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Illustration: Les Aventures de Todd Marvel-Haut les Mains ! - Gustave Le Rouge

Les Aventures de Todd Marvel-Haut les Mains !

(Version Intégrale)

Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2010-06-18

Lu par Stanley
Livre audio de 1h13min
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Septième épisode

HAUT LES MAINS !

CHAPITRE PREMIER

LES AVEUGLES GUITARISTES

Rio Blas et Guasco avaient eu le visage brûlé par l'explosion d'une mine. On avait pu leur sauver la vie, mais ils étaient demeurés aveugles et atrocement défigurés.

 

En pleine force – ils avaient à peine trente-cinq ans – ils s'étaient trouvés du jour au lendemain acculés au suicide ou à la mendicité. Finalement ils avaient trouvé un moyen terme, et, de prospecteurs, ils étaient devenus guitaristes ambulants.

 

Leurs débuts furent modestes. Ils arrivaient dans un village ou dans un ranch à la tombée de la nuit et faisaient danser les femmes et les filles des cow-boys, en exécutant quelques-unes de ces vieilles habaneras mexicaines où se retrouvent toute l'ardeur mélancolique, toute la tristesse passionnée de l'âme espagnole.

 

On les payait de leur peine en leur donnant largement à manger et surtout à boire, en leur accordant une couverture et un lit de paille de maïs dans l'étable, et ils se sentaient presque consolés de leurs chagrins quand la fin d'un de leurs morceaux était salué par des « Anda ! » et des « ollé ! » d'enthousiasme, scandés parfois par le crépitement d'un browning dont quelque cow-boy mélomane déchargeait en l'air les six coups, en guise d'applaudissement.

 

Très rapidement, ils devinrent populaires sur toute la frontière de l'État du Texas. Parfois même, ils franchissaient le rio del Norte pour aller jouer dans quelque hacienda du Mexique, mais, en général, ils restaient fidèles à la rive américaine.

 

Au début, ils jouaient d'une façon quelconque, mais leur sens de la musique s'affina, se perfectionna. Aux airs les plus rebattus ils ajoutaient une broderie d'originales fioritures, même ils improvisaient. L'âme sauvage et délicate de cette fruste population salua en eux ses artistes.

 

Quand un propriétaire de ranch mariait un de ses enfants, célébrait la vente avantageuse d'un lot de chevaux ou donnait une fête quelconque, Rio Blas et Guasco étaient appelés. À table on les mettait à la place d'honneur, on les gardait tant qu'il leur plaisait de rester et on ne les renvoyait jamais que les poches bien garnies.

 

Ce soir-là, ils revenaient de chez le señor Velasco, un ranchero, propriétaire d'un troupeau de cinquante mille têtes, un des plus riches de la région, chez lequel ils avaient passé trois jours.

 

Cheminant paisiblement au clair de lune, ils regagnaient la petite ville de Presidio distante d'environ quatre milles. On leur avait offert de les reconduire dans un car, ils avaient préféré faire la route à pied, en suivant les rails d'une voie de chemin de fer qui ne servait qu'une fois ou deux chaque mois au transport des chevaux.

 

Leurs instruments en bandoulière, de solides bâtons en main, les deux aveugles marchaient allégrement, tout joyeux d'une vingtaine de dollars qu'ils devaient à la munificence du señor Velasco. L'atmosphère était d'une exquise douceur, la brise rafraîchie par la rosée était parfumée par l'odeur puissante des térébinthes. Le silence de cette belle nuit n'était troublé que par le bruissement des insectes et le mugissement mélancolique des immenses troupeaux errant en liberté dans la pampa.

 

De temps en temps, Rio Blas faisait sonner de son bâton l'acier des rails et s'assurait ainsi qu'il était toujours dans la bonne route.

 

Brusquement, et, pour ainsi dire, d'un même mouvement, les deux aveugles s'arrêtèrent et tendirent l'oreille.

 

– Tu entends – murmura Rio Blas en se penchant vers le sol – il y a certainement un grand troupeau de chevaux à peu de distance de nous.

 

– Tu es sûr que ce sont des chevaux, répondit Guasco.

 

– Impossible de s'y tromper ! Écoute toi-même. Les bœufs ne frappent pas la terre de cette façon.

 

– D'où peuvent-ils venir ?

 

– Sans nul doute du ranch de Stebbing l'Américain et on les conduit à Presidio pour les embarquer à destination de la Nouvelle-Orléans.

 

– Alors – s'écria Guasco avec inquiétude – nous sommes sur leur chemin et ce n'est pas rassurant.

 

Les deux aveugles savaient par expérience ce qu'est le passage de deux ou trois mille animaux à peu près sauvages que chassent devant eux des cowboys armés de lazzos. Rien ne résiste à une pareille trombe. Le moins qui pût arriver aux pauvres musiciens était d'être foulés aux pieds et d'avoir la poitrine défoncée à coups de sabots.

 

Quelques minutes s'écoulèrent. Le bruit se rapprochait avec une rapidité inquiétante. La terre durcie par le soleil résonnait au loin sous le sabot des mustangs comme à l'approche de quelque cataclysme.

 

– Gagnons un des bois qui se trouvent sur la gauche, proposa Rio Blas. Nous nous mettrons à l'abri derrière les troncs d'arbres. Là nous serons en sûreté ; mais il faut nous hâter ; le troupeau est maintenant à moins d'un mille.

 

Sans répondre Guasco prit le bras de son compagnon et tous deux se mirent à courir du côté où ils entendaient le murmure des feuillages agités par la brise, mais ce ne fut qu'au bout d'une demi-heure d'une course folle qu'ils atteignirent les premiers arbres du bois, un bois composé de ces cèdres et de ces térébinthes qui couvrent encore une partie de la Géorgie, de la Floride et du Texas. Abrités par les vastes troncs, ils reprirent haleine.

 

Le troupeau de chevaux passa à une faible distance d'eux avec le bruit d'un ouragan puis, petit à petit, la campagne rentra dans le silence.

 

– Nous l'avons échappé belle, murmura Guasco, en s'épongeant le front.

 

– Il s'agit maintenant, grommela Rio Blas, de retrouver notre chemin.

 

– Ce sera facile. Tout à l'heure nous avons marché contre le vent.

 

– En es-tu bien sûr ? Il me semble à moi, au contraire, que nous avons marché dans le sens de la brise.

 

Après une courte discussion, les deux aveugles se remirent en route, mais au bout d'une centaine de pas ils trouvèrent un autre bois. Ils revinrent en arrière, marchèrent pendant un quart d'heure en terrain découvert, puis de nouveau se heurtèrent à des touffes de palmiers nains qui leur indiquaient les approches d'une forêt.

 

– Nous sommes égarés, déclara tristement Guasco.

 

– C'est malheureusement vrai, murmura Rio Blas. Essayons encore. Nous ne devons pourtant pas être très loin de la voie du chemin de fer.

 

En cela il se trompait. Dans leur fuite précipitée, son compagnon et lui s'étaient éloignés des rails de plus d'un demi-mille et dans leurs vaines tentatives pour retrouver leur chemin ils s'étaient avancés de plus en plus vers le sud-ouest dans une contrée très boisée où il n'existait pas de sentier frayé. Ils auraient passé gaiement leur nuit à la belle étoile, ce qui leur était advenu maintes fois au cours de leur existence aventureuse, mais ils commençaient à se sentir fatigués ; en outre on les attendait le lendemain aux noces de la fille d'un ranchero et ils commençaient à craindre de ne pouvoir y arriver en temps voulu.

 

S'encourageant mutuellement, ils se mirent à marcher à l'aventure, comptant toujours sur un heureux hasard. Ils étaient revenus vingt fois sur leur propre piste : ils n'avaient plus la moindre notion de l'endroit où ils pouvaient se trouver.

 

– Je suis accablé de fatigue, déclara Rio Blas. Il m'est impossible d'aller plus loin !

 

– Il me semble entendre l'aboiement d'un chien pas très loin d'ici. Je vais aller à la découverte.

