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Illustration: L'île mystérieuse-Chap36-38 - Jules Verne

L'île mystérieuse-Chap36-38


Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2009-07-03

Lu par Jean-François Ricou - (Email: jean-francois.ricou@wanadoo.fr)
Livre audio de 1h13min
Fichier Mp3 de 67,4 Mo

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Feuilleton audio (62 Chapitres)

Chapitre 36-38
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Jules Verne
L'Île mystérieuse
Deuxième partie : L'abandonné Chapitre 14

Inventaire. — La nuit. — Quelques lettres. — Continuation des recherches. — Plantes et animaux. — Grand danger couru par Harbert. — À bord. — Le départ. — Mauvais temps. — Une lueur d'instinct. — Perdus en mer. — Un feu allumé à propos.

Pencroff, Harbert et Gédéon Spilett étaient restés silencieux au milieu de l'obscurité.

Pencroff appela d'une voix forte.

Aucune réponse ne lui fut faite.

Le marin battit alors le briquet et alluma une brindille. Cette lumière éclaira pendant un instant une petite salle, qui parut être absolument abandonnée. Au fond était une cheminée grossière, avec quelques cendres froides, supportant une brassée de bois sec. Pencroff y jeta la brindille enflammée, le bois pétilla et donna une vive lueur.

Le marin et ses deux compagnons aperçurent alors un lit en désordre, dont les couvertures, humides et jaunies, prouvaient qu'il ne servait plus depuis longtemps ; dans un coin de la cheminée, deux bouilloires couvertes de rouille et une marmite renversée ; une armoire, avec quelques vêtements de marin à demi moisis ; sur la table, un couvert d'étain et une Bible rongée par l'humidité ; dans un angle, quelques outils, pelle, pioche, pic, deux fusils de chasse, dont l'un était brisé ; sur une planche formant étagère, un baril de poudre encore intact, un baril de plomb et plusieurs boîtes d'amorces ; le tout couvert d'une épaisse couche de poussière, que de longues années, peut-être, avaient accumulée.

« Il n'y a personne, dit le reporter.

— Personne ! répondit Pencroff.

— Voilà longtemps que cette chambre n'a été habitée, fit observer Harbert.

— Oui, bien longtemps ! répondit le reporter.


— Monsieur Spilett, dit alors Pencroff, au lieu de retourner à bord, je pense qu'il vaut mieux passer la nuit dans cette habitation.

— Vous avez raison, Pencroff, répondit Gédéon Spilett, et si son propriétaire revient, eh bien ! il ne se plaindra peut-être pas de trouver la place prise !

— Il ne reviendra pas ! dit le marin en hochant la tête.

— Vous croyez qu'il a quitté l'île ? demanda le reporter.

— S'il avait quitté l'île, il eût emporté ses armes et ses outils, répondit Pencroff. Vous savez le prix que les naufragés attachent à ces objets, qui sont les dernières épaves du naufrage. Non ! non ! répéta le marin d'une voix convaincue, non ! Il n'a pas quitté l'île ! S'il s'était sauvé sur un canot fait par lui, il eût encore moins abandonné ces objets de première nécessité ! Non, il est sur l'île !

— Vivant ?… demanda Harbert.

— Vivant ou mort. Mais s'il est mort, il ne s'est pas enterré lui-même, je suppose, répondit Pencroff, et nous retrouverons au moins ses restes ! »

Il fut donc convenu que l'on passerait la nuit dans l'habitation abandonnée, qu'une provision de bois qui se trouvait dans un coin permettrait de chauffer suffisamment. La porte fermée, Pencroff, Harbert et Gédéon Spilett, assis sur un banc, demeurèrent là, causant peu, mais réfléchissant beaucoup. Ils se trouvaient dans une disposition d'esprit à tout supposer, comme à tout attendre, et ils écoutaient avidement les bruits du dehors. La porte se fût ouverte soudain, un homme se serait présenté à eux, qu'ils n'en auraient pas été autrement surpris, malgré tout ce que cette demeure révélait d'abandon, et ils avaient leurs mains prêtes à serrer les mains de cet homme, de ce naufragé, de cet ami inconnu que des amis attendaient !

Mais aucun bruit ne se fit entendre, la porte ne s'ouvrit pas, et les heures se passèrent ainsi.

Que cette nuit parut longue au marin et à ses deux compagnons ! Seul, Harbert avait dormi pendant deux heures, car, à son âge, le sommeil est un besoin. Ils avaient hâte, tous les trois, de reprendre leur exploration de la veille et de fouiller cet îlot jusque dans ses coins les plus secrets ! Les conséquences déduites par Pencroff étaient absolument justes, et il était presque certain que, puisque la maison était abandonnée et que les outils, les ustensiles, les armes s'y trouvaient encore, c'est que son hôte avait succombé. Il convenait donc de chercher ses restes et de leur donner au moins une sépulture chrétienne.

Le jour parut. Pencroff et ses compagnons procédèrent immédiatement à l'examen de l'habitation.

Elle avait été bâtie, vraiment, dans une heureuse situation, au revers d'une petite colline que cinq ou six magnifiques gommiers abritaient. Devant sa façade et à travers les arbres, la hache avait ménagé une large éclaircie, qui permettait aux regards de s'étendre sur la mer. Une petite pelouse, entourée d'une barrière de bois qui tombait en ruines, conduisait au rivage, sur la gauche duquel s'ouvrait l'embouchure du ruisseau.

Cette habitation avait été construite en planches, et il était facile de voir que ces planches provenaient de la coque ou du pont d'un navire. Il était donc probable qu'un bâtiment désemparé avait été jeté à la côte sur l'île, que tout au moins un homme de l'équipage avait été sauvé, et qu'au moyen des débris du navire, cet homme, ayant des outils à sa disposition, avait construit cette demeure.

Et cela fut bien plus évident encore, quand Gédéon Spilett, après avoir tourné autour de l'habitation, vit sur une planche — probablement une de celles qui formaient les pavois du navire naufragé — ces lettres à demi effacées déjà :

BR..TAN.A
« Britannia ! s'écria Pencroff, que le reporter avait appelé, c'est un nom commun à bien des navires, et je ne pourrais dire si celui-ci était anglais ou américain !

— Peu importe, Pencroff !

— Peu importe, en effet, répondit le marin, et le survivant de son équipage, s'il vit encore, nous le sauverons, à quelque pays qu'il appartienne ! Mais, avant de recommencer notre exploration, retournons d'abord au Bonadventure ! »

Une sorte d'inquiétude avait pris Pencroff au sujet de son embarcation. Si pourtant l'îlot était habité, et si quelque habitant s'était emparé… mais il haussa les épaules à cette invraisemblable supposition.

Toujours est-il que le marin n'était pas fâché d'aller déjeuner à bord. La route, toute tracée d'ailleurs, n'était pas longue, — un mille à peine. On se remit donc en marche, tout en fouillant du regard les bois et les taillis, à travers lesquels chèvres et porcs s'enfuyaient par centaines.

Vingt minutes après avoir quitté l'habitation, Pencroff et ses compagnons revoyaient la côte orientale de l'île et le Bonadventure, maintenu par son ancre, qui mordait profondément le sable.

Pencroff ne put retenir un soupir de satisfaction. Après tout, ce bateau, c'était son enfant, et le droit des pères est d'être souvent inquiet plus que de raison.

On remonta à bord, on déjeuna, de manière à n'avoir besoin de dîner que très-tard ; puis, le repas terminé, l'exploration fut reprise et conduite avec le soin le plus minutieux.


En somme, il était très-probable que l'unique habitant de l'îlot avait succombé. Aussi était-ce plutôt un mort qu'un vivant dont Pencroff et ses compagnons cherchaient à retrouver les traces ! Mais leurs recherches furent vaines, et, pendant la moitié de la journée, ils fouillèrent inutilement ces massifs d'arbres qui couvraient l'îlot. Il fallut bien admettre alors que, si le naufragé était mort, il ne restait plus maintenant aucune trace de son cadavre, et que quelque fauve, sans doute, l'avait dévoré jusqu'au dernier ossement.

« Nous repartirons demain au point du jour, dit Pencroff à ses deux compagnons, qui, vers deux heures après midi, se couchèrent à l'ombre d'un bouquet de pins, afin de se reposer quelques instants.

