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Illustration: Maurin des Maures-Chap45-46 - Jean Aicard

Maurin des Maures-Chap45-46


Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2010-06-07

Lu par Alain Bernard
Livre audio de 29min
Fichier Mp3 de 26,4 Mo

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Maurin des Maures
Jean Aicard
1908


Chapitre XLV
– Et de quoi riez-vous ainsi, Rosette, belle fille ?
Grondard, un peu ému par l'extraordinaire harangue de Maurin, se demandait quel avantage en effet, il allait bien retirer de l'arrestation de son ennemi. Et déjà il regrettait un peu d'avoir mis les gendarmes dans ses affaires.La Besti était de ces intelligences d'impulsifs bornés qui ne voient jamais qu'un objet à la fois, celui qui fait leur convoitise et sur lequel aussitôt ils se précipitent.De celui-là on les détourne au moyen d'un autre, aussi souvent que l'on veut, comme l'espada fait volter le taureau en lui présentant la cape. Grondard voyait très bien maintenant qu'il n'y avait rien de bon pour lui dans cette arrestation de Maurin, sottement favorisée. Sa sœur et lui seraient hués dans les rues de la ville où aurait lieu le jugement ; toutes leurs vilaines histoires seraient racontées l'une après l'autre par tous ceux qui, effrayés jusque-là, s'étaient tus lâchement. Le meurtre de son père serait approuvé. Vraiment, pensait Grondard, il eût mieux valu faire ses affaires soi-même et trouver une occasion de se venger au coin d'un bois, avec un bon coup de matraque. Si, à cette heure, M. le Juge eût interrogé Grondard sur la valeur des soupçons qu'il avait élevés contre Maurin, Grondard eût déclaré qu'il ne soupçonnait plus personne.Pensant à ces choses, il rencontra Tonia devant la maison forestière et lui annonça que Maurin était arrêté.« Quel malheur ! » dit la fille.Et ne pouvant s'empêcher de pleurer, elle rentra vivement chez elle.« Tiens ! Tiens ! songea Grondard, en s'éloignant, aussi rêveur qu'une brute peut l'être. Tiens ! Tiens ! un secret est une chose dont on peut tirer profit… »Tonia, étant seule à la maison, tout en vaquant aux choses de son ménage, pleurait comme une Madeleine. Des larmes, grosses comme des olives, glissaient sur ses joues couleur de pêches dures ; et quand son père entra tout en un coup, elle ne put les lui cacher.« Tu pleures ? Qu'y a-t-il ? » fit Orsini, plutôt sévère.Elle ne répondit rien.« Que t'est-il arrivé ? parle ! »Même silence.« T'es-tu piquée ou brûlée ? »Un garde forestier entra.« Brigadier, dit-il, je viens vous dire une chose qu'on raconte et qui est sûre. Le braconnier Maurin des Maures, arrêté par Alessandri, a été vu à La Verne par une petite pastresse qui le connaît très bien. Il était enchaîné !– Ah ! dit Orsini.– Il va sans doute passer par la cantine où les gendarmes avaient laissé leurs chevaux. »Le garde forestier s'était retiré. Orsini regarda fixement sa fille :« C'est donc pour ça que tu pleures ? » dit-il. Alors, elle poussa un sanglot éperdu, un sanglot d'enfant qui étouffe. Même les petites filles corsoises bien qu'elles aient du courage aux heures où il faut en avoir, pleurent ainsi devant le malheur et l'amour, – quand il n'y a plus rien à faire contre la destinée mauvaise.Orsini, s'asseyant, frappa du poing sur la table.« Madona ! dit-il en manière de juron écourté, je ne te parlais plus jamais de lui, depuis ton pèlerinage, et tu ne m'en parlais pas non plus. Je croyais que cela valait mieux et que tes idées sur lui s'en iraient peu à peu ainsi, en silence, comme la fumée d'un vieux feu qui se consume et froidit. Mais non ! et voilà comme tu pleures aujourd'hui, pour ce bandit ! J'irai donc le trouver, s'il faut… et lui dirai de prendre garde à lui !