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Illustration: La Petite Fadette (11-18) - george sand

La Petite Fadette (11-18)


Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2008-07-21

Lu par Joane
Livre audio de 1h03min
Fichier Mp3 de 54,8 Mo

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XI

Dans les premiers temps qui ensuivirent l'aventure de Landry avec la petite Fadette, ce garçon eut quelque souci de la promesse qu'il lui avait faite. Dans le moment où elle l'avait sauvé de son inquiétude, il se serait engagé pour ses père et mère à donner tout ce qu'il y avait de meilleur à la Bessonnière ; mais quand il vit que le père Barbeau n'avait pas pris bien au sérieux la bouderie de Sylvinet et n'avait point montré d'inquiétude, il craignit bien que, lorsque la petite Fadette viendrait réclamer sa récompense, son père ne la mît à la porte en se moquant de sa belle science et de la belle parole que Landry lui avait donnée.
Cette peur-là rendait Landry tout honteux en lui-même, et à mesure que son chagrin s'était dissipé, il s'était jugé bien simple d'avoir cru voir de la sorcellerie dans ce qui lui était arrivé. Il ne tenait pas pour certaine que la petite Fadette se fût gaussée de lui, mais il sentait bien qu'on pouvait avoir du doute là-dessus, et il ne trouvait pas de bonnes raisons à donner à son père, pour lui prouver qu'il avait bien fait de prendre un engagement de si grosse conséquence ; d'un autre côté, il ne voyait pas non plus comment il romprait un pareil engagement, car il avait juré sa foi et il l'avait fait en âme et conscience.
Mais, à son grand étonnement, ni le lendemain de l'affaire, ni dans le mois, ni dans la saison, il n'entendit parler de la petite Fadette à la Bessonnière ni à la Priche.
Elle ne se présenta ni chez le père Caillaud pour demander à parler à Landry, ni chez le père Barbeau pour réclamer aucune chose, et lorsque Landry la vit au loin dans les champs, elle n'alla point de son côté et ne parut point faire attention à lui, ce qui était contre sa coutume, car elle courait après tout le monde, soit pour regarder par curiosité, soit pour rire, jouer et badiner avec ceux qui étaient de bonne humeur, soit pour tancer et railler ceux qui ne l'étaient point.
Mais la maison de la mère Fadet étant également voisine de la Priche et de la Cosse, il ne se pouvait faire qu'un jour ou l'autre, Landry ne se trouvât nez contre nez avec la petite Fadette dans un chemin ; et, quand le chemin n'est pas large, c'est bien force de se donner une tape ou de se dire un mot en passant.
C'était un soir que la petite Fadette rentrait ses oies, ayant toujours son sauteriot sur ses talons, et Landry, qui avait été chercher les juments au pré, les ramenait tout tranquillement à la Priche, si bien qu'ils se croisèrent dans le petit chemin qui descend de la Croix des Bossons, au gué des Roulettes, et qui est si bien fondu entre deux encaissements, qu'il n'y est point moyen de s'éviter. Landry devint tout rouge, pour la peur qu'il avait de s'entendre sommer de sa parole, et, ne voulant point encourager la Fadette, il sauta sur une des juments du plus loin qu'il la vit, et joua des sabots pour prendre le trot ; mais comme toutes les juments avaient les enfarges aux pieds, celle qu'il avait enfourchée n'avança pas plus vite pour cela.
Landry, se voyant tout près de la petite Fadette, n'osa la regarder, et fit mine de se retourner, comme pour voir si les poulains le suivaient. Quand il regarda devant lui, la Fadette l'avait déjà dépassé, et elle ne lui avait rien dit : il ne savait même point si elle l'avait regardé, et si des yeux ou du rire elle l'avait sollicité de lui dire bonsoir. Il ne vit que Jeanet le sauteriot qui, toujours traversieux et méchant, ramassa une pierre pour la jeter dans les jambes de sa jument. Landry eut bonne envie de lui allonger un coup de fouet, mais il eut peur de s'arrêter et d'avoir explication avec la sœur. Il ne fit donc pas mine de s'en apercevoir et s'en fut sans regarder derrière lui.
Toutes les autres fois que Landry rencontra la petite Fadette, ce fut à peu près de même. Peu à peu, il s'enhardit à la regarder car, à mesure que l'âge et la raison lui venaient, il ne s'inquiétait plus tant d'une si petite affaire. Mais lorsqu'il eut pris le courage de la regarder tranquillement, comme pour attendre n'importe quelle chose elle voudrait lui dire, il fut étonné de voir que cette fille faisait exprès de tourner la tête d'un autre côté, comme si elle eût eu de lui la même peur qu'il avait d'elle. Cela l'enhardit tout à fait vis-à-vis de lui-même, et, comme il avait le cœur juste, il se demanda s'il n'avait pas eu grand tort de ne jamais la remercier du plaisir que, soit par science, soit par hasard, elle lui avait causé. Il prit la résolution de l'aborder la première fois qu'il la verrait, et ce moment-là étant venu, il fit au moins dix pas de son côté pour commencer à lui dire bonjour et causer avec elle.
Mais, comme il s'approchait, la petite Fadette prit un air fier et quasi fâché ; et se décidant enfin à le regarder, elle le fit d'une manière si méprisante, qu'il en fut tout démonté et n'osa point lui porter la parole.
Ce fut la dernière fois de l'année que Landry la rencontra de près, car à partir de ce jour-là, la petite Fadette, menée par je ne sais pas quelle fantaisie, l'évita si bien, que du plus loin qu'elle le voyait, elle tournait d'un autre côté, entrait dans un héritage ou faisait un grand détour pour ne point le voir. Landry pensa qu'elle était fâchée de ce qu'il avait été ingrat envers elle ; mais sa répugnance était si grande qu'il ne sut se décider à rien tenter pour réparer son tort. La petite Fadette n'était pas un enfant comme un autre. Elle n'était pas ombrageuse de son naturel, et même, elle ne l'était pas assez, car elle aimait à provoquer les injures ou les moqueries, tant elle se sentait la langue bien affilée pour y répondre et avoir toujours le dernier et le plus piquant mot. On ne l'avait jamais vue bouder et on lui reprochait de manquer de la fierté qui convient à une fillette lorsqu'elle prend déjà quinze ans et commence à se ressentir d'être quelque chose. Elle avait toujours les allures d'un gamin, mêmement elle affectait de tourmenter souvent Sylvinet, de le déranger et de le pousser à bout, lorsqu'elle le surprenait dans les rêvasseries où il s'oubliait encore quelquefois.
Elle le suivait toujours pendant un bout de chemin, lorsqu'elle le rencontrait ; se moquant de sa bessonnerie, et lui tourmentant le cœur en lui disant que Landry ne l'aimait point et se moquait de sa peine. Aussi le pauvre Sylvinet qui, encore plus que Landry, la croyait sorcière, s'étonnait-il qu'elle devinât ses pensées et la détestait bien cordialement. Il avait du mépris pour elle et pour sa famille, et, comme elle évitait Landry, il évitait ce méchant grelet, qui, disait-il, suivrait tôt ou tard l'exemple de sa mère, laquelle avait mené une mauvaise conduite, quitté son mari et finalement suivi les soldats. Elle était partie comme vivandière peu de temps après la naissance du sauteriot, et, depuis, on n'en avait jamais entendu parler. Le mari était mort de chagrin et de honte, et c'est comme cela que la vieille mère Fadet avait été obligée de se charger des deux enfants, qu'elle soignait fort mal, tant à cause de sa chicherie que de son âge avancé, qui ne lui permettait guère de les surveiller et de les tenir proprement.