— Je crois que nous pouvons sans scrupule, ajouta Harbert, emporter les ustensiles qui ont appartenu au naufragé ?

— Je le crois aussi, répondit Gédéon Spilett, et ces armes, ces outils compléteront le matériel de Granite-house. Si je ne me trompe, la réserve de poudre et de plomb est importante.

— Oui, répondit Pencroff, mais n'oublions pas de capturer un ou deux couples de ces porcs, dont l'île Lincoln est dépourvue…

— Ni de récolter ces graines, ajouta Harbert, qui nous donneront tous les légumes de l'ancien et du nouveau continent.

— Il serait peut-être convenable alors, dit le reporter, de rester un jour de plus à l'île Tabor, afin d'y recueillir tout ce qui peut nous être utile.

— Non, monsieur Spilett, répondit Pencroff, et je vous demanderai de partir dès demain, au point du jour. Le vent me paraît avoir une tendance à tourner dans l'ouest, et, après avoir eu bon vent pour venir, nous aurons bon vent pour nous en aller.

— Alors ne perdons pas de temps ! dit Harbert en se levant.

— Ne perdons pas de temps, répondit Pencroff. Vous, Harbert, occupez-vous de récolter ces graines, que vous connaissez mieux que nous. Pendant ce temps, M. Spilett et moi, nous allons faire la chasse aux porcs, et, même en l'absence de Top, j'espère bien que nous réussirons à en capturer quelques-uns ! »

Harbert prit donc à travers le sentier qui devait le ramener vers la partie cultivée de l'îlot, tandis que le marin et le reporter rentraient directement dans la forêt.

Bien des échantillons de la race porcine s'enfuirent devant eux, et ces animaux, singulièrement agiles, ne paraissaient pas d'humeur à se laisser approcher. Cependant, après une demi-heure de poursuites, les chasseurs étaient parvenus à s'emparer d'un couple qui s'était baugé dans un épais taillis, lorsque des cris retentirent à quelques centaines de pas dans le nord de l'îlot. À ces cris se mêlaient d'horribles rauquements qui n'avaient rien d'humain.

Pencroff et Gédéon Spilett se redressèrent, et les porcs profitèrent de ce mouvement pour s'enfuir, au moment où le marin préparait des cordes pour les lier.

« C'est la voix d'Harbert ! dit le reporter.

— Courons ! » s'écria Pencroff.

Et aussitôt le marin et Gédéon Spilett de se porter de toute la vitesse de leurs jambes vers l'endroit d'où partaient ces cris.

Ils firent bien de se hâter, car, au tournant du sentier, près d'une clairière, ils aperçurent le jeune garçon terrassé par un être sauvage, un gigantesque singe sans doute, qui allait lui faire un mauvais parti.

Se jeter sur ce monstre, le terrasser à son tour, lui arracher Harbert, puis le maintenir solidement, ce fut l'affaire d'un instant pour Pencroff et Gédéon Spilett. Le marin était d'une force herculéenne, le reporter très-robuste aussi, et, malgré la résistance du monstre, il fut solidement attaché, de manière à ne plus pouvoir faire un mouvement.

« Tu n'as pas de mal, Harbert ? demanda Gédéon Spilett.

— Non ! non !

— Ah ! S'il t'avait blessé, ce singe !… s'écria Pencroff.

— Mais ce n'est pas un singe ! » répondit Harbert.

Pencroff et Gédéon Spilett, à ces paroles, regardèrent alors l'être singulier qui gisait à terre.

En vérité, ce n'était point un singe ! C'était une créature humaine, c'était un homme ! Mais quel homme ! Un sauvage, dans toute l'horrible acception du mot, et d'autant plus épouvantable, qu'il semblait être tombé au dernier degré de l'abrutissement !

Chevelure hérissée, barbe inculte descendant jusqu'à la poitrine, corps à peu près nu, sauf un lambeau de couverture sur les reins, yeux farouches, mains énormes, ongles démesurément longs, teint sombre comme l'acajou, pieds durcis comme s'ils eussent été faits de corne : telle était la misérable créature qu'il fallait bien, pourtant, appeler un homme ! Mais on avait droit, vraiment, de se demander si dans ce corps il y avait encore une âme, ou si le vulgaire instinct de la brute avait seul survécu en lui !

« Êtes-vous bien sûr que ce soit un homme ou qu'il l'ait été ? demanda Pencroff au reporter.

— Hélas ! Ce n'est pas douteux, répondit celui-ci.

— Ce serait donc le naufragé ? dit Harbert.


— Oui, répondit Gédéon Spilett, mais l'infortuné n'a plus rien d'humain ! »

Le reporter disait vrai. Il était évident que, si le naufragé avait jamais été un être civilisé, l'isolement en avait fait un sauvage, et pis, peut-être, un véritable homme des bois. Des sons rauques sortaient de sa gorge, entre ses dents, qui avaient l'acuité des dents de carnivores, faites pour ne plus broyer que de la chair crue. La mémoire devait l'avoir abandonné depuis longtemps, sans doute, et, depuis longtemps aussi, il ne savait plus se servir de ses outils, de ses armes, il ne savait plus faire de feu ! On voyait qu'il était leste, souple, mais que toutes les qualités physiques s'étaient développées chez lui au détriment des qualités morales !

Gédéon Spilett lui parla. Il ne parut pas comprendre, ni même entendre… et cependant, en le regardant bien dans les yeux, le reporter crut voir que toute raison n'était pas éteinte en lui.

Cependant, le prisonnier ne se débattait pas, et il n'essayait point à briser ses liens. était-il anéanti par la présence de ces hommes dont il avait été le semblable ? Retrouvait-il dans un coin de son cerveau quelque fugitif souvenir qui le ramenait à l'humanité ? Libre, aurait-il tenté de s'enfuir, où serait-il resté ? On ne sait, mais on n'en fit pas l'épreuve, et, après avoir considéré le misérable avec une extrême attention :

« Quel qu'il soit, dit Gédéon Spilett, quel qu'il ait été et quoi qu'il puisse devenir, notre devoir est de le ramener avec nous à l'île Lincoln !

— Oui ! oui ! répondit Harbert, et peut-être pourra-t-on, avec des soins, réveiller en lui quelque lueur d'intelligence !

— L'âme ne meurt pas, dit le reporter, et ce serait une grande satisfaction que d'arracher cette créature de Dieu à l'abrutissement ! »

Pencroff secouait la tête d'un air de doute.

« Il faut l'essayer, en tout cas, répondit le reporter, et l'humanité nous le commande. »

C'était, en effet, leur devoir d'êtres civilisés et chrétiens. Tous trois le comprirent, et ils savaient bien que Cyrus Smith les approuverait d'avoir agi ainsi.

« Le laisserons-nous lié ? demanda le marin.

— Peut-être marcherait-il, si on détachait ses pieds ? dit Harbert.

— Essayons, » répondit Pencroff.

Les cordes qui entravaient les pieds du prisonnier furent défaites, mais ses bras demeurèrent fortement attachés. Il se leva de lui-même et ne parut manifester aucun désir de s'enfuir. Ses yeux secs dardaient un regard aigu sur les trois hommes qui marchaient près de lui, et rien ne dénotait qu'il se souvînt d'être leur semblable ou au moins de l'avoir été. Un sifflement continu s'échappait de ses lèvres, et son aspect était farouche, mais il ne chercha pas à résister.

Sur le conseil du reporter, cet infortuné fut ramené à sa maison. Peut-être la vue des objets qui lui appartenaient ferait-elle quelque impression sur lui ! Peut-être suffisait-il d'une étincelle pour raviver sa pensée obscurcie, pour rallumer son âme éteinte !

L'habitation n'était pas loin. En quelques minutes, tous y arrivèrent ; mais là, le prisonnier ne reconnut rien, et il semblait qu'il eût perdu conscience de toutes choses !

Que pouvait-on conjecturer de ce degré d'abrutissement auquel ce misérable être était tombé, si ce n'est que son emprisonnement sur l'îlot datait de loin déjà, et qu'après y être arrivé raisonnable, l'isolement l'avait réduit à un tel état ?

Le reporter eut alors l'idée que la vue du feu agirait peut-être sur lui, et, en un instant, une de ces belles flambées qui attirent même les animaux illumina le foyer.