– Et, gémit violemment Tonia à travers ses pleurs, comment pourrez-vous empêcher, mon père, qu'il soit en prison, et que, moi, je l'aime ? »La plus grande douleur ne désarme pas une femme de sa ruse d'amour. La maligne Tonia profitait de son chagrin même, se sachant passionnément aimée de son père, pour lui glisser son plein aveu, une bonne fois, – sûre, à cause de ses larmes, de n'être pas battue ni tuée !« Ah ! bougre de nom de sort ! cria Orsini, qui adoptait parfois les jurons de Provence. Ça c'est pire ! ça, je n'y comptais pas, par exemple ! »Et frappé d'une idée et d'une terreur subites, il se leva, courut à sa fille, qui maintenant s'occupait de son linge à mettre en ordre, et, la prenant par les épaules, il la retourna brusquement pour la regarder au visage. Alors elle eut honte d'elle, et se voila la face de ses deux bras qu'il écarta aussitôt à deux mains, de toutes ses forces. Et d'une voix lente et calme, mais où l'on sentait d'autant mieux une farouche résolution :« Il n'y a rien de plus ? interrogea-t-il, il n'y a pas de malheur, dis ?… Si j'apprenais autre chose, misère de moi ! je ne répondrais plus de rien ! Une fille c'est terrible, quand ça veut !… Mais réponds-moi donc, Tonia ! Tonia ! Tonia ! Dis-moi s'il faut que je te tue ? dis-le-moi ! Pourquoi pleurerais-tu tant, s'il n'y avait rien d'autre qu'un braconnier arrêté ? Pourquoi pleurerais-tu tant, à l'heure où la prison va faire ce que tu demandais à la Dame des anges, c'est-à-dire te séparer de lui, et éloigner ton esprit d'un homme assez mauvais pour être livré aux juges ? Qui te dit que cela même n'est pas le miracle que tu as demandé ? car c'est miracle d'être enfin parvenu à mettre la main sur ce gibier, et Sandri pour toi a gagné aujourd'hui ses galons de brigadier ! »À mesure que parlait son père, elle sentit tout le péril où elle s'était mise en laissant voir toute sa douleur. Elle essuya doucement ses larmes, faisant, au-dedans d'elle-même, un grand effort pour demeurer tranquille ; puis, calmée en apparence :« Mon père, dit-elle, je ne vous ai plus parlé de lui parce que je me croyais guérie de ma peine ; je n'y pensais plus autant, mais c'est bien vrai que, de nouveau, j'y pense toujours ; bien vrai que si ce Maurin était à la place de Sandri, je serais heureuse sans nul regret, bien vrai aussi que je suis toujours reconnaissante du service qu'il m'a rendu, et que ce m'est un crève-cœur de savoir un tel homme en prison et qu'on l'y traîne les mains liées. Et quand je songe qu'ils vont passer par ici tout à l'heure… avec lui ! »Elle regarda à travers les vitres et poussa un cri :« Les voilà ! »Elle se recula vivement, pour ne pas voir Maurin qu'elle supposait avec les gendarmes dont elle venait d'entrevoir l'uniforme à travers les pins…Sandri pensait bien reprendre ses chevaux où il les avait laissés, à la cantine du Don, sans entrer chez Orsini, pour n'avoir pas à confesser la ridicule aventure qui venait de lui arriver, mais il comptait sans son futur beau-père qui lui cria :« Sandri !… Ce n'est donc pas vrai, ce qu'on raconte, ou bien avez-vous confié à ceux de Collobrières l'honneur de conduire l'homme où il faut ?… Arrive et entre un peu, qu'on boive un coup en parlant de cette affaire ! »Force fut à Sandri d'accepter l'invitation.« Bonjour, Tonia ! fit-il… vous avez les yeux bien rouges ?– C'est que je viens, dit-elle, de hacher des oignons.– Et ton prisonnier, Sandri ? » interrogea Orsini.Sandri se tut, hésitant.« Le bougre nous a échappé », avoua l'autre gendarme nettement.Tonia regarda Sandri. Il était pâle à faire peine et se mordait la moustache. Elle eut beaucoup de mal pour s'empêcher de rire. Elle ne dit rien et apporta sur la table des verres pour tout le monde, les bouteilles qu'il fallait, puis se mit à soulever et à reposer cent fois les couvercles de ses marmites et les pots à épices alignés par rang de taille sur la haute cheminée.