 

– Ne m'abandonne pas, s'écria Rio Blas en se cramponnant désespérément au bras de son camarade. Ne nous séparons pas ! sans quoi nous ne pourrions plus nous retrouver.

 

Guasco se rendit à ces raisons et tous deux se dirigèrent lentement du côté d'où partaient les aboiements. Ils sentaient maintenant sous leurs pieds le sol d'un sentier battu ou d'une route et l'espoir leur était revenu. Leur découragement s'était envolé comme par magie.

 

Ils se trouvèrent bientôt devant une muraille de planches qui était celle d'une maison. En tâtonnant ils en firent le tour jusqu'à ce qu'ils eussent découvert une porte. Alors ils se mirent à frapper dedans à coups de pied et à coups de poings. Personne ne leur répondit. La maison pourtant était habitée, car ils distinguèrent une voix d'homme mêlée aux aboiements du chien.

 

Ils continuèrent à cogner de toutes leurs forces en faisant un infernal vacarme. Cette insistance eut un résultat auquel ils ne s'attendaient guère. Une petite fenêtre s'ouvrit brusquement au-dessus de leurs têtes, cinq ou six coups de revolver éclatèrent dans le silence de la nuit et des balles sifflèrent aux oreilles des malchanceux aveugles. En même temps une voix d'homme criait avec colère, en anglais.

 

– Passez votre chemin, coquins, il n'y a rien à voler ici.

 

Puis la fenêtre se referma.

 

Les aveugles avaient eu grand-peur.

 

– On nous prend pour des bandits, fit tristement Guasco, il ne nous reste plus qu'à nous en aller.

 

– Ce n'est pas mon avis, dit Rio Blas qui était d'un caractère très opiniâtre. Nous avons un moyen de nous faire reconnaître pour d'honnêtes gens. Nous sommes estimés et aimés dans toute la région. Je suis sûr que quand le propriétaire de cette maison saura à qui il a affaire, il s'empressera d'ouvrir.

 

– Mais quelle est ton idée ?

 

– Nous allons tout simplement exécuter un de nos airs les plus en vogue. Tu verras que ce moyen est infaillible.

 

– Essayons toujours !

 

Les deux musiciens saisirent leurs guitares et se mirent à jouer avec toute la virtuosité dont ils étaient capables la célèbre habanera mexicaine Sous les jasmins en fleurs.

 

Rio Blas ne s'était pas trompé. Au bout de quelques minutes les aboiements du chien se turent, la porte s'ouvrit toute grande et une voix bourrue, mais cordiale, invita les deux aveugles à pénétrer dans l'intérieur de la maison.

 

– Il fallait dire que c'était vous ; j'aurais ouvert tout de suite ! fit l'homme.

 

– Nous avons bien essayé – répliqua Guasco – mais vous avez commencé par nous tirer dessus.

 

– Dame ! à cette heure-ci, vous savez, et dans un endroit aussi désert, il est bon de prendre l'offensive sans attendre d'avoir reçu une balle dans la peau.

 

– Excusez-nous, mais nous nous sommes égarés en revenant de l'hacienda du Señor Velasco. Sommes-nous loin de Presidio ?

 

– Vous en êtes à moins d'un mille.

 

Cette réponse surprit beaucoup les aveugles, qui se figuraient être au moins à trois milles de la ville. Finalement, ils se réjouirent de s'être ainsi rapprochés de leur but sans s'en douter. De cette façon ils pourraient être revenus à Presidio encore assez à temps pour se rendre à la noce où ils étaient attendus. Cependant leur hôte se montrait maintenant aussi plein de prévenances, qu'il avait été tout d'abord peu accueillant. Il ouvrit en leur honneur une boîte de corned-beef et leur versa à chacun un gobelet de cette brutale eau-de-vie de canne à sucre, la caña, dont malgré l'interdiction de l'alcool, le débit n'a nullement diminué sur la frontière du Texas.

 

Ragaillardis par ce lunch, les aveugles déclarèrent d'une même voix que leur fatigue avait disparu et qu'ils étaient prêts à se remettre en route.

 

– Puisque vous vous rendez à Presidio, dit alors leur hôte mystérieux, vous pouvez me rendre un grand service, service que je rétribuerai d'ailleurs généreusement.

 

Les aveugles protestèrent de leur dévouement et de leur bonne volonté.

 

– Voici de quoi il s'agit, expliqua l'homme. Un de mes cousins vient d'avoir les côtes enfoncées d'un coup de pied de cheval. Il faudrait m'aider à le transporter jusqu'à l'hôpital de Presidio. Un mille est bientôt fait et je vous donnerai à chacun cinq dollars.

 

Les aveugles eurent un moment d'hésitation, puis la cordialité de leur hôte, l'offre alléchante de cinq dollars, les décidèrent.

 

– C'est entendu, dit Guasco. Avez-vous au moins ce qu'il faut ?

 

– J'ai une civière, dont vous prendrez chacun l'un des bouts.

 

– Vous pourrez sans doute – observa Rio Blas – relayer de temps en temps l'un ou l'autre de nous deux.

 

– Malheureusement non, j'ai eu moi-même le bras cassé le mois dernier et je ne puis encore m'en servir, mais je viendrai avec vous, en cas de mauvaise rencontre. Voulez-vous que je vous donne tout de suite les cinq dollars ?

 

– Vous pourrez aussi bien nous les donner quand nous serons arrivés.

 

– Non ! je vais vous les donner maintenant.

 

Et il mit dans la main de chacun des aveugles cinq belles pièces d'argent. Rio Blas et Guasco qui avaient craint un moment qu'on ne leur donnât une bank-note dont il leur aurait été difficile de contrôler la valeur – la fausse monnaie est très répandue au Texas – furent tout à fait gagnés par les façons de leur hôte.

 

Après avoir absorbé une dernière rasade de caña, ils saisirent chacun les deux poignées du brancard et l'on se mit en chemin assez lentement, car le blessé était lourd.

 

L'homme cependant les encourageait de toutes les façons. Il leur promit même deux dollars de supplément quand on serait arrivés à Presidio.

 

– Vous ne savez pas quel important service vous me rendez, leur répétait-il. Sans vous, mon cousin aurait peut-être succombé, faute de soins, tandis que bien soigné à l'hôpital, il s'en tirera.

 

On franchit sans incident la distance d'un demi-mille, mais alors le pas cadencé de plusieurs chevaux se fit entendre à une faible distance. Ils avançaient assez lentement.

 

– Rien qu'au rythme de leur pas, déclara Guasco qui marchait en avant, je devine que chaque cheval a son cavalier.

 

– Ce sont – sans nul doute – les « Rangers », dit Rio Blas.

 

– Très probablement, balbutia l'inconnu, je vais en avant leur dire un mot…

 

Et l'homme s'éloigna précipitamment.

 

Les « Rangers » constituent un corps de police montée que l'on ne trouve guère que sur la frontière mexicaine. Dans ce pays où pullulent les bandits de tout genre – assassins, voleurs de bestiaux, faux monnayeurs – les Rangers rendent d'inappréciables services ; choisis parmi les cowboys les plus robustes et les plus lestes, pourvus d'excellents chevaux, et généralement commandés par quelque vieux coureur de prairie, promu au rang de capitaine, ils se transportent avec la rapidité de l'éclair à l'endroit où l'on a besoin d'eux. Il est rare qu'un malfaiteur leur échappe ; pour l'atteindre ils feront parfois cinquante milles sans débrider. D'ailleurs leurs procédés sont expéditifs : si l'homme qu'ils doivent arrêter ne lève pas les mains assez promptement au cri de : Hands up ! il tombe percé de plusieurs balles avant d'avoir eu le temps de parlementer.

 

Dans tout le Texas, les Rangers sont redoutés et respectés.

 

Le capitaine de la troupe qui s'avançait à la rencontre des deux aveugles était un certain Burton, dont la perspicacité aussi bien que la farouche énergie étaient légendaires.

 

À la lueur éblouissante du clair de lune, il avait, de très loin, reconnu les deux aveugles guitaristes, qu'il avait en grande estime, mais il avait été fort surpris de voir l'homme qui les accompagnait se perdre dans le sous-bois sitôt qu'il avait pu reconnaître la police montée.