Pour toutes ces raisons, Landry, qui n'était pourtant pas aussi fier que Sylvinet, se sentait du dégoût pour la petite Fadette, et, regrettant d'avoir eu des rapports avec elle, il se gardait bien de le faire connaître à personne. Il le cacha même à son besson, ne voulant pas lui confesser l'inquiétude qu'il avait eue à son sujet ; et, de son côté, Sylvinet lui cacha toutes les méchancetés de la petite Fadette envers lui, ayant honte de dire qu'elle avait eu divination de sa jalousie.
Mais le temps se passait. À l'âge qu'avaient nos bessons, les semaines sont comme des mois et les mois comme des ans, pour le changement qu'ils amènent dans le corps et dans l'esprit. Bientôt Landry oublia son aventure, et, après s'être un peu tourmenté du souvenir de la Fadette, n'y pensa non plus que s'il en eût fait le rêve.
Il y avait déjà environ dix mois que Landry était entré à la Priche, et on approchait de la Saint-Jean, qui était l'époque de son engagement avec le père Caillaud. Ce brave homme était si content de lui qu'il était bien décidé à lui augmenter son gage plutôt que de le voir partir ; et Landry ne demandait pas mieux que de rester dans le voisinage de sa famille et de renouveler avec les gens de la Priche, qui lui convenaient beaucoup. Mêmement, il se sentait venir une petite amitié pour une nièce du père Caillaud qui s'appelait Madelon et qui était un beau brin de fille. Elle avait un an de plus que lui et le traitait encore un peu comme un enfant ; mais cela diminuait de jour en jour, et, tandis qu'au commencement de l'année elle se moquait de lui lorsqu'il avait honte de l'embrasser aux jeux ou à la danse, sur la fin, elle rougissait au lieu de le provoquer, elle ne restait plus seule avec lui dans l'étable ou dans le fenil.
La Madelon n'était point pauvre, et un mariage entre eux eût bien pu s'arranger par la suite du temps. Les deux familles étaient bien famées et tenues en estime par tout le pays.
Enfin, le père Caillaud, voyant ces deux enfants qui commençaient à se chercher et à se craindre, disait au père Barbeau que ça pourrait bien faire un beau couple, et qu'il n'y avait point de mal à leur laisser faire bonne et longue connaissance.
Il fut donc convenu, huit jours avant la Saint-Jean, que Landry resterait à la Priche, et Sylvinet chez ses parents ; car la raison était assez bien revenue à celui-ci, et le père Barbeau ayant pris les fièvres, cet enfant savait se rendre très utile au travail de ses terres. Sylvinet avait eu grand'peur d'être envoyé au loin, et cette crainte-là avait agi sur lui en bien ; car, de plus en plus, il s'efforçait à vaincre l'excédent de son amitié pour Landry, ou du moins ne point trop le laisser paraître. La paix et le contentement étaient donc revenus à la Bessonnière, quoique les bessons ne se vissent plus qu'une ou deux fois la semaine. La Saint-Jean fut pour eux un jour de bonheur ; ils allèrent ensemble à la ville pour voir la loue des serviteurs de ville et de campagne, et la fête qui s'ensuit sur la grande place. Landry dansa plus d'une bourrée avec la belle Madelon ; et Sylvinet, pour lui complaire, essaya de danser aussi. Il ne s'en tirait pas trop bien ; mais la Madelon, qui lui témoignait beaucoup d'égards, le prenait par la main, en vis-à-vis, pour l'aider à marquer le pas ; et Sylvinet, se trouvant ainsi avec son frère, promit d'apprendre à bien danser, afin de partager un plaisir où jusque-là il avait gêné Landry.
Il ne se sentait pas trop de jalousie contre Madelon, parce que Landry était encore sur la réserve avec elle.
Et d'ailleurs, Madelon flattait et encourageait Sylvinet. Elle était sans gêne avec lui, et quelqu'un qui ne s'y connaîtrait pas aurait jugé que c'était celui des bessons qu'elle préférait. Landry eût pu en être jaloux, s'il n'eût été, par nature, ennemi de la jalousie ; et peut-être un je ne sais quoi lui disait-il, malgré sa grande innocence, que Madelon n'agissait ainsi que pour lui faire plaisir et avoir occasion de se trouver plus souvent avec lui.
Toutes choses allèrent donc pour le mieux pendant environ trois mois, jusqu'au jour de la Saint-Andoche, qui est la fête patronale du bourg de la Cosse, et qui tombe aux derniers jours de septembre. Ce jour-là, qui était toujours pour les deux bessons une grande et belle fête, parce qu'il y avait danse et jeux de toutes sortes sous les grands noyers de la paroisse, amena pour eux de nouvelles peines auxquelles ils ne s'attendaient mie.
Le père Caillaud ayant donné licence à Landry d'aller dès la veille coucher à la Bessonnière afin de voir la fête sitôt le matin, Landry partit avant souper, bien content d'aller surprendre son besson qui ne l'attendait que le lendemain. C'est la saison où les jours commencent à être courts et où la nuit tombe vite.
Landry n'avait jamais peur de rien en plein jour : mais il n'eût pas été de son âge et de son pays s'il avait aimé à se trouver seul la nuit sur les chemins, surtout dans l'automne, qui est une saison où les sorciers et les follets commencent à se donner du bon temps, à cause des brouillards qui les aident à cacher leurs malices et maléfices. Landry, qui avait coutume de sortir seul à toute heure pour mener ou rentrer ses boeufs, n'avait pas précisément grand souci, ce soir-là, plus qu'un autre soir ; mais il marchait vite et chantait fort, comme on fait toujours quand le temps est noir, car on sait que le chant de l'homme dérange et écarte les mauvaises bêtes et les mauvaises gens.
Quand il fut au droit du gué des Roulettes, qu'on appelle de cette manière à cause des cailloux ronds qui s'y trouvent en grande quantité, il releva un peu les jambes de son pantalon ; car il pouvait y avoir de l'eau jusqu'au-dessus de la cheville du pied, et il fit bien attention à ne pas marcher devant lui, parce que le gué est établi en biaisant, et qu'à droite comme à gauche il y a de mauvais trous. Landry connaissait si bien le gué qu'il ne pouvait guère s'y tromper. D'ailleurs on voyait de là, à travers les arbres qui étaient plus d'à moitié dépouillés de feuilles, la petite clarté qui sortait de la maison de la mère Fadet ; et en regardant cette clarté, pour peu qu'on marchât dans la direction, il n'y avait point chance de faire mauvaise route.
Il faisait si noir sous les arbres, que Landry tâta pourtant le gué avec son bâton avant d'y entrer.
Il fut étonné de trouver plus d'eau que de coutume, d'autant plus qu'il entendait le bruit des écluses qu'on avait ouvertes depuis une bonne heure. Pourtant, comme il voyait bien la lumière de la croisée à la Fadette, il se risqua. Mais, au bout de deux pas, il avait de l'eau plus haut que le genou et il se retira, jugeant qu'il s'était trompé. Il essaya un peu plus haut et un peu plus bas, et, là comme là, il trouva le creux encore davantage. Il n'avait pas tombé de pluie, les écluses grondaient toujours : la chose était donc bien surprenante.