La vue de la flamme sembla d'abord fixer l'attention du malheureux ; mais bientôt il recula, et son regard inconscient s'éteignit.

Évidemment, il n'y avait rien à faire, pour le moment du moins, qu'à le ramener à bord du Bonadventure, ce qui fut fait, et là il resta sous la garde de Pencroff.

Harbert et Gédéon Spilett retournèrent sur l'îlot pour y terminer leurs opérations, et, quelques heures après, ils revenaient au rivage, rapportant les ustensiles et les armes, une récolte de graines potagères, quelques pièces de gibier et deux couples de porcs. Le tout fut embarqué, et le Bonadventure se tint prêt à lever l'ancre, dès que la marée du lendemain matin se ferait sentir.

Le prisonnier avait été placé dans la chambre de l'avant, où il resta calme, silencieux, sourd et muet tout ensemble.

Pencroff lui offrit à manger, mais il repoussa la viande cuite qui lui fut présentée et qui sans doute ne lui convenait plus. Et, en effet, le marin lui ayant montré un des canards qu'Harbert avait tués, il se jeta dessus avec une avidité bestiale et le dévora.

« Vous croyez qu'il en reviendra ? Dit Pencroff en secouant la tête.

— Peut-être, répondit le reporter. Il n'est pas impossible que nos soins ne finissent par réagir sur lui, car c'est l'isolement qui l'a fait ce qu'il est, et il ne sera plus seul désormais !

— Il y a longtemps, sans doute, que le pauvre homme est en cet état ! dit Harbert.

— Peut-être, répondit Gédéon Spilett.

— Quel âge peut-il avoir ? demanda le jeune garçon.

— Cela est difficile à dire, répondit le reporter, car il est impossible de voir ses traits sous l'épaisse barbe qui lui couvre la face, mais il n'est plus jeune, et je suppose qu'il doit avoir au moins cinquante ans.

— Avez-vous remarqué, monsieur Spilett, combien ses yeux sont profondément enfoncés sous leur arcade ? demanda le jeune garçon.

— Oui, Harbert, mais j'ajoute qu'ils sont plus humains qu'on ne serait tenté de le croire à l'aspect de sa personne.

— Enfin, nous verrons, répondit Pencroff, et je suis curieux de connaître le jugement que portera M. Smith sur notre sauvage. Nous allions chercher une créature humaine, et c'est un monstre que nous ramenons ! Enfin, on fait ce qu'on peut ! »

La nuit se passa, et si le prisonnier dormit ou non, on ne sait, mais, en tout cas, bien qu'il eût été délié, il ne remua pas. Il était comme ces fauves que les premiers moments de séquestration accablent et que la rage reprend plus tard.

Au lever du jour, le lendemain, — 15 octobre, — le changement de temps prévu par Pencroff s'était produit. Le vent avait halé le nord ouest, et il favorisait le retour du Bonadventure ; mais, en même temps, il fraîchissait et devait rendre la navigation plus difficile.

À cinq heures du matin, l'ancre fut levée. Pencroff prit un ris dans sa grande voile et mit le cap à l'est-nord-est, de manière à cingler directement vers l'île Lincoln.

Le premier jour de la traversée ne fut marqué par aucun incident. Le prisonnier était demeuré calme dans la cabine de l'avant, et comme il avait été marin, il semblait que les agitations de la mer produisissent sur lui une sorte de salutaire réaction. Lui revenait-il donc à la mémoire quelque souvenir de son ancien métier ? En tout cas, il se tenait tranquille, étonné plutôt qu'abattu.

Le lendemain, — 16 octobre, — le vent fraîchit beaucoup, en remontant encore plus au nord, et, par conséquent, dans une direction moins favorable à la marche du Bonadventure, qui bondissait sur les lames. Pencroff en fut bientôt arrivé à tenir le plus près, et, sans en rien dire, il commença à être inquiet de l'état de la mer, qui déferlait violemment sur l'avant de son embarcation. Certainement, si le vent ne se modifiait pas, il mettrait plus de temps à atteindre l'île Lincoln qu'il n'en avait employé à gagner l'île Tabor.

En effet, le 17 au matin, il y avait quarante-huit heures que le Bonadventure était parti, et rien n'indiquait qu'il fût dans les parages de l'île. Il était impossible, d'ailleurs, pour évaluer la route parcourue, de s'en rapporter à l'estime, car la direction et la vitesse avaient été trop irrégulières.

Vingt-quatre heures après, il n'y avait encore aucune terre en vue. Le vent était tout à fait debout alors et la mer détestable. Il fallut manœuvrer avec rapidité les voiles de l'embarcation, que des coups de mer couvraient en grand, prendre des ris, et souvent changer les amures, en courant de petits bords. Il arriva même que, dans la journée du 18, le Bonadventure fut entièrement coiffé par une lame, et si ses passagers n'eussent pas pris d'avance la précaution de s'attacher sur le pont, ils auraient été emportés.

Dans cette occasion, Pencroff et ses compagnons, très-occupés à se dégager, reçurent une aide inespérée du prisonnier, qui s'élança par l'écoutille, comme si son instinct de marin eût pris le dessus, et brisa les pavois d'un vigoureux coup d'espar, afin de faire écouler plus vite l'eau qui emplissait le pont ; puis, l'embarcation dégagée, sans avoir prononcé une parole, il redescendit dans sa chambre.

Pencroff, Gédéon Spilett et Harbert, absolument stupéfaits, l'avaient laissé agir.

Cependant la situation était mauvaise, et le marin avait lieu de se croire égaré sur cette immense mer, sans aucune possibilité de retrouver sa route !

La nuit du 18 au 19 fut obscure et froide. Toutefois, vers onze heures, le vent calmit, la houle tomba, et le Bonadventure, moins secoué, acquit une vitesse plus grande. Du reste, il avait merveilleusement tenu la mer.

Ni Pencroff, ni Gédéon Spilett, ni Harbert ne songèrent à prendre même une heure de sommeil. Ils veillèrent avec un soin extrême, car ou l'île Lincoln ne pouvait être éloignée, et on en aurait connaissance au lever du jour, ou le Bonadventure, emporté par des courants, avait dérivé sous le vent, et il devenait presque impossible alors de rectifier sa direction.
Pencroff, inquiet au dernier degré, ne désespérait pas cependant, car il avait une âme fortement trempée, et, assis au gouvernail, il cherchait obstinément à percer cette ombre épaisse qui l'enveloppait.

Vers deux heures du matin, il se leva tout à coup :

« Un feu ! Un feu ! » s'écria-t-il.

Et, en effet, une vive lueur apparaissait à vingt milles dans le nord-est. L'île Lincoln était là, et cette lueur, évidemment allumée par Cyrus Smith, montrait la route à suivre.

Pencroff, qui portait beaucoup trop au nord, modifia sa direction, et il mit le cap sur ce feu qui brillait au-dessus de l'horizon comme une étoile de première grandeur.



Jules Verne
L'Île mystérieuse
Deuxième partie : L'abandonné Chapitre 15


Le retour. — Discussion. — Cyrus Smith et l'inconnu. — Port Ballon. — La troisième récolte. — Un moulin à vent. — La première farine et le premier pain. — Le dévouement de l'ingénieur. — Une expérience émouvante. — Quelques pleurs qui coulent.

Le lendemain, — 20 octobre, — à sept heures du matin, après quatre jours de voyage, le Bonadventure venait s'échouer doucement sur la grève, à l'embouchure de la Mercy.

Cyrus Smith et Nab, très-inquiets de ce mauvais temps et de la prolongation d'absence de leurs compagnons, étaient montés dès l'aube sur le plateau de Grande-Vue, et ils avaient enfin aperçu l'embarcation qui avait tant tardé à revenir !

« Dieu soit loué ! Les voilà ! » s'était écrié Cyrus Smith.

Quant à Nab, dans sa joie, il s'était mis à danser, à tourner sur lui-même en battant des mains et en criant : « Oh ! mon maître ! » pantomine plus touchante que le plus beau discours !

La première idée de l'ingénieur, en comptant les personnes qu'il pouvait apercevoir sur le pont du Bonadventure, avait été que Pencroff n'avait pas retrouvé le naufragé de l'île Tabor, ou que, tout au moins, cet infortuné s'était refusé à quitter son île et à changer sa prison pour une autre.

