Maurin des Maures-Chap17-21
Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2010-03-23
Lu par Alain Bernard
Livre audio de 51min
Fichier Mp3 de 47,0 Mo
Télécharger
(clic droit "enregistrer sous")Signaler
une erreur
Illustration: Massif des Maures, Var, France - Civodule
Certains droits réservés (licence Creative Commons)
+++ Chapitres Suivants
+++ Chapitres Précédents
Certains droits réservés (licence Creative Commons)
+++ Chapitres Suivants
+++ Chapitres Précédents
Maurin des Maures
Jean Aicard
1908
CHAPITRE XVII. Comment M. Labarterie fut conduit par Maurin à la chasse aux merles, et comment M. Cabissol fut entraîné à conter, lui aussi, une galégeade.
Le dîner fut joyeux comme tout repas de chasseurs. Le menu était simple et substantiel, par recommandation du préfet. Pastouré, bien entendu, ne desserra les dents que pour manger. Jusqu'au dessert, Maurin l'imita, bien que, de temps à autre, M. Désorty lui adressât la parole avec beaucoup de simplicité et de sympathie.
« Voilà de fameuses pintades, hein, Maurin ? Voilà un excellent petit vin ?… »
Mais Maurin hochait la tête sans rien dire ; Maurin mangeait et buvait ferme, sans souffler mot. Et Pastouré riait dans sa barbe.
Un des convives, le général X…, Provençal d'origine et fils d'un bottier de village (détail connu), prononça au milieu de la conversation, une phrase banale, celle-ci à peu près :
« L'évolution, tant que vous voudrez, mais plus de révolution ! Les révolutions sont des moyens du passé. »
Maurin crut que la République était en péril :
« Pourtant, dit-il, sans la révolution (et il répéta sans la révolution), les savetiers ne deviendraient pas généraux ! »
Le préfet eut un mouvement d'inquiétude ; mais le général avait de l'esprit.
« Maurin, dit-il, les savetiers d'aujourd'hui peuvent devenir généraux – sans révolution ; il ne faut pas l'oublier.
– Bien répondu ! fit Maurin. Mais tout de même, il y a beaucoup de vos bourgeois qui ne veulent plus de révolutions parce qu'ils ont profité de la première. Maintenant qu'ils sont bien, ils ne veulent plus rien pour les autres. Si vous n'êtes pas de ceux-là, tant mieux : je m'aperçois que je m'étais trompé sur vous… C'est que j'en ai connu, voyez-vous, dans nos promenades, à la chasse, qui tiraient de leur carnier des pâtés de truffes et qui ne se gênaient pas, devant nous, pour mépriser entre eux les pauvres ; et à l'un d'eux j'ai dit un jour, – j'ai dit comme ça, – j'ai dit : « Monsieur le marquis, lorsqu'on parle avec mépris des pauvres bougres, c'est peut-être un droit que l'on a, mais noum dé pas Dioù ! si l'on avait du cœur, lorsqu'on veut parler mal des crève-la-faim, faudrait d'abord cracher dans son assiette les truffes qu'on a dans sa bouche ! »
– Maurin, dit le préfet, nous pouvons allumer nos pipes. Voici le café et les liqueurs. »
Maurin tira sa pipe de Cogolin, sa bonne pipe de bruyère qui lui rappelait les belles « pipières » toutes roses de la tête aux pieds, couvertes qu'elles sont de la poussière du bois des pipes et si jolies, selon l'expression de M. Cabissol sous leur coiffure de sphinx d'Égypte.
La conversation allait bon train, et, par les soins du préfet attentif, glissa bientôt aux histoires de chasse.
M. Labarterie demanda :
« On chasse les merles, dit-on, ici, comme en Corse ? Est-ce vrai ? »
Maurin le regarda de travers :
« Oui, dit-il, et je vous mènerai à la chasse aux merles, quand vous voudrez, mais il faudra laisser à la maison votre « trompette » parce que ces oiseaux-là, nos merles de pays, – la trompette les « détourne ».
Le préfet sentit le péril et regarda Maurin d'un air inquiet. Mais Maurin était « parti » et il se mit à s'amuser en bon Provençal galégeaïré.
« Voici, dit-il, en regardant toujours M. Labarterie, comment nous chassons les merles, nous autres. Je pars bien avant le jour, pour aller à l'agachon, une cabane basse que j'ai faite avec des branches d'arbre au mitan des bois. Dans cette cachette, vous vous mettez tout seul. À travers les branches que vous touchez de la tête quand vous êtes assis dessous, vous voyez le ciel, là-bas, au levant, qui devient un peu blanchâtre, puis un peu rouge… c'est tout juste la petite pointe du jour. C'est le bon moment « pour faire le merle ». Pour faire le merle, vous tirez le chilé de votre poche. Voici le mien. Et vous commencez. Écoutez-moi ça ! »
Maurin mit entre ses lèvres le chilet, sorte de petite boîte ronde en fer-blanc, traversée d'un trou au beau milieu, et il commença à siffler, à imiter le chant du merle…
« Réponds-moi, Pastouré. »
Pastouré tira de sa poche un chilet d'une autre forme, fait d'un fragment de patte de langouste, et se mit de son côté à imiter le merle.
Tout à coup :
« Halte ! » cria Maurin, d'un ton impérieux.
Et il promena un regard circulaire sur l'assemblée :
« Votre oreille ne vous a rien dit ? » interrogea-t-il.
Son regard sévère s'arrêta sur M. Labarterie :
« À vous, non, bien sûr, parce que vous n'êtes pas un merle à plumes, mais remarquez-moi ce passage… »
Et il s'interrompit pour reprendre sur son instrument le passage incriminé ; puis, s'arrêtant encore tout à coup :
« L'avez-vous entendue, cette fois, la fausse note ? Non, pardi ! mais Pastouré, lui qui l'a faite, l'a comprise, du moins la seconde fois ! N'est-ce pas, Pastouré ? »
Pastouré fit signe que oui.
« Vous autres, vous n'y avez vu que du feu !… mais pas moins, en entendant cette note-là, si vous aviez été de vrais merles, vous auriez tous f… ichu le camp ! »
La vision de cette assemblée de dignitaires s'enfuyant tout à coup, transformée en un vol de merles, surgit si brusque que tout le monde partit en même temps d'un énorme éclat de rire.
Le geste de Maurin semblait éparpiller des merles dans l'espace.
Il reprit, toujours tourné vers Labarterie :
« Donc, vous étiez en train de faire le merle… Attention !… En voici un qui se pose dans les branches qui paraissent toutes noires sur le ciel qui blanquège à peine. Vous continuez à chiler… En voilà un autre, de merle, deux !… trois !… Le ciel devient plus clair : vous les apercevez mieux quand ils se posent. »
En ce moment, il oubliait la galégeade ; il voyait arriver les merles ; cette chasse, devenue réelle pour lui, l'amusait.
Et Maurin élevait ses doigts écartés, pour augmenter chaque fois d'un merle le nombre précédemment énoncé. Il faisait aller son chilet et ne voulait plus s'interrompre de peur d'effaroucher les oiseaux imaginaires. Et toute sa main à présent s'élevait bien haut, écartant largement les doigts : cinq ! La main se refermait ; un doigt se levait encore : encore un merle ! ça faisait six ! Et Maurin chilait toujours, en regardant M. Labarterie de temps à autre, de son œil narquois de sanglier sauvage. Et sa physionomie de joie exprimait deux choses : primo : « En vient-il hein, des merles, quand je les appelle ! » secundo : « A-t-il une bonne tête, le candidat de Paris ! En voilà un, de merle, qui ne sera pas député ! »
Quand il eut refermé et rouvert sa main trois fois, ce qui portait à une quinzaine le nombre de merles, Maurin s'arrêta de souffler dans son chilet. Il s'écrasa sur sa chaise ; il s'y faisait petit, et rasé, tapi jusqu'à être invisible sous les branches de la cachette, il prononça avec un accent provençal, salé :
« Il vïen pui un momein où vous êtes couvert de merles ! »
Rien qu'à voir le chasseur, on se rendait compte qu'il en avait partout, des merles. Alors il s'écrasa davantage sur lui-même, regardant toujours dans les arbres de son rêve, en clignant toutefois, de temps à autre, un œil malin du côté de Labarterie,… Et, sans perdre du regard les oiseaux innombrables qu'il croyait voir en petites silhouettes sombres sur les branches tout autour de lui et au-dessus de sa tête, il dit d'une voix très basse pour ne pas les faire envoler :
« Maintenein, je ramasse mon fusill, bien doucemein ! Vous compréné, meussieu Labarterille, si vous aviez eu l'imprudence de tirer su le premié quan'il s'est posé la première fois, les otres ne seraient pas venus. Quand le second s'est posé, la même chose ! À présein qu'ils sont tropp, vous n'en amirez deuss, – troiss, si c'est possible – à la file, comme si votre coup de fusill il était une brochette… C'était un coup difficile, pourquoi il sote à tout momein d'une branche à l'otre, mais tout de même vous en amirez deux ou trois à la file, quan'ils se passent l'un devant de l'otre, et vous tirez… Boum !… »
Sa voix changea, redevint plus naturelle, comme celle d'un homme qui, après les belles exaltations du rêve, retombe à la réalité :
« Des fois vous n'en pourriez ramasser trois, des fois deusse, des fois pouïn. Alors vous rentrez chez vous ; pourquoi à cette chasse, vous ne tirez jamé qu'un seul coup de fusill. »
Puis, franchement railleur, il conclut, l'œil sur M. Labarterie :
« C'est très amusant, qué ? »
Il est impossible de rendre le haut comique de cette scène dite et mimée par Maurin, railleur de lui-même. Tout le génie de la Provence éclatait dans toute sa physionomie ; et tant étaient rapides les idées simultanées et diverses qui brillaient dans ses yeux, que les spectateurs ne pouvaient s'en rendre compte assez vivement. Et c'est de leur embarras que jouissait maintenant le galegeaïré.
« Tel que vous me voyez, monsieur Labarterille, acheva Maurin, je fais si bien le merle, moi, qu'un jour pendant que je chilais, caché dans la broussaille, un renard m'a sauté sur ma tête, tout en coup, pourquoi il me prené pour un oiso !… il faut vous dire qu'il ne m'avait pas vu ; il m'avait entendu seulement… Voyez-vous, en faisant le merle, on attire toutes les bêtes à son entour ! »
Et il regardait les têtes qui l'entouraient.
Cette dernière histoire était authentique, mais Maurin sentait ce qu'on se donnait de ridicule quand on la croyait véritable, parce qu'il comprenait ce qu'elle avait d'invraisemblable. Alors il la racontait de façon à justifier tous les doutes qu'il trouvait naturels, et dont il se moquait pourtant à part lui.
« Ont-ils de l'esprit, ces Provençaux ! » dit le préfet qui pénétrait tout cela et qui riait comme un fou, en bon Parisien.
Pendant ce temps, les lèvres muettes de Pastouré remuaient imperceptiblement – très vite, mais ce qu'il se disait, nous ne le saurons jamais.
CHAPITRE XVIII. Le purgatoire de frère Pancrace.
« Allons, monsieur Cabissol », cria Maurin, vous qui en connaissez de si bonnes, vous n'en direz pas une, de vos histoires ?
– J'en sais plus d'une ! dit M. Cabissol, mais je ne les conte pas aussi bien que vous !
– Nous allons bien voir », dit le préfet.
Sans se faire prier davantage, M. Cabissol commença :
« C'est une histoire qui est arrivée il y a plus de cent ans, à en croire du moins mon grand-père qui me la répétait souvent lorsque j'étais tout petit :
LE PURGATOIRE DE FRÈRE PANCRACE
« Deux bons moines quêteurs, chargés comme des ânes, cheminaient péniblement dans les sentiers montants et rocailleux. Ils avaient hâte d'arriver à leur couvent perché sur le plateau, dans les pinèdes, au sommet de la colline.
« Ils marchaient, l'échine courbée, chacun portant un gros sac empli de légumes, de fruits et de pain frais. Le soleil piquait sur leur face rougeaude où coulait la sueur, en grosses perles luisantes.
« Panuce marchait devant, ce qui veut dire que Pancrace suivait Panuce.
« – Il fait chaud, frère Pancrace, il fait bien chaud aujourd'hui !
« – Il fait même trop chaud, frère Panuce !
« – De sûr qu'il fait trop chaud, frère Pancrace, trop chaud, « vous l'avez dit !
« – L'homme, frère Panuce, doit gagner son pain à la sueur de son front… »
« Les deux bons moines devisaient ainsi en soupirant et, sous la semelle de leurs sandales, roulaient, dans le sentier creux et sonore, les cailloux ardents comme braise.