XII

" Il faut, pensa Landry, que j'aie pris le faux chemin de la charrière, car, pour le coup, je vois à ma droite la
chandelle de la Fadette, qui devrait être sur ma gauche. "
Il remonta le chemin jusqu'à la Croix-au-Lièvre, et il en fit le tour les yeux fermés pour se désorienter ; et quand il eut bien remarqué les arbres et les buissons autour de lui, il se trouva dans le bon chemin et revint jouxte à la rivière. Mais bien que le gué lui parût commode, il n'osa point y faire plus de trois pas, parce qu'il vit tout d'un coup, presque derrière lui, la clarté de la maison Fadette, qui aurait dû être juste en face. Il revint à la rive, et cette clarté lui parut être alors comme elle devait se trouver. Il reprit le gué en biaisant dans un autre sens, et, cette fois, il eut de l'eau presque jusqu'à la ceinture. Il avançait toujours cependant, augurant qu'il avait rencontré un trou, mais qu'il allait en sortir en marchant vers la lumière.
Il fit bien de s'arrêter, car le trou se creusait toujours, et il en avait jusqu'aux épaules. L'eau était bien froide, et il resta un moment à se demander s'il reviendrait sur ses pas ; car la lumière lui paraissait avoir changé de place, et mêmement il la vit remuer, courir, sautiller, repasser d'une rive à l'autre, et finalement se montrer double en se mirant dans l'eau, où elle se tenait comme un oiseau qui se balance sur ses ailes, et en faisant entendre un petit bruit de grésillement comme ferait une pétrole de résine.
Cette fois Landry eut peur et faillit perdre la tête, et il avait ouï dire qu'il n'y a rien de plus abusif et de plus méchant que ce feu-là ; qu'il se faisait un jeu d'égarer ceux qui le regardent et de les conduire au plus creux des eaux, tout en riant à sa manière et en se moquant de leur angoisse.
Landry ferma les yeux pour ne point le voir, et se retournant vivement, à tout risque, il sortit du trou, et se retrouva au rivage. Il se jeta alors sur l'herbe, et regarda le follet qui poursuivait sa danse et son rire. C'était vraiment une vilaine chose à voir. Tantôt il filait comme un martin-pêcheur, et tantôt il disparaissait tout à fait. Et, d'autres fois, il devenait gros comme la tête d'un bœuf, et tout aussitôt menu comme un oeil de chat ; et il accourait auprès de Landry, tournait autour de lui si vite, qu'il en était ébloui ; et enfin, voyant qu'il ne voulait pas le suivre, il s'en retournait frétiller dans les roseaux, où il avait l'air de se fâcher et de lui dire des insolences.
Landry n'osait point bouger, car de retourner sur ses pas n'était pas le moyen de faire fuir le follet. On sait qu'il s'obstine à courir après ceux qui courent, et qu'il se met en travers de leur chemin jusqu'à ce qu'il les ait rendus fous et fait tomber dans quelque mauvaise passe. Il grelottait de peur et de froid, lorsqu'il entendit derrière lui une petite voix très douce qui chantait :
Fadet, Fadet, petit fadet,
Prends ta chandelle et ton cornet ;
J'ai pris ma cape et mon capet ;
Toute follette a son follet.
Et tout aussitôt la petite Fadette qui s'apprêtait gaiement à passer l'eau sans montrer crainte ni étonnement du feu follet, heurta contre Landry, qui était assis par terre dans la brune, et se retira en jurant ni plus ni moins qu'un garçon, et des mieux appris.
- C'est moi, Fanchon, dit Landry en se relevant, n'aie pas peur. Je ne te suis pas ennemi.
Il parlait comme cela parce qu'il avait peur d'elle presque autant que du follet. Il avait entendu sa chanson, et voyait bien qu'elle faisait une conjuration au feu follet, lequel dansait et se tortillait comme un fou devant elle et comme s'il eût été aise de la voir.
- Je vois bien, beau besson, dit alors la petite Fadette après qu'elle se fut consultée un peu, que tu me flattes, parce que tu es moitié mort de peur, et que la voix te tremble dans le gosier, ni plus ni moins qu'à ma grand'mère. Allons, pauvre cœur, la nuit on n'est pas si fier que le jour, et je gage que tu n'oses passer l'eau sans moi.
- Ma foi, j'en sors, dit Landry, et j'ai manqué de m'y noyer. Est-ce que tu vas t'y risquer, Fadette ? Tu ne crains pas de perdre le gué ?
- Eh ! pourquoi le perdrais-je ? Mais je vois bien ce qui t'inquiète, répondit la petite Fadette en riant.
Allons, donne-moi la main, poltron ; le follet n'est pas si méchant que tu crois, et il ne fait de mal qu'à ceux qui s'en épeurent. J'ai coutume de le voir, moi, et nous nous connaissons.
Là-dessus, avec plus de force que Landry n'eût supposé qu'elle en avait, elle le tira par le bras et l'amena dans le gué en courant et en chantant :
J'ai pris ma cape et mon capet.
Toute fadette a son fadet.
Landry n'était guère plus à son aise dans la société de la petite sorcière que dans celle du follet. Cependant, comme il aimait mieux voir le diable sous l'apparence d'un être de sa propre espèce que sous celle d'un feu si sournois et si fugace, il ne fit pas de résistance, et il fut tôt rassuré en sentant que la Fadette le conduisait si bien, qu'il marchait à sec sur les cailloux. Mais comme ils marchaient vite tous les deux et qu'ils ouvraient un courant d'air au feu follet, ils étaient toujours suivis de ce météore, comme l'appelle le maître d'école de chez nous, qui en sait long sur cette chose-là, et qui assure qu'on n'en doit avoir nulle crainte.


XIII

Peut-être que la mère Fadet avait aussi de la connaissance là-dessus, et qu'elle avait enseigné à sa petite-fille à ne rien redouter de ces feux de nuit ; ou bien, à force d'en voir, car il y en avait souvent aux entours du gué des Roulettes, et c'était un grand hasard que Landry n'en eût point encore vu de près, peut-être la petite s'était-elle fait une idée que l'esprit qui les souillait n'était point méchant et ne lui voulait que du bien. Sentant Landry qui tremblait de tout son corps à mesure que le follet s'approchait d'eux