Et, en effet, Pencroff, Gédéon Spilett et Harbert étaient seuls sur le pont du Bonadventure.

Au moment où l'embarcation accosta, l'ingénieur et Nab l'attendaient sur le rivage, et avant que les passagers eussent sauté sur le sable, Cyrus Smith leur disait :

« Nous avons été bien inquiets de votre retard, mes amis ! Vous serait-il arrivé quelque malheur ?

— Non, répondit Gédéon Spilett, et tout s'est passé à merveille, au contraire. Nous allons vous conter cela.

— Cependant, reprit l'ingénieur, vous avez échoué dans votre recherche, puisque vous n'êtes que trois comme au départ ?

— Faites excuse, monsieur Cyrus, répondit le marin, nous sommes quatre !

— Vous avez retrouvé ce naufragé ?

— Oui.

— Et vous l'avez ramené ?

— Oui.

— Vivant ?

— Oui.

— Où est-il ? Quel est-il ?

— C'est, répondit le reporter, ou plutôt c'était un homme ! Voilà, Cyrus, tout ce que nous pouvons vous dire ! »

L'ingénieur fut aussitôt mis au courant de ce qui s'était passé pendant le voyage. On lui raconta dans quelles conditions les recherches avaient été conduites, comment la seule habitation de l'îlot était depuis longtemps abandonnée, comment enfin la capture s'était faite d'un naufragé qui semblait ne plus appartenir à l'espèce humaine.

« Et c'est au point, ajouta Pencroff, que je ne sais pas si nous avons bien fait de l'amener ici.

— Certes, vous avez bien fait, Pencroff ! répondit vivement l'ingénieur.

— Mais ce malheureux n'a plus de raison ?

— Maintenant, c'est possible, répondit Cyrus Smith ; mais, il y a quelques mois à peine, ce malheureux était un homme comme vous et moi. Et qui sait ce que deviendrait le dernier vivant de nous, après une longue solitude sur cette île ? Malheur à qui est seul, mes amis, et il faut croire que l'isolement a vite fait de détruire la raison, puisque vous avez retrouvé ce pauvre être dans un tel état !

— Mais, monsieur Cyrus, demanda Harbert, qui vous porte à croire que l'abrutissement de ce malheureux ne remonte qu'à quelques mois seulement ?

— Parce que le document que nous avons trouvé avait été récemment écrit, répondit l'ingénieur, et que le naufragé seul a pu écrire ce document.

— À moins toutefois, fit observer Gédéon Spilett, qu'il n'ait été rédigé par un compagnon de cet homme, mort depuis.

— C'est impossible, mon cher Spilett.

— Pourquoi donc ? demanda le reporter.

— Parce que le document eût parlé de deux naufragés, répondit Cyrus Smith, et qu'il ne parle que d'un seul. »

Harbert raconta en quelques mots les incidents de la traversée et insista sur ce fait curieux d'une sorte de résurrection passagère qui s'était faite dans l'esprit du prisonnier, quand, pour un instant, il était redevenu marin au plus fort de la tourmente.

« Bien, Harbert, répondit l'ingénieur, tu as raison d'attacher une grande importance à ce fait. Cet infortuné ne doit pas être incurable, et c'est le désespoir qui en a fait ce qu'il est. Mais ici, il retrouvera ses semblables, et puisqu'il a encore une âme en lui, cette âme, nous la sauverons ! »

Le naufragé de l'île Tabor, à la grande pitié de l'ingénieur et au grand étonnement de Nab, fut alors extrait de la cabine qu'il occupait sur l'avant du Bonadventure, et, une fois mis à terre, il manifesta tout d'abord la volonté de s'enfuir.

Mais Cyrus Smith, s'approchant, lui mit la main sur l'épaule par un geste plein d'autorité, et il le regarda avec une douceur infinie. Aussitôt, le malheureux, subissant comme une sorte de domination instantanée, se calma peu à peu, ses yeux se baissèrent, son front s'inclina, et il ne fit plus aucune résistance.

« Pauvre abandonné ! » murmura l'ingénieur.

Cyrus Smith l'avait attentivement observé. À en juger par l'apparence, ce misérable être n'avait plus rien d'humain, et cependant Cyrus Smith, ainsi que l'avait déjà fait le reporter, surprit dans son regard comme une insaisissable lueur d'intelligence.

Il fut décidé que l'abandonné, ou plutôt l'inconnu, — car ce fut ainsi que ses nouveaux compagnons le désignèrent désormais, — demeurerait dans une des chambres de Granite-house, d'où il ne pouvait s'échapper, d'ailleurs. Il s'y laissa conduire sans difficulté, et, les bons soins aidant, peut-être pouvait-on espérer qu'un jour il ferait un compagnon de plus aux colons de l'île Lincoln.


Cyrus Smith, pendant le déjeuner, que Nab avait hâté, — le reporter, Harbert et Pencroff mourant de faim, — se fit raconter en détail tous les incidents qui avaient marqué le voyage d'exploration à l'îlot. Il fut d'accord avec ses amis sur ce point, que l'inconnu devait être anglais ou américain, car le nom de Britannia le donnait à penser, et, d'ailleurs, à travers cette barbe inculte, sous cette broussaille qui lui servait de chevelure, l'ingénieur avait cru reconnaître les traits caractérisés de l'Anglo-saxon.

« Mais, au fait, dit Gédéon Spilett en s'adressant à Harbert, tu ne nous as pas dit comment tu avais fait la rencontre de ce sauvage ; et nous ne savons rien, sinon qu'il t'aurait étranglé, si nous n'avions eu la chance d'arriver à temps pour te secourir !

— Ma foi, répondit Harbert, je serais bien embarrassé de raconter ce qui s'est passé. J'étais, je crois, occupé à faire ma cueillette de plantes, quand j'ai entendu comme le bruit d'une avalanche qui tombait d'un arbre très-élevé. J'eus à peine le temps de me retourner… Ce malheureux, qui était sans doute blotti dans un arbre, s'était précipité sur moi en moins de temps que je n'en mets à vous le dire, et sans M. Spilett et Pencroff…

— Mon enfant ! dit Cyrus Smith, tu as couru là un vrai danger, mais peut-être, sans cela, ce pauvre être se fût-il toujours dérobé à vos recherches, et nous n'aurions pas un compagnon de plus.

— Vous espérez donc, Cyrus, réussir à en refaire un homme ? demanda le reporter.

— Oui, » répondit l'ingénieur.

Le déjeuner terminé, Cyrus Smith et ses compagnons quittèrent Granite-house et revinrent sur la grève. On opéra alors le déchargement du Bonadventure, et l'ingénieur, ayant examiné les armes, les outils, ne vit rien qui pût le mettre à même d'établir l'identité de l'inconnu.

La capture des porcs faite à l'îlot fut regardée comme devant être très-profitable à l'île Lincoln, et ces animaux furent conduits aux étables, où ils devaient s'acclimater facilement.

Les deux tonneaux contenant de la poudre et du plomb, ainsi que les paquets d'amorces, furent très-bien reçus. On convint même d'établir une petite poudrière, soit en dehors de Granite-house, soit même dans la caverne supérieure, où il n'y avait aucune explosion à craindre. Toutefois, l'emploi du pyroxyle dut être continué, car, cette substance donnant d'excellents résultats, il n'y avait aucune raison pour y substituer la poudre ordinaire.

Lorsque le déchargement de l'embarcation fut terminé :


« Monsieur Cyrus, dit Pencroff, je pense qu'il serait prudent de mettre notre Bonadventure en lieu sûr.

— N'est-il donc pas convenablement à l'embouchure de la Mercy ? demanda Cyrus Smith.

— Non, monsieur Cyrus, répondit le marin. La moitié du temps, il est échoué sur le sable, et cela le fatigue. C'est que c'est une bonne embarcation, voyez-vous, et qui s'est admirablement comportée pendant ce coup de vent qui nous a assaillis si violemment au retour.

— Ne pourrait-on la tenir à flot dans la rivière même ?

— Sans doute, monsieur Cyrus, on le pourrait, mais cette embouchure ne présente aucun abri, et, par les vents d'est, je crois que le Bonadventure aurait beaucoup à souffrir des coups de mer.

— Eh bien, où voulez-vous le mettre, Pencroff ?