 

– Voilà qui est bizarre, fit-il en sifflotant. Puis il faut que je voie ce qu'il y a sur cette civière qui paraît si lourde. Est-ce que nos braves aveugles feraient la contrebande ?

 

« Halte, vous autres », commanda-t-il à ses hommes.

 

D'un bond, il avait sauté à terre.

 

– Bonsoir, Guasco, dit-il d'un ton plein de cordialité. Bonsoir Rio Blas. Où diable allez-vous à pareille heure ?

 

– À Presidio, capitaine, répondit ingénument Rio Blas.

 

– Mais vous y tournez le dos ! Vous en êtes à près de quatre milles et vous marchez droit vers le Rio del Norte !

 

– Alors on s'est moqué de nous ! s'écria Guasco avec amertume.

 

– Qui cela, on ?

 

– L'homme qui était avec nous et qui nous a priés de porter son cousin jusqu'à l'hôpital. Il est parti il n'y a qu'un instant pour vous parler.

 

– Personne n'est venu me parler. J'ai vu seulement un homme qui fuyait à travers le bois.

 

Les aveugles demeuraient muets de surprise, consternés et furieux qu'on eût ainsi abusé de leur bonne foi. Le capitaine Burton était très intrigué.

 

– Il faut que cette histoire s'éclaircisse, déclara-t-il rudement. Et d'abord voyons !

 

D'un geste brusque, il avait relevé la couverture qui dissimulait le visage du blessé. Une face immobile et blême apparut, les paupières étaient closes, les lèvres exsangues et le front barbouillé de sang.

 

– Misérables ! s'écria-t-il dans le premier élan de la surprise et de la colère, mais c'est un cadavre que vous portez ! Vous alliez sans doute le jeter dans le Rio del Norte qui coule à cent pas d'ici !

 

– Santa Maria ! bégaya Guasco d'une voix étranglée, peut-on nous accuser d'un crime pareil, nous qui sommes aussi innocents que l'enfant qui vient de naître !…

 

Il y avait tant de sincère indignation dans l'accent du pauvre aveugle que le capitaine Burton hésita.

 

– Nous verrons cela, grommela-t-il, vous avez peut-être été, sans le savoir, les complices d'un assassin…

 

Le capitaine des Rangers s'était de nouveau baissé vers le cadavre, mais presqu'aussitôt il se releva en donnant tous les signes d'une surprise arrivée au paroxysme le plus aigu.

 

– Carajo ! s'exclama-t-il, aussi vrai que je m'appelle William Burton, ce cadavre est celui de Gérard Perquin, le sous-directeur de la Mexican Mining Bank, l'auteur du vol de deux millions de dollars commis il y a quelques heures à peine !

 

Tumultueusement, les Rangers avaient sauté en bas de leurs montures ; sans la moindre hésitation, ils identifièrent Gérard Perquin que tout le monde connaissait à Presidio. Quant aux aveugles, ils étaient atterrés, tellement émus qu'ils étaient incapables de prononcer une parole.

 

Les policiers de leur côté, étaient presqu'aussi stupéfaits de la tournure incompréhensible et extraordinaire que présentait cette aventure. Tous pendant une longue minute demeurèrent silencieux, en proie à une secrète inquiétude.

 

– Voyons d'abord si Perquin est bien mort, dit tout à coup le capitaine Burton.

 

– Il vit encore, fit-il après un rapide examen, mais il n'en vaut guère mieux. Il a une balle derrière l'oreille.

 

– S'il pouvait parler, balbutia Guasco, il dirait que nous sommes innocents.

 

– Je crains fort qu'il ne reprenne pas connaissance, fit Burton, avec une blessure de ce genre, je ne lui donne pas trois heures à vivre.

 

– Alors c'est nous qui serons accusés ? demanda Rio Blas avec angoisse.

 

– Je ne dis pas cela, mais je suis cependant obligé de vous emmener en prison.

 

Les deux aveugles étaient dans un tel état de prostration et d'épouvante qu'ils ne trouvèrent rien à répondre. On les fit monter en croupe de deux Rangers ; le blessé fut placé dans une charrette qu'un cavalier était allé chercher, à franc-étrier, à l'hacienda la plus proche, et le détachement tout entier reprit aussi vite que possible le chemin de la ville de Presidio.

 

Auparavant une battue avait été rapidement effectuée dans les bois avoisinants, mais on n'avait retrouvé aucune trace du mystérieux assassin, qui après avoir tué le sous-directeur de la banque – sans doute pour lui arracher le produit du vol – avait si ingénieusement utilisé comme complices les deux aveugles que le hasard lui avait envoyés.

 
CHAPITRE II

L'OBSCURITÉ COMPLÈTE

À Presidio, comme dans la plupart des villes frontières du Texas, la fameuse loi de tempérance n'a jamais pu être appliquée. Dans toutes les rues, des bars, des bodegas, étalent ouvertement des rangées de flacons pleins d'alcools multicolores et convient le passant à savourer toute la gamme de ces cocktails incendiaires pour lesquels les Américains ont inventé des noms si pittoresques : a milk-mother, un lait maternel ; a widow's smile, un sourire de veuve ; an eye opener, un ouvreur d'yeux ; a corpse reviver, un éveilleur de cadavres, sans oublier le « bonnet de nuit », le « clou de cercueil » et « l'huître de prairie » composé d'une cuillerée de vinaigre, d'un jaune d'œuf cru et d'une pincée de poivre.

 

Ces breuvages infernaux coulaient à pleins bords sur les comptoirs de zinc ou de toile cirée autour desquels se pressait une foule étrangement bigarrée : des gauchos mexicains aux larges pantalons à franges, ornés de chaque côté d'une rangée de gros boutons de nacre, aux sombreros enrichis de plaques d'or et d'argent, y coudoyaient des cow-boys yankees aux vastes feutres, et aux ceintures de laine rouges ou bleues ; des mestizos aux lèvres violettes, au nez écrasé, pauvrement vêtus de cotonnade ; des mineurs et des prospecteurs à la face hâve et maigre, si recuite par le soleil qu'elle avait pris le ton du cuivre rouge. On eût trouvé encore quelques Chinois, des Anglais cossus, coiffés de panamas et habillés de flanelle, des Irlandais déguenillés ; enfin quelques Italiennes, parées de mouchoirs de soie de couleur vive, vendaient des glaces et des citronnades, dans de petites voitures à bras, bariolées de rouge et d'orangé.

 

Dans tous les groupes on discutait avec animation. Ce jour-là était un dimanche et c'était la veille au soir qu'un vol de deux millions de dollars avait été commis dans des circonstances particulièrement mystérieuses et troublantes, à la succursale de la Mexican Mining Bank.

 

Cet événement avait mis en révolution la petite ville. On commentait avec animation la nouvelle de l'arrestation des deux guitaristes aveugles et chacun prenait leur défense avec chaleur.

 

Le rassemblement qui s'était formé en face de la maison de banque – le seul édifice de Presidio qui fût entièrement construit en briques et en pierres de taille – devenait plus houleux de minute en minute, lorsque l'appel strident d'une sirène se fit entendre à l'extrémité de la rue.

 

La foule s'écarta pour livrer passage à une grande auto dont la carrosserie était souillée d'une épaisse couche de poussière. La voiture stoppa. Trois personnes en descendirent et à la grande surprise des curieux, le directeur de la succursale Mr Ned Markham, alla respectueusement à leur rencontre et, avec toutes sortes de marques de déférence, les introduisit dans l'intérieur de l'établissement.

 

Le bruit se répandit bientôt que l'auto appartenait à Mr Rabington, le richissime banquier de San Francisco, directeur général et propriétaire de la plus grosse part d'actions de la Mexican Mining Bank ; on ajoutait qu'il était accompagné du détective Todd Marvel, célèbre dans toute l'Amérique par ses excentricités, et ses extraordinaires talents de policier.

 

Le renseignement était exact. Mr Rabington alors en villégiature à Isis-Lodge, dans la Louisiane, avait été prévenu par dépêche la veille au soir et s'était hâté d'accourir, accompagné de son ami John Jarvis et du secrétaire de ce dernier, le Canadien Floridor Quesnel.