« Tout à coup, frère Panuce s'arrêta et, d'une voix frémissante de joie :
« – Dieu nous a entendus, frère Pancrace, et, si j'en crois mes yeux, il nous envoie du secours !
« – Vous moquez-vous de moi, Panuce ? Quel secours pourrait nous envoyer la Providence, sinon un bel et bon âne avec ses ensari » ?… Or, la vérité, il n'y a pas ici d'autre âne que vous, si ce n'est moi. Et ce serait péché véritablement que me donner faussement l'espérance d'être soulagé de mon lourd fardeau ; il n'en deviendrait que plus lourd ! Pour l'amour de Dieu, Panuce, marchez encore un peu, afin que nous arrivions au gîte. Ne vous arrêtez pas ainsi, ou je vais jeter là mon sac, qui est plein à crever comme un ventre de chantre… Et si une fois je le pose, peut-être bien, frère Panuce, n'aurai-je plus jamais la force de le soulever. »
« Et, ce disant, Pancrace, avec un ouf ! de soulagement, posa son sac au beau mitan du chemin.
« Alors, Panuce, qui marchait devant, lui dit, en se rangeant à côté de lui :
« – Vous avez douté de moi, Pancrace, parce que la largeur de mon dos cachait à vos yeux de chair l'objet de votre espérance !…
« Et du doigt il désignait un joli petit enfant d'ânesse, rondelet, à l'œil vif, à l'air spirituel, qui, attaché par une corde au pied d'un olivier, broutait le chiendent et la lavande, dans la restanque, au bord du sentier pierrailleux.
« – Sainte Vierge du ciel, soyez remerciée ! Saints anges du Paradis, soyez loués dans les siècles des siècles ! Dieu n'a pas voulu la mort du pécheur ! » s'écria Pancrace.
« Et en un tour de main, soulevant les deux sacs rebondis, après les avoir reliés entre eux au moyen d'une cordelette, Panuce et Pancrace les arrimèrent sur l'échine de l'âne, l'un pendant à gauche et l'autre à droite. Quand cela fut fait, les deux moines burent un coup de clairet à la gourde qu'ils portaient dans leur capuchon, à la façon des Sarrazinois, et s'épongeant le front avec leur grand mouchoir de cotonnade à carreaux multicolores, ils s'assirent un moment au pied de l'olivier, sous l'ombre chaude et claire ; et ils admiraient l'âne, et ils le bénissaient du fond de leur cœur comme une envoyé de la sainte Providence qui, enfin, avait pris en pitié leur grande lassitude.
« – Mais, dit Pancrace, frappé d'une idée et inquiet tout à coup, il n'y a pas, dans ce triste monde, il n'y a pas, que je sache, un seul âne sans maître ?
« – Tout peut arriver, par la permission du Ciel, dit Panuce ; des ânes sans maître, on en voit rarement, dans ce monde de misère, je ne le sais que trop ; on n'en voit presque jamais, je vous le concède ; mais qu'il ne puisse y en avoir, je n'en jurerais pas.
« – Il ne faut jurer de rien, dit Pancrace ; mais, croyez-moi, frère Panuce, tout âne, si solitaire qu'il paraisse, me fait penser à un homme, à un homme qui est son maître… Cet âne-ci doit en avoir un !
« – Je vous entends, dit Panuce, je ne vous entends que trop. Eh bien, voici ce qu'il nous faut faire. Je vais, moi, tout seul, conduire l'âne au couvent avec sa charge, qui est la nôtre, et je le ramènerai au plus tôt ici. Vous, mon frère, attendez-moi patiemment sur place, au pied de cet olivier, et si le maître de l'âne survient avant mon retour, vous lui expliquerez comment, par la permission de Dieu, nous le lui avons, pour une toute petite demi-heure, très humblement emprunté. »
« Là-dessus, Panuce s'éloigne par le sentier montant, tenant la queue de l'âne pour se faire traîner un peu et se peser d'autant moins à lui-même… Et Pancrace demeura seul, assis sur le tronc de l'olivier où était tout à l'heure attachée la corde du bourriquet, assez semblable à la corde qui ceinturait sa robe de moine.
« À peine, le dernier cri lointain de Panuce : « I, l'aï ! » s'éteignait-il tout là-haut, au détour de la draye, sous les pinèdes, que le paysan Marius Mangeosèbe surgit devant Pancrace.
« Pancrace ouvrit aussitôt la bouche pour raconter toute l'affaire, et comment il se faisait qu'en cette même place Mangeosèbe trouvât un moine au lieu d'un âne ; mais le moine fut moins prompt à expliquer la métamorphose que le paysan à en exprimer sa surprise, qui était grande. Et déjà Mangeosèbe s'était écrié :
« Bonne Mère des anges ! Sainte Vierge couronnée ! que m'arrive-t-il… Ai-je la berlue ? Voilà mon âne qui s'est changé en moine par la permission de Dieu !… Oï ! aï ! oï ! oï ! que dira ma femme, pauvre de moi !… Je sais bien qu'il la faisait souvent enrager, ce bougre d'âne ! mais enfin il n'en portait pas moins au village nos courges et nos pastèques et, selon la saison, notre blé ou nos olives au moulin ! Oï ! oï ! aï ! las !… que vais-je faire d'un moine, à présent ? quel besoin avais-je d'un moine ! »
« Pancrace, voyant Mangeosèbe si bête et si saintement crédule, voulut s'en amuser un peu, et par pure plaisanterie, gravement il lui dit :
« – Oh ! mon maître !… Je vous plains de tout mon cœur, puisque ce qui fait ma joie fait votre ennui… Mais n'est-ce pas la règle d'ici-bas, hélas ! que le bonheur de l'un fasse le malheur de l'autre ? Ainsi vont les choses terrestres. Et j'ai quelque satisfaction, je l'avoue, à vous remercier avec une voix humaine, des bons coups d'étrille et de la bonne herbe que vous m'avez quelquefois donnés…
« Pour ce qui est des coups de trique, j'en avais tous les jours et ration double ; n'en parlons plus, s'il vous plaît… Mais voici ce qui arrive et l'explication de cette aventure. Autrefois, bien avant d'être un âne, j'étais un moine, né dans la moinerie… Or, j'eus le malheur, tout moine que j'étais, de commettre un gros, un très gros péché… car la chair est faible, et Dieu – juste punition de ma faute – fit de moi, pechère, un pauvre âne, le pauvre âne dont vous devîntes un jour le maître, sans vous douter, pechère ! que vous aviez acheté un moine à la foire ! Et voilà que mon temps d'ânerie, comme qui dirait mon temps de galères ou plutôt de purgatoire terrestre, vient de finir à l'instant, et là, à cette place même où vous m'aviez attaché, là, pendant que j'étais en train de brouter l'herbe dure, crac ! voilà que, tout à coup, je suis redevenu moine ! et la corde de mon licol est redevenue ma ceinture !
« – Hélas ! dit Mangeosèbe en se grattant la tête, je crois, décidément, que je perds au change !…
« Ça doit être pour vos péchés, mon pauvre homme ! » répliqua Pancrace.
« – Je le prends ainsi, dit Mangeosèbe, – et que la volonté de Dieu s'accomplisse ! Allons, puisqu'il n'y a rien à faire, quittons-nous bons amis… Et surtout ne péchez plus, frère moine…
« – Tenez compte de votre conseil pour vous-même », lui cria Pancrace qui s'éloigna en riant tout seul.
« Le paysan rentra au village et le moine au couvent. Alors Pancrace et Panuce, s'étant consultés dans le secret de leur cellule, jugèrent qu'il ne fallait point rendre l'âne, à seule fin de ne pas faire naître dans l'esprit simple du paysan ou le doute ou la colère, qui tous deux également plaisent au diable.
« Et il fut convenu qu'on vendrait l'âne à la foire…
« Ce fut, bien entendu, Panuce qui s'y rendit seul. Puisqu'il était convenu que Pancrace et l'âne n'étaient à eux deux qu'une seule et même personne, il ne convenait pas de les montrer ensemble.
« I, l'ai ! hue, già, l'haï ! »
« Or, de son côté, pour acheter un autre âne dont il ne se pouvait passer, Mangeosèbe était allé à la foire.
« Et, de très loin, il reconnut son âne et courut vers lui, ébahi… puis, après réflexion, lui donnant sur le museau une petite tape, une caresse tendre, toute pleine d'indulgence.
« – Ze comprends, lui dit-il, pechère !… Oouras mai quàouco couyounado ! ce qui peut se traduire ainsi : Tu auras fait encore quelque mignonne sottise, nigaud ! Mais, vaï, ajouta-t-il, ce n'est pas moi qui t'achèterai !… On ne m'attrape pas deux fois !… Je vois bien que tu as tout à fait l'air d'un âne, mais je suis payé pour savoir que tu n'es qu'un moine ! »
« Ce qui prouve, s'écria Maurin, que bien avant les assignats, il y avait des ânes qui parlaient comme des hommes ; mais vous trouveriez plus facilement aujourd'hui des hommes qui parlent comme des ânes !… C'est égal, monsieur Cabissol, vous la contez comme un malin ! et si j'avais votre talent, je ferais des livres le jour et la nuit.
– Il y a trop d'écrivains, dit M. Labarterie. Et plus il y a d'écrivains, moins il y a de lecteurs.
– Et plus il y a de vin, dit Maurin, moins on en vend… Pauvre France ! »
En sortant, le général dit à M. Labarterie :
« Je n'aime pas ce préfet chercheur de popularité qui invite à dîner des goujats avec des gentlemen. Il m'avait demandé la permission d'inviter Maurin à dîner, c'est vrai, mais je ne savais pas que ce braconnier se paierait ma tête et la vôtre. Ce doit être un anarchiste. Ils le sont tous dans le Var.
– Je renonce à représenter ces gens-là au Palais-Bourbon », dit M. Labarterie d'un air important.
Il assura sa casquette-melon sur sa tête et son cor de chasse sur son épaule :
« J'y renonce. Ce sont eux, les vilains merles ! Je me porterai dans un département du Nord. »
« Eh bien, monsieur le Préfet ? disait Cabissol, croyez-vous que c'est un type, notre Maurin ! je vous dis qu'il lui faudrait Balzac pour historiographe. Ce qu'il y a en lui de génie de race est inexprimable. Il y a trop de choses à la fois dans un seul de ses regards et de ses gestes !
– C'est vrai, dit le préfet. Cet homme, c'est toute une race, mais malheureusement le meilleur de lui est intraduisible.
– Aucune émotion ne se transmet au moyen des mots. L'art ne peut que donner un ressouvenir des choses, et c'est déjà bien joli. S'il en était autrement, la poésie écrite suffirait aux amoureux. »
CHAPITRE XIX. Où apparaît pour le grand ennui de Maurin, et la plus grande satisfaction de la gendarmerie nationale, un nouveau personnage noir comme un diable.
Grondard était charbonnier. Il habitait avec sa famille, à travers les Maures, une sorte de hameau formé de cinq ou six cabanes qu'il allait construisant, démolissant et reconstruisant sur tous les emplacements où on l'appelait, des divers points de la montagne, pour faire du charbon.
Sa famille se composait de quatre filles de douze à dix-neuf ans et d'un fils de vingt ans, Célestin Grondard, qui était, comme son père, un mauvais géant.
Grondard le père était un colosse, à la face et aux mains toujours noires de charbon. Cet horrible athlète avait des mœurs dignes des anciens dieux de Rome et de la Grèce. En disant : « C'est un véritable dipe », le percepteur l'avait flatté. dipe est une conscience. Les crimes d'dipe furent involontaires. dipe adore son Antigone.
Le curé et le notaire avaient mieux jugé Grondard en l'appelant l'un : l'Ogre et l'autre : Caliban. En quoi ils étaient d'accord avec le jugement populaire qui nommait Grondard la Besti (la Bête).
Aux sauvages forêts des Maures, Grondard était ce que le rôdeur de barrières est aux fortifications de Paris. Et, criminel redouté, il demeurait inattaquable. Aucun de ses méfaits n'aurait pu être prouvé facilement. La plupart se compliquaient de chantages, et ses victimes préféraient, par orgueil ou pour éviter le scandale, se taire.
Généralement Grondard, qui avait dressé ses filles à ce manège, opérait ainsi : il en laissait une, comme appât, par un beau temps, occupée à quelque travail solitaire, sur un point giboyeux du territoire, « au pas de la lièvre », comme on dit dans le pays… Un chasseur arrivait, paysan sans défiance, qui, provoqué par la luronne, la prenait par la taille. Elle criait. Surgissait Grondard père ou fils, et il fallait payer ou dire pourquoi. On payait et, tout penaud, on gardait le silence.