« Échappé ! disait Orsini en versant à boire. Pas possible ! comment as-tu fait ton compte ? Quand on tient un pareil oiseau, on s'y prend de manière, en l'attachant, qu'il s'étrangle plutôt avec la corde, que de pouvoir s'en tirer !– Que voulez-vous ? il est rusé comme le plus rusé des renards. Il nous a enjôlés. »Il fallut bien conter l'aventure par le détail.« Vous comprenez, Orsini, expliquait Sandri avec un visible désir de s'excuser, nous avions faim, beaucoup… Et la faim est une chose qui trouble les idées. Nous ne pensions plus guère qu'à manger. En tout autre moment nous aurions eu à coup sûr plus d'esprit et de malice. Et puis, ce bougre-là, je vous dis, nous avait endormis, par sa manière d'agir. Il semblait désirer en finir avec toutes les menaces qu'on lui fait ; il demandait lui-même les juges pour être jugé, condamné ou pardonné, mais de toute façon débarrassé. C'est ce que je croyais du moins, tant il avait bien su nous le faire croire, oh ! si bien que, tout en mangeant, j'en parlais à mon camarade ici présent, lequel partageait ma façon de voir, comme il vous le certifiera lui-même. »Le collègue de Sandri inclina le menton en signe d'adhésion pour le relever en le faisant suivre de son verre.« Le diable était donc enfermé dans cette cellule : et par la fenêtre (nous avions bien regardé) il n'était pas possible d'atteindre avec la main les branches du lierre. Cela du moins nous avait semblé ainsi… Celles qui arrivaient près de la fenêtre n'étaient pas plus grosses que des tuyaux de plumes de pigeons… Son carnier, nous avions pensé à le visiter… mais trop tard sans doute.– Il avait contenu un lapin rôti, dit l'autre gendarme, maudit lapin qui fleurait bon et qui nous a fait oublier tout le reste !– L'homme, reprit Sandri, ne faisait aucun bruit… Nous aurions pu aller le voir plus souvent, c'est vrai, nous aurions pu appeler de temps en temps, – mais toute l'affaire n'a pas duré plus d'un quart d'heure ! »Tonia écoutait de toutes ses oreilles.« Nous aurions pu faire, dit mélancoliquement l'autre gendarme, tout ce que nous n'avons pas fait… Quel lapin ! »Orsini crut que le gendarme parlait de Maurin :« Il faut qu'il vous ait ensorcelé pour que vous fassiez encore son éloge !– Je l'avoue. Il était cuit et doré à point, avec un bon goût de farigoule à se pourlécher les doigts.– Ah ! bon, ce n'est donc pas ce Maurin que vous flattez de cette manière ?– C'est ce lapin dont nous avons déjeuné… quoique ce soit lui, après tout, la cause de tout le mal. Sans lui, Maurin vous rendrait visite à cette heure en même temps que nous. Car réfléchissez, Sandri, que ce lapin, c'est Maurin qui nous l'avait donné, le vin aussi et tout le reste ; et ce fut, je pense, pour nous endormir dans les plaisirs du manger et du boire. Comment se méfier d'un homme qui si bien vous nourrit quand vous crevez de faim ?– C'est justement de quoi il fallait se méfier ! » dit Orsini.Tonia écoutait toujours avec la plus grande attention, et elle souriait en silence.« Nous l'avons reconnu trop tard, » confessa Sandri piteusement.« Et lorsque à la fin l'idée nous prit de l'appeler pour voir s'il y était encore, – car, bien que l'évasion nous parût chose impossible, nous appelâmes le prisonnier (mais trop tard) pour être en règle avec la prudence, – rien ne répondit. Je voulus me lever pour aller voir : « Non, dit mon camarade, il s'amuse à ne pas nous répondre ou bien il s'est endormi… Nous voyons d'ici la porte qui n'est pas à trente pas et comment veux-tu que par la fenêtre il s'envole ? Il faudrait être pour ça l'âne de Gonfaron lui-même ! » Cette plaisanterie nous fit rire, nous