 

Le directeur de la succursale, Mr Ned Markham, avait fait entrer les trois visiteurs dans son cabinet ; il paraissait très ennuyé, mais parfaitement calme.

 

– Je suis fâché de ce qui arrive, déclara-t-il à Mr Rabington ; mais véritablement je n'ai rien à me reprocher sous le rapport de la vigilance.

 

Ned Markham, un quadragénaire sec, nerveux, d'une activité dévorante, passait pour un des plus habiles hommes d'affaires de la région. On citait de lui des spéculations d'une audace et d'une envergure inouïes et qui presque toujours avaient été couronnées de succès. Il soutint sans la moindre gêne le regard inquisiteur du banquier et des deux détectives.

 

– Je comprends néanmoins, ajouta-t-il, en se tournant vers Mr Rabington qu'après un pareil « accident » vous soyez en droit de me retirer votre confiance et je suis prêt à vous offrir ma démission.

 

– Il n'est pas question de cela, répondit gravement le banquier. Si vous n'avez aucune négligence à vous reprocher, je ne vois pas pourquoi je me priverais de vos services.

 

– D'ailleurs, fit remarquer John Jarvis, il est très possible que nous retrouvions les voleurs et l'argent volé.

 

– Je le souhaite de tout mon cœur, reprit Mr Markham. Je vais donc vous raconter le plus exactement possible dans quelles circonstances le vol s'est produit.

 

« Les transactions ont été très actives ce mois-ci, surtout avec le Mexique, nous avions en retard pas mal de besogne qu'il fallait expédier avant l'échéance qui tombe dans trois jours. Je décidai comme je le fais toujours en pareil cas que le personnel veillerait jusqu'à vingt heures et plus tard, s'il était nécessaire.

 

« À dix-huit heures, les quinze employés de la banque eurent une demi-heure pour aller manger un sandwich et ils se remirent au travail aussitôt après. Quand ils furent de retour, j'allai moi-même luncher à l'Hôtel de Géorgie où je prends mes repas et qui est situé de l'autre côté de la rue à deux pas d'ici.

 

– Combien de temps dura votre absence ? demanda John Jarvis.

 

– Trente minutes au plus. Quand je rentrai, le vol venait de s'accomplir. Une main inconnue avait éteint l'électricité et quand, au bout de cinq minutes, la lumière était revenue, les deux millions de dollars en bank-notes ficelées dans un sac de cuir avaient disparu.

 

« Comme vous pouvez le supposer, je fis fermer les portes et les employés tinrent eux-mêmes à me faire vérifier le contenu de leurs poches. Je ne trouvai rien et j'en suis encore à me demander comment l'on a pu dans un si court espace de temps subtiliser un paquet d'aussi gros volume.

 

– Combien y a-t-il de portes à la banque ? demanda John Jarvis.

 

– Deux seulement, la porte du public et une porte plus petite qui aboutit à la place du marché et donne accès à un couloir où se trouvent la pièce où nous sommes en ce moment, le cabinet du sous-directeur et les archives. C'est dans ce couloir qu'est installé le compteur qui commande l'éclairage de la banque. Le voleur qui est certainement très au courant des habitudes de la maison a dû passer par cette petite porte, fermer le compteur, s'emparer des bank-notes et disparaître par le même chemin.

 

– Je vais vous poser encore deux questions. Je voudrais savoir qui a la clef de la petite porte de la place du Marché et ensuite en quel endroit se trouvaient les bank-notes quand elles ont disparu.

 

– Il y a deux clefs de la petite porte. J'en possède une et Gérard Perquin, le sous-directeur, en possède une autre, c'est sur lui d'ailleurs que mes soupçons, et cela, à bon escient, sont tombés tout d'abord.

 

« Au moment du vol, le coffre-fort était ouvert et le caissier, à quelques pas de là, vérifiait un compte sur le bureau d'un de ses collègues.

 

« Le filou n'a eu qu'à allonger la main pour s'emparer du précieux sac.

 

– Voilà en effet, murmura John Jarvis, une histoire assez extraordinaire, vous croyez donc, Mr Markham, que le coupable est Gérard Perquin ?

 

– La preuve en est faite maintenant. On vient de le retrouver mortellement blessé d'une balle à la tête à plusieurs milles de Presidio. À l'heure qu'il est, il agonise à l'hôpital. Mais l'on a précisément découvert, dissimulé sous ses vêtements, le sac de cuir qui renfermait les bank-notes.

 

« Perquin était le seul employé qui fût absent au moment du vol ; il m'avait demandé de le dispenser de veiller parce qu'il devait prendre le train pour Brownsville à vingt heures et lui seul avait la clef de la petite porte, sauf moi, bien entendu.

 

Et sur un geste du détective, Mr Markham ajouta :

 

– Pour mon propre compte – car il est bon de tout expliquer clairement – pendant que le vol se commettait, je mangeais paisiblement une tranche de roastbeef aux pickles dans la salle de restaurant de l'Hôtel de Géorgie, comme pourront l'attester de nombreux témoins. Autre détail qui a son importance, non seulement, comme je vous l'ai dit, tous les employés ont été fouillés, mais toutes les pièces de l'établissement et tous les meubles que renferme chacune d'elles, ont été minutieusement visités au cas où l'auteur du larcin aurait caché provisoirement son butin dans une de ces pièces. Vous reste-t-il d'autres questions à me poser ?

 

– Ce que je ne m'explique pas, fit le détective, c'est qu'on n'ait pas immédiatement poursuivi Gérard Perquin. Il me semble qu'avec un peu de diligence on aurait pu le rattraper encore nanti des bank-notes.

 

– On a fait ce qu'on a pu. Mais on a perdu un temps précieux à perquisitionner dans l'intérieur de la banque et à répondre à l'interrogatoire du coroner. Cependant des policemen se sont rendus à son domicile ; il n'y avait pas paru de la journée. Ils se sont rendus à la gare, puis au bureau de la Cie de Navigation du Rio del Norte, et ne l'ont pas vu. Comme l'événement l'a prouvé, il avait gagné directement la campagne où sans doute l'attendaient les complices qui l'ont ensuite assassiné et dépouillé.

 

– Et personne ne l'avait remarqué avec le paquet qu'il portait ?

 

– Personne jusqu'ici n'est venu apporter son témoignage à ce sujet, mais l'enquête n'est pas close…

 

– Croyez-vous, interrompit Mr Rabington – qu'une nuit passée en auto et le vol de deux millions de dollars dont il était victime rendaient de fort méchante humeur – croyez-vous que nous retrouvions les bank-notes ?

 

– Je ne puis encore rien affirmer, répondit John Jarvis. Il est fort à craindre que les bandits qui ont assassiné Perquin n'aient passé le Rio del Norte et ne soient en sûreté au Mexique avec leur butin.

 

Mr Rabington tombait de sommeil. Mr Markham alla lui-même l'installer dans la meilleure chambre de l'Hôtel de Géorgie pendant que John Jarvis et Floridor se rendaient chez le coroner. Ce magistrat ne leur apprit aucun fait nouveau, et ne put que leur montrer le sac de cuir taché de sang qui avait été saisi sur le blessé.

 

Les deux détectives se rendirent ensuite à l'hôpital, installé dans un vaste baraquement en planches, à quelque distance de la ville.

 

Ils furent reçus par le docteur Torribio, un médecin mulâtre, Mexicain d'origine auquel d'énormes besicles vertes, un nez long et pointu et un teint couleur de safran, donnaient l'aspect le plus bizarre. Tout pénétré du rôle important qu'il jouait en donnant ses soins à l'auteur du vol de deux millions de dollars, il reçut les visiteurs avec empressement.

 

– Je réponds de la vie du blessé, dit-il solennellement.

 

John Jarvis eut un geste de surprise :

 

– Je croyais, fit-il, que Gérard Perquin avait reçu une balle dans la tête et qu'il était mortellement atteint.