Cependant, la victime, un jour de belle humeur, au cabanon, après boire, finissait par conter son aventure… Et ainsi la triste réputation de Grondard s'était formée. On le traitait de monstre, mais de loin et à voix basse. Nul n'aurait osé prendre l'initiative de « porter plainte ».
Toutes proportions gardées, les Grondard ressemblaient un peu à ces affreux barons du Moyen Age, qui, du haut de leurs châteaux forts, fondaient, secondés par quelques braves, sur les passants isolés. Ces barons étaient protégés par leur grandeur seigneuriale, les Grondard par leur bassesse compromettante. Et ceux-ci comme ceux-là par la mystérieuse terreur qu'ils inspiraient.
La Besti, Grondard le père, un jour d'août, par un torride soleil, était couché à l'ombre d'un haut rocher, au milieu des broussailles, à quelques pas d'un chemin forestier qu'inondait une lumière blanche, coupée ça et là par l'ombre courte de quelques pins. L'Ogre faisait semblant de dormir. Il était en embuscade. Il en voulait à un certain bûcheron nommé Toucas, qui, échappé à une de ses tentatives de chantage, avait menacé de le dénoncer.
Le colosse était effrayant avec sa face inégalement noircie, ses dents éclatantes, ses yeux, qui, entrouverts par moments, ne paraissaient que blancs et rouges. Autour de lui un silence lourd ou plutôt un bruissement égal et continu : le bourdonnement de la lumière d'été.
Dans ce calme uniforme, le moindre craquement au fond des vallées de roches, sèches et sonores, est entendu facilement. Depuis un moment, Grondard prêtait l'oreille. Il entrouvrit tout à coup ses méchants yeux, et en même temps il cria :
« Où vas-tu, petite ? »
Il se leva et bondit vers l'étroit chemin.
Au cri de la Besti, une jolie petite paysanne, une enfant de douze à treize ans, s'arrêta, épouvantée, et laissa tomber de saisissement la marmite dans laquelle elle portait à son père Toucas, qui travaillait assez loin de là, le repas de midi.
Puis l'enfant se tourna du côté par où elle était venue et se prit à fuir avec un grand cri.
En deux enjambées, comme s'il avait eu des bottes de sept lieues, l'immonde colosse noir, véritable démon, fut sur les talons de la pauvrette.
« Maman ! » répéta-t-elle.
Elle croyait sentir déjà s'abattre sur sa mignonne épaule la main énorme et pesante.
« Maman !'répéta-t-elle.
Son cri perçant roula d'écho en écho dans les ravins.
À ce moment, sur le flanc de la colline, une fumée ronde, légère, blanche et bleuâtre, se détacha de la verdure des pins et un coup de fusil retentit. Ce fut comme une réponse au cri de détresse de l'enfant.
L'Ogre, le monstre, frappé à la tête, emplissait la largeur du chemin de son grand cadavre noir.
L'enfant courait toujours, sans se retourner. Elle disparut au coude du chemin.
Le cadavre fut rencontré le soir, par un garde-forêts en tournée. On ne sut ni pourquoi ni comment Grondard avait été frappé.
Les parents de la petite, redoutant le scandale et tous les ennuis qu'attirent les juges sur les maisons, lui défendirent avec menace de raconter ce qui lui était arrivé. On chercha vainement les raisons du meurtre et quel était le meurtrier.
Seulement, le fils du mort, Célestin Grondard, ramassa dans les bois, tout près de l'endroit où avait été relevé la Besti, un bouton de cuivre massif, comme on n'en fait plus aujourd'hui. Sur ce bouton on voyait un faucon chaperonné avec cette devise : Mon espoir est en pennes. Fort de cet indice, le fils Grondard accusa bientôt Maurin du meurtre de son père.
Maurin ignora quelque temps cette accusation, mais il s'y était délibérément exposé : il avait vu, lui aussi, du fond des pinèdes, le danger que courait l'enfant… et il s'apprêtait à intervenir lorsque avait retenti le coup de feu vengeur.
Le justicier s'enfuyait, tenant à la main son fusil fumant. C'était un brave homme, – père de famille, – un nommé Verdoulet, qui dit à Maurin :
« Tu ne me trahiras pas, Maurin ?
– Tu peux y compter , dit Maurin.
– Tout de même, fit l'autre, j'ai du regret. Ça m'a échappé. Mon fusil est parti tout seul !
– Du regret, dit Maurin, quoiqu'on doive toujours hésiter à tuer un homme, tu peux n'en pas avoir, foi de Maurin ! Et des monstres de cette espèce, tue-nous-en, dès que l'occasion se présente, le plus que tu pourras !
« Maintenant, file ! que je protège ta fuite ! Je ne te vendrai pas. »
Verdoulet ne se l'était pas fait dire deux fois et il était rentré chez lui au plus vite…
Un autre homme que Célestin soupçonnait ou voulait soupçonner Maurin du meurtre de Grondard, c'était le gendarme Alessandri, dit Sandri.
L'avisé gendarme, avant de rien dire, cherchait un commencement de preuves.
CHAPITRE XX. Le gendarme Sandri établit l'orthographe du mot pennes.
Quelques semaines se passèrent.
L'indulgence des pouvoirs publics pour Maurin, le pardon qui lui avait été accordé pour l'enlèvement des chevaux, sa morgue envers les gendarmes après l'arrestation de l'un des trois évadés, l'honneur qu'il avait eu d'être félicité publiquement par le préfet, devant la tombe de Crouzillat, en un mot tous les succès de Maurin n'étaient pas pour calmer l'irritation, la rancune et les jalousies de Sandri, le gendarme aux pommettes roses.
Mais il fallait bien laisser le braconnier tranquille jusqu'à nouvel ordre.
Il est bon de se rappeler qu'en Provence, on nomme braconnier tout chasseur passionné qui fait métier de la chasse, même s'il n'enfreint aucune des lois qui la régissent.
Sandri n'avait plus aucune raison avouable de pourchasser Maurin. Il lui eût fallu, pour se remettre aux trousses du roi des Maures, vu la protection dont l'entourait l'autorité préfectorale, mieux qu'un prétexte : un motif bien caractérisé. Ce motif, il résolut de le faire naître, et il alla trouver Célestin Grondard…
Tant que Maurin serait libre, le fiancé de la Corsoise redouterait un rival possible. Il eût voulu le déshonorer, justement et légalement aux yeux du père de Tonia, homme de légalité et de discipline. Qu'Orsini eût conduit sa fille à la battue de l'Esterel, cela n'avait pas été pour plaire au gendarme. Et, bien que Sandri ignorât comment s'y était comporté Maurin, il était allé jusqu'à reprocher à Orsini son imprudence. Mais cette fois, le père s'était fâché.
« Ma fille est une honnête fille, et je ne suis pas un imbécile ! Tiens-le-toi pour dit, Sandri.
– Je souhaite, avait répliqué le gendarme, de n'avoir pas un jour à vous prouver le contraire.
– Il est encore temps de nous dédire de notre promesse échangée. Je ne suis pas encore ton beau-père !
– Calmez-vous et pardonnez-moi, avait ajouté vivement Sandri qui ne voulait pas perdre Tonia.
– C'est bien ! avait conclu Orsini narquois… Tâche seulement de rompre avec la Margaride. »
Le beau gendarme avait rougi. La Margaride était la belle servante d'auberge pour laquelle Sandri brûlait d'un feu coupable.
Après cette conversation, Sandri avait voulu « raisonner » Tonia. Il souhaitait que jamais plus elle ne parût dans une réunion quelconque où se trouverait Maurin.
De ce côté aussi, le gendarme avait été repoussé avec perte.
Tonia avait été d'autant plus fâchée de ses remontrances qu'elle se sentait en faute ; elle devait en effet reconnaître, dans le secret de son cœur, que l'ardent baiser de Maurin avait fait courir par tout son être une flamme de joie.
Elle était mécontente d'elle-même. Aussi répliqua-t-elle au gendarme sur un ton d'extrême mauvaise humeur :
« Si tu dois me tourmenter ainsi, mon beau, mieux vaudrait rompre tout de suite. Que soupçonnes-tu ? Je suis une honnête fille. Si déjà je ne voulais plus de toi, je te le dirais. Va à tes affaires et j'irai aux miennes. La Madone voit dans mon cœur, et elle sait que je te le garderai fidèle, à moins que par trop tu ne m'importunes !
– Mais si ce gueux, qui te regarde d'un œil qui me déplaît, osait te parler un jour comme il ne doit pas ?
– N'ai-je pas mon stylet corse ? » répliqua-t-elle… C'était sincèrement qu'elle parlait de la sorte. Elle se complaisait, c'est vrai, au souvenir de ce Maurin, mais tout de même elle lui en voulait, et se proposait, s'il revenait à la charge, de lui répliquer en Corsoise, car enfin, que voulait-il d'elle, ce gueux ?
Sandri alla donc voir le fils Grondard.
Célestin fut inquiet d'abord en voyant apparaître le bicorne redouté ; puis quand Sandri se fut expliqué, Grondard se sentit tout fier. Chose singulière, rien ne flatte un gredin comme d'avoir une aimable conversation avec un honnête homme.
Le gendarme, c'est, aux yeux des bandits, l'honnêteté en uniforme.
Sandri interrogea :
« Vous devez avoir des soupçons sur quelqu'un ?
– Oui », dit Grondard.
– Et, fit le gendarme aux joues roses, en frisottant sa moustache, sur quoi les fondez-vous, ces soupçons ? »
Le machuré (le noirci) ne comprit pas. – Sandri, ayant souri avec pitié, reprit avec condescendance, en regardant le charbonnier qui semblait, comme toujours, masqué de noir :
« Quel est le motif, la raison qui fait que vous croyez légitime d'être autorisé à la chose d'avoir des soupçons ?
– Voilà », dit Célestin Grondard.
Il montra à Sandri le bouton de cuivre ramassé non loin du lieu où l'on avait trouvé son père mort.
« Qu'est-ce que c'est que ça ? » dit Sandri.
Il lut péniblement la devise écrite en relief et luisante sur le fond vermiculé du petit objet de métal : « Mon espoir est en pennes. »
« Il y a, dit-il gravement, une faute d'orthographe. Il manque un i avant la première des deux n. »
Célestin, sous son masque sombre, le contemplait avec l'hébétement du poisson d'aquarium qui, à travers une vitre, regarde un savant pisciculteur. Cet hommage enchanta Sandri.
Dans tout Français qui détient une part d'autorité, si mimime soit-elle, il y a – comme le répétait souvent M. Cabissol – un Napoléon. C'est ce qui rend notre nation inquiète, toujours partagée entre son goût de liberté et son amour de la domination. Elle n'est, au fond, composée que de révolutionnaires qui aspirent à la tyrannie.
« Ce que je vous dis n'est pas pour vous, fit le gendarme sur un ton de supériorité écrasante. L'orthographe ne vous concerne pas, puisque vous êtes incompétent. Assez là-dessus. Que signifie cet objet ? répondez immédiatement ! Comment est-il arrivé entre vos mains ? »
Grondard expliqua. Il croyait que Maurin portait quelquefois une veste avec des boutons pareils à celui-ci. Et depuis quelque temps, il l'épiait, attendant le jour où il remettrait cette veste. Si, en effet, ce bouton appartenait à Maurin, ce serait la preuve que le braconnier s'était trouvé sur l'endroit du meurtre… Alors, lui, Célestin Grondard, l'interrogerait ; et, en s'y prenant bien, de gré ou de force il l'amènerait à se trahir comme coupable…
Le gendarme réfléchissait.
« C'est quelque chose, dit-il, qui pourrait servir à un juge. Les juges sont intelligents, ils sont nommés juges à cause de ça. Mais vous, Grondard, vous ne tirerez rien de Maurin par le moyen que vous dites ! Et puis, où le prendre, ce diable de coureur qui ne reste jamais en place ?…
– Où le prendre ? fit Grondard, je le sais bien, moi.
– Et où donc ? »
Grondard expliqua. Il savait que Maurin, depuis quelques jours, Maurin, le coureur de filles, avait une nouvelle aventure.
« Connaissez-vous le cantonnier Saulnier ?
– Celui qui se fait suivre par toutes ces bêtes sauvages qu'il a apprivoisées ?
– Oui.
– Savez-vous où est son cabanon ?
– Oui, pas loin de la route, entre les Campaux et La Molle… je le trouverai facilement.