rappelant le tour, drôle tout de même, que joua Maurin aux Gonfaronnais… Cependant quelques minutes après : « Je vais voir, dis-je : si le bougre s'est tué ? on ne sait pas. » Nous débarricadons la porte. Rien qu'une bouteille vide et une pierre pas très grosse entortillée plusieurs fois d'une grosse ficelle et attachée au bout d'un bâton qui était droit contre le mur. Nous regardons par la fenêtre : quatre mètres de corde reliaient ce contrepoids aux branches d'un chêne qui est là-dessous… L'oiseau s'était envolé ! Car pour glisser sur ce fil il faut des pattes de picatéoù et des ailes, non pas des pieds et des mains. Alors, nous nous regardâmes, mon collègue et moi, je dois le dire, d'un air plutôt bête que fier et content, et nous regrettâmes ensemble d'avoir accepté son lapin qui, en effet, est cause que si sottement nous avons mal exécuté notre surveillance. »À ces mots, n'y tenant plus, Tonia qui jusque-là avait pu cacher sa joie, Tonia, ravie et énervée, se mit à rire, comme une folle, à rire, à rire autant qu'elle avait pleuré, à rire sans pouvoir s'arrêter.Sandri se leva, lui jeta un regard féroce et prononça :« Je comprends maintenant pourquoi tu avais les yeux rouges, Tonia quand je suis entré. Ta gaieté de maintenant m'explique trop bien ta tristesse de tout à l'heure… »Et masquant son dépit de gendarme sous sa jalousie et sa colère d'amoureux, il cria violemment :« Il faudra que cela change, Tonia ! je te préviens que si je m'aperçois de la moindre chose dans l'avenir, je cesserai de te voir et de t'aimer. Un mari, tu en chercheras un autre.– Je ris, dit-elle redevenant sérieuse, je ris, comme c'est mon droit, de ce qui est risible…– En effet, dit l'autre gendarme ; cette jolie fille, Sandri, a vraiment le droit de rire de notre bêtise.– Toi, tais-toi ! » cria Sandri.Avec beaucoup de dignité, trouvant que sa fille en ce moment n'avait pas tous les torts, Orsini prit la parole :« Tu feras comme tu jugeras bon, Sandri, mais j'aime mieux, au bout du compte, voir rire ma fille que la voir pleurer. C'est une honnête fille, ne l'oublie pas. Quant à la menacer de rompre nos engagements, tu es libre. Il faudrait n'être guère fier pour ne pas te le dire en ce moment et ne pas te le répéter, après ce que tu viens de dire toi-même ! Du reste, si tu fais souvent des beaux coups comme celui d'aujourd'hui, tes galons de brigadier ne te tomberont pas du ciel… ce serait miracle… Et dans ces cas, comme tu le sais bien, pas n'est besoin de chercher sujet à rupture puisque le marché de lui-même sera rompu de notre côté ! »Alessandri suffoquait.« Au revoir ! fit-il. On recausera un autre jour. Pour aujourd'hui, c'est assez ! Le chasseur est excusable d'avoir de l'humeur quand il voit le lièvre qu'il croyait tué, sortir de sa gibecière pour gambader dans la plaine. Il ne vous est pas facile d'être bien aimable quand de votre mésaventure, qui devrait vous faire plaindre, votre future rit à votre nez comme d'un bonheur qui lui arrive !… Au revoir ; on verra la suite ! »Il sortit, suivi de son acolyte, tandis Qu'orsini haussait les épaules et rallumait sa vieille pipe.« Mon père, dit Tonia, je vous remercie, vous êtes bon de m'avoir défendue.– Je n'ai que toi, Tonia », dit simplement Orsini… Et il ajouta avec un dédain dont il ne sentait pas le comique :« Après tout, est-ce que je le connais, moi, ce gendarme ? Ils nous ennuient, à la fin, ces beaux soldats qui font les vantards et qui nous prennent tout d'un coup nos filles, quand nous les avons faites grandes et belles ! »La jolie et rusée fillette alla à son père, et, câlinement, l'embrassa.Chapitre XLVI
Comment et pourquoi, non sans regret, Maurin fit à un gendarme un cadeau princier, ce qui l'amena à conter à ses amis La lièvre de juin.