— Au port Ballon, répondit le marin. Cette petite crique, couverte par les roches, me paraît être justement le port qu'il lui faut.

— N'est-il pas un peu loin ?

— Bah ! Il ne se trouve pas à plus de trois milles de Granite-house, et nous avons une belle route toute droite pour nous y mener !

— Faites, Pencroff, et conduisez votre Bonadventure, répondit l'ingénieur, et cependant je l'aimerais mieux sous notre surveillance plus immédiate. Il faudra, quand nous aurons le temps, que nous lui aménagions un petit port.

— Fameux ! s'écria Pencroff. Un port avec un phare, un môle et un bassin de radoubs ! Ah ! vraiment, avec vous, monsieur Cyrus, tout devient trop facile !

— Oui, mon brave Pencroff, répondit l'ingénieur, mais à la condition, toutefois, que vous m'aidiez, car vous êtes bien pour les trois quarts dans toutes nos besognes ! »

Harbert et le marin se rembarquèrent donc sur le Bonadventure, dont l'ancre fut levée, la voile hissée, et que le vent du large conduisit rapidement au cap Griffe. Deux heures après, il reposait sur les eaux tranquilles du port Ballon.

Pendant les premiers jours que l'inconnu passa à Granite-house, avait-il déjà donné à penser que sa sauvage nature se fût modifiée ? Une lueur plus intense brillait-elle au fond de cet esprit obscurci ? L'âme, enfin, revenait-elle au corps ? Oui, à coup sûr, et à ce point même que Cyrus Smith et le reporter se demandèrent si jamais la raison de l'infortuné avait été totalement éteinte.

Tout d'abord, habitué au grand air, à cette liberté sans limites dont il jouissait à l'île Tabor, l'inconnu avait manifesté quelques sourdes fureurs, et on dut craindre qu'il ne se précipitât sur la grève par une des fenêtres de Granite-house. Mais peu à peu il se calma, et on put lui laisser la liberté de ses mouvements.

On avait donc lieu d'espérer, et beaucoup. Déjà, oubliant ses instincts de carnassier, l'inconnu acceptait une nourriture moins bestiale que celle dont il se repaissait à l'îlot, et la chair cuite ne produisait plus sur lui le sentiment de répulsion qu'il avait manifesté à bord du Bonadventure.

Cyrus Smith avait profité d'un moment où il dormait pour lui couper cette chevelure et cette barbe incultes, qui formaient comme une sorte de crinière et lui donnaient un aspect si sauvage. Il l'avait aussi vêtu plus convenablement, après l'avoir débarrassé de ce lambeau d'étoffe qui le couvrait. Il en résulta que, grâce à ces soins, l'inconnu reprit figure humaine, et il sembla même que ses yeux fussent redevenus plus doux. Certainement, quand l'intelligence l'éclairait autrefois, la figure de cet homme devait avoir une sorte de beauté.

Chaque jour, Cyrus Smith s'imposa la tâche de passer quelques heures dans sa compagnie. Il venait travailler près de lui et s'occupait de diverses choses, de manière à fixer son attention. Il pouvait suffire, en effet, d'un éclair pour rallumer cette âme, d'un souvenir qui traversât ce cerveau pour y rappeler la raison. On l'avait bien vu, pendant la tempête, à bord du Bonadventure !

L'ingénieur ne négligeait pas non plus de parler à haute voix, de manière à pénétrer à la fois par les organes de l'ouïe et de la vue jusqu'au fond de cette intelligence engourdie. Tantôt l'un de ses compagnons, tantôt l'autre, quelquefois tous, se joignaient à lui. Ils causaient le plus souvent de choses ayant rapport à la marine, qui devaient toucher davantage un marin. Par moments, l'inconnu prêtait comme une vague attention à ce qui se disait, et les colons arrivèrent bientôt à cette persuasion qu'il les comprenait en partie. Quelquefois même l'expression de son visage était profondément douloureuse, preuve qu'il souffrait intérieurement, car sa physionomie n'aurait pu tromper à ce point ; mais il ne parlait pas, bien qu'à diverses reprises, cependant, on pût croire que quelques paroles allaient s'échapper de ses lèvres.

Quoi qu'il en fût, le pauvre être était calme et triste ! Mais son calme n'était-il qu'apparent ? Sa tristesse n'était-elle que la conséquence de sa séquestration ? On ne pouvait rien affirmer encore. Ne voyant plus que certains objets et dans un champ limité, sans cesse en contact avec les colons, auxquels il devait finir par s'habituer, n'ayant aucun désir à satisfaire, mieux nourri, mieux vêtu, il était naturel que sa nature physique se modifiât peu à peu ; mais s'était-il pénétré d'une vie nouvelle, ou bien, pour employer un mot qui pouvait justement s'appliquer à lui, ne s'était-il qu'apprivoisé comme un animal vis-à-vis de son maître ? C'était là une importante question, que Cyrus Smith avait hâte de résoudre, et cependant il ne voulait pas brusquer son malade ! Pour lui, l'inconnu n'était qu'un malade ! Serait-ce jamais un convalescent ?

Aussi, comme l'ingénieur l'observait à tous moments ! Comme il guettait son âme, si l'on peut parler ainsi ! Comme il était prêt à la saisir !

Les colons suivaient avec une sincère émotion toutes les phases de cette cure entreprise par Cyrus Smith. Ils l'aidaient aussi dans cette œuvre d'humanité, et tous, sauf peut-être l'incrédule Pencroff, ils en arrivèrent bientôt à partager son espérance et sa foi.

Le calme de l'inconnu était profond, on l'a dit, et il montrait pour l'ingénieur, dont il subissait visiblement l'influence, une sorte d'attachement. Cyrus Smith résolut donc de l'éprouver, en le transportant dans un autre milieu, devant cet océan que ses yeux avaient autrefois l'habitude de contempler, à la lisière de ces forêts qui devaient lui rappeler celles où s'étaient passées tant d'années de sa vie !

« Mais, dit Gédéon Spilett, pouvons-nous espérer que, mis en liberté, il ne s'échappera pas ?

— C'est une expérience à faire, répondit l'ingénieur.

— Bon ! dit Pencroff. Quand ce gaillard-là aura l'espace devant lui et sentira le grand air, il filera à toutes jambes !


— Je ne le crois pas, répondit Cyrus Smith.

— Essayons, dit Gédéon Spilett.

— Essayons, » répondit l'ingénieur.

Ce jour-là était le 30 octobre, et, par conséquent, il y avait neuf jours que le naufragé de l'île Tabor était prisonnier à Granite-house. Il faisait chaud, et un beau soleil dardait ses rayons sur l'île.

Cyrus Smith et Pencroff allèrent à la chambre occupée par l'inconnu, qu'ils trouvèrent couché près de la fenêtre et regardant le ciel.

« Venez, mon ami, » lui dit l'ingénieur.

L'inconnu se leva aussitôt. Son œil se fixa sur Cyrus Smith, et il le suivit, tandis que le marin marchait derrière lui, peu confiant dans les résultats de l'expérience.

Arrivés à la porte, Cyrus Smith et Pencroff lui firent prendre place dans l'ascenseur, tandis que Nab, Harbert et Gédéon Spilett les attendaient au bas de Granite-house. La banne descendit, et en quelques instants tous furent réunis sur la grève.

Les colons s'éloignèrent un peu de l'inconnu, de manière à lui laisser quelque liberté.

Celui-ci fit quelques pas, en s'avançant vers la mer, et son regard brilla avec une animation extrême, mais il ne chercha aucunement à s'échapper. Il regardait les petites lames qui, brisées par l'îlot, venaient mourir sur le sable.

« Ce n'est encore que la mer, fit observer Gédéon Spilett, et il est possible qu'elle ne lui inspire pas le désir de s'enfuir !

— Oui, répondit Cyrus Smith, il faut le conduire au plateau, sur la lisière de la forêt. Là, l'expérience sera plus concluante.

— D'ailleurs, il ne pourra pas s'échapper, fit observer Nab, puisque les ponts sont relevés.

— Oh ! fit Pencroff, c'est bien là un homme à s'embarrasser d'un ruisseau comme le Creek-Glycérine ! Il aurait vite fait de le franchir, même d'un seul bond !