– Eh bien, dit Grondard, ce Saulnier, pendant qu'il est à son travail de casseur de pierres, prête son cabanon à Maurin, et Maurin s'y rencontre avec la femme de maître Secourgeon, le fermier que vous devez connaître.
« Avec la permission de Secourgeon, vous prendrez quand vous voudrez les amoureux dans leur nid. »
Sandri ôta son képi et se gratta la tête avec beaucoup de simplicité :
« Oui… constatation de flagrant délit… Mais il faudrait, fit-il, que ce Secourgeon, que je ne connais pas, eût porté plainte et demandé notre intervention. Comprenez-vous ? »
Grondard ne comprenait pas. Sandri lui expliqua patiemment ce que c'est que la constatation d'un flagrant délit.
« Secourgeon est vieux, dit Grondard ; sa femme est jeune. Le mari est jaloux comme un tigre. Il faut être Maurin pour se frotter à lui. Il est vrai, que, de Maurin, il aura tout de même un peu peur… Je lui mettrai la puce à l'oreille, moi, soyez tranquille ; et il fera demander les gendarmes, d'après la loi telle que vous me la venez d'expliquer.
– Comment saurez-vous l'heure du rendez-vous ?
– Ça, dit Célestin, je m'en charge. Je connais, moi, quelqu'un qui fera parler Saulnier.
– Au revoir.
– À quand ? »
Les deux hommes prirent jour pour une nouvelle rencontre. Des geais qui se posaient sur un arbre voisin, poussèrent tout à coup des cris perçants et s'enfuirent, étonnés sans doute d'avoir aperçu, causant ensemble d'un air amical, un si vilain coquin et un si joli gendarme.
CHAPITRE XXI. D'où il appert qu'un pardessus d'été est le vêtement ridicule par excellence, et où l'on verra comment le don Juan des bois, pour conquérir une femme du Var, s'assura la complicité d'une aigle des Alpes.
Maurin, le carnier au dos et suivi d'Hercule, son griffon, passait non loin de la ferme des Agasses, dans un pli de vallée entre La Molle et les Campaux.
Presque au fond du vallonnement, au bord d'une pente au midi, la ferme des Agasses et le hangar attenant riaient au soleil d'hiver.
La fermière donnait du grain à ses poules sur le pas de sa porte et de temps à autre regardait son mari qui, à peu de distance de la maison, marchait derrière l'araire, insultant son cheval tantôt trop lent, tantôt trop rapide à son gré.
On entendait distinctement les injures hurlées par le laboureur. Pressées et continues, elles formaient une sorte de monologue digne d'un Pastouré – et Maurin, arrêté, écoutait joyeusement :
« Ô mendiant ! Ô forçat ! tu le gagnes, dis, le foin que tu manges ?… On t'en donnera, brigand, de l'avoine, pour travailler comme ça !… Hue, bourrique !… un bœuf va plus vite, cent fois ! cent fois plus vite, de sûr !… Regardez-le, qu'à présent il prend le mors aux dents ! Oh ! oh ! arrête, chameau, que tu voles avec des ailes… comme un chameau ! Bon ! le voilà maintenant planté sur ses jambes comme s'il était en ciment romain ! regardez-moi ce pilier ! il ressemble à l'aqueduc des Fréjussiens ! Va donc, maintenant ! remue-toi un peu, bougre d'âne de cheval ! enfant de vache ! carogne ! oh ! voleur ! je te ferai comprendre à la fin, vrai, comme tu dois faire ! enfant de carogne ! oh ! fils de fille ! la jument qui t'a fait était une rosse ! mais ton père avait, je pense, de l'amadou sous la queue, pour que tu coures ainsi ! Allons bon, le voilà qui s'arrête ! Croyez-vous qu'il bougera maintenant ? Quelle vie, sainte Mère ! Oh ! Madone des anges, regardez-moi cette bourrique, pour l'amour de saint Joseph, coquin de brigand de sort ! le voilà plus solide que la tour ou le fort de Brégançon. Oh ! oh ! j'ai mouillé de sueur toute une chemise ! Il faudra la tordre comme si nous étions, ma chemise et moi, tombés ensemble à la mer. Et voilà qu'il repart ! Il me fait suer, le bougre, à force de courir ! et il me fera prendre une « pérémonie », le fainéant, à force de m'arrêter suant pour attendre qu'il reparte encore !… Alors, tu lis le journal ? bourrique ! hue donc… capôtot d'estiou ! (c'est-à-dire : manteau ou pardessus d'été !) »
Ainsi s'exprimait Secourgeon, d'où il appert qu'un pardessus d'été, en pays provençal, est le vêtement ridicule par excellence.
Sur cette injure géniale et qu'il venait d'imaginer sans effort, Secourgeon s'arrêta décidément, pour crier au chasseur qu'il venait d'apercevoir :
« Tu es toi, Maurin ? Tu as choisi un métier meilleur que le mien !… Elle m'en donne du mal, cette terre, tantôt trop molle, tantôt trop dure !… Ah ! si je pouvais chasser comme toi ! Que regardes-tu en lair, Maurin ?… Ah ! pauvre de moi ! c'est mon aigle ! »
Un aigle des Alpes tournait, presque hors de vue, bien au-dessus des petits sommets qui couronnent le vallon.
Maurin suivait l'aigle des yeux depuis un moment…
« Ton aigle ? fit-il. À la voir, compère, elle ne me semble pas bien à toi ! »
Secourgeon laissa en plan cheval et araire et s'approcha du chasseur :
« Elle est à moi, fit-il, par la raison que je la nourris depuis une bonne quinzaine. Il ne se passe pas de jours, la garce, qu'elle ne me vole un poulet ou un lapin. Elle n'est pas à moi, c'est vrai, par la raison qu'elle m'échappe, mais je l'aurais tuée déjà, si j'avais eu le temps d'aller à l'espère (l'affût). Je n'ai pas le temps, que le travail presse… Et – té – ! si tu veux t'amuser à me la tuer, acheva-t-il en riant, je te la donne ! »
Misé Secourgeon, là-bas du pas de sa porte, cria aux deux hommes :
« Gueïro ! (guette !) qu'elle descend en faisant le rond. Cachez-vous, Maurin ! que vous l'aurez ! »
Les deux hommes disparurent derrière un jujubier au feuillage retombant. L'aigle descendait une spirale qui allait se rétrécissant vers la terre. Déjà on apercevait les mouvements très nets de son col flexible. Sa tête se tournait du côté de la ferme au seuil de laquelle se bousculaient des poulettes épouvantées. On distinguait ses pattes rejetées en arrière… « On lui pourrait compter les plumes ! » murmurait Secourgeon. Une nuée de petits oiseaux, accourue des oliviers environnants, se précipita vers l'aigle et se mit à la suivre en criaillant. L'énorme oiseau semblait entouré d'un vol de moucherons.
« Trop loin encore ! murmurait Maurin.
– Chut ! qu'elle se rapproche ! »
La fermière sous le hangar s'était cachée derrière des balles de foin.
« Prépare-toi, Maurin ! chuchota Secourgeon. Elle arrive, notre aigle ! »
Le rétrécissement du dernier cercle que décrivait le vol de l'aigle devait l'amener à portée du bon fusil de Maurin… mais ce cercle ne s'acheva pas. La lourde bête de proie tout à coup se laissa tomber verticalement comme une pierre vers le sol.
« Coquin dé pas Dioù ! mon chien ! vé ! vé ! vé ! »
Il quitta son abri en même temps que Maurin.
À la vue des deux hommes, l'aigle remonta brusquement en s'éloignant d'eux, tandis qu'un jeune basset, hurlant d'effroi, revenait vers la ferme de toute la vitesse de ses jambes courtes.
« C'est un peu fort ! criait Secourgeon. Ah ! garce ! charogne ! Elle me ruinera, la gueuse ! six poulets et trois lapins, voilà son compte depuis trois jours ! Et n'a-t-elle pas, avant-hier, essayé de prendre une chevrette à la petite pastresse Fanfarnette ! Tu verras qu'un de ces matins elle s'avisera, cette aigle de malheur, d'enlever notre bergerette elle-même qui, avec ses quinze ans, a l'air d'en avoir dix, tant elle est petitette !… On ne me la tuera donc pas, cette aigle enragée ! Elle veut mon chien à présent que ma chienne est morte ! et je n'ai que lui pour la chasse ! »
Il se tourna violemment vers Maurin :
« Té, Maurin, toi que tu as le temps, reste ici à l'espère jusqu'à ce que tu me l'aies tuée. Je te loge, je te nourris et nous serons quittes. Et encore, foi de Secourgeon, je te rendrai service à l'occasion. Dans ton métier, hé, tu as, des fois, besoin d'aide ? »
Misé Secourgeon, émue par l'aigle, accourait, levant les bras au ciel. Elle était toute tremblante, Misé Secourgeon. Vingt-cinq ans, avec un mari de cinquante. Elle était jolie, Misé Secourgeon. Elle avait entendu les honnêtes propositions de son mari. On était un peu solitaire, à la ferme des Agasses. Un hôte à loger deux ou trois jours, et qui rendrait le service de tuer l'aigle, cette idée ne lui déplaisait pas, à Misé Secourgeon ! On racontait, sur Maurin, des choses ! Il en savait celui-là, des histoires !… Quand il voulait, disait-on, il était amusant, ce Maurin, aux veillées. Elle était beaucoup curieuse de lui.
« Ça est dit, qué ? vous restez, dit-elle. Vé, rendez-nous ce service !
– C'est vrai que tu coucheras à la fénière, dit Secourgeon rendu tout à coup soupçonneux par l'entrain de sa femme et le brillant regard que lui lançait Maurin.
– Un lit de foin en vaut un autre, – quand on a une bonne conscience, dit Maurin. Marché conclu, je reste… pour l'aigle. Et je ne veux pas être nourri sans rien donner. Je vous fournirai du gibier pour remplacer vos poules et lapins que l'aigle vous a volés. »
Le lendemain, Maurin épiait l'aigle qui planait au-dessus de la ferme ; il s'était mis en embuscade sous le hangar où Misé Secourgeon sournoisement lui rendait visite à l'abri des balles de foin, à seule fin de voir s'il tuerait le grand oiseau. Et le jaloux Secourgeon, pendant ce temps, injuriait son cheval. Les deux amants entendaient sa voix rassurante, son discours sans fin.
« Alors ! et ce journal ? tu n'as pas fini de le lire ? tu le lis jusqu'aux affiches, donc ? Marcheras-tu ou non ?… Il est bâti, je vous dis ! ça n'est pas un cheval ! c'est une église, un clocher !… Pas si vite, malandrin ! oh ! oh ! je vous dis que ça n'est pas un cheval, c'est une aigle, pour la chose de voler au lieu de courir ! »
Et l'aigle, elle, volait toujours. Et plusieurs jours se passèrent. Et Maurin ne tuait pas l'aigle. Dame, il n'était à l'affût de l'aigle qu'à de certaines heures.
Il partait pour la chasse avant l'aube, revenait à midi avec du gibier, en fournissait bien la cuisine ; l'aigle, méfiante, ne dérobait plus rien, mais rôdait toujours par-là. Bientôt l'oiseau de proie changea l'heure de ses visites. Il vint le matin. Alors Maurin n'alla plus à la chasse que dans l'après-midi. Et de temps en temps, Misé Secourgeon partait pour La Molle et les Campaux, afin d'y vendre le gibier que leur offrait Maurin en échange de leur bonne hospitalité.
Malheureux Secourgeon ! il avait pris confiance comme on prend mal. Du reste, il souhaitait par dessus tout être débarrassé de l'aigle. Il disait à Maurin, trois fois par jour :
« Je n'aurais pas cru ça si difficile. C'est vrai qu'elle se méfie, la bougre ! »
Si Secourgeon avait eu des soupçons, il aurait épié Maurin, il l'eût surpris avec sa femme, et alors, de manière ou d'autre, il se serait vengé. Mais il n'avait pas de soupçons. L'aigle complice couvrait tout de ses grandes ailes.
Et depuis quelques semaines, Maurin et Misé Secourgeon se retrouvaient, à des moments fixés, dans le pauvre cabanon du cantonnier, lequel riait dans sa barbe tout en cassant des pierres au bord de la route, entouré de ses animaux familiers, à savoir : 1° un renard, 2° une belette, et 3° une couvée de perdreaux devenus perdrix.
C'était un charmant spectacle, à l'heure où le cantonnier, après journée faite, mettait en poche ses œillères énormes, de voir, sur ses talons, dans la poussières de la route, courir quinze perdreaux alertes, suivis d'une gentille belette que suivait un renard rêveur, sa queue ramée tombant vers la terre avec un peu de mélancolie.