À quelques jours de là, M. Cabissol apprit que Maurin serait traqué à la fois par toutes les brigades des Maures.Il le fit prévenir par l'ami Pastouré, et lui fit savoir en même temps que M. Rinal le cacherait chez lui, aussi longtemps que cela paraîtrait nécessaire.Maurin arriva de nuit chez M. Rinal, à l'insu même de Cigalous à qui on se fit un devoir de ne rien dire.Cigalous était le maire. On aurait pu le compromettre en lui confiant le secret.Maurin, bien navré de ne plus courir les bois durant le jour, sortait chaque nuit, allait se mettre à l'affût du sanglier et de la lièvre, sorte de braconnage qui, en temps ordinaire, lui plaisait peu ; mais il faut bien vivre, et nécessité n'a pas de loi.Il passa ainsi chez M. Rinal environ deux semaines.Sous prétexte de chasse, M. Cabissol, pour la circonstance, s'était fixé à Bormes ; Pastouré y fit de fréquentes apparitions et tous deux, Pastouré et Cabissol, l'un presque muet, l'autre agréablement bavard, passèrent avec Maurin, chez M. Rinal, plus d'une soirée joyeuse.Un soir, Maurin qui était resté, à son ordinaire, tout l'après-midi dans le grenier chez M. Rinal, déclara qu'il ne sortirait pas cette nuit-là.Pastouré, qui était venu le chercher, s'étonna. M. Cabissol et M. Rinal parurent également fort surpris.« Et pourquoi ne sortiras-tu pas ce soir ?– À cause, dit Maurin, d'une rencontre que j'ai eue et d'un cadeau que j'ai fait aux gendarmes de Bormes, la nuit dernière.– Oh ! Oh ! Contez-nous ça, Maurin. »M. Rinal, confortablement assis dans un vieux fauteuil au coin du feu, fumait une cigarette ; de sa main fine, élégante parmi la manchette brodée et souple, il en offrit une à M. Cabissol, qui, le dos aux coussins, s'était installé sur le divan recouvert d'un tapis oriental.Maurin et Pastouré, malgré les invitations réitérées du maître de la maison, n'acceptaient pas les sièges moelleux ; ils s'y trouvaient mal à l'aise, et préféraient les durs escabeaux de bois de chêne, sans dossier.« Contez-nous ça, Maurin. Et d'abord, allumez vos pipes. »Les pipes allumées :« Voici, dit Maurin. Je revenais cette nuit de l'affût, et je rapportais ici ma lièvre, une lièvre de quatre kilos, mon ami ! une chose comme un loup ! qui me remplissait ton carnier, – Pastouré, et même davantage – car c'est ton carnier, Pastouré, que j'avais emporté, avec ta permission, vu que le mien est grand comme une malle et que je ne croyais pas en avoir besoin, ne comptant pas tuer plus d'une lièvre, comme de juste.« Je revenais donc avec mon carnier, c'est-à-dire le tien, jeté sur mon épaule, et cette lièvre dedans qui devait bien aller dix livres, mon ami ! une chose comme un petit veau ! et j'avais pris à travers bois pour ne pas suivre le chemin afin de ne pas faire de mauvaise rencontre.« Mais, figurez-vous, monsieur Rinal, qu'en un certain moment, pas très loin de Bormes, il m'a fallu quitter le bois et traverser la route. La route traversée, je comptais rentrer dans le bois de l'autre côté, pour attraper les sentiers que je connais et me rendre ici en passant par-dessus la colline.« Eh bé ! voyez un peu ma chance, monsieur Cabissol : au moment où, dans la solitude du gros bois, je me serais fait l'effet d'être à cent mille lieues de toutes les gendarmeries – si j'y avais pensé, aux gendarmes ! – voilà qu'une chose extraordinaire me surprend. Il faut dire qu'il n'y avait dans le ciel qu'un petit rien du tout de quart de lune mince comme une faucille qu'on a usée à force de la passer à la meule.