- Innocent, lui dit-elle, ce feu-là ne brûle point, et si tu étais assez subtil pour le manier, tu verrais qu'il ne laisse pas seulement sa marque.
" C'est encore pis, pensa Landry ; du feu qui ne brûle pas, on sait ce que c'est : ça ne peut pas venir de Dieu, car le feu du bon Dieu est fait pour chauffer et brûler. "
Mais il ne fit pas connaître sa pensée à la petite Fadette, et quand il se vit sain et sauf à la rive, il eut grande envie de la planter là et de s'ensauver à la Bessonnière. Mais il n'avait point le cœur ingrat, et il ne voulut point la quitter sans la remercier.
- Voilà la seconde fois que tu me rends service, Fanchon Fadet, lui dit-il, et je ne vaudrais rien si je ne te disais pas que je m'en souviendrai toute ma vie. J'étais là comme un fou quand tu m'as trouvé ; le follet m'avait vanné et charmé. Jamais je n'aurais passé la rivière, ou bien je n'en serais jamais sorti.
- Peut-être bien que tu l'aurais passée sans peine ni danger si tu n'étais pas si sot, répondit la Fadette ; je n'aurais jamais cru qu'un grand gars comme toi, qui est dans ses dix-sept ans, et qui ne tardera pas à avoir de la barbe au menton, fût si aisé à épeurer, et je suis contente de te voir comme cela.
- Et pourquoi en êtes-vous contente, Fanchon Fadet ?
- Parce que je ne vous aime point, lui dit-elle d'un ton méprisant.
- Et pourquoi est-ce encore que vous ne m'aimez point ?
- Parce que je ne vous estime point, répondit-elle ; ni vous, ni votre besson, ni vos père et mère, qui sont fiers parce qu'ils sont riches, et qui croient qu'on ne fait que son devoir en leur rendant service. Ils vous ont appris à être ingrat, Landry, et c'est le plus vilain défaut pour un homme après celui d'être peureux.
Landry se sentit bien humilié des reproches de cette petite fille, car il reconnaissait qu'ils n'étaient pas tout à fait injustes, et il lui répondit :
- Si je suis fautif, Fadette, ne l'imputez qu'à moi. Ni mon frère, ni mon père, ni ma mère, ni personne chez nous n'a eu connaissance du secours que vous m'avez déjà une fois donné. Mais pour cette fois-ci, ils le sauront, et vous aurez une récompense telle que vous la désirerez.
- Ah ! vous voilà bien orgueilleux, reprit la petite Fadette, parce que vous vous imaginez qu'avec vos présents
vous pouvez être quitte envers moi. Vous croyez que je suis pareille à ma grand'mère, qui, pourvu qu'on lui baille quelque argent, supporte les malhonnêtetés et les insolences du monde. Eh bien, moi, je n'ai besoin ni envie de vos dons, et je méprise tout ce qui viendrait de vous, puisque vous n'avez pas eu le cœur de trouver un pauvre mot de remerciement et d'amitié à me dire depuis tantôt un an que je vous ai guéri d'une grosse peine.
- Je suis fautif, je l'ai confessé, Fadette, dit Landry, qui ne pouvait s'empêcher d'être étonné de la manière dont il l'entendait raisonner pour la première fois. Mais c'est qu'aussi il y a un peu de ta faute. Ce n'était pas bien sorcier de me faire retrouver mon frère, puisque tu venais sans doute de le voir pendant que je m'expliquais avec ta grand'mère ; et si tu avais vraiment le cœur bon, toi qui me reproches de ne l'avoir point, au lieu de me faire souffrir et attendre, et au lieu de me faire donner une parole qui pouvait me mener loin, tu m'aurais dit tout de suite : " Dévale le pré, et tu le verras au rivet de l'eau. " Cela ne t'aurait point coûté beaucoup, au lieu que tu t'es fait un vilain jeu de ma peine ; et voilà ce qui a mandré le prix du service que tu m'as rendu.
La petite Fadette qui avait pourtant la répartie prompte, resta pensive un moment. Puis elle dit :
- Je vois bien que tu as fait ton possible pour écarter la reconnaissance de ton cœur, et pour t'imaginer que tu ne m'en devais point, à cause de la récompense que je m'étais fait promettre. Mais, encore un coup, il est dur et mauvais, ton cœur, puisqu'il ne t'a point fait observer que je ne réclamais rien de toi, et que je ne te faisais pas même reproche de ton ingratitude.
- C'est vrai, ça, Fanchon, dit Landry qui était la bonne foi même ; je suis dans mon tort, je l'ai senti, et j'en ai eu de la honte ; j'aurais dû te parler ; j'en ai eu l'intention, mais tu m'as fait une mine si courroucée que je n'ai point su m'y prendre.
- Et si vous étiez venu le lendemain de l'affaire me dire une parole d'amitié, vous ne m'auriez point trouvée courroucée ; vous auriez su tout de suite que je ne voulais point de paiement, et nous serions amis : au lieu qu'à cette heure, j'ai mauvaise opinion de vous, et j'aurais dû vous laisser débrouiller avec le follet comme vous auriez pu. Bonsoir, Landry de la Bessonnière ; allez sécher vos habits ; allez dire à vos parents : " Sans ce petit guenillon de grelet, j'aurais, ma foi, bu un bon coup, ce soir, dans la rivière. "
Parlant ainsi, la petite Fadette lui tourna le dos, et marcha du côté de sa maison en chantant :
Prends ta leçon et ton paquet,
Landry Barbeau le bessonnet.
À cette fois, Landry sentit comme un grand repentir dans son âme, non qu'il fût disposé à aucune sorte d'amitié pour une fille qui paraissait avoir plus d'esprit que de bonté, et dont les vilaines manières ne plaisaient point, même à ceux qui s'en amusaient. Mais il avait le cœur haut et ne voulait point garder un tort sur sa conscience. Il courut après elle, et la rattrapant par sa cape :
- Voyons, Fanchon Fadet, lui dit-il, il faut que cette affaire-là s'arrange et se finisse entre nous. Tu es mécontente de moi, et je ne suis pas bien content de moi-même. Il faut que tu me dises ce que tu souhaites et
pas plus tard que demain je te l'apporterai.
- Je souhaite ne jamais te voir, répondit la Fadette très durement ; et n'importe quelle chose tu m'apporteras, tu peux bien compter que je te la jetterai au nez.
- Voilà des paroles trop rudes pour quelqu'un qui vous offre réparation. Si tu ne veux point de cadeau, il y a peut-être moyen de te rendre service et de te montrer par là qu'on te veut du bien et non pas du mal. Allons, dis-moi ce que j'ai à faire pour te contenter.
- Vous ne sauriez donc me demander pardon et souhaiter mon amitié ? dit la Fadette en s'arrêtant.
- Pardon, c'est beaucoup demander, répondit Landry, qui ne pouvait vaincre sa hauteur à l'endroit d'une fille qui n'était point considérée en proportion de l'âge qu'elle commençait à avoir, et qu'elle ne portait pas toujours aussi raisonnablement qu'elle l'aurait dû ; quant à ton amitié, Fadette, tu es si drôlement bâtie dans ton esprit, que je ne saurais y avoir grand'fiance. Demande-moi donc une chose qui puisse se donner tout de suite, et que je ne sois pas obligé de te reprendre.
- Eh bien, dit la Fadette d'une voix claire et sèche, il en sera comme vous le souhaitez, besson Landry. Je vous ai offert votre pardon, et vous n'en voulez point. À présent, je vous réclame ce que vous m'avez promis, qui est d'obéir à mon commandement, le jour où vous en serez requis. Ce jour-là, ce ne sera pas plus tard que demain à la Saint-Andoche, et voici ce que je veux : Vous me ferez danser trois bourrées après la messe, deux bourrées après vêpres, et encore deux bourrées après l'Angélus, ce qui fera sept. Et dans toute votre journée, depuis que vous serez levé jusqu'à ce que vous soyez couché, vous ne danserez aucune autre bourrée avec n'importe qui, fille ou femme. Si vous ne le faites, je saurai que vous avez trois choses bien laides en vous : l'ingratitude, la peur et le manque de parole. Bonsoir, je vous attends demain pour ouvrir la danse, à la porte de l'église.
Et la petite Fadette, que Landry avait suivie jusqu'à sa maison, tira la corillette et entra si vite que la porte fut poussée et recorillée avant que le besson eût pu répondre un mot.