Source: Wikisource
Jean Aicard
1908
CHAPITRE XVII. Comment M. Labarterie fut conduit par Maurin à la chasse aux merles, et comment M. Cabissol fut entraîné à conter, lui aussi, une galégeade.
Le dîner fut joyeux comme tout repas de chasseurs. Le menu était simple et substantiel, par recommandation du préfet. Pastouré, bien entendu, ne desserra les dents que pour manger. Jusqu'au dessert, Maurin l'imita, bien que, de temps à autre, M. Désorty lui adressât la parole avec beaucoup de simplicité et de sympathie.
« Voilà de fameuses pintades, hein, Maurin ? Voilà un excellent petit vin ?… »
Mais Maurin hochait la tête sans rien dire ; Maurin mangeait et buvait ferme, sans souffler mot. Et Pastouré riait dans sa barbe.
Un des convives, le général X…, Provençal d'origine et fils d'un bottier de village (détail connu), prononça au milieu de la conversation, une phrase banale, celle-ci à peu près :
« L'évolution, tant que vous voudrez, mais plus de révolution ! Les révolutions sont des moyens du passé. »
Maurin crut que la République était en péril :
« Pourtant, dit-il, sans la révolution (et il répéta sans la révolution), les savetiers ne deviendraient pas généraux ! »
Le préfet eut un mouvement d'inquiétude ; mais le général avait de l'esprit.
« Maurin, dit-il, les savetiers d'aujourd'hui peuvent devenir généraux – sans révolution ; il ne faut pas l'oublier.
– Bien répondu ! fit Maurin. Mais tout de même, il y a beaucoup de vos bourgeois qui ne veulent plus de révolutions parce qu'ils ont profité de la première. Maintenant qu'ils sont bien, ils ne veulent plus rien pour les autres. Si vous n'êtes pas de ceux-là, tant mieux : je m'aperçois que je m'étais trompé sur vous… C'est que j'en ai connu, voyez-vous, dans nos promenades, à la chasse, qui tiraient de leur carnier des pâtés de truffes et qui ne se gênaient pas, devant nous, pour mépriser entre eux les pauvres ; et à l'un d'eux j'ai dit un jour, – j'ai dit comme ça, – j'ai dit : « Monsieur le marquis, lorsqu'on parle avec mépris des pauvres bougres, c'est peut-être un droit que l'on a, mais noum dé pas Dioù ! si l'on avait du cœur, lorsqu'on veut parler mal des crève-la-faim, faudrait d'abord cracher dans son assiette les truffes qu'on a dans sa bouche ! »
– Maurin, dit le préfet, nous pouvons allumer nos pipes. Voici le café et les liqueurs. »
Maurin tira sa pipe de Cogolin, sa bonne pipe de bruyère qui lui rappelait les belles « pipières » toutes roses de la tête aux pieds, couvertes qu'elles sont de la poussière du bois des pipes et si jolies, selon l'expression de M. Cabissol sous leur coiffure de sphinx d'Égypte.
La conversation allait bon train, et, par les soins du préfet attentif, glissa bientôt aux histoires de chasse.
M. Labarterie demanda :
« On chasse les merles, dit-on, ici, comme en Corse ? Est-ce vrai ? »
Maurin le regarda de travers :
« Oui, dit-il, et je vous mènerai à la chasse aux merles, quand vous voudrez, mais il faudra laisser à la maison votre « trompette » parce que ces oiseaux-là, nos merles de pays, – la trompette les « détourne ».
Le préfet sentit le péril et regarda Maurin d'un air inquiet. Mais Maurin était « parti » et il se mit à s'amuser en bon Provençal galégeaïré.
« Voici, dit-il, en regardant toujours M. Labarterie, comment nous chassons les merles, nous autres. Je pars bien avant le jour, pour aller à l'agachon, une cabane basse que j'ai faite avec des branches d'arbre au mitan des bois. Dans cette cachette, vous vous mettez tout seul. À travers les branches que vous touchez de la tête quand vous êtes assis dessous, vous voyez le ciel, là-bas, au levant, qui devient un peu blanchâtre, puis un peu rouge… c'est tout juste la petite pointe du jour. C'est le bon moment « pour faire le merle ». Pour faire le merle, vous tirez le chilé de votre poche. Voici le mien. Et vous commencez. Écoutez-moi ça ! »
Maurin mit entre ses lèvres le chilet, sorte de petite boîte ronde en fer-blanc, traversée d'un trou au beau milieu, et il commença à siffler, à imiter le chant du merle…
« Réponds-moi, Pastouré. »
Pastouré tira de sa poche un chilet d'une autre forme, fait d'un fragment de patte de langouste, et se mit de son côté à imiter le merle.
Tout à coup :
« Halte ! » cria Maurin, d'un ton impérieux.
Et il promena un regard circulaire sur l'assemblée :
« Votre oreille ne vous a rien dit ? » interrogea-t-il.
Son regard sévère s'arrêta sur M. Labarterie :
« À vous, non, bien sûr, parce que vous n'êtes pas un merle à plumes, mais remarquez-moi ce passage… »
Et il s'interrompit pour reprendre sur son instrument le passage incriminé ; puis, s'arrêtant encore tout à coup :
« L'avez-vous entendue, cette fois, la fausse note ? Non, pardi ! mais Pastouré, lui qui l'a faite, l'a comprise, du moins la seconde fois ! N'est-ce pas, Pastouré ? »
Pastouré fit signe que oui.
« Vous autres, vous n'y avez vu que du feu !… mais pas moins, en entendant cette note-là, si vous aviez été de vrais merles, vous auriez tous f… ichu le camp ! »
La vision de cette assemblée de dignitaires s'enfuyant tout à coup, transformée en un vol de merles, surgit si brusque que tout le monde partit en même temps d'un énorme éclat de rire.
Le geste de Maurin semblait éparpiller des merles dans l'espace.
Il reprit, toujours tourné vers Labarterie :
« Donc, vous étiez en train de faire le merle… Attention !… En voici un qui se pose dans les branches qui paraissent toutes noires sur le ciel qui blanquège à peine. Vous continuez à chiler… En voilà un autre, de merle, deux !… trois !… Le ciel devient plus clair : vous les apercevez mieux quand ils se posent. »
En ce moment, il oubliait la galégeade ; il voyait arriver les merles ; cette chasse, devenue réelle pour lui, l'amusait.
Et Maurin élevait ses doigts écartés, pour augmenter chaque fois d'un merle le nombre précédemment énoncé. Il faisait aller son chilet et ne voulait plus s'interrompre de peur d'effaroucher les oiseaux imaginaires. Et toute sa main à présent s'élevait bien haut, écartant largement les doigts : cinq ! La main se refermait ; un doigt se levait encore : encore un merle ! ça faisait six ! Et Maurin chilait toujours, en regardant M. Labarterie de temps à autre, de son œil narquois de sanglier sauvage. Et sa physionomie de joie exprimait deux choses : primo : « En vient-il hein, des merles, quand je les appelle ! » secundo : « A-t-il une bonne tête, le candidat de Paris ! En voilà un, de merle, qui ne sera pas député ! »
Quand il eut refermé et rouvert sa main trois fois, ce qui portait à une quinzaine le nombre de merles, Maurin s'arrêta de souffler dans son chilet. Il s'écrasa sur sa chaise ; il s'y faisait petit, et rasé, tapi jusqu'à être invisible sous les branches de la cachette, il prononça avec un accent provençal, salé :
« Il vïen pui un momein où vous êtes couvert de merles ! »
Rien qu'à voir le chasseur, on se rendait compte qu'il en avait partout, des merles. Alors il s'écrasa davantage sur lui-même, regardant toujours dans les arbres de son rêve, en clignant toutefois, de temps à autre, un œil malin du côté de Labarterie,… Et, sans perdre du regard les oiseaux innombrables qu'il croyait voir en petites silhouettes sombres sur les branches tout autour de lui et au-dessus de sa tête, il dit d'une voix très basse pour ne pas les faire envoler :
« Maintenein, je ramasse mon fusill, bien doucemein ! Vous compréné, meussieu Labarterille, si vous aviez eu l'imprudence de tirer su le premié quan'il s'est posé la première fois, les otres ne seraient pas venus. Quand le second s'est posé, la même chose ! À présein qu'ils sont tropp, vous n'en amirez deuss, – troiss, si c'est possible – à la file, comme si votre coup de fusill il était une brochette… C'était un coup difficile, pourquoi il sote à tout momein d'une branche à l'otre, mais tout de même vous en amirez deux ou trois à la file, quan'ils se passent l'un devant de l'otre, et vous tirez… Boum !… »
Sa voix changea, redevint plus naturelle, comme celle d'un homme qui, après les belles exaltations du rêve, retombe à la réalité :
« Des fois vous n'en pourriez ramasser trois, des fois deusse, des fois pouïn. Alors vous rentrez chez vous ; pourquoi à cette chasse, vous ne tirez jamé qu'un seul coup de fusill. »
Puis, franchement railleur, il conclut, l'œil sur M. Labarterie :
« C'est très amusant, qué ? »
Il est impossible de rendre le haut comique de cette scène dite et mimée par Maurin, railleur de lui-même. Tout le génie de la Provence éclatait dans toute sa physionomie ; et tant étaient rapides les idées simultanées et diverses qui brillaient dans ses yeux, que les spectateurs ne pouvaient s'en rendre compte assez vivement. Et c'est de leur embarras que jouissait maintenant le galegeaïré.
« Tel que vous me voyez, monsieur Labarterille, acheva Maurin, je fais si bien le merle, moi, qu'un jour pendant que je chilais, caché dans la broussaille, un renard m'a sauté sur ma tête, tout en coup, pourquoi il me prené pour un oiso !… il faut vous dire qu'il ne m'avait pas vu ; il m'avait entendu seulement… Voyez-vous, en faisant le merle, on attire toutes les bêtes à son entour ! »
Et il regardait les têtes qui l'entouraient.
Cette dernière histoire était authentique, mais Maurin sentait ce qu'on se donnait de ridicule quand on la croyait véritable, parce qu'il comprenait ce qu'elle avait d'invraisemblable. Alors il la racontait de façon à justifier tous les doutes qu'il trouvait naturels, et dont il se moquait pourtant à part lui.
« Ont-ils de l'esprit, ces Provençaux ! » dit le préfet qui pénétrait tout cela et qui riait comme un fou, en bon Parisien.
Pendant ce temps, les lèvres muettes de Pastouré remuaient imperceptiblement – très vite, mais ce qu'il se disait, nous ne le saurons jamais.
CHAPITRE XVIII. Le purgatoire de frère Pancrace.
« Allons, monsieur Cabissol », cria Maurin, vous qui en connaissez de si bonnes, vous n'en direz pas une, de vos histoires ?
– J'en sais plus d'une ! dit M. Cabissol, mais je ne les conte pas aussi bien que vous !
– Nous allons bien voir », dit le préfet.
Sans se faire prier davantage, M. Cabissol commença :
« C'est une histoire qui est arrivée il y a plus de cent ans, à en croire du moins mon grand-père qui me la répétait souvent lorsque j'étais tout petit :
LE PURGATOIRE DE FRÈRE PANCRACE
« Deux bons moines quêteurs, chargés comme des ânes, cheminaient péniblement dans les sentiers montants et rocailleux. Ils avaient hâte d'arriver à leur couvent perché sur le plateau, dans les pinèdes, au sommet de la colline.
« Ils marchaient, l'échine courbée, chacun portant un gros sac empli de légumes, de fruits et de pain frais. Le soleil piquait sur leur face rougeaude où coulait la sueur, en grosses perles luisantes.
« Panuce marchait devant, ce qui veut dire que Pancrace suivait Panuce.
« – Il fait chaud, frère Pancrace, il fait bien chaud aujourd'hui !
« – Il fait même trop chaud, frère Panuce !
« – De sûr qu'il fait trop chaud, frère Pancrace, trop chaud, « vous l'avez dit !
« – L'homme, frère Panuce, doit gagner son pain à la sueur de son front… »
« Les deux bons moines devisaient ainsi en soupirant et, sous la semelle de leurs sandales, roulaient, dans le sentier creux et sonore, les cailloux ardents comme braise.
« Tout à coup, frère Panuce s'arrêta et, d'une voix frémissante de joie :
« – Dieu nous a entendus, frère Pancrace, et, si j'en crois mes yeux, il nous envoie du secours !