 

– On aurait pu le croire. La balle est allée se loger derrière l'oreille, dans l'os du rocher, mais j'ai pu l'extraire, empêcher l'hémorragie de se porter à l'intérieur de la boîte crânienne, et bien qu'il soit dans le coma, je suis sûr de le sauver.

 

– Peut-on le voir ?

 

– Très facilement.

 

Le docteur Torribio conduisit ses visiteurs dans une cahute séparée du reste des bâtiments, là gisait sur un lit de sangle entouré d'une moustiquaire, le sous-directeur de la Mexican Mining Bank, les yeux clos, le visage d'une pâleur mortelle.

 

La physionomie du blessé, un jeune homme d'une trentaine d'années, était intelligente et sympathique, un peu naïve même. Floridor ne put s'empêcher de remarquer qu'il ne donnait nullement l'impression du bandit de haute volée qu'il pouvait être.

 

– Bah ! dit le docteur Torribio, les apparences sont souvent trompeuses. Rien ne ressemble plus à un honnête homme qu'un coquin.

 

– Quand croyez-vous qu'il soit en état de parler ? demanda John Jarvis.

 

– Pas avant demain sans doute, et encore, il sera si faible qu'il ne pourra pas dire grand-chose.

 

– Avez-vous conservé ses vêtements, demanda encore John Jarvis.

 

– Ils sont là, mais vous n'y trouverez rien d'intéressant. La police a pris tout ce qui se trouvait dans ses poches.

 

– Avait-il beaucoup d'argent sur lui ?

 

– Deux ou trois cents dollars tout au plus.

 

– Ce n'est guère. Je vais malgré tout vous demander la permission d'examiner les vêtements.

 

Le docteur Torribio présenta au détective un complet de coutil à peu près neuf, mais les poches en avaient été retournées et John Jarvis allait le rejeter sans avoir rien trouvé lorsqu'il sentit une feuille de papier qui s'était glissée entre la doublure et l'étoffe du gilet. Il retira la feuille avec précaution et la fit disparaître dans sa poche sans que le docteur s'en fût aperçu. Le complet était un vêtement de confection ; les poches étaient à peine cousues avec de mauvais fil à bâtir. C'est ce qui expliquait que le papier eût pu glisser dans la doublure.

 

– Vous aviez raison, docteur, dit tranquillement le détective, ce vêtement ne renferme rien d'intéressant. Je vais me retirer en vous remerciant de votre grande obligeance, mais auparavant je vous demanderai encore une faveur.

 

– Tout à votre disposition.

 

– Je m'intéresse tout particulièrement à ce blessé. Vous me permettrez, j'espère, de laisser ici, en guise d'infirmier, mon collaborateur, Mr Floridor Quesnel. Il a fait quelques études de médecine et il exécutera scrupuleusement toutes vos prescriptions.

 

L'hôpital de Presidio était subventionné par la Mexican Mining Bank. Le docteur Torribio n'avait rien à refuser au fameux détective ami de Mr Rabington. Il s'inclina devant la demande qui lui était faite bien que l'intrusion de Floridor dans le domaine médical où il régnait en despote, ne lui sourît qu'à moitié.

 

Le Canadien s'entretint quelques minutes à voix basse avec John Jarvis, puis tous deux se séparèrent, Floridor pour revêtir une longue blouse d'amphithéâtre et s'installer au chevet du blessé, John Jarvis pour se rendre à la prison où étaient détenus Rio Blas et Guasco.

 

Chemin faisant, il examina le papier trouvé dans le gilet de Perquin, et sur lequel étaient tracées quelques lignes au crayon.

 

Il lut :

 

« Je n'ai pu venir ce soir. Rendez-vous d'urgence à la villa, dès que vous aurez reçu ce mot.

 

L. »

 

– C'est une écriture de femme, se dit le détective. Évidemment, Perquin a dû être attiré dans un guet-apens par l'L mystérieuse du billet. Il y a là un fait intéressant.

 

Les deux aveugles ne racontèrent au détective que ce qu'il savait déjà, et touché de la situation des pauvres diables, il leur promit de les faire remettre en liberté le jour même. Le seul détail intéressant qu'ils lui apprirent, c'est que l'homme qui avait trouvé le moyen de faire d'eux ses complices devait être de petite taille et ils se firent fort de le reconnaître à la voix si jamais ils se retrouvaient en sa présence, ce qui, d'ailleurs, n'était guère probable.

 

John Jarvis regagna l'Hôtel de Géorgie. Il mourait littéralement de faim, et en apprenant que Mr Rabington dormait encore, il se décida à déjeuner sans lui. Il passa dans la salle à manger où un maître d'hôtel lui apporta un menu imprimé en lettres d'or et formant plusieurs pages.

 

L'Hôtel de Géorgie, le seul logeable qu'il y eût à Presidio, avait des prétentions à passer pour un palace, et les cow-boys et les prospecteurs le regardaient comme tel. Y manger était considéré par eux comme le comble de l'élégance et du raffinement.

 

– Voulez-vous, dit le maître d'hôtel, le même menu que celui qui fut servi le 15 du mois dernier au roi d'Angleterre ?

 

– Non, dit John Jarvis.

 

– Le menu du banquet offert au roi d'Italie par la ville de Rome ?

 

– Non, répondit encore le détective qui ne put s'empêcher de sourire. Donnez-moi tout ce qu'il y a de plus simple. J'ai entendu dire qu'il y a de magnifiques saumons dans le Rio del Norte.

 

– Alors nous mettons : des côtelettes de saumon à la plénipotentiaire.

 

– Mettez simplement une tranche de saumon grillé avec du beurre frais et des citrons, une tranche de filet de bœuf et des fruits.

 

Pendant qu'il mangeait de bon appétit, John Jarvis lia conversation avec le maître d'hôtel, un Irlandais du nom de Sullivan, aux superbes favoris roux, et celui-ci sans qu'on le questionnât, apprit au détective tout ce qu'il désirait savoir.

 

L'Irlandais connaissait la plupart des employés de la banque, mais il avait en particulière estime Mr Ned Markham, son client attitré.

 

– Le pauvre homme, déclara Sullivan, il était là bien tranquille hier soir à sa table pendant qu'on était en train de le voler. Il n'a pourtant pas mis longtemps à manger, mais cela a suffi aux bandits pour faire leur coup !

 

– Et il n'a pas quitté sa table, pendant qu'il dînait, demanda astucieusement John Jarvis.

 

– Il s'est juste levé pour aller téléphoner, mais il est revenu presque aussitôt.

 

– Et où demeure-t-il, ce cher Mr Markham, j'ai oublié de le lui demander, et je vais probablement avoir besoin de le voir.

 

– Il n'habite pas la ville même. Il s'est fait construire un très beau cottage à trois milles de Presidio, mais avec son auto, cette distance ne compte pas, il en a pour dix minutes. Comme nous n'avons pas de garage, sa voiture reste parfois des journées entières en face l'hôtel. Tenez, d'ailleurs, la voilà.

 

Par la fenêtre grande ouverte le détective aperçut une soixante chevaux au châssis allongé, au capot effilé comme une torpille et qui ressemblait beaucoup plus à une voiture de course qu'à la bourgeoise limousine d'un directeur de banque.

 

– Voilà qui est singulier, songea-t-il.

 

Et il reprit à haute voix :

 

– Et on ne la lui vole pas ?

 

– Elle est toujours retenue par une chaîne. Puis, j'y fais attention. D'ailleurs Mr Markham est tellement connu et aimé dans le pays que personne ne s'aviserait de toucher à sa voiture. Le coupable serait vite dénoncé. Il n'y a pas tant d'autos que cela dans la région.

 

– Je vois, fit le détective en riant, qu'une auto est plus facile à conserver, dans ce pays, qu'un troupeau de chevaux.

 

– Et même qu'un gros paquet de bank-notes, fit malicieusement l'Irlandais.

 

– Et il est marié, Mr Markham ?

 

– Non, il est veuf. Il vit avec sa fille, Miss Lilian, qui est une vraie beauté.

 

John Jarvis tressaillit : le mystérieux billet trouvé par lui portait pour signature un L. Lilian Markham aurait-elle été mêlée au drame sanglant dont il cherchait à expliquer l'énigme ?