XIV

Landry trouva d'abord l'idée de la Fadette si drôle qu'il pensa à en rire plus qu'à s'en fâcher. " Voilà, se dit-il, une fille plus folle que méchante, et plus désintéressée qu'on ne croirait, car son paiement ne ruinera pas ma famille. " Mais, en y songeant, il trouva l'acquit de sa dette plus dur que la chose ne semblait. La petite Fadette dansait très bien ; il l'avait vue gambiller dans les champs ou sur le bord des chemins, avec les pâtours, et elle s'y démenait comme un petit diable, si vivement qu'on avait peine à la suivre en mesure. Mais elle était si peu belle et si mal attifée, même les dimanches, qu'aucun garçon de l'âge de Landry ne l'eût fait danser, surtout devant du monde. C'est tout au plus si les porchers et les gars qui n'avaient point encore fait leur première communion la trouvaient digne d'être invitée, et les belles de campagne n'aimaient point à l'avoir dans leur danse. Landry se sentit donc tout à fait humilié d'être voué à une pareille danseuse ; et quand il se souvint qu'il s'était fait promettre au moins trois bourrées par la belle Madelon, il se demanda comment elle prendrait l'affront qu'il serait forcé de lui faire en ne les réclamant point.
Comme il avait froid et faim, et qu'il craignait toujours de voir le follet se mettre après lui, il marcha vite sans trop songer et sans regarder derrière lui. Dès qu'il fut rendu, il se sécha et conta qu'il n'avait point vu le gué à cause de la grand'nuit, et qu'il avait eu de la peine à sortir de l'eau ; mais il eut honte de confesser la peur qu'il avait eue, et il ne parla ni du feu follet, ni de la petite Fadette.
Il se coucha en se disant que ce serait bien assez tôt le lendemain pour se tourmenter de la conséquence de cette mauvaise rencontre ; mais quoi qu'il fît, il ne put dormir que très mal. Il fit plus de cinquante rêves, où il vit la petite Fadette à califourchon sur le fadet, qui était fait comme un grand coq rouge et qui tenait, dans une de ses pattes, sa lanterne de corne avec une chandelle dedans, dont les rayons s'étendaient sur toute la joncière. Et alors la petite Fadette se changeait en un grelet gros comme une chèvre, et elle lui criait, en voix de grelet, une chanson qu'il ne pouvait comprendre, mais où il entendait toujours des mots sur la même rime : grelet, fadet, cornet, capet, follet, bessonnet, Sylvinet. Il en avait la tête cassée, et la clarté du follet lui semblait si vive et si prompte que, quand il s'éveilla, il en avait encore les orblutes, qui sont petites boules noires, rouges ou bleues, lesquelles nous semblent être devant nos yeux, quand nous avons regardé avec trop d'assurance les orbes du soleil ou de la lune.
Landry fut si fatigué de cette mauvaise nuit qu'il s'endormait tout le long de la messe, et mêmement il n'entendit pas une parole du sermon de M. le curé, qui, pourtant, loua et magnifia on ne peut mieux les vertus et propriétés du bon saint Andoche. En sortant de l'église, Landry était si chargé de langueur qu'il avait oublié la Fadette. Elle était pourtant devant le porche, tout auprès de la belle Madelon, qui se tenait là, bien sûre que la première invitation serait pour elle.
Mais quand il s'approcha pour lui parler, il lui fallut bien voir le grelet qui fit un pas en avant et lui dit bien haut avec une hardiesse sans pareille :
- Allons, Landry, tu m'as invitée hier soir pour la première danse, et je compte que nous allons n'y pas manquer.
Landry devint rouge comme le feu, et voyant Madelon devenir rouge aussi, pour le grand étonnement et le grand dépit qu'elle avait d'une pareille aventure, il prit courage contre la petite Fadette.
- C'est possible que je t'aie promis de te faire danser, grelet, lui dit-il ; mais j'avais prié une autre auparavant, et
ton tour viendra après que j'aurai tenu mon premier engagement.
- Non pas, repartit la Fadette avec assurance. Ta souvenance te fait défaut, Landry ; tu n'as promis à personne avant moi, puisque la parole que je te réclame est de l'an dernier, et que tu n'as fait que me la renouveler hier soir. Si la Madelon a envie de danser avec toi aujourd'hui, voici ton besson qui est tout pareil à toi et qu'elle prendra à ta place. L'un vaut l'autre.
- Le grelet a raison, répondit la Madelon avec fierté en prenant la main de Sylvinet ; puisque vous avez fait une promesse si ancienne, il faut la tenir, Landry. J'aime bien autant danser avec votre frère.
- Oui, oui, c'est la même chose, dit Sylvinet tout naïvement. Nous danserons tous les quatre.
Il fallut bien en passer par là pour ne pas attirer l'attention du monde, et le grelet commença à sautiller avec tant d'orgueil et de prestesse, que jamais bourrée ne fut mieux marquée ni mieux enlevée. Si elle eût été pimpante et gentille, elle eût fait plaisir à voir, car elle dansait par merveille, et il n'y avait pas une belle qui n'eût voulu avoir sa légèreté et son aplomb ; mais le pauvre grelet était si mal habillé, qu'il en paraissait dix fois plus laid que de coutume. Landry, qui n'osait plus regarder Madelon, tant il était chagriné et humilié vis-à-vis d'elle, regarda sa danseuse, et la trouva beaucoup plus vilaine que dans ses guenilles de tous les jours ; elle avait cru se faire belle, et son dressage était bon pour faire rire. Elle avait une coiffe toute jaunie par le renfermé, qui, au lieu d'être petite et bien retroussée par le derrière, selon la nouvelle mode du pays, montrait de chaque côté de sa tête deux grands oreillons bien larges et bien plats ; et, sur le derrière de sa tête, la cayenne retombait jusque sur son cou, ce qui lui donnait l'air de sa grand'mère et lui faisait une tête large comme un boisseau sur un petit cou mince comme un bâton. Son cotillon de droguet était trop court de deux mains ; et, comme elle avait grandi beaucoup dans l'année, ses bras maigres, tout mordus par le soleil, sortaient de ses manches comme deux pattes d'aranelle.
Elle avait cependant un tablier d'incarnat dont elle était bien fière, mais qui lui venait de sa mère, et dont elle n'avait point songé à retirer la bavousette, que, depuis plus de dix ans, les jeunesses ne portent plus. Car elle n'était point de celles qui sont trop coquettes, la pauvre fille, elle ne l'était pas assez et vivait comme un garçon, sans souci de sa figure, et n'aimant que le jeu et la risée. Aussi avait-elle l'air d'une vieille endimanchée, et on la méprisait pour sa mauvaise tenue, qui n'était point commandée par la misère, mais par l'avarice de sa grand'mère, et le manque de goût de la petite-fille.

XV

Sylvinet trouvait étrange que son besson eût pris fantaisie de cette Fadette, que, pour son compte, il aimait encore moins que Landry ne faisait. Landry ne savait comment expliquer la chose et il aurait voulu se cacher sous terre. La Madelon était bien malcontente, et malgré l'entrain que la petite Fadette forçait leurs jambes de prendre, leurs figures étaient si tristes qu'on eût dit qu'ils portaient le diable en terre.
Aussitôt la fin de la première danse, Landry s'esquiva et alla se cacher dans son ouche. Mais au bout d'un instant, la petite Fadette, escortée du sauteriot, qui, pour ce qu'il avait une plume de paon et un gland de faux or à sa casquette, était plus rageur et plus braillard que de coutume, vint bientôt le relancer, amenant une bande de drôlesses plus jeunes qu'elle, car celles de son âge ne la fréquentaient guère. Quand Landry la vit avec toute cette volaille, qu'elle comptait prendre à témoin, en cas de refus, il se soumit et la conduisit sous les noyers où il aurait bien voulu trouver un coin pour danser avec elle sans être remarqué. Par bonheur pour lui, ni Madelon, ni Sylvinet n'étaient de ce côté-là, ni les gens de l'endroit ; et il voulut profiter de l'occasion pour remplir sa tâche et danser la troisième bourrée avec la Fadette. Il n'y avait autour d'eux que des étrangers qui n'y firent pas grande attention.
Sitôt qu'il eut fini, il courut chercher Madelon pour l'inviter à venir sous la ramée manger de la fromentée avec lui. Mais elle avait dansé avec d'autres qui lui avaient fait promettre de se laisser régaler, et elle le refusa un peu fièrement. Puis, voyant qu'il se tenait dans un coin avec des yeux tout remplis de larmes, car le dépit et la fierté la rendaient plus jolie fille que jamais elle ne lui avait semblé, et l'on eût dit que tout le monde en faisait la remarque, elle mangea vite, se leva de table et dit tout haut : - Voilà les vêpres qui sonnent ; avec qui vais-je danser après ? - Elle s'était tournée du côté de Landry, comptant qu'il dirait bien vite : - Avec moi ! - Mais, avant qu'il eût pu desserrer les dents, d'autres s'étaient offerts, et la Madelon, sans daigner lui envoyer un regard de reproche ou de pitié, s'en alla à vêpres avec ses nouveaux galants.
Du plus vite que les vêpres furent chantées, la Madelon partit avec Pierre Au bardeau, suivie de Jean A la
Denise et d'Etienne A la Philippe, qui tous trois la firent danser l'un après l'autre, car elle n'en pouvait manquer, étant belle fille et non sans avoir. Landry la regardait du coin de l'œil, et la petite Fadette était restée dans l'église, disant de longues prières après les autres ; et elle faisait ainsi tous les dimanches, soit par grande dévotion selon les uns, soit, selon d'autres, pour mieux cacher son jeu avec le diable.
Landry fut bien peiné de voir que la Madelon ne montrait aucun souci à son endroit, qu'elle était rouge de plaisir comme une fraise, et qu'elle se consolait très bien de l'affront qu'il s'était vu forcé de lui faire. Il s'avisa alors de ce qui ne lui était pas encore venu à l'idée, à savoir qu'elle pouvait bien se ressentir d'un peu beaucoup de coquetterie, et que, dans tous les cas, elle n'avait pas pour lui grande attache, puisqu'elle s'amusait si bien sans lui.
Il est vrai qu'il se savait dans son tort, du moins par apparence ; mais elle l'avait vu bien chagriné sous la ramée, et elle aurait pu deviner qu'il y avait là-dessous quelque chose qu'il aurait voulu pouvoir lui expliquer. Elle ne s'en souciait mie pourtant, et elle était gaie comme un biquet, quand son cœur, à lui, se fendait de chagrin.
Quand elle eut contenté ses trois danseurs, Landry s'approcha d'elle, désirant lui parler en secret et se justifier de son mieux. Il ne savait comment s'y prendre pour l'emmener à l'écart, car il était encore dans l'âge où l'on n'a guère de courage avec les femmes ; aussi ne put-il trouver aucune parole à propos et la prit-il par la main pour s'en faire suivre ; mais elle lui dit d'un air moitié dépit, moitié pardon :
- Oui-da, Landry, tu viens donc me faire danser à la fin ?
- Non pas danser, répondit-il, car il ne savait pas feindre et n'avait plus l'idée de manquer à sa parole ; mais vous dire quelque chose que vous ne pouvez pas refuser d'entendre.
- Oh ! si tu as un secret à me dire, Landry, ce sera pour une autre fois, répondit Madelon en lui retirant sa main. C'est aujourd'hui le jour de danser et de se divertir. Je ne suis pas encore à bout de mes jambes, et puisque le grelet a usé les tiennes, va te coucher si tu veux, moi je reste.
Là-dessus elle accepta l'offre de Germain Audoux qui venait pour la faire danser. Et comme elle tournait le dos à Landry, Landry entendit Germain Audoux qui lui disait, en parlant de lui :
- Voilà un gars qui paraissait bien croire que cette bourrée-là lui reviendrait.
- Peut-être bien, dit Madelon en hochant la tête, mais ce ne sera pas encore pour son nez !
Landry fut grandement choqué de cette parole, et resta auprès de la danse pour observer toutes les allures de la Madelon, qui n'étaient point malhonnêtes, mais si fières et de telle nargue, qu'il s'en dépita ; et quand elle revint de son côté, comme il la regardait avec des yeux qui se moquaient un peu d'elle, elle lui dit par bravade :
- Eh bien donc, Landry, tu ne peux trouver une danseuse, aujourd'hui. Tu seras, ma fine, obligé de retourner au grelet.
- Et j'y retournerai de bon cœur, répondit Landry ; car si ce n'est pas la plus belle de la fête, c'est toujours celle qui danse le mieux.
Là-dessus, il s'en fut aux alentours de l'église pour chercher la petite Fadette, et il la ramena dans la danse, tout en face de la Madelon, et il y dansa deux bourrées sans quitter la place. Il fallait voir comme le grelet était fier et content ! Elle ne cachait point son aise, faisait reluire ses coquins d'yeux noirs, et relevait sa petite tête et sa grosse coiffe comme une poule huppée.
Mais, par malheur, son triomphe donna du dépit à cinq ou six gamins qui la faisaient danser à l'habitude, et qui, ne pouvant plus en approcher, eux qui n'avaient jamais été fiers avec elle, et qui l'estimaient beaucoup pour sa danse, se mirent à la critiquer, à lui reprocher sa fierté et à chuchoter autour d'elle :
- Voyez donc la grelette qui croit charmer Landry Barbeau ! grelette, sautiote, farfadette, chat grillé, grillette, râlette -, et autres sornettes à la manière de l'endroit.


XVI

Et puis, quand la petite Fadette passait auprès d'eux, ils lui tiraient sa manche, ou avançaient leur pied pour la faire tomber, et il y en avait, des plus jeunes s'entend, et des moins bien appris, qui frappaient sur l'orillon de sa coiffe et la lui faisaient virer d'une oreille à l'autre, en criant : - Au grand calot, au grand calot à la mère Fadet !
Le pauvre grelet allongea cinq ou six tapes à droite et à gauche ; mais tout cela ne servit qu'à attirer l'attention de son côté ; et les personnes de l'endroit commencèrent à se dire : - Mais voyez donc notre grelette, comme elle a de la chance aujourd'hui, que Landry Barbeau la fait danser à tout moment ! C'est vrai qu'elle danse bien, mais la voilà qui fait la belle fille et qui se carre comme une agasse.
- Et parlant à Landry, il y en eut qui dirent :
- Elle t'a donc jeté un sort, mon pauvre Landry, que tu ne regardes qu'elle ? ou bien c'est que tu veux passer sorcier, et que bientôt nous te verrons mener les loups aux champs.
Landry fut mortifié ; mais Sylvinet, qui ne voyait rien de plus excellent et de plus estimable que son frère, le fut encore davantage de voir qu'il se donnait en risée à tant de monde, et à des étrangers qui commençaient aussi à s'en mêler, à faire des questions, et à dire : - C'est bien un beau gars ; mais, tout de même, il a une drôle d'idée de se coiffer de la plus vilaine qu'il n'y ait pas dans toute l'assemblée. - La Madelon vint, d'un air de triomphe, écouter toutes ces moqueries, et, sans charité, elle y mêla son mot :
- Que voulez-vous ? dit-elle ; Landry est encore un petit enfant, et, à son âge, pourvu qu'on trouve à qui parler, on ne regarde pas si c'est une tête de chèvre ou une figure chrétienne.
Sylvinet prit alors Landry par le bras, en lui disant tout bas :
- Allons-nous-en, frère, ou bien il faudra nous fâcher : car on se moque, et l'insulte qu'on fait à la petite Fadette revient sur toi, je ne sais pas quelle idée t'a pris aujourd'hui de la faire danser quatre ou cinq fois de suite. On dirait que tu cherches le ridicule ; finis cet amusement-là, je t'en prie. C'est bon pour elle de s'exposer aux duretés et au mépris du monde. Elle ne cherche que cela, et c'est son goût ; mais ce n'est pas le nôtre. Allons-nous-en, nous reviendrons après l'Angélus, et tu feras danser la Madelon qui est une fille bien comme il faut. Je t'ai toujours dit que tu aimais trop la danse, et que cela te ferait faire des choses sans raison.
Landry le suivit deux ou trois pas, mais il se retourna en entendant une grande clameur ; et il vit la petite Fadette que Madelon et les autres filles avaient livrée aux moqueries de leurs galants, et que les gamins, encouragés par les risées qu'on en faisait, venaient de décoiffer d'un coup de poing. Elle avait ses grands cheveux noirs qui pendaient sur son dos, et se débattait toute en colère et en chagrin ; car, cette fois, elle n'avait rien dit qui lui méritât d'être tant maltraitée, et elle pleurait de rage, sans pouvoir rattraper sa coiffe qu'un méchant galopin emportait au bout d'un bâton.
Landry trouva la chose bien mauvaise, et, son bon cœur se soulevant contre l'injustice, il attrapa le gamin, lui ôta la coiffe et le bâton, dont il lui appliqua un bon coup dans le derrière, revint au milieu des autres qu'il mit en fuite, rien que de se montrer, et, prenant le pauvre grelet par la main, il lui rendit sa coiffure.
La vivacité de Landry et la peur des gamins firent grandement rire les assistants. On applaudissait à Landry, mais la Madelon tournant la chose contre lui, il y eut des garçons de l'âge de Landry, et même de plus âgés, qui eurent l'air de rire à ses dépens.
Landry avait perdu sa honte ; il se sentait brave et fort, et un je ne sais quoi de l'homme fait lui disait qu'il remplissait son devoir en ne laissant pas maltraiter une femme, laide ou belle, petite ou grande, qu'il avait prise pour sa danseuse, au vu et su de tout le monde. Il s'aperçut de la manière dont on le regardait du côté de Madelon, et il alla tout droit vis-à-vis desAladenise et des A la Philippe, en leur disant :
- Eh bien ! vous autres, qu'est-ce que vous avez à en dire ? S'il me convient, à moi, de donner attention à cette fille-là, en quoi cela vous offense-t-il ? Et si vous en êtes choqués, pourquoi vous détournez-vous pour le dire tout bas ? Est-ce que je ne suis pas devant vous ? Est-ce que vous ne me voyez point ? On a dit par ici que j'étais encore un petit enfant ; mais il n'y a pas par ici un homme ou seulement un grand garçon qui me l'ait dit en face ! J'attends qu'on me parle, et nous verrons si l'on molestera la fille que ce petit enfant fait danser.
Sylvinet n'avait pas quitté son frère, et, quoiqu'il ne l'approuvât point d'avoir soulevé cette querelle, il se tenait tout prêt à le soutenir. Il y avait là quatre ou cinq grands jeunes gens qui avaient la tête de plus que les bessons ; mais, quand ils les virent si résolus et comme, au fond, se battre pour si peu était à considérer, ils ne soufflèrent mot et se regardèrent les uns les autres, comme pour se demander lequel avait eu l'intention de se mesurer avec Landry. Aucun ne se présenta, et Landry, qui n'avait point lâché la main de la Fadette, lui dit :
- Mets vite ton coiffage, Fanchon, et dansons, pour que je voie si on viendra te l'ôter.
- Non, dit la petite Fadette en essuyant ses larmes, j'ai assez dansé pour aujourd'hui, et je te tiens quitte du reste.
- Non pas, non pas, il faut danser encore, dit Landry, qui était tout en feu de courage et de fierté. Il ne sera pas dit que tu ne puisses pas danser avec moi sans être insultée.
Il la fit danser encore, et personne ne lui adressa un mot ni un regard de travers. La Madelon et ses soupirants avaient été danser ailleurs.
Après cette bourrée, la petite Fadette dit tout bas à Landry :
- À présent, c'est assez, Landry. Je suis contente de toi, et je te rends ta parole. Je retourne à la maison. Danse avec qui tu voudras ce soir.
Et elle s'en alla reprendre son petit frère qui se battait avec les autres enfants, et s'en alla si vite que Landry ne vit pas seulement par où elle se retirait.


XVII

Landry alla souper chez lui avec son frère ; et, comme celui-ci était bien soucieux de tout ce qui s'était passé, il lui raconta comme quoi il avait eu maille à partir la veille au soir avec le feu follet, et comment la petite Fadette l'en ayant délivré, soit par courage, soit par magie, elle lui avait demandé pour sa récompense de la faire danser sept fois à la fête de la Saint-Andoche. Il ne lui parla point du reste, ne voulant jamais lui dire quelle peur il avait eue de le trouver noyé l'an d'auparavant, et en cela il était sage, car ces mauvaises idées que les enfants se mettent quelquefois en tête y reviennent bientôt, si l'on y fait attention et si on leur en parle.
Sylvinet approuva son frère d'avoir tenu sa parole, et lui dit que l'ennui que cela lui avait attiré augmentait d'autant l'estime qui lui en était due. Mais, tout en s'effrayant du danger que Landry avait couru dans la rivière, il manqua de reconnaissance pour la petite Fadette. Il avait tant d'éloignement pour elle qu'il ne voulut point croire qu'elle l'eût trouvé là par hasard, ni qu'elle l'eût secouru par bonté.
- C'est elle, lui dit-il, qui avait conjuré le fadet pour te troubler l'esprit et te faire noyer ; mais Dieu ne l'a pas permis, parce que tu n'étais pas et n'as jamais été en état de péché mortel. Alors ce méchant grelet, abusant de ta bonté et de ta reconnaissance, t'a fait faire une promesse qu'elle savait bien fâcheuse et dommageable pour toi. Elle est très mauvaise, cette fille-là : toutes les sorcières aiment le mal, il n'y en a pas de bonnes. Elle savait bien qu'elle te brouillerait avec la Madelon et tes plus honnêtes connaissances. Elle voulait aussi te faire battre ; et si, pour la seconde fois, le bon Dieu ne t'avait point défendu contre elle, tu aurais bien pu avoir quelque mauvaise dispute et attraper du malheur.
Landry, qui voyait volontiers par les yeux de son frère, pensa qu'il avait peut-être bien raison, et ne défendit guère la Fadette contre lui. Ils causèrent ensemble sur le follet, que Sylvinet n'avait jamais vu, et dont il était bien curieux d'entendre parler, sans pourtant désirer de le voir. Mais ils n'osèrent pas en parler à leur mère, parce qu'elle avait peur, rien que d'y songer ; ni à leur père, parce qu'il s'en moquait, et en avait vu plus de vingt sans y donner d'attention.
On devait danser encore jusqu'à la grand'nuit ; mais Landry, qui avait le cœur gros à cause qu'il était pour de bon fâché contre la Madelon, ne voulut point profiter de la liberté que la Fadette lui avait rendue, et il aida son frère à aller chercher ses bêtes au pacage. Et comme cela le conduisit à moitié chemin de la Priche, et qu'il avait le mal de tête, il dit adieu à son frère au bout de la joncière. Sylvinet ne voulut point qu'il allât passer au gué des Roulettes, crainte que le follet ou le grelet ne lui fissent encore là quelque méchant jeu. Il lui fit promettre de prendre le plus long et d'aller passer à la planchette du grand moulin.
Landry fit comme son frère souhaitait, et au lieu de traverser la joncière, il descendit la traîne qui longe la côte du Chaumois. Il n'avait peur de rien, parce qu'il y avait encore du bruit en l'air à cause de la fête. Il entendait tant soit peu les musettes et les cris des danseurs de la Saint-Andoche, et il savait bien que les esprits ne font leurs malices que quand tout le monde est endormi dans le pays.
Quand il fut au bas de la côte, tout au droit de la carrière, il entendit une voix gémir et pleurer, et tout d'abord il crut que c'était le courlis. Mais, à mesure qu'il approchait, cela ressemblait à des gémissements humains, et, comme le cœur ne lui faisait jamais défaut quand il s'agissait d'avoir affaire à des êtres de son espèce, et surtout de leur porter secours, il descendit hardiment dans le plus creux de la carrière.
Mais la personne qui se plaignait ainsi fit silence en l'entendant venir.
- Qui pleure donc çà par ici ? demanda-t-il d'une voix assurée.
On ne lui répondit mot.
- Y a-t-il par là quelqu'un de malade ? fit-il encore.
Et comme on ne disait rien, il songea à s'en aller ; mais auparavant il voulut regarder emmy les pierres et les grands chardons qui encombraient l'endroit, et bientôt il vit, à la clarté de la lune qui commençait à monter, une personne couchée par terre tout de son long, la figure en avant et ne bougeant non plus que si elle était morte, soit qu'elle n'en valût guère mieux, soit qu'elle se fût jetée là dans une grande affliction, et que, pour ne pas se faire apercevoir, elle ne voulût point remuer.
Landry n'avait jamais encore vu ni touché un mort. L'idée que c'en était peut-être un lui fit une grande émotion ; mais il se surmonta, parce qu'il pensa devoir porter assistance à son prochain, et il alla résolument pour tâter la main de cette personne étendue, qui, se voyant découverte, se releva à moitié aussitôt qu'il fut auprès d'elle ; et alors Landry connut que c'était la petite Fadette.


XVIII

Landry fut fâché d'abord d'être obligé de trouver toujours la petite Fadette sur son chemin, mais comme elle paraissait avoir une peine, il en eut compassion. Et voilà l'entretien qu'ils eurent ensemble :
- Comment, Grelet, c'est toi qui pleurais comme ça ? Quelqu'un t'a-t-il frappée ou pourchassée encore, que tu te plains et que tu te caches ?
- Non, Landry, personne ne m'a molestée depuis que tu m'as si bravement défendue ; et d'ailleurs je ne crains personne. Je me cachais pour pleurer, et c'est tout, car il n'y a rien de si sot que de montrer sa peine aux autres.
- Mais pourquoi as-tu une si grosse peine ? Est-ce à cause des méchancetés qu'on t'a faites aujourd'hui ? Il y a eu un peu de ta faute ; mais il faut t'en consoler et ne plus t'y exposer.
- Pourquoi dites-vous, Landry, qu'il y a eu de ma faute ? C'est donc un outrage que je vous ai fait de souhaiter de danser avec vous, et je suis donc la seule fille qui n'ait pas le droit de s'amuser comme les autres ?
- Ce n'est point cela, Fadette ; je ne vous fais point de reproche d'avoir voulu danser avec moi. J'ai fait ce que vous souhaitiez, et je me suis conduit avec vous comme je devais. Votre tort est plus ancien que la journée d'aujourd'hui, et si vous l'avez eu, ce n'est point envers moi, mais envers vous-même, vous le savez bien.
- Non, Landry ; aussi vrai que j'aime Dieu, je ne connais pas ce tort-là ; je n'ai jamais songé à moi-même, et si je me reproche quelque chose, c'est de vous avoir causé du désagrément contre mon gré.
- Ne parlons pas de moi, Fadette, je ne vous fais aucune plainte ; parlons de vous ; et puisque vous ne vous connaissez point de défauts, voulez-vous que, de bonne foi et de bonne amitié, je vous dise ceux que vous avez ?
- Oui, Landry, je le veux, et j'estimerai cela la meilleure récompense ou la meilleure punition que tu puisses me donner pour le bien ou le mal que je t'ai fait.
- Eh bien, Fanchon Fadet, puisque tu parles si raisonnablement, et que, pour la première fois de ta vie, je te vois douce et traitable, je vas te dire pourquoi on ne te respecte pas comme une fille de seize ans devrait pouvoir l'exiger. C'est que tu n'as rien d'une fille et tout d'un garçon, dans ton air et dans tes manières ; c'est que tu ne prends pas soin de ta personne. Pour commencer, tu n'as point l'air propre et soigneux, et tu te fais paraître laide par ton habillement et ton langage. Tu sais bien que les enfants t'appellent d'un nom encore plus déplaisant que celui de grelet. Ils t'appellent souvent le mâlot. Eh bien, crois-tu que ce soit à propos, à seize ans, de ne point ressembler encore à une fille ? Tu montes sur les arbres comme un vrai chat-écurieux, et quand tu sautes sur une jument, sans bride ni selle, tu la fais galoper comme si le diable était dessus.
C'est bon d'être forte et leste ; c'est bon aussi de n'avoir peur de rien, et c'est un avantage de nature pour un homme. Mais pour une femme trop est trop, et tu as l'air de vouloir te faire remarquer. Aussi on te remarque, on te taquine, on crie après toi comme après un loup. Tu as de l'esprit et tu réponds des malices qui font rire