« Je voyais mon chemin, comme un aveugle, avec les yeux de l'habitude. Je descendais la colline ; et j'arrive enfin devant la route en contrebas que je voulais traverser ; j'étais sur le talus, au-dessus du fossé, je saute sur la route, d'un mètre de haut, et voilà-t-il pas que je tombe juste devant un gendarme arrêté dans l'ombre d'un chêne-liège, et qui, je pense, m'écoutait venir !… Il était à l'affût, lui aussi.« Noum dé pas Dioù qué mi Diou ! Paouré tu, Môourin, « siès perdu ! » – Il ne devait pas m'attendre si tôt, car, lui aussi, il était là, saisi, gelé, pétrifié, quoi ! mais, tout en un coup, il avance les deux mains pour me prendre.« Une idée alors me vient du Ciel ! J'ôte vivement mon carnier de l'épaule et, sans souffler un mot, je te le lui flanque dans les bras, le carnier avec la lièvre, une chose énorme, comme tu n'en as jamais vu, mon homme, une chose comme un bœuf !« Et frrutt ! je disparais dans la bruyère comme un petit lapin, avant qu'il ait pu se reconnaître, ni me reconnaître. C'est drôle, qué ? Je ne sais pas comment il aura pu se tirer d'affaire avec un paquet pareil entre les bras ! Il est peut-être encore là-bas sur place ! Imaginez donc ! une lièvre comme on n'en a jamais vu, mon ami, une chose lourde et grosse comme un chameau !… C'est beaucoup regrettable. Et cependant, pour me n'en sauver, pechère, je la lui ai offerte de bon cœur ! »Pastouré retira sa pipe de sa bouche avec la main gauche et tendit son poing droit, le pouce levé, bien roide.« Ce que je regrette le plus, dit Maurin, c'est le carnier de Pastouré, mais ce qui me console, c'est que son nom n'est pas dedans. »Pastouré fit un geste d'insouciance.« C'est égal, dit Maurin, elle est forte celle-là ! On a bien raison de dire que, même quand il est dans le carnier, le gibier n'est pas encore au chasseur. On ne le tient bien qu'au bout de la fourchette. »Les auditeurs de Maurin s'attardèrent un moment à commenter l'aventure, s'égayant à l'idée de l'étonnement du gendarme.Ce soir-là, les histoires de chasse défrayèrent seules la conversation, et M. Cabissol ayant émis cette opinion que, par avarice, tout paysan qui a pris un lièvre en fraude se ferait tuer plutôt que de l'abandonner aux gendarmes, comme l'avait fait Maurin, celui-ci s'indigna :« Vous connaissez bien des choses, monsieur Cabissol, et j'ai bien du respect pour vous, mais si vous pensez cela, alors, c'est que vous ne connaissez pas mon peuple. Tenez, le printemps dernier, voici ce qui est arrivé à Pitalugue. »Et Maurin poursuivit ainsi :LA LIEVRE DE JUINPitalugue labourait son champ, dans la plaine au-dessous de Bormes.Tout en un coup, tirant sur les brides de corde, il arrêta doucement et en silence son cheval et, les yeux écarquillés et fixes, il regarda attentivement un creux de sillon dans son labour de la veille, à vingt pas devant lui, à sa main droite, sous le vent.Voyons, il ne se trompait pas : cette espèce de paquet gris et rougeâtre qui ne remuait pas, c'était une lièvre. Elle dormait. Noum dé pas Dioù, qué lèbre !… Une chose grosse comme un gros chien, mon ami !Que faire pour l'avoir ?Se taire d'abord et réfléchir, mais réfléchir un peu vite et prendre un parti au plus tôt.Adonc, Pitalugue réfléchissait, immobile, les deux mains serrant, d'émotion, les manchons de l'araire, derrière son vieux cheval.Qu'heureusement il y avait du vent, et pas de mouches ! – pourquoi, s'il y en avait eu, des mouches, le cheval, en les chassant du pied, aurait peut-être fait du bruit à réveiller la lièvre.Elle dormait comme un plomb, pechère !Alors, Pitalugue se pensa : « Si je voyais là-bas quelqu'un de mes enfants, je lui ferais signe de m'apporter le fusil, mais je n'en vois pas. Quand on laboure, on devrait toujours être armé !