 

Tout à coup une idée lui vint : si l'auto de Markham était là, c'est que celui-ci était encore à la banque. Pourquoi ne pas aller jusqu'à la villa, où, à cette heure de la journée, Miss Lilian était certainement seule. De cette façon, il saurait tout de suite si c'était elle la signataire du fameux billet. Il s'excuserait comme il pourrait de cette indiscrète visite.

 

Muni des renseignements fournis par Sullivan, John Jarvis remonta en auto et après un court trajet à travers la campagne admirablement cultivée qui entoure Presidio, il fit halte en face du cottage de Mr Markham. Avec ses toits en terrasse, ses murs blanchis à la chaux, ses vérandas protégées contre l'ardeur du soleil par les guirlandes verdoyantes des jasmins, des géraniums et des vanilliers, c'était une délicieuse habitation. D'épaisses haies de grenadiers et de cactus entouraient un jardin planté de bananiers, d'orangers et de palmiers, à travers lequel coulait un ruisseau d'eau vive qui, un peu plus loin, allait se perdre dans le Rio del Norte.

 

Un vieil Indien introduisit le détective dans un petit salon meublé de rocking-chairs, où des ventilateurs électriques entretenaient une fraîcheur exquise. Une tablette de marbre supportait des alcarazas de terre rouge emperlés de rosée, des bouteilles de champagne dans leurs seaux d'argent remplis de glace, et des pyramides d'ananas, de citrons, de goyaves et d'autres fruits du pays.

 

Miss Markham parut. John Jarvis s'était attendu à voir quelque brune señorita, aux cheveux couleur aile de corbeau, aux prunelles fascinatrices, au visage d'une chaude pâleur. Il fut surpris de se trouver en face d'une jeune fille au teint délicatement rosé, aux yeux d'aigue-marine, aux cheveux d'un blond léger, presque couleur de paille. Miss Lilian avait dix-huit ans et sa physionomie respirait la bonté avec ce je ne sais quoi d'énergique et de résolu qui caractérise les Anglo-Saxonnes. Tout de suite elle s'était rendu compte de l'étonnement du détective.

 

– Je suis une exception dans ce pays de soleil, expliqua-t-elle en souriant, ma mère était anglaise… À qui ai-je l'honneur de parler ?… Mais avant tout, prenez quelque rafraîchissement, la poussière et la chaleur en font ici une nécessité. Que vous offrirai-je ?

 

John Jarvis accepta une citronnade glacée et se fit connaître comme un ami de Mr Rabington.

 

Le beau visage de Miss Lilian était tout à coup devenu sérieux.

 

– C'est terrible, cette histoire de vol, murmura-t-elle, j'étais si heureuse, j'avais fait de si beaux projets…

 

Elle ajouta d'un ton où perçait une anxieuse curiosité.

 

– Y a-t-il du nouveau ? Je ne suis pas au courant du tout… Ce matin quand mon père est parti, on ne savait rien encore… Mais, j'y pense, c'est sans doute à mon père que vous vouliez parler ?…

 

– Non, Miss, répondit John Jarvis, dédaignant de mentir, c'est vous que je voulais voir.

 

– Moi ? fit-elle extrêmement surprise.

 

– Oui, Miss, vous allez comprendre pourquoi.

 

Rapidement, il raconta l'arrestation des deux guitaristes aveugles par le capitaine Burton et l'assassinat de Gérard Perquin, mais il était loin de s'attendre à l'effet, presque foudroyant, que produisit son récit. Miss Lilian, devenue tout à coup d'une mortelle pâleur, se laissa tomber sur un siège en portant la main à son cœur, ses yeux se fermèrent, elle se renversa légèrement en arrière en poussant un profond soupir. John Jarvis crut qu'elle allait expirer sous ses yeux.

 

Il courut prendre une alcarazas, en versa l'eau glacée sur une serviette et tamponna doucement le front et les tempes de la jeune fille, puis il lui fit absorber un peu de brandy. Bientôt après, elle ouvrit les yeux et respira avec force, son évanouissement n'avait duré que quelques minutes. Une gorgée de la liqueur cordiale acheva de la faire revenir complètement à elle.

 

– Excusez-moi, murmura-t-elle d'une voix faible, je suis très nerveuse et ce climat ne me vaut rien…

 

« Puis, ajouta-t-elle avec une poignante tristesse, ce que vous venez de m'apprendre m'a frappée en plein cœur. Je ne crains pas de le dire, j'avais engagé ma parole à Mr Gérard Perquin, que je continue à considérer comme un parfait honnête homme. Qu'il en réchappe et je vous jure qu'il saura bien prouver son innocence !

 

Elle s'était animée en parlant, ses joues s'étaient colorées d'un vif incarnat, ses pâles yeux bleus lançaient des éclairs.

 

– Et je l'y aiderai, poursuivit-elle ardemment, je vous dirai tout ce que je sais ! Je n'ai rien à cacher, ni mon fiancé non plus ! Pourquoi aurait-il commis ce vol ? Je suis riche, très riche du chef de ma mère, et lui-même possède une fortune, dans son pays natal, en Belgique !

 

– Cependant, objecta le détective, le sac de cuir ?

 

– Ceux qui ont assassiné Gérard, n'avaient-ils pas intérêt à le faire passer pour le voleur ? La manière même dont on a abusé de la naïveté des deux aveugles, ne prouve-t-elle pas une abominable machination ?

 

– Peut-être avez-vous raison. Mais vous m'avez promis de m'aider ?

 

– De tout mon pouvoir.

 

– Permettez-moi donc de vous poser quelques questions. Voici ce que j'ai trouvé dans les poches du blessé.

 

Et le détective tendit à Miss Lilian le billet au crayon signé d'une L. La jeune fille n'y jeta qu'un coup d'œil.

 

– Ce billet n'est pas de moi ! déclara-t-elle indignée, mais on y a imité assez habilement mon écriture. Voilà le moyen dont on s'est servi pour attirer Gérard dans le guet-apens ! L'assassin qui a tracé ces lignes attendait sa victime sur la route qui va d'ici à Presidio.

 

Miss Lilian soumit au détective plusieurs spécimens de sa véritable écriture. Le faux était évident. John Jarvis réfléchit.

 

– Vous aviez donc rendez-vous avec Mr Perquin ? demanda-t-il ; le billet dit : Je n'ai pu venir ce soir.

 

– Non, répondit la jeune fille sans hésitation, mais l'auteur du billet, très au courant de mes habitudes, sans doute, devait savoir que presque chaque soir je viens chercher mon père à la banque. Souvent nous emmenions dîner Mr Perquin au cottage, mon père n'ignorait rien de nos projets…

 

Miss Lilian était devenue silencieuse, une douloureuse expression se peignait sur les traits de son charmant visage.

 

– Il faut que j'aie des nouvelles de Gérard ! s'écria-t-elle.

 

– Ne vous ai-je pas dit que le docteur Torribio répondait de sa vie ?

 

– N'importe ! le mal peut avoir empiré, puis, cela coûte si peu de donner un coup de téléphone…

 

Elle s'était emparée du récepteur placé sur un guéridon. Une minute après, elle avait le docteur Torribio à l'autre bout du fil. Ils échangèrent quelques phrases.

 

– Tout va bien, soupira-t-elle, tout à coup rassérénée. L'état est stationnaire et le docteur continue à se montrer optimiste. Précisément, il veut vous dire un mot.

 

Elle tendait le récepteur à John Jarvis qui téléphona à son tour.

 

– J'ai le regret de vous quitter, dit-il à Miss Lilian après avoir terminé. Le docteur me demande d'urgence.

 

– Y aurait-il du nouveau ?

 

– Peut-être, en tout cas, je vous tiendrai au courant.

 

Il semblait très pressé et même un peu ému. Rapidement il prit congé et regagna son auto. Toute pensive, la jeune fille était encore à la même place, à la fenêtre de la véranda, d'où elle l'avait vu partir, que la voiture avait depuis longtemps disparu sur la route poussiéreuse.