— Nous verrons bien, » se contenta de répondre Cyrus Smith, dont les yeux ne quittaient pas ceux de son malade.

Celui-ci fut alors conduit vers l'embouchure de la Mercy, et tous, remontant la rive gauche de la rivière, gagnèrent le plateau de Grande-Vue.

Arrivé à l'endroit où croissaient les premiers beaux arbres de la forêt, dont la brise agitait légèrement le feuillage, l'inconnu parut humer avec ivresse cette senteur pénétrante qui imprégnait l'atmosphère, et un long soupir s'échappa de sa poitrine !

Les colons se tenaient en arrière, prêts à le retenir, s'il eût fait un mouvement pour s'échapper !
Et, en effet, le pauvre être fut sur le point de s'élancer dans le creek qui le séparait de la forêt, et ses jambes se détendirent un instant comme un ressort… mais, presque aussitôt, il se replia sur lui-même, il s'affaissa à demi, et une grosse larme coula de ses yeux !

« Ah ! s'écria Cyrus Smith, te voilà donc redevenu homme, puisque tu pleures ! »


Jules Verne
L'Île mystérieuse
Deuxième partie : L'abandonné Chapitre 16


Un mystère à éclaircir. — Les premières paroles de l'inconnu. — Douze ans sur l'îlot ! — Aveux qui s'échappent ! — La disparition. — Confiance de Cyrus Smith. — Construction d'un moulin. — Le premier pain. — Un acte de dévouement. — Les mains honnêtes !




Oui ! le malheureux avait pleuré ! Quelque souvenir, sans doute, avait traversé son esprit, et, suivant l'expression de Cyrus Smith, il s'était refait homme par les larmes.

Les colons le laissèrent pendant quelque temps sur le plateau, et s'éloignèrent même un peu, de manière qu'il se sentît libre ; mais il ne songea aucunement à profiter de cette liberté, et Cyrus Smith se décida bientôt à le ramener à Granite-house.

Deux jours après cette scène, l'inconnu sembla vouloir se mêler peu à peu à la vie commune. Il était évident qu'il entendait, qu'il comprenait, mais non moins évident qu'il mettait une étrange obstination à ne pas parler aux colons, car, un soir, Pencroff, prêtant l'oreille à la porte de sa chambre, entendit ces mots s'échapper de ses lèvres :

« Non ! ici ! moi ! jamais ! »

Le marin rapporta ces paroles à ses compagnons.

« Il y a là quelque douloureux mystère ! » dit Cyrus Smith.

L'inconnu avait commencé à se servir des outils de labourage, et il travaillait au potager. Quand il s'arrêtait dans sa besogne, ce qui arrivait souvent, il demeurait comme concentré en lui-même ; mais, sur la recommandation de l'ingénieur, on respectait l'isolement qu'il paraissait vouloir garder. Si l'un des colons s'approchait de lui, il reculait, et des sanglots soulevaient sa poitrine, comme si elle en eût été trop pleine !


Était-ce donc le remords qui l'accablait ainsi ? on pouvait le croire, et Gédéon Spilett ne put s'empêcher de faire, un jour, cette observation :

« S'il ne parle pas, c'est qu'il aurait, je crois, des choses trop graves à dire ! »

Il fallait être patient et attendre.

Quelques jours plus tard, le 3 novembre, l'inconnu, travaillant sur le plateau, s'était arrêté, après avoir laissé tomber sa bêche à terre, et Cyrus Smith, qui l'observait à peu de distance, vit encore une fois des larmes qui coulaient de ses yeux. Une sorte de pitié irrésistible le conduisit vers lui, et il lui toucha le bras légèrement.

« Mon ami ? » dit-il.

Le regard de l'inconnu chercha à l'éviter, et Cyrus Smith, ayant voulu lui prendre la main, il recula vivement.

« Mon ami, dit Cyrus Smith d'une voix plus ferme, regardez-moi, je le veux ! »

L'inconnu regarda l'ingénieur et sembla être sous son influence, comme un magnétisé sous la puissance de son magnétiseur. Il voulut fuir. Mais alors il se fit dans sa physionomie comme une transformation. Son regard lança des éclairs. Des paroles cherchèrent à s'échapper de ses lèvres. Il ne pouvait plus se contenir !… Enfin, il croisa les bras ; puis, d'une voix sourde :

« Qui êtes-vous ? demanda-t-il à Cyrus Smith.

— Des naufragés comme vous, répondit l'ingénieur, dont l'émotion était profonde. Nous vous avons amené ici, parmi vos semblables.

— Mes semblables !… Je n'en ai pas !

— Vous êtes au milieu d'amis…

— Des amis !… à moi ! des amis ! s'écria l'inconnu en cachant sa tête dans ses mains… Non… jamais… laissez-moi ! laissez-moi ! »

Puis, il s'enfuit du côté du plateau qui dominait la mer, et là il demeura longtemps immobile.

Cyrus Smith avait rejoint ses compagnons et leur racontait ce qui venait de se passer.

« Oui ! il y a un mystère dans la vie de cet homme, dit Gédéon Spilett, et il semble qu'il ne soit rentré dans l'humanité que par la voie du remords.

— Je ne sais trop quelle espèce d'homme nous avons ramené là, dit le marin. Il a des secrets…

— Que nous respecterons, répondit vivement Cyrus Smith. S'il a commis quelque faute, il l'a cruellement expiée, et, à nos yeux, il est absous. »

Pendant deux heures, l'inconnu demeura seul sur la plage, évidemment sous l'influence de souvenirs qui lui refaisaient tout son passé, — un passé funeste sans doute, — et les colons, sans le perdre de vue, ne cherchèrent point à troubler son isolement.

Cependant, après deux heures, il parut avoir pris une résolution, et il vint trouver Cyrus Smith. Ses yeux étaient rouges des larmes qu'il avait versées, mais il ne pleurait plus. Toute sa physionomie était empreinte d'une humilité profonde. Il semblait craintif, honteux, se faire tout petit, et son regard était constamment baissé vers la terre.

« Monsieur, dit-il à Cyrus Smith, vos compagnons et vous, êtes-vous Anglais ?

— Non, répondit l'ingénieur, nous sommes Américains.

— Ah ! » fit l'inconnu, et il murmura ces mots :

« J'aime mieux cela !

— Et vous, mon ami ? demanda l'ingénieur.

— Anglais, » répondit-il précipitamment.

Et, comme si ces quelques mots lui eussent pesé à dire, il s'éloigna de la grève, qu'il parcourut depuis la cascade jusqu'à l'embouchure de la Mercy, dans un état d'extrême agitation.

Puis, ayant passé à un certain moment près d'Harbert, il s'arrêta, et, d'une voix étranglée :

« Quel mois ? lui demanda-t-il.

— Décembre, répondit Harbert.

— Quelle année ?

— 1866.

— Douze ans ! douze ans ! » s'écria-t-il. Puis il le quitta brusquement.

Harbert avait rapporté aux colons les demandes et la réponse qui lui avaient été faites.

« Cet infortuné, fit observer Gédéon Spilett, n'était plus au courant ni des mois ni des années !

— Oui ! ajouta Harbert, et il était depuis douze ans déjà sur l'îlot quand nous l'y avons trouvé !

— Douze ans ! répondit Cyrus Smith. Ah ! douze ans d'isolement, après une existence maudite peut-être, peuvent bien altérer la raison d'un homme !

— Je suis porté à croire, dit alors Pencroff, que cet homme n'est point arrivé à l'île Tabor par naufrage, mais qu'à la suite de quelque crime, il y aura été abandonné.

— Vous devez avoir raison, Pencroff, répondit le reporter, et si cela est, il n'est pas impossible que ceux qui l'ont laissé sur l'île ne reviennent l'y rechercher un jour !


— Et ils ne le trouveront plus, dit Harbert.

— Mais alors, reprit Pencroff, il faudrait retourner, et…

— Mes amis, dit Cyrus Smith, ne traitons pas cette question avant de savoir à quoi nous en tenir. Je crois que ce malheureux a souffert, qu'il a durement expié ses fautes, quelles qu'elles soient, et que le besoin de s'épancher l'étouffe. Ne le provoquons pas à nous raconter son histoire ! Il nous la dira sans doute, et, quand nous l'aurons apprise, nous verrons quel parti il conviendra de suivre. Lui seul, d'ailleurs, peut nous apprendre s'il a conservé plus que l'espoir, la certitude d'être rapatrié un jour, mais j'en doute !