« – Vous moquez-vous de moi, Panuce ? Quel secours pourrait nous envoyer la Providence, sinon un bel et bon âne avec ses ensari » ?… Or, la vérité, il n'y a pas ici d'autre âne que vous, si ce n'est moi. Et ce serait péché véritablement que me donner faussement l'espérance d'être soulagé de mon lourd fardeau ; il n'en deviendrait que plus lourd ! Pour l'amour de Dieu, Panuce, marchez encore un peu, afin que nous arrivions au gîte. Ne vous arrêtez pas ainsi, ou je vais jeter là mon sac, qui est plein à crever comme un ventre de chantre… Et si une fois je le pose, peut-être bien, frère Panuce, n'aurai-je plus jamais la force de le soulever. »
« Et, ce disant, Pancrace, avec un ouf ! de soulagement, posa son sac au beau mitan du chemin.
« Alors, Panuce, qui marchait devant, lui dit, en se rangeant à côté de lui :
« – Vous avez douté de moi, Pancrace, parce que la largeur de mon dos cachait à vos yeux de chair l'objet de votre espérance !…
« Et du doigt il désignait un joli petit enfant d'ânesse, rondelet, à l'œil vif, à l'air spirituel, qui, attaché par une corde au pied d'un olivier, broutait le chiendent et la lavande, dans la restanque, au bord du sentier pierrailleux.
« – Sainte Vierge du ciel, soyez remerciée ! Saints anges du Paradis, soyez loués dans les siècles des siècles ! Dieu n'a pas voulu la mort du pécheur ! » s'écria Pancrace.
« Et en un tour de main, soulevant les deux sacs rebondis, après les avoir reliés entre eux au moyen d'une cordelette, Panuce et Pancrace les arrimèrent sur l'échine de l'âne, l'un pendant à gauche et l'autre à droite. Quand cela fut fait, les deux moines burent un coup de clairet à la gourde qu'ils portaient dans leur capuchon, à la façon des Sarrazinois, et s'épongeant le front avec leur grand mouchoir de cotonnade à carreaux multicolores, ils s'assirent un moment au pied de l'olivier, sous l'ombre chaude et claire ; et ils admiraient l'âne, et ils le bénissaient du fond de leur cœur comme une envoyé de la sainte Providence qui, enfin, avait pris en pitié leur grande lassitude.
« – Mais, dit Pancrace, frappé d'une idée et inquiet tout à coup, il n'y a pas, dans ce triste monde, il n'y a pas, que je sache, un seul âne sans maître ?
« – Tout peut arriver, par la permission du Ciel, dit Panuce ; des ânes sans maître, on en voit rarement, dans ce monde de misère, je ne le sais que trop ; on n'en voit presque jamais, je vous le concède ; mais qu'il ne puisse y en avoir, je n'en jurerais pas.
« – Il ne faut jurer de rien, dit Pancrace ; mais, croyez-moi, frère Panuce, tout âne, si solitaire qu'il paraisse, me fait penser à un homme, à un homme qui est son maître… Cet âne-ci doit en avoir un !
« – Je vous entends, dit Panuce, je ne vous entends que trop. Eh bien, voici ce qu'il nous faut faire. Je vais, moi, tout seul, conduire l'âne au couvent avec sa charge, qui est la nôtre, et je le ramènerai au plus tôt ici. Vous, mon frère, attendez-moi patiemment sur place, au pied de cet olivier, et si le maître de l'âne survient avant mon retour, vous lui expliquerez comment, par la permission de Dieu, nous le lui avons, pour une toute petite demi-heure, très humblement emprunté. »
« Là-dessus, Panuce s'éloigne par le sentier montant, tenant la queue de l'âne pour se faire traîner un peu et se peser d'autant moins à lui-même… Et Pancrace demeura seul, assis sur le tronc de l'olivier où était tout à l'heure attachée la corde du bourriquet, assez semblable à la corde qui ceinturait sa robe de moine.
« À peine, le dernier cri lointain de Panuce : « I, l'aï ! » s'éteignait-il tout là-haut, au détour de la draye, sous les pinèdes, que le paysan Marius Mangeosèbe surgit devant Pancrace.
« Pancrace ouvrit aussitôt la bouche pour raconter toute l'affaire, et comment il se faisait qu'en cette même place Mangeosèbe trouvât un moine au lieu d'un âne ; mais le moine fut moins prompt à expliquer la métamorphose que le paysan à en exprimer sa surprise, qui était grande. Et déjà Mangeosèbe s'était écrié :
« Bonne Mère des anges ! Sainte Vierge couronnée ! que m'arrive-t-il… Ai-je la berlue ? Voilà mon âne qui s'est changé en moine par la permission de Dieu !… Oï ! aï ! oï ! oï ! que dira ma femme, pauvre de moi !… Je sais bien qu'il la faisait souvent enrager, ce bougre d'âne ! mais enfin il n'en portait pas moins au village nos courges et nos pastèques et, selon la saison, notre blé ou nos olives au moulin ! Oï ! oï ! aï ! las !… que vais-je faire d'un moine, à présent ? quel besoin avais-je d'un moine ! »
« Pancrace, voyant Mangeosèbe si bête et si saintement crédule, voulut s'en amuser un peu, et par pure plaisanterie, gravement il lui dit :
« – Oh ! mon maître !… Je vous plains de tout mon cœur, puisque ce qui fait ma joie fait votre ennui… Mais n'est-ce pas la règle d'ici-bas, hélas ! que le bonheur de l'un fasse le malheur de l'autre ? Ainsi vont les choses terrestres. Et j'ai quelque satisfaction, je l'avoue, à vous remercier avec une voix humaine, des bons coups d'étrille et de la bonne herbe que vous m'avez quelquefois donnés…
« Pour ce qui est des coups de trique, j'en avais tous les jours et ration double ; n'en parlons plus, s'il vous plaît… Mais voici ce qui arrive et l'explication de cette aventure. Autrefois, bien avant d'être un âne, j'étais un moine, né dans la moinerie… Or, j'eus le malheur, tout moine que j'étais, de commettre un gros, un très gros péché… car la chair est faible, et Dieu – juste punition de ma faute – fit de moi, pechère, un pauvre âne, le pauvre âne dont vous devîntes un jour le maître, sans vous douter, pechère ! que vous aviez acheté un moine à la foire ! Et voilà que mon temps d'ânerie, comme qui dirait mon temps de galères ou plutôt de purgatoire terrestre, vient de finir à l'instant, et là, à cette place même où vous m'aviez attaché, là, pendant que j'étais en train de brouter l'herbe dure, crac ! voilà que, tout à coup, je suis redevenu moine ! et la corde de mon licol est redevenue ma ceinture !
« – Hélas ! dit Mangeosèbe en se grattant la tête, je crois, décidément, que je perds au change !…
« Ça doit être pour vos péchés, mon pauvre homme ! » répliqua Pancrace.
« – Je le prends ainsi, dit Mangeosèbe, – et que la volonté de Dieu s'accomplisse ! Allons, puisqu'il n'y a rien à faire, quittons-nous bons amis… Et surtout ne péchez plus, frère moine…
« – Tenez compte de votre conseil pour vous-même », lui cria Pancrace qui s'éloigna en riant tout seul.
« Le paysan rentra au village et le moine au couvent. Alors Pancrace et Panuce, s'étant consultés dans le secret de leur cellule, jugèrent qu'il ne fallait point rendre l'âne, à seule fin de ne pas faire naître dans l'esprit simple du paysan ou le doute ou la colère, qui tous deux également plaisent au diable.
« Et il fut convenu qu'on vendrait l'âne à la foire…
« Ce fut, bien entendu, Panuce qui s'y rendit seul. Puisqu'il était convenu que Pancrace et l'âne n'étaient à eux deux qu'une seule et même personne, il ne convenait pas de les montrer ensemble.
« I, l'ai ! hue, già, l'haï ! »
« Or, de son côté, pour acheter un autre âne dont il ne se pouvait passer, Mangeosèbe était allé à la foire.
« Et, de très loin, il reconnut son âne et courut vers lui, ébahi… puis, après réflexion, lui donnant sur le museau une petite tape, une caresse tendre, toute pleine d'indulgence.
« – Ze comprends, lui dit-il, pechère !… Oouras mai quàouco couyounado ! ce qui peut se traduire ainsi : Tu auras fait encore quelque mignonne sottise, nigaud ! Mais, vaï, ajouta-t-il, ce n'est pas moi qui t'achèterai !… On ne m'attrape pas deux fois !… Je vois bien que tu as tout à fait l'air d'un âne, mais je suis payé pour savoir que tu n'es qu'un moine ! »
« Ce qui prouve, s'écria Maurin, que bien avant les assignats, il y avait des ânes qui parlaient comme des hommes ; mais vous trouveriez plus facilement aujourd'hui des hommes qui parlent comme des ânes !… C'est égal, monsieur Cabissol, vous la contez comme un malin ! et si j'avais votre talent, je ferais des livres le jour et la nuit.
– Il y a trop d'écrivains, dit M. Labarterie. Et plus il y a d'écrivains, moins il y a de lecteurs.
– Et plus il y a de vin, dit Maurin, moins on en vend… Pauvre France ! »
En sortant, le général dit à M. Labarterie :
« Je n'aime pas ce préfet chercheur de popularité qui invite à dîner des goujats avec des gentlemen. Il m'avait demandé la permission d'inviter Maurin à dîner, c'est vrai, mais je ne savais pas que ce braconnier se paierait ma tête et la vôtre. Ce doit être un anarchiste. Ils le sont tous dans le Var.
– Je renonce à représenter ces gens-là au Palais-Bourbon », dit M. Labarterie d'un air important.
Il assura sa casquette-melon sur sa tête et son cor de chasse sur son épaule :
« J'y renonce. Ce sont eux, les vilains merles ! Je me porterai dans un département du Nord. »
« Eh bien, monsieur le Préfet ? disait Cabissol, croyez-vous que c'est un type, notre Maurin ! je vous dis qu'il lui faudrait Balzac pour historiographe. Ce qu'il y a en lui de génie de race est inexprimable. Il y a trop de choses à la fois dans un seul de ses regards et de ses gestes !
– C'est vrai, dit le préfet. Cet homme, c'est toute une race, mais malheureusement le meilleur de lui est intraduisible.
– Aucune émotion ne se transmet au moyen des mots. L'art ne peut que donner un ressouvenir des choses, et c'est déjà bien joli. S'il en était autrement, la poésie écrite suffirait aux amoureux. »
CHAPITRE XIX. Où apparaît pour le grand ennui de Maurin, et la plus grande satisfaction de la gendarmerie nationale, un nouveau personnage noir comme un diable.
Grondard était charbonnier. Il habitait avec sa famille, à travers les Maures, une sorte de hameau formé de cinq ou six cabanes qu'il allait construisant, démolissant et reconstruisant sur tous les emplacements où on l'appelait, des divers points de la montagne, pour faire du charbon.
Sa famille se composait de quatre filles de douze à dix-neuf ans et d'un fils de vingt ans, Célestin Grondard, qui était, comme son père, un mauvais géant.
Grondard le père était un colosse, à la face et aux mains toujours noires de charbon. Cet horrible athlète avait des mœurs dignes des anciens dieux de Rome et de la Grèce. En disant : « C'est un véritable dipe », le percepteur l'avait flatté. dipe est une conscience. Les crimes d'dipe furent involontaires. dipe adore son Antigone.
Le curé et le notaire avaient mieux jugé Grondard en l'appelant l'un : l'Ogre et l'autre : Caliban. En quoi ils étaient d'accord avec le jugement populaire qui nommait Grondard la Besti (la Bête).
Aux sauvages forêts des Maures, Grondard était ce que le rôdeur de barrières est aux fortifications de Paris. Et, criminel redouté, il demeurait inattaquable. Aucun de ses méfaits n'aurait pu être prouvé facilement. La plupart se compliquaient de chantages, et ses victimes préféraient, par orgueil ou pour éviter le scandale, se taire.
Généralement Grondard, qui avait dressé ses filles à ce manège, opérait ainsi : il en laissait une, comme appât, par un beau temps, occupée à quelque travail solitaire, sur un point giboyeux du territoire, « au pas de la lièvre », comme on dit dans le pays… Un chasseur arrivait, paysan sans défiance, qui, provoqué par la luronne, la prenait par la taille. Elle criait. Surgissait Grondard père ou fils, et il fallait payer ou dire pourquoi. On payait et, tout penaud, on gardait le silence.
Cependant, la victime, un jour de belle humeur, au cabanon, après boire, finissait par conter son aventure… Et ainsi la triste réputation de Grondard s'était formée. On le traitait de monstre, mais de loin et à voix basse. Nul n'aurait osé prendre l'initiative de « porter plainte ».