 
CHAPITRE III

LA LOI DE LYNCH

Floridor attendait John Jarvis à la porte de l'hôpital. Le Canadien était encore revêtu de la blouse blanche d'infirmier et semblait très agité.

 

– À ce que vient de m'apprendre le docteur Torribio, dit le détective, l'assassin est arrêté.

 

– C'est exact.

 

– Mets-moi rapidement au courant des faits.

 

– Voici : vous aviez à peine tourné les talons qu'un camarade du blessé, un employé de la banque s'est présenté pour demander des nouvelles de « son ami » Perquin et a demandé à le voir…

 

– Il se nomme ?

 

– Rufus Derrick, un petit être hypocrite et chafouin qui m'a du premier coup paru profondément antipathique. Il s'apitoyait d'un ton pleurard sur le malheur de son « pauvre ami Gérard », chacune de ses paroles suait la fausseté. Le señor Torribio voulait le mettre à la porte, mais j'avais une autre idée. Sur ma demande le docteur laissa Derrick pénétrer dans la chambre du blessé et le laissa seul avec lui.

 

– Ce n'était guère prudent !

 

– C'est moi qui l'avais demandé, vous allez voir pourquoi. Une fois qu'il s'est cru sûr de n'avoir aucun témoin de ce qu'il allait faire, il a tiré de sa poche une petite boîte remplie de pilules et en a jeté une ou deux dans la potion destinée au blessé. Avec un sang-froid stupéfiant, il a attendu que les pilules soient fondues, puis il a pris le verre, a empoigné « son ami » par le nez en le lui pinçant pour lui faire ouvrir la bouche, et il allait le forcer à boire, quand je suis intervenu, le browning au poing, car vous pensez bien que je m'étais caché dans la pièce voisine et que je n'avais pas perdu le drôle de vue une seule minute.

 

« Au cri de « Haut les mains » le bandit est devenu livide et m'a docilement obéi. En même temps qu'une grosse liasse de bank-notes, j'ai trouvé dans ses poches la boîte aux pilules. Le docteur les a examinées. Elles contiennent de la brucine, un poison foudroyant et qui ne laisse guère de traces.

 

– Je te félicite très sincèrement, murmura John Jarvis, heureux de voir que la belle Miss Lilian avait dit la vérité et que son fiancé était innocent, très probablement.

 

« Derrick est gardé à vue par le docteur, il paraît très abattu, mais il a refusé catégoriquement de répondre à toutes mes questions.

 

– J'espère que je serai plus heureux que toi, dit le détective en souriant. Allons voir notre homme sans tarder, j'ai idée que cette affaire nous réserve plus d'une surprise.

 

Rufus Derrick avait été enfermé dans une chambre vide ; on n'avait pas songé à le garrotter, mais le señor Torribio, qui lui faisait compagnie, le tenait sous la menace de son browning, posé bien en évidence sur un guéridon, à côté du verre qui contenait le poison et d'une forte liasse de bank-notes.

 

Agé d'une trentaine d'années, Rufus Derrick était brun, petit et grêle ; son teint bilieux, ses yeux jaunes qui semblaient distiller la traîtrise et la méchanceté inspiraient une instinctive répulsion. Quand le détective entra dans la pièce, il eut pour celui-ci le regard de rage et de haine impuissante que jette au chasseur un fauve pris au piège.

 

– Je ne vous dirai rien, cria-t-il en grinçant des dents, avant même que John Jarvis eût ouvert la bouche. Je suis innocent d'ailleurs. Renseignez-vous près de tous ceux qui me connaissent, près de Mr Markham…

 

– Pourquoi, demanda sévèrement le détective, avez-vous voulu empoisonner Mr Perquin.

 

– Je me suis trompé de pilules, répliqua effrontément le bandit, c'était un remède que j'avais voulu apporter. J'ai été employé chez un pharmacien autrefois…

 

– Ces mensonges sont inutiles. Je sais que vous avez commis un faux. Votre crime est prouvé et les aveugles reconnaîtront votre voix. Le mieux que vous ayez à faire est de tout dire, Mr Rabington, le directeur de la Mexican Mining Bank est ici. Je vous donne ma parole que, si vous lui restituez son argent, il ne portera pas plainte. D'ailleurs ces bank-notes mêmes sont une preuve. La banque en a gardé les numéros.

 

– Ce n'est pas vrai ! on n'a pas les numéros !

 

– Ce que vous venez de dire équivaut à un aveu.

 

– Je n'ai rien avoué ! je suis innocent !… Mr Markham me défendra…

 

L'attention de John Jarvis fut éveillée par cette insistance du bandit à se réclamer de Mr Markham. Une idée lui vint.

 

– Mr Markham vous a dénoncé, reprit-il, et il dit que vous serez lynché ! Vous feriez mieux de rendre les bank-notes.

 

Le détective avait parlé au hasard, usant d'une ruse classique, habituelle aux juges d'instruction ; il fut étonné de l'effet extraordinaire que produisirent ces quelques paroles sur Derrick. Il devint livide de fureur, il écumait, il battait l'air de ses bras maigres.

 

– C'est Markham le voleur ! s'écria-t-il d'une voix sifflante. Ah ! la crapule ! Je vois son plan. Il m'accuse, et il espère me faire lyncher par des gens à lui, avant que je n'aie eu le temps de parler. Maintenant, je suis fixé. Je vais tout dire et si j'y passe, il y passera !

 

John Jarvis tombait de son haut, Floridor et le docteur Torribio n'étaient pas moins surpris. Directeur de la succursale de Presidio depuis de longues années, Mr Markham possédait l'estime et la confiance de tous, pourtant Derrick avait parlé avec tant de haineuse âpreté, tant d'indignation fielleuse que le détective fut profondément troublé.

 

– Voici comment ça s'est passé, bredouilla Derrick dont les mains osseuses aux ongles rongés, tremblaient de colère. Quand l'électricité s'est éteinte, j'étais à deux pas du coffre-fort, quelqu'un m'a frôlé que j'ai parfaitement identifié dans les ténèbres. C'était Markham. Il m'a bousculé avec une brutalité nerveuse qui n'appartient qu'à lui, que je reconnaîtrais entre mille… Puis j'ai senti comme un coup de griffe sur le dos de la main… Dans la brusquerie de ses mouvements, Markham m'avait égratigné avec le diamant de sa bague. Tenez j'en porte encore la trace…

 

« Je ne savais pas encore ce que cela voulait dire, mais par curiosité je gagnai, à la suite de Markham, le couloir qui aboutit à la petite porte et j'entendis cette porte se refermer. De la fenêtre, je vis, sur la place assez mal éclairée qui s'étend entre la banque et l'Hôtel de Géorgie, Markham aller à son auto, y déposer quelque chose et se glisser ensuite, avec précaution, dans la salle du restaurant…

 

– Pardon, interrompit Floridor, Mr Markham n'a pas quitté le restaurant.

 

– Seulement, répliqua Derrick avec une ironie amère, il est allé téléphoner. Après avoir demandé une communication quelconque pour être en règle au point de vue de l'alibi, il est sorti par la porte qui se trouve à côté de la cabine, dans un renfoncement, porte que, de la salle de restaurant personne ne peut voir, il est allé à la banque, il a fait son coup et il est rentré à l'hôtel et a fini de dîner. Markham est un homme très fort. Son alibi serait excellent, si moi, je ne l'avais pas vu opérer.

 

À ce moment, des cris tumultueux se firent entendre au-dehors ; le docteur Torribio parut inquiet et eut à l'adresse de John Jarvis un coup d'œil interrogatif auquel celui-ci répondit par un imperceptible haussement d'épaules. Derrick ne s'était aperçu de rien et continuait avec une sorte de volupté haineuse le cours de ses révélations.