— Et pourquoi ? demanda le reporter.


— Parce que, dans le cas où il eût été sûr d'être délivré dans un temps déterminé, il aurait attendu l'heure de sa délivrance et n'eût pas jeté ce document à la mer. Non, il est plutôt probable qu'il était condamné à mourir sur cet îlot et qu'il ne devait plus jamais revoir ses semblables !

— Mais, fit observer le marin, il y a une chose que je ne puis pas m'expliquer.

— Laquelle ?

— S'il y a douze ans que cet homme a été abandonné sur l'île Tabor, on peut bien supposer qu'il était depuis plusieurs années déjà dans cet état de sauvagerie où nous l'avons trouvé !


— Cela est probable, répondit Cyrus Smith.

— Il y aurait donc, par conséquent, plusieurs années qu'il aurait écrit ce document !

— Sans doute…, et cependant le document semblait récemment écrit !…

— D'ailleurs, comment admettre que la bouteille qui renfermait le document ait mis plusieurs années à venir de l'île Tabor à l'île Lincoln ?

— Ce n'est pas absolument impossible, répondit le reporter. Ne pouvait-elle être depuis longtemps déjà sur les parages de l'île ?

— Non, répondit Pencroff, car elle flottait encore. On ne peut pas même supposer qu'après avoir séjourné plus ou moins longtemps sur le rivage, elle ait pu être reprise par la mer, car c'est tout rochers sur la côte sud, et elle s'y fût immanquablement brisée !

— En effet, répondit Cyrus Smith, qui demeura songeur.

— Et puis, ajouta le marin, si le document avait plusieurs années de date, si depuis plusieurs années il était enfermé dans cette bouteille, il eût été avarié par l'humidité. Or, il n'en était rien, et il se trouvait dans un parfait état de conservation. »

L'observation du marin était très-juste, et il y avait là un fait incompréhensible, car le document semblait avoir été récemment écrit, quand les colons le trouvèrent dans la bouteille. De plus, il donnait la situation de l'île Tabor en latitude et en longitude avec précision, ce qui impliquait chez son auteur des connaissances assez complètes en hydrographie, qu'un simple marin ne pouvait avoir.

« Il y a là, une fois encore, quelque chose d'inexplicable, dit l'ingénieur, mais ne provoquons pas notre nouveau compagnon à parler. Quand il le voudra, mes amis, nous serons prêts à l'entendre ! »

Pendant les jours qui suivirent, l'inconnu ne prononça pas une parole et ne quitta pas une seule fois l'enceinte du plateau. Il travaillait à la terre, sans perdre un instant, sans prendre un moment de repos, mais toujours à l'écart. Aux heures du repas, il ne remontait point à Granite-house, bien que l'invitation lui en eût été faite à plusieurs reprises, et il se contentait de manger quelques légumes crus. La nuit venue, il ne regagnait pas la chambre qui lui avait été assignée, mais il restait là, sous quelque bouquet d'arbres, ou, quand le temps était mauvais, il se blottissait dans quelque anfractuosité des roches. Ainsi, il vivait encore comme au temps où il n'avait d'autre abri que les forêts de l'île Tabor, et toute insistance pour l'amener à modifier sa vie ayant été vaine, les colons attendirent patiemment. Mais le moment arrivait enfin où, impérieusement et comme involontairement poussé par sa conscience, de terribles aveux allaient lui échapper.

Le 10 novembre, vers huit heures du soir, au moment où l'obscurité commençait à se faire, l'inconnu se présenta inopinément devant les colons, qui étaient réunis sous la vérandah. Ses yeux brillaient étrangement, et toute sa personne avait repris son aspect farouche des mauvais jours.

Cyrus Smith et ses compagnons furent comme atterrés en voyant que, sous l'empire d'une terrible émotion, ses dents claquaient comme celles d'un fiévreux. Qu'avait-il donc ? La vue de ses semblables lui était-elle insupportable ? En avait-il assez de cette existence dans ce milieu honnête ? Est-ce que la nostalgie de l'abrutissement le reprenait ? On dut le croire, quand on l'entendit s'exprimer ainsi en phrases incohérentes :

« Pourquoi suis-je ici ?… De quel droit m'avez-vous arraché à mon îlot ?… Est-ce qu'il peut y avoir un lien entre vous et moi ?… Savez-vous qui je suis… ce que j'ai fait… pourquoi j'étais là-bas… seul ? Et qui vous dit qu'on ne m'y a pas abandonné… que je n'étais pas condamné à mourir là ?… Connaissez-vous mon passé ?… savez-vous si je n'ai pas volé, assassiné… si je ne suis pas un misérable… un être maudit… bon à vivre comme une bête fauve… loin de tous… dites… le savez-vous ? »

Les colons écoutaient sans interrompre le misérable, auquel ces demi-aveux échappaient pour ainsi dire malgré lui. Cyrus Smith voulut alors le calmer en s'approchant de lui, mais il recula vivement.

« Non ! Non ! s'écria-t-il. Un mot seulement… Suis-je libre ?

— Vous êtes libre, répondit l'ingénieur.

— Adieu donc ! » s'écria-t-il, et il s'enfuit comme un fou.

Nab, Pencroff, Harbert coururent aussitôt vers la lisière du bois… mais ils revinrent seuls.

« Il faut le laisser faire ! dit Cyrus Smith.

— Il ne reviendra jamais…, s'écria Pencroff.

— Il reviendra, » répondit l'ingénieur.

Et, depuis lors, bien des jours se passèrent ; mais Cyrus Smith — était-ce une sorte de pressentiment ? — persista dans l'inébranlable idée que le malheureux reviendrait tôt ou tard.

« C'est la dernière révolte de cette rude nature, disait-il, que le remords a touchée et qu'un nouvel isolement épouvanterait. »

Cependant, les travaux de toutes sortes furent continués, tant au plateau de Grande-Vue qu'au corral, où Cyrus Smith avait l'intention de bâtir une ferme. Il va sans dire que les graines récoltées par Harbert à l'île Tabor avaient été soigneusement semées. Le plateau formait alors un vaste potager, bien dessiné, bien entretenu, et qui ne laissait pas chômer les bras des colons. Là, il y avait toujours à travailler. À mesure que les plantes potagères s'étaient multipliées, il avait fallu agrandir les simples carrés, qui tendaient à devenir de véritables champs et à remplacer les prairies. Mais le fourrage abondait dans les autres portions de l'île, et les onaggas ne devaient pas craindre d'être jamais rationnés. Mieux valait, d'ailleurs, transformer en potager le plateau de Grande-Vue, défendu par sa profonde ceinture de creeks, et reporter en dehors les prairies qui n'avaient pas besoin d'être protégées contre les déprédations des quadrumanes et des quadrupèdes.

Au 15 novembre, on fit la troisième moisson. Voilà un champ qui s'était accru en surface, depuis dix-huit mois que le premier grain de blé avait été semé ! La seconde récolte de six cent mille grains produisit cette fois quatre mille boisseaux, soit plus de cinq cents millions de grains ! La colonie était riche en blé, car il suffisait de semer une dizaine de boisseaux pour que la récolte fût assurée chaque année et que tous, hommes et bêtes, pussent s'en nourrir.

La moisson fut donc faite, et l'on consacra la dernière quinzaine du mois de novembre aux travaux de panification.

En effet, on avait le grain, mais non la farine, et l'installation d'un moulin fut nécessaire. Cyrus Smith eût pu utiliser la seconde chute qui s'épanchait sur la Mercy pour établir son moteur, la première étant déjà occupée à mouvoir les pilons du moulin à foulon ; mais, après discussion, il fut décidé que l'on établirait un simple moulin à vent sur les hauteurs de Grande-Vue. La construction de l'un n'offrait pas plus de difficulté que la construction de l'autre, et on était sûr, d'autre part, que le vent ne manquerait pas sur ce plateau, exposé aux brises du large.

« Sans compter, dit Pencroff, que ce moulin à vent sera plus gai et fera bon effet dans le paysage ! »

On se mit donc à l'œuvre en choisissant des bois de charpente pour la cage et le mécanisme du moulin. Quelques grands grès qui se trouvaient dans le nord du lac pouvaient facilement se transformer en meules, et quant aux ailes, l'inépuisable enveloppe du ballon leur fournirait la toile nécessaire.

