un projet, Cyrus ? demanda le reporter.

— Il faut nous réfugier dans Granite-house, pendant qu'il en est temps encore et que les convicts ne peuvent nous voir.

— C'est aussi mon avis, répondit Gédéon Spilett ; mais une fois renfermés…

— Nous prendrons conseil des circonstances, répondit l'ingénieur.

— En route donc, et dépêchons ! dit le reporter.

— Vous ne voulez pas, monsieur Cyrus, qu'Ayrton et moi nous restions ici ? demanda le marin.


— À quoi bon, Pencroff ? répondit Cyrus Smith. Non. Ne nous séparons pas ! »

Il n'y avait pas un instant à perdre. Les colons quittèrent les Cheminées. Un petit retour de la courtine empêchait qu'ils ne fussent vus du brick ; mais deux ou trois détonations et le fracas des boulets sur les roches leur apprirent que le Speedy n'était plus qu'à courte distance.

Se précipiter dans l'ascenseur, se hisser jusqu'à la porte de Granite-house, où Top et Jup étaient renfermés depuis la veille, s'élancer dans la grande salle, ce fut l'affaire d'un moment.

Il était temps, car les colons, à travers les branchages, aperçurent le Speedy entouré de fumée, qui filait dans le canal. Ils durent même se mettre de côté, car les décharges étaient incessantes, et les boulets des quatre canons frappaient aveuglément tant sur le poste de la Mercy, bien qu'il ne fût plus occupé, que sur les Cheminées. Les roches étaient fracassées, et des hurrahs accompagnaient chaque détonation.

Cependant, on pouvait espérer que Granite-house serait épargné, grâce à la précaution que Cyrus Smith avait prise d'en dissimuler les fenêtres, quand un boulet, effleurant la baie de la porte, pénétra dans le couloir.

« Malédiction ! Nous sommes découverts ? » s'écria Pencroff.

Peut-être les colons n'avaient-ils pas été vus, mais il était certain que Bob Harvey avait jugé à propos d'envoyer un projectile à travers le feuillage suspect qui masquait cette portion de la haute muraille. Bientôt même, il redoubla ses coups, quand un autre boulet, ayant fendu le rideau de feuillage, laissa voir une ouverture béante dans le granit.

La situation des colons était désespérée. Leur retraite était découverte. Ils ne pouvaient opposer d'obstacle à ces projectiles, ni préserver la pierre, dont les éclats volaient en mitraille autour d'eux. Ils n'avaient plus qu'à se réfugier dans le couloir supérieur de Granite-house et à abandonner leur demeure à toutes les dévastations, quand un bruit sourd se fit entendre, qui fut suivi de cris épouvantables !

Cyrus Smith et les siens se précipitèrent à une des fenêtres…

Le brick, irrésistiblement soulevé sur une sorte de trombe liquide, venait de s'ouvrir en deux, et, en moins de dix secondes, il était englouti avec son criminel équipage !


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