… »Pitalugue avait laisse son araire en plan, il avançait à pas silencieux vers la bête endormie.Voici ce qu'il comptait faire :Arrivé près de la lièvre, quand il l'aurait presque à ses pieds, il se baisserait tout doucement, puis, d'un coup, laisserait tomber tout son corps de tout son poids sur elle, comme tombe la lourde pierre d'un quatre de chiffre… il l'écraserait ainsi sous sa lourde poitrine, car sans cela, de la prendre tout bonnement avec la main comme on cueille la figue à la figuière, il n'y fallait pas songer. C'est fort, une lièvre.Donc, c'était décidé, il allait faire, de tout son corps, une pierre de lesque. Et malgré cela, en se détendant et se débattant, elle saurait peut-être se faire lâcher !Il approcha, approcha. La lièvre ne s'éveilla point. Quelle lièvre, mon ami ! un petit âne d'Alger !… Pitalugue jeta encore un regard vers sa bastide : personne.Alors, résolument, il se laissa tomber comme un bloc de carrière sur la lièvre qui dormait toujours. Elle ne s'éveilla que sous le choc avec un cri, mon homme ! que tu aurais dit de trois cents rats qui ont tous à la fois la queue prise dans une jointure de porte.Quand il sentit la bête chaude et remuante contre son estomac : « Vé ! que je l'ai ! » cria-t-il, joyeux.Et il travailla à lui prendre les pattes, deux dans chaque main !…« Ah ! par exemple ! c'est « un bon affaire » ! Je n'ai pas manqué mon coup !… Voyez un peu, sans fusil, ce que peut faire le génie de l'homme ! »Quand il se releva, il aperçut ses quatre enfants et sa femme qui venaient à lui.L'aîné de ses trois « drôles » portait le fusil ; sa petite dernière courait devant la mère. Tous avaient vu de loin les manières de Pitalugue, et ils avaient compris, les monstres ! Car un paysan aux champs voit tout ce qui se passe aussi loin que peut porter sa vue et, à la manière des mouvements d'un homme, il devine, au loin, si l'homme se gratte pour une puce ou pour une mouche.Pitalugue cria à son aîné qui n'était plus beaucoup loin :« Pitalugue, j'ai de la ficelle à la poche, va vite la prendre dans ma veste qui est pendue à l'olivier le plus proche. »Mais de la cordelette, Pitalugue fils en avait sur lui, et la lièvre fut liée par les quatre pattes, au milieu du rond que faisaient autour d'elle la femme, les quatre enfants et le père.« Père, ne lui « fasse pas de mal ! » disait la petite en se haussant, pour voir ce grand lapin sauvage qui gigotait de son mieux, pechère, mais sans pouvoir se tirer de ce mauvais pas.La lièvre liée, chacun voulut lui tâter le râble.Seule, la petite ne caressait que le poil.« Quelle lièvre ! Ça pèse bien huit livres !– Ah ! çà, vaï, huit livres ! Elle en pèse au moins dix !– S'il te fallait l'acheter, tu la paierais bien dans les sept, huit francs !– Ah ! çà, vaï, sept, huit francs, dans cette saison ! pour quinze tu ne l'aurais pas !– C'est à Paris qu'ils seraient contents d'avoir la pareille, au mois de juin !…– De lièvre, moi, dit l'aîné, je n'en ai pas mangé deux fois dans ma vie.– C'est bon ? dit le second.– Meilleur que du poulet, bien sûr !– Quand est-ce qu'on la mangera ? » demanda le plus petit des trois garçons.