 

– Je n'avais rien dit, reprit-il, j'avais fait le mort pendant l'enquête du coroner, mais quand il se fut retiré et que Markham se disposa à monter en auto – il faisait nuit noire – je le tirai par la manche : « J'ai un mot à vous dire, j'ai tout vu. Les bank-notes sont là sous la banquette. Et tout doucement je lui avais mis mon browning sous le nez. » Par exemple, il m'a « épaté » par son sang-froid : « C'est vous que j'ai bousculé auprès du coffre-fort, a-t-il répondu, je suis forcé de compter avec vous, mais vous êtes déjà mon complice, puisque vous n'avez rien dit. Vous faites du chantage ? – Comme il vous plaira. – Alors voilà : Je sais que vous êtes amoureux de ma fille Miss Lilian. Je vous la donne avec 500 000 dollars de dot ; mais à une condition, c'est que je n'entende plus parler de Gérard Perquin, qui, aux yeux de tout le monde, est le coupable.

 

« J'étais abasourdi, tellement que « les bras m'en étaient tombés », comme on dit. En une seconde ce fut son browning à lui, que j'eus devant le nez. – Tout ça, c'est des promesses, m'écriai-je dans un élan de désespoir, vous allez filer avec les bank-notes et !… – Si vous dites un mot de plus, je commence par vous casser la tête. Je remets solennellement et devant témoins les billets dans le coffre-fort et l'affaire est finie. Ce sera vous le voleur !

 

« J'étais dompté. – Eh bien soit, dis-je, je ferai ce que vous voudrez, mais donnez-moi au moins des arrhes…

 

« Sans lâcher son browning, il me remit un paquet de bank-notes – le même qui est là sur la table – en me disant que j'étais un bon garçon, mais que je n'étais pas de force pour jouer avec lui. Finalement il me lança le sac de cuir qui avait contenu les billets en me disant : Prends toujours. Ça te servira !… Et il démarra en vitesse, me laissant là comme un imbécile !… »

 

Dans la rue le vacarme était devenu terrible. Des cris de : À mort l'assassin !… La loi de Lynch !… s'entendaient distinctement. Derrick était devenu d'une pâleur mortelle. Il reprit comme avec une hâte d'en finir.

 

– Il fallait que je fasse ce que Markham m'avait demandé. Je rentrai chez moi, il ne fallait pas perdre de temps. Markham devait prendre le bateau à 23 heures, et de plus je savais que la police le guettait au bateau, à la gare et à son hôtel. Ce que la police ignorait – moi j'étais au courant – c'est que Perquin avait pris pension depuis deux jours chez une vieille mulâtresse, la Dolorita, qui passe pour faire d'excellente cuisine. Alors que toute la police le cherchait, il dînait tranquillement.

 

« Il y avait longtemps que j'avais mis de côté des spécimens de l'écriture de Miss Lilian qui sert souvent de secrétaire à son père ; j'attendais une occasion. L'occasion était là. Rapidement je fabriquai la fausse lettre de rendez-vous, et le chapeau rabattu sur le nez – il faisait nuit d'ailleurs – j'allai moi-même porter le message à la Dolorita.

 

« J'avais calculé juste. Cinq minutes plus tard, Gérard Perquin sortit de la maison et s'élança comme un fou sur la route, j'avais de la peine à le suivre… Je fus obligé de prendre un raccourci pour le devancer… »

 

Les clameurs de la foule massée en dehors de l'hôpital étaient devenues formidables. Rufus Derrick s'était arrêté, blême d'angoisse.

 

– Je sais le reste, dit le docteur Torribio. Vous avez une maisonnette à un mille de Presidio, c'est là que vous avez abattu votre victime, c'est là que vous l'avez traînée. Vous avez cru que les aveugles, dont la présence inopinée vous a causé d'abord une frayeur terrible, vous aideraient à porter le corps – vous croyiez que c'était un cadavre – jusqu'au Rio del Norte. Mais les Rangers sont intervenus… Et vous aviez eu soin – naturellement – de glisser à tout événement le sac de cuir sous les vêtements du pauvre Gérard…

 

La nuit tombait, au-dehors la clameur se changeait en hurlements. À la lueur d'un feu de broussailles, la silhouette des deux aveugles se profilait avec de grandes ombres grimaçantes. De tous côtés des hommes et des femmes arrivaient chargés de bidons de pétrole. D'un coup d'œil, Rufus Derrick vit tout cela.

 

– La loi de Lynch, balbutia-t-il à demi mort d'épouvante. Oui, j'avouerai tout ce qu'on voudra, mais protégez-moi !… Sauvez ma vie !… Je vous en supplie !… Ils vont me faire griller vivant, après m'avoir arrosé de pétrole.

 

Le misérable s'était jeté aux genoux de John Jarvis et lui embrassait les mains en pleurant.

 

– Il n'y a rien à faire, s'écria don Torribio, l'hôpital est cerné, et l'hôpital est bâti en planches, ils y mettront le feu si je ne leur livre pas le prisonnier.

 

– Et les Rangers ? demanda Floridor.

 

– Ils ne sont pas là, d'ailleurs le capitaine Burton n'intervient que si le coupable est intéressant.

 

Derrick s'était levé et avant qu'on eût le temps de s'y opposer, il avait avalé le verre de poison.

 

– Ils ne m'auront pas, hurla-t-il. J'ai trop peur…

 

Presque aussitôt il roula à terre, foudroyé, la face verdâtre.

 

Le misérable s'était fait justice. Dans son affolement – par une contradiction dont on pourrait citer maints exemples – il venait de se suicider pour échapper au lynchage. Il avait préféré la mort par le poison aux lentes tortures du bûcher.

 

– J'aime autant cela, murmura don Torribio, après le premier moment de stupeur. Je vais prévenir les assaillants qu'ils perdent leur temps.

 

– Surtout, lui recommanda John Jarvis, pas un mot du rôle qu'a joué Markham dans cette affaire ; sous prétexte de lynch, ils seraient fort capables de piller la banque et d'y mettre le feu ensuite. »

 

Le docteur sortit et revint bientôt après suivi des deux aveugles et de quatre vaqueros qui avaient tenu à constater par eux-mêmes que l'assassin était bien mort.

 

La constatation faite, ils se retirèrent silencieusement. Quelques minutes plus tard, la foule s'était dissipée. Il ne restait plus, au milieu de la place située en face de l'hôpital, que le bûcher qui avait été destiné à Rufus Derrick et qui achevait de se consumer solitairement.

 

John Jarvis et Floridor prirent en hâte congé du docteur Torribio qui promit de consigner dans un rapport détaillé les aveux du défunt. Les deux détectives voulaient procéder le plus tôt possible à l'arrestation de Markham, qui, une fois démasqué, serait bien obligé de dire ce qu'il avait fait de l'argent volé.

 

Comme ils arrivaient devant la façade brillamment illuminée de l'Hôtel de Géorgie, ils aperçurent – à sa place habituelle – l'auto de Markham.

 

« Il est encore là, dit Floridor, nous avons de la chance !

 

– Je ne vois pas de lumière à la banque, Markham doit être en train de luncher avec Mr Rabington. »

 

Ils entrèrent dans la salle à manger de l'Hôtel de Géorgie. Ils n'y trouvèrent que Rabington. Le banquier venait à peine de se lever. Peu habitué à la fatigue physique, brisé par une nuit passée en auto, il s'était couché, croyant ne dormir que deux ou trois heures et son sommeil s'était prolongé pendant tout l'après-midi.

 

« Vous avez vu Markham ? demanda John Jarvis inquiet.

 

– Mais non ! Il n'est pas avec vous ? »

 

Les deux détectives échangèrent un regard, ils avaient eu la même pensée.

 

– Nous sommes floués ! s'écria Floridor avec une rage contenue, Markham a laissé sa voiture bien en évidence pour nous rassurer sur ses intentions, et, pendant que nous le croyions à la banque, il a dû passer tranquillement le Rio del Norte et se réfugier en territoire mexicain, où il est bien inutile de chercher à le rattraper. »

 

Une rapide enquête justifia les soupçons du Canadien. Dans l'après-midi, le voleur avait traversé le fleuve sur la balsa d'un Indien. Il était porteur de deux grandes valises et accompagné d'une dame brune d'une grande beauté qui paraissait âgée d'une trentaine d'années.

 

Au Mexique, c'est-à-dire dans un pays où il n'existe à peu près pas de police, l'indélicat banquier était maintenant en sûreté avec son butin.
Source: http://www.ebooksgratuits.com


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