Toutes proportions gardées, les Grondard ressemblaient un peu à ces affreux barons du Moyen Age, qui, du haut de leurs châteaux forts, fondaient, secondés par quelques braves, sur les passants isolés. Ces barons étaient protégés par leur grandeur seigneuriale, les Grondard par leur bassesse compromettante. Et ceux-ci comme ceux-là par la mystérieuse terreur qu'ils inspiraient.
La Besti, Grondard le père, un jour d'août, par un torride soleil, était couché à l'ombre d'un haut rocher, au milieu des broussailles, à quelques pas d'un chemin forestier qu'inondait une lumière blanche, coupée ça et là par l'ombre courte de quelques pins. L'Ogre faisait semblant de dormir. Il était en embuscade. Il en voulait à un certain bûcheron nommé Toucas, qui, échappé à une de ses tentatives de chantage, avait menacé de le dénoncer.
Le colosse était effrayant avec sa face inégalement noircie, ses dents éclatantes, ses yeux, qui, entrouverts par moments, ne paraissaient que blancs et rouges. Autour de lui un silence lourd ou plutôt un bruissement égal et continu : le bourdonnement de la lumière d'été.
Dans ce calme uniforme, le moindre craquement au fond des vallées de roches, sèches et sonores, est entendu facilement. Depuis un moment, Grondard prêtait l'oreille. Il entrouvrit tout à coup ses méchants yeux, et en même temps il cria :
« Où vas-tu, petite ? »
Il se leva et bondit vers l'étroit chemin.
Au cri de la Besti, une jolie petite paysanne, une enfant de douze à treize ans, s'arrêta, épouvantée, et laissa tomber de saisissement la marmite dans laquelle elle portait à son père Toucas, qui travaillait assez loin de là, le repas de midi.
Puis l'enfant se tourna du côté par où elle était venue et se prit à fuir avec un grand cri.
En deux enjambées, comme s'il avait eu des bottes de sept lieues, l'immonde colosse noir, véritable démon, fut sur les talons de la pauvrette.
« Maman ! » répéta-t-elle.
Elle croyait sentir déjà s'abattre sur sa mignonne épaule la main énorme et pesante.
« Maman !'répéta-t-elle.
Son cri perçant roula d'écho en écho dans les ravins.
À ce moment, sur le flanc de la colline, une fumée ronde, légère, blanche et bleuâtre, se détacha de la verdure des pins et un coup de fusil retentit. Ce fut comme une réponse au cri de détresse de l'enfant.
L'Ogre, le monstre, frappé à la tête, emplissait la largeur du chemin de son grand cadavre noir.
L'enfant courait toujours, sans se retourner. Elle disparut au coude du chemin.
Le cadavre fut rencontré le soir, par un garde-forêts en tournée. On ne sut ni pourquoi ni comment Grondard avait été frappé.
Les parents de la petite, redoutant le scandale et tous les ennuis qu'attirent les juges sur les maisons, lui défendirent avec menace de raconter ce qui lui était arrivé. On chercha vainement les raisons du meurtre et quel était le meurtrier.
Seulement, le fils du mort, Célestin Grondard, ramassa dans les bois, tout près de l'endroit où avait été relevé la Besti, un bouton de cuivre massif, comme on n'en fait plus aujourd'hui. Sur ce bouton on voyait un faucon chaperonné avec cette devise : Mon espoir est en pennes. Fort de cet indice, le fils Grondard accusa bientôt Maurin du meurtre de son père.
Maurin ignora quelque temps cette accusation, mais il s'y était délibérément exposé : il avait vu, lui aussi, du fond des pinèdes, le danger que courait l'enfant… et il s'apprêtait à intervenir lorsque avait retenti le coup de feu vengeur.
Le justicier s'enfuyait, tenant à la main son fusil fumant. C'était un brave homme, – père de famille, – un nommé Verdoulet, qui dit à Maurin :
« Tu ne me trahiras pas, Maurin ?
– Tu peux y compter , dit Maurin.
– Tout de même, fit l'autre, j'ai du regret. Ça m'a échappé. Mon fusil est parti tout seul !
– Du regret, dit Maurin, quoiqu'on doive toujours hésiter à tuer un homme, tu peux n'en pas avoir, foi de Maurin ! Et des monstres de cette espèce, tue-nous-en, dès que l'occasion se présente, le plus que tu pourras !
« Maintenant, file ! que je protège ta fuite ! Je ne te vendrai pas. »
Verdoulet ne se l'était pas fait dire deux fois et il était rentré chez lui au plus vite…
Un autre homme que Célestin soupçonnait ou voulait soupçonner Maurin du meurtre de Grondard, c'était le gendarme Alessandri, dit Sandri.
L'avisé gendarme, avant de rien dire, cherchait un commencement de preuves.
CHAPITRE XX. Le gendarme Sandri établit l'orthographe du mot pennes.
Quelques semaines se passèrent.
L'indulgence des pouvoirs publics pour Maurin, le pardon qui lui avait été accordé pour l'enlèvement des chevaux, sa morgue envers les gendarmes après l'arrestation de l'un des trois évadés, l'honneur qu'il avait eu d'être félicité publiquement par le préfet, devant la tombe de Crouzillat, en un mot tous les succès de Maurin n'étaient pas pour calmer l'irritation, la rancune et les jalousies de Sandri, le gendarme aux pommettes roses.
Mais il fallait bien laisser le braconnier tranquille jusqu'à nouvel ordre.
Il est bon de se rappeler qu'en Provence, on nomme braconnier tout chasseur passionné qui fait métier de la chasse, même s'il n'enfreint aucune des lois qui la régissent.
Sandri n'avait plus aucune raison avouable de pourchasser Maurin. Il lui eût fallu, pour se remettre aux trousses du roi des Maures, vu la protection dont l'entourait l'autorité préfectorale, mieux qu'un prétexte : un motif bien caractérisé. Ce motif, il résolut de le faire naître, et il alla trouver Célestin Grondard…
Tant que Maurin serait libre, le fiancé de la Corsoise redouterait un rival possible. Il eût voulu le déshonorer, justement et légalement aux yeux du père de Tonia, homme de légalité et de discipline. Qu'Orsini eût conduit sa fille à la battue de l'Esterel, cela n'avait pas été pour plaire au gendarme. Et, bien que Sandri ignorât comment s'y était comporté Maurin, il était allé jusqu'à reprocher à Orsini son imprudence. Mais cette fois, le père s'était fâché.
« Ma fille est une honnête fille, et je ne suis pas un imbécile ! Tiens-le-toi pour dit, Sandri.
– Je souhaite, avait répliqué le gendarme, de n'avoir pas un jour à vous prouver le contraire.
– Il est encore temps de nous dédire de notre promesse échangée. Je ne suis pas encore ton beau-père !
– Calmez-vous et pardonnez-moi, avait ajouté vivement Sandri qui ne voulait pas perdre Tonia.
– C'est bien ! avait conclu Orsini narquois… Tâche seulement de rompre avec la Margaride. »
Le beau gendarme avait rougi. La Margaride était la belle servante d'auberge pour laquelle Sandri brûlait d'un feu coupable.
Après cette conversation, Sandri avait voulu « raisonner » Tonia. Il souhaitait que jamais plus elle ne parût dans une réunion quelconque où se trouverait Maurin.
De ce côté aussi, le gendarme avait été repoussé avec perte.
Tonia avait été d'autant plus fâchée de ses remontrances qu'elle se sentait en faute ; elle devait en effet reconnaître, dans le secret de son cœur, que l'ardent baiser de Maurin avait fait courir par tout son être une flamme de joie.
Elle était mécontente d'elle-même. Aussi répliqua-t-elle au gendarme sur un ton d'extrême mauvaise humeur :
« Si tu dois me tourmenter ainsi, mon beau, mieux vaudrait rompre tout de suite. Que soupçonnes-tu ? Je suis une honnête fille. Si déjà je ne voulais plus de toi, je te le dirais. Va à tes affaires et j'irai aux miennes. La Madone voit dans mon cœur, et elle sait que je te le garderai fidèle, à moins que par trop tu ne m'importunes !
– Mais si ce gueux, qui te regarde d'un œil qui me déplaît, osait te parler un jour comme il ne doit pas ?
– N'ai-je pas mon stylet corse ? » répliqua-t-elle… C'était sincèrement qu'elle parlait de la sorte. Elle se complaisait, c'est vrai, au souvenir de ce Maurin, mais tout de même elle lui en voulait, et se proposait, s'il revenait à la charge, de lui répliquer en Corsoise, car enfin, que voulait-il d'elle, ce gueux ?
Sandri alla donc voir le fils Grondard.
Célestin fut inquiet d'abord en voyant apparaître le bicorne redouté ; puis quand Sandri se fut expliqué, Grondard se sentit tout fier. Chose singulière, rien ne flatte un gredin comme d'avoir une aimable conversation avec un honnête homme.
Le gendarme, c'est, aux yeux des bandits, l'honnêteté en uniforme.
Sandri interrogea :
« Vous devez avoir des soupçons sur quelqu'un ?
– Oui », dit Grondard.
– Et, fit le gendarme aux joues roses, en frisottant sa moustache, sur quoi les fondez-vous, ces soupçons ? »
Le machuré (le noirci) ne comprit pas. – Sandri, ayant souri avec pitié, reprit avec condescendance, en regardant le charbonnier qui semblait, comme toujours, masqué de noir :
« Quel est le motif, la raison qui fait que vous croyez légitime d'être autorisé à la chose d'avoir des soupçons ?
– Voilà », dit Célestin Grondard.
Il montra à Sandri le bouton de cuivre ramassé non loin du lieu où l'on avait trouvé son père mort.
« Qu'est-ce que c'est que ça ? » dit Sandri.
Il lut péniblement la devise écrite en relief et luisante sur le fond vermiculé du petit objet de métal : « Mon espoir est en pennes. »
« Il y a, dit-il gravement, une faute d'orthographe. Il manque un i avant la première des deux n. »
Célestin, sous son masque sombre, le contemplait avec l'hébétement du poisson d'aquarium qui, à travers une vitre, regarde un savant pisciculteur. Cet hommage enchanta Sandri.
Dans tout Français qui détient une part d'autorité, si mimime soit-elle, il y a – comme le répétait souvent M. Cabissol – un Napoléon. C'est ce qui rend notre nation inquiète, toujours partagée entre son goût de liberté et son amour de la domination. Elle n'est, au fond, composée que de révolutionnaires qui aspirent à la tyrannie.
« Ce que je vous dis n'est pas pour vous, fit le gendarme sur un ton de supériorité écrasante. L'orthographe ne vous concerne pas, puisque vous êtes incompétent. Assez là-dessus. Que signifie cet objet ? répondez immédiatement ! Comment est-il arrivé entre vos mains ? »
Grondard expliqua. Il croyait que Maurin portait quelquefois une veste avec des boutons pareils à celui-ci. Et depuis quelque temps, il l'épiait, attendant le jour où il remettrait cette veste. Si, en effet, ce bouton appartenait à Maurin, ce serait la preuve que le braconnier s'était trouvé sur l'endroit du meurtre… Alors, lui, Célestin Grondard, l'interrogerait ; et, en s'y prenant bien, de gré ou de force il l'amènerait à se trahir comme coupable…
Le gendarme réfléchissait.
« C'est quelque chose, dit-il, qui pourrait servir à un juge. Les juges sont intelligents, ils sont nommés juges à cause de ça. Mais vous, Grondard, vous ne tirerez rien de Maurin par le moyen que vous dites ! Et puis, où le prendre, ce diable de coureur qui ne reste jamais en place ?…
– Où le prendre ? fit Grondard, je le sais bien, moi.
– Et où donc ? »
Grondard expliqua. Il savait que Maurin, depuis quelques jours, Maurin, le coureur de filles, avait une nouvelle aventure.
« Connaissez-vous le cantonnier Saulnier ?
– Celui qui se fait suivre par toutes ces bêtes sauvages qu'il a apprivoisées ?
– Oui.
– Savez-vous où est son cabanon ?
– Oui, pas loin de la route, entre les Campaux et La Molle… je le trouverai facilement.
– Eh bien, dit Grondard, ce Saulnier, pendant qu'il est à son travail de casseur de pierres, prête son cabanon à Maurin, et Maurin s'y rencontre avec la femme de maître Secourgeon, le fermier que vous devez connaître.