Cyrus Smith fit les plans, et l'emplacement du moulin fut choisi un peu à droite de la basse-cour, près de la berge du lac. Toute la cage devait reposer sur un pivot maintenu dans de grosses charpentes, de manière à pouvoir tourner avec tout le mécanisme qu'elle contenait selon les demandes du vent.


Ce travail s'accomplit rapidement. Nab et Pencroff étaient devenus de très-habiles charpentiers et n'avaient qu'à suivre les gabarits fournis par l'ingénieur. Aussi une sorte de guérite cylindrique, une vraie poivrière, coiffée d'un toit aigu, s'éleva-t-elle bientôt à l'endroit désigné. Les quatre châssis qui formaient les ailes avaient été solidement implantés dans l'arbre de couche, de manière à faire un certain angle avec lui, et ils furent fixés au moyen de tenons de fer. Quant aux diverses parties du mécanisme intérieur, la boîte destinée à contenir les deux meules, la meule gisante et la meule courante, la trémie, sorte de grande auge carrée, large du haut, étroite du bas, qui devait permettre aux grains de tomber sur les meules, l'auget oscillant destiné à régler le passage du grain, et auquel son perpétuel tic-tac a fait donner le nom de « babillard », et enfin le blutoir, qui, par l'opération du tamisage, sépare le son de la farine, cela se fabriqua sans peine. Les outils étaient bons, et le travail fut peu difficile, car, en somme, les organes d'un moulin sont très-simples. Ce ne fut qu'une question de temps.

Tout le monde avait travaillé à la construction du moulin, et le 1er décembre il était terminé.

Comme toujours, Pencroff était enchanté de son ouvrage, et il ne doutait pas que l'appareil ne fût parfait.

« Maintenant, un bon vent, dit-il, et nous allons joliment moudre notre première récolte !

— Un bon vent, soit, répondit l'ingénieur, mais pas trop de vent, Pencroff.

— Bah ! Notre moulin n'en tournera que plus vite !

— Il n'est pas nécessaire qu'il tourne si vite, répondit Cyrus Smith. On sait par expérience que la plus grande quantité de travail est produite par un moulin quand le nombre de tours parcourus par les ailes en une minute est sextuple du nombre de pieds parcourus par le vent en une seconde. Avec une brise moyenne, qui donne vingt-quatre pieds à la seconde, il imprimera seize tours aux ailes pendant une minute, et il n'en faut pas davantage.

— Justement ! s'écria Harbert, il souffle une jolie brise de nord-est qui fera bien notre affaire ! »

Il n'y avait aucune raison de retarder l'inauguration du moulin, car les colons avaient hâte de goûter au premier morceau de pain de l'île Lincoln. Ce jour-là donc, dans la matinée, deux à trois boisseaux de blé furent moulus, et le lendemain, au déjeuner, une magnifique miche, un peu compacte peut-être, quoique levée avec de la levure de bière, figurait sur la table de Granite-house. Chacun y mordit à belles dents, et avec quel plaisir, on le comprend de reste !


Cependant l'inconnu n'avait pas reparu. Plusieurs fois, Gédéon Spilett et Harbert avaient parcouru la forêt aux environs de Granite-house, sans le rencontrer, sans en trouver aucune trace. Ils s'inquiétaient sérieusement de cette disparition prolongée. Certainement, l'ancien sauvage de l'île Tabor ne pouvait être embarrassé de vivre dans ces giboyeuses forêts du Far-West, mais n'était-il pas à craindre qu'il ne reprît ses habitudes, et que cette indépendance ne ravivât ses instincts farouches ? Toutefois, Cyrus Smith, par une sorte de pressentiment, sans doute, persistait toujours à dire que le fugitif reviendrait.

« Oui, il reviendra ! répétait-il avec une confiance que ses compagnons ne pouvaient partager. Quand cet infortuné était à l'île Tabor, il se savait seul ! Ici, il sait que ses semblables l'attendent ! Puisqu'il a à moitié parlé de sa vie passée, ce pauvre repenti, il reviendra la dire tout entière, et ce jour-là il sera à nous ! »

L'événement allait donner raison à Cyrus Smith.

Le 3 décembre, Harbert avait quitté le plateau de Grande-Vue et était allé pêcher sur la rive méridionale du lac. Il était sans armes, et jusqu'alors il n'y avait jamais eu aucune précaution à prendre, puisque les animaux dangereux ne se montraient pas dans cette partie de l'île.

Pendant ce temps, Pencroff et Nab travaillaient à la basse-cour, tandis que Cyrus Smith et le reporter étaient occupés aux Cheminées à fabriquer de la soude, la provision de savon étant épuisée.

Soudain, des cris retentissent :

« Au secours ! à moi ! »

Cyrus Smith et le reporter, trop éloignés, n'avaient pu entendre ces cris. Pencroff et Nab, abandonnant la basse-cour en toute hâte, s'étaient précipités vers le lac.

Mais avant eux, l'inconnu, dont personne n'eût pu soupçonner la présence en cet endroit, franchissait le Creek-Glycérine, qui séparait le plateau de la forêt, et bondissait sur la rive opposée.

Là, Harbert était en face d'un formidable jaguar, semblable à celui qui avait été tué au promontoire du Reptile. Inopinément surpris, il se tenait debout contre un arbre, tandis que l'animal, ramassé sur lui-même, allait s'élancer… Mais l'inconnu, sans autres armes qu'un couteau, se précipita sur le redoutable fauve, qui se retourna contre ce nouvel adversaire.

La lutte fut courte. L'inconnu était d'une force et d'une adresse prodigieuses. Il avait saisi le jaguar à la gorge d'une main puissante comme une cisaille, sans s'inquiéter si les griffes du fauve lui pénétraient dans les chairs, et, de l'autre, il lui fouillait le cœur avec son couteau.

Le jaguar tomba. L'inconnu le poussa du pied, et il allait s'enfuir au moment où les colons arrivaient sur le théâtre de la lutte, quand Harbert, s'attachant à lui, s'écria :

« Non ! non ! vous ne vous en irez pas ! »

Cyrus Smith alla vers l'inconnu, dont les sourcils se froncèrent, lorsqu'il le vit s'approcher. Le sang coulait à son épaule sous sa veste déchirée, mais il n'y prenait pas garde.

« Mon ami, lui dit Cyrus Smith, nous venons de contracter une dette de reconnaissance envers vous. Pour sauver notre enfant, vous avez risqué votre vie !

— Ma vie ! murmura l'inconnu. Qu'est-ce qu'elle vaut ? Moins que rien !

— Vous êtes blessé ?

— Peu importe.

— Voulez-vous me donner votre main ? »

Et comme Harbert cherchait à saisir cette main, qui venait de le sauver, l'inconnu se croisa les bras, sa poitrine se gonfla, son regard se voila, et il parut vouloir fuir ; mais, faisant un violent effort sur lui-même, et d'un ton brusque :

« Qui êtes-vous ? dit-il, et que prétendez-vous être pour moi ? »

C'était l'histoire des colons qu'il demandait ainsi, et pour la première fois. Peut-être, cette histoire racontée, dirait-il la sienne ?

En quelques mots, Cyrus Smith raconta tout ce qui s'était passé depuis leur départ de Richmond, comment ils s'étaient tirés d'affaire, et quelles ressources étaient maintenant à leur disposition.

L'inconnu l'écoutait avec une extrême attention.

Puis, l'ingénieur dit alors ce qu'ils étaient tous, Gédéon Spilett, Harbert, Pencroff, Nab, lui, et il ajouta que la plus grande joie qu'ils avaient éprouvée depuis leur arrivée dans l'île Lincoln, c'était à leur retour de l'îlot, quand ils avaient pu compter un compagnon de plus.

À ces mots, celui-ci rougit, sa tête s'abaissa sur sa poitrine, et un sentiment de confusion se peignit sur toute sa personne.

« Et maintenant que vous nous connaissez, ajouta Cyrus Smith, voulez-vous nous donner votre main ?

— Non, répondit l'inconnu d'une voix sourde, non ! Vous êtes d'honnêtes gens, vous ! Et moi !… »

Source: Wikisource

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