À ce moment, Misé Pitalugue s'écria :« Bou Dioù ! Elle a du lait, voyez, pechère ! C'est une mère… c'est facile à comprendre que ses petits l'attendent quelque part… »Elle pressait les mamelles de la pauvre bête épouvantée et haletante. Les gouttes de lait venaient au bout des tétines.« C'est embêtant », dit l'homme.Et tous, un long moment, gardèrent le silence, bien ennuyés.« Pourquoi, embêtant ? dit l'aîné. Est-ce qu'elle sera mauvaise ?– C'est embêtant qu'elle ait des petits, dit la femme. Ça fait peine, tout de même, de penser qu'ils vont mourir dans un trou ! »La lièvre, bien liée par les pattes, fut déposée à terre. Et tous s'assirent autour d'elle, tenant conseil.Il y avait un bon moment, poursuivit Maurin, que, passant par-là, je m'étais approché d'eux.Ils m'expliquèrent toute l'affaire.« J'étais avec Maurin », confirma alors Pastouré, qui suivait attentivement tous les détails du récit en remuant les lèvres comme s'il eût répété mot à mot tout ce que disait Maurin, lequel continua ainsi :« Que faut-il faire ? demanda Pitalugue. C'est bon, la lièvre. Et puis, il y a de quoi faire un gros repas à nous six. Ça compte, ça, dans une maison pauvre comme est la nôtre !… Qu'allons-nous faire, Maurin ? »Je lui dis :« Je ne sais pas ; la lièvre est tienne. C'est des choses qui ne regardent que ceux qui y ont leur intérêt. Mais si j'étais « de toi », je la lâcherais.– Ce sont ses petits qui me tourmentent, dit Pitalugue. J'ai tous ces petits levrautons dans ma tête.– Ils vont pleurer à fendre le cœur, dit sa femme.– Et crever sans être utiles à personne », dit Pitalugue !Alors, la petite dernière se mit à sangloter :« Je veux pas qu'on la tue, père ! père, il ne faut pas la tuer.– Allons, dit la femme, ne contrarie pas la petite… c'est quinze francs de jetés par la fenêtre… lâche-la tout de même. »Avec beaucoup de précautions pour ne pas lui casser les pattes, ils la délièrent.Et quand elle fut déliée, Pitalugue et sa femme et tous en eurent comme un remords. Ils ne voulaient plus la lâcher :« C'est dommage ! un si beau morceau, et si bon ! une lièvre de vingt francs, pour le moins !… Remets-lui vite la ficelle aux pattes, Pitalugue. »Mais la petite fille cria :« Laisse-la aller à sa maison, père !… ses petits appellent et puis, d'abord, moi, je la veux voir courir !…– Ses petits ne sont pas loin, probable ! dit le père… elle en doit bien avoir trois ou quatre… Il faudra veiller. Nous les tuerons quand ils seront grands. Ne prenons pas les bêtes par traîtrise, quand elles ont des petits… »Que vous dirai-je, messieurs, la compassion l'emporta :« Regardez bien ! y êtes-vous ? Pas de regrets ?… une, deux !… adessias ! »Posée à terre, la bête bondit…Ici, entraîné par la force de ses souvenirs, Pastouré, interrompant Maurin, s'écria :« Ah ! messieurs !… si vous l'aviez vue filer, cette mère !– Et voilà le cœur de mon peuple ! conclut Maurin.– Bravo ! dit M. Rinal ému. Là-dessus, je vais me coucher… Et je vous engage, Maurin, à ne pas sortir du tout avant quelque temps, pas plus la nuit que le jour. Demain nous reprendrons cette conversation.– D'autant plus volontiers, dit M. Cabissol, que j'ai appris sur le compte d'un gros personnage, mari d'une femme dont l'influence, à Paris, nous est tout acquise en faveur de Maurin, une histoire des plus divertissantes, et je brûle de vous la conter.– Parbleu, dit M. Rinal, vous me donnez envie d'être à demain !… »Et les quatre amis se séparèrent.Source: Wikisource

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