« Avec la permission de Secourgeon, vous prendrez quand vous voudrez les amoureux dans leur nid. »
Sandri ôta son képi et se gratta la tête avec beaucoup de simplicité :
« Oui… constatation de flagrant délit… Mais il faudrait, fit-il, que ce Secourgeon, que je ne connais pas, eût porté plainte et demandé notre intervention. Comprenez-vous ? »
Grondard ne comprenait pas. Sandri lui expliqua patiemment ce que c'est que la constatation d'un flagrant délit.
« Secourgeon est vieux, dit Grondard ; sa femme est jeune. Le mari est jaloux comme un tigre. Il faut être Maurin pour se frotter à lui. Il est vrai, que, de Maurin, il aura tout de même un peu peur… Je lui mettrai la puce à l'oreille, moi, soyez tranquille ; et il fera demander les gendarmes, d'après la loi telle que vous me la venez d'expliquer.
– Comment saurez-vous l'heure du rendez-vous ?
– Ça, dit Célestin, je m'en charge. Je connais, moi, quelqu'un qui fera parler Saulnier.
– Au revoir.
– À quand ? »
Les deux hommes prirent jour pour une nouvelle rencontre. Des geais qui se posaient sur un arbre voisin, poussèrent tout à coup des cris perçants et s'enfuirent, étonnés sans doute d'avoir aperçu, causant ensemble d'un air amical, un si vilain coquin et un si joli gendarme.
CHAPITRE XXI. D'où il appert qu'un pardessus d'été est le vêtement ridicule par excellence, et où l'on verra comment le don Juan des bois, pour conquérir une femme du Var, s'assura la complicité d'une aigle des Alpes.
Maurin, le carnier au dos et suivi d'Hercule, son griffon, passait non loin de la ferme des Agasses, dans un pli de vallée entre La Molle et les Campaux.
Presque au fond du vallonnement, au bord d'une pente au midi, la ferme des Agasses et le hangar attenant riaient au soleil d'hiver.
La fermière donnait du grain à ses poules sur le pas de sa porte et de temps à autre regardait son mari qui, à peu de distance de la maison, marchait derrière l'araire, insultant son cheval tantôt trop lent, tantôt trop rapide à son gré.
On entendait distinctement les injures hurlées par le laboureur. Pressées et continues, elles formaient une sorte de monologue digne d'un Pastouré – et Maurin, arrêté, écoutait joyeusement :
« Ô mendiant ! Ô forçat ! tu le gagnes, dis, le foin que tu manges ?… On t'en donnera, brigand, de l'avoine, pour travailler comme ça !… Hue, bourrique !… un bœuf va plus vite, cent fois ! cent fois plus vite, de sûr !… Regardez-le, qu'à présent il prend le mors aux dents ! Oh ! oh ! arrête, chameau, que tu voles avec des ailes… comme un chameau ! Bon ! le voilà maintenant planté sur ses jambes comme s'il était en ciment romain ! regardez-moi ce pilier ! il ressemble à l'aqueduc des Fréjussiens ! Va donc, maintenant ! remue-toi un peu, bougre d'âne de cheval ! enfant de vache ! carogne ! oh ! voleur ! je te ferai comprendre à la fin, vrai, comme tu dois faire ! enfant de carogne ! oh ! fils de fille ! la jument qui t'a fait était une rosse ! mais ton père avait, je pense, de l'amadou sous la queue, pour que tu coures ainsi ! Allons bon, le voilà qui s'arrête ! Croyez-vous qu'il bougera maintenant ? Quelle vie, sainte Mère ! Oh ! Madone des anges, regardez-moi cette bourrique, pour l'amour de saint Joseph, coquin de brigand de sort ! le voilà plus solide que la tour ou le fort de Brégançon. Oh ! oh ! j'ai mouillé de sueur toute une chemise ! Il faudra la tordre comme si nous étions, ma chemise et moi, tombés ensemble à la mer. Et voilà qu'il repart ! Il me fait suer, le bougre, à force de courir ! et il me fera prendre une « pérémonie », le fainéant, à force de m'arrêter suant pour attendre qu'il reparte encore !… Alors, tu lis le journal ? bourrique ! hue donc… capôtot d'estiou ! (c'est-à-dire : manteau ou pardessus d'été !) »
Ainsi s'exprimait Secourgeon, d'où il appert qu'un pardessus d'été, en pays provençal, est le vêtement ridicule par excellence.
Sur cette injure géniale et qu'il venait d'imaginer sans effort, Secourgeon s'arrêta décidément, pour crier au chasseur qu'il venait d'apercevoir :
« Tu es toi, Maurin ? Tu as choisi un métier meilleur que le mien !… Elle m'en donne du mal, cette terre, tantôt trop molle, tantôt trop dure !… Ah ! si je pouvais chasser comme toi ! Que regardes-tu en lair, Maurin ?… Ah ! pauvre de moi ! c'est mon aigle ! »
Un aigle des Alpes tournait, presque hors de vue, bien au-dessus des petits sommets qui couronnent le vallon.
Maurin suivait l'aigle des yeux depuis un moment…
« Ton aigle ? fit-il. À la voir, compère, elle ne me semble pas bien à toi ! »
Secourgeon laissa en plan cheval et araire et s'approcha du chasseur :
« Elle est à moi, fit-il, par la raison que je la nourris depuis une bonne quinzaine. Il ne se passe pas de jours, la garce, qu'elle ne me vole un poulet ou un lapin. Elle n'est pas à moi, c'est vrai, par la raison qu'elle m'échappe, mais je l'aurais tuée déjà, si j'avais eu le temps d'aller à l'espère (l'affût). Je n'ai pas le temps, que le travail presse… Et – té – ! si tu veux t'amuser à me la tuer, acheva-t-il en riant, je te la donne ! »
Misé Secourgeon, là-bas du pas de sa porte, cria aux deux hommes :
« Gueïro ! (guette !) qu'elle descend en faisant le rond. Cachez-vous, Maurin ! que vous l'aurez ! »
Les deux hommes disparurent derrière un jujubier au feuillage retombant. L'aigle descendait une spirale qui allait se rétrécissant vers la terre. Déjà on apercevait les mouvements très nets de son col flexible. Sa tête se tournait du côté de la ferme au seuil de laquelle se bousculaient des poulettes épouvantées. On distinguait ses pattes rejetées en arrière… « On lui pourrait compter les plumes ! » murmurait Secourgeon. Une nuée de petits oiseaux, accourue des oliviers environnants, se précipita vers l'aigle et se mit à la suivre en criaillant. L'énorme oiseau semblait entouré d'un vol de moucherons.
« Trop loin encore ! murmurait Maurin.
– Chut ! qu'elle se rapproche ! »
La fermière sous le hangar s'était cachée derrière des balles de foin.
« Prépare-toi, Maurin ! chuchota Secourgeon. Elle arrive, notre aigle ! »
Le rétrécissement du dernier cercle que décrivait le vol de l'aigle devait l'amener à portée du bon fusil de Maurin… mais ce cercle ne s'acheva pas. La lourde bête de proie tout à coup se laissa tomber verticalement comme une pierre vers le sol.
« Coquin dé pas Dioù ! mon chien ! vé ! vé ! vé ! »
Il quitta son abri en même temps que Maurin.
À la vue des deux hommes, l'aigle remonta brusquement en s'éloignant d'eux, tandis qu'un jeune basset, hurlant d'effroi, revenait vers la ferme de toute la vitesse de ses jambes courtes.
« C'est un peu fort ! criait Secourgeon. Ah ! garce ! charogne ! Elle me ruinera, la gueuse ! six poulets et trois lapins, voilà son compte depuis trois jours ! Et n'a-t-elle pas, avant-hier, essayé de prendre une chevrette à la petite pastresse Fanfarnette ! Tu verras qu'un de ces matins elle s'avisera, cette aigle de malheur, d'enlever notre bergerette elle-même qui, avec ses quinze ans, a l'air d'en avoir dix, tant elle est petitette !… On ne me la tuera donc pas, cette aigle enragée ! Elle veut mon chien à présent que ma chienne est morte ! et je n'ai que lui pour la chasse ! »
Il se tourna violemment vers Maurin :
« Té, Maurin, toi que tu as le temps, reste ici à l'espère jusqu'à ce que tu me l'aies tuée. Je te loge, je te nourris et nous serons quittes. Et encore, foi de Secourgeon, je te rendrai service à l'occasion. Dans ton métier, hé, tu as, des fois, besoin d'aide ? »
Misé Secourgeon, émue par l'aigle, accourait, levant les bras au ciel. Elle était toute tremblante, Misé Secourgeon. Vingt-cinq ans, avec un mari de cinquante. Elle était jolie, Misé Secourgeon. Elle avait entendu les honnêtes propositions de son mari. On était un peu solitaire, à la ferme des Agasses. Un hôte à loger deux ou trois jours, et qui rendrait le service de tuer l'aigle, cette idée ne lui déplaisait pas, à Misé Secourgeon ! On racontait, sur Maurin, des choses ! Il en savait celui-là, des histoires !… Quand il voulait, disait-on, il était amusant, ce Maurin, aux veillées. Elle était beaucoup curieuse de lui.
« Ça est dit, qué ? vous restez, dit-elle. Vé, rendez-nous ce service !
– C'est vrai que tu coucheras à la fénière, dit Secourgeon rendu tout à coup soupçonneux par l'entrain de sa femme et le brillant regard que lui lançait Maurin.
– Un lit de foin en vaut un autre, – quand on a une bonne conscience, dit Maurin. Marché conclu, je reste… pour l'aigle. Et je ne veux pas être nourri sans rien donner. Je vous fournirai du gibier pour remplacer vos poules et lapins que l'aigle vous a volés. »
Le lendemain, Maurin épiait l'aigle qui planait au-dessus de la ferme ; il s'était mis en embuscade sous le hangar où Misé Secourgeon sournoisement lui rendait visite à l'abri des balles de foin, à seule fin de voir s'il tuerait le grand oiseau. Et le jaloux Secourgeon, pendant ce temps, injuriait son cheval. Les deux amants entendaient sa voix rassurante, son discours sans fin.
« Alors ! et ce journal ? tu n'as pas fini de le lire ? tu le lis jusqu'aux affiches, donc ? Marcheras-tu ou non ?… Il est bâti, je vous dis ! ça n'est pas un cheval ! c'est une église, un clocher !… Pas si vite, malandrin ! oh ! oh ! je vous dis que ça n'est pas un cheval, c'est une aigle, pour la chose de voler au lieu de courir ! »
Et l'aigle, elle, volait toujours. Et plusieurs jours se passèrent. Et Maurin ne tuait pas l'aigle. Dame, il n'était à l'affût de l'aigle qu'à de certaines heures.
Il partait pour la chasse avant l'aube, revenait à midi avec du gibier, en fournissait bien la cuisine ; l'aigle, méfiante, ne dérobait plus rien, mais rôdait toujours par-là. Bientôt l'oiseau de proie changea l'heure de ses visites. Il vint le matin. Alors Maurin n'alla plus à la chasse que dans l'après-midi. Et de temps en temps, Misé Secourgeon partait pour La Molle et les Campaux, afin d'y vendre le gibier que leur offrait Maurin en échange de leur bonne hospitalité.
Malheureux Secourgeon ! il avait pris confiance comme on prend mal. Du reste, il souhaitait par dessus tout être débarrassé de l'aigle. Il disait à Maurin, trois fois par jour :
« Je n'aurais pas cru ça si difficile. C'est vrai qu'elle se méfie, la bougre ! »
Si Secourgeon avait eu des soupçons, il aurait épié Maurin, il l'eût surpris avec sa femme, et alors, de manière ou d'autre, il se serait vengé. Mais il n'avait pas de soupçons. L'aigle complice couvrait tout de ses grandes ailes.
Et depuis quelques semaines, Maurin et Misé Secourgeon se retrouvaient, à des moments fixés, dans le pauvre cabanon du cantonnier, lequel riait dans sa barbe tout en cassant des pierres au bord de la route, entouré de ses animaux familiers, à savoir : 1° un renard, 2° une belette, et 3° une couvée de perdreaux devenus perdrix.
C'était un charmant spectacle, à l'heure où le cantonnier, après journée faite, mettait en poche ses œillères énormes, de voir, sur ses talons, dans la poussières de la route, courir quinze perdreaux alertes, suivis d'une gentille belette que suivait un renard rêveur, sa queue ramée tombant vers la terre avec un peu de mélancolie.
Source: Wikisource
Cet enregistrement est mis à disposition sous un contrat Art Libre.
Cet enregistrement est mis à disposition sous un contrat Creative Commons.
Cet enregistrement est mis à disposition sous un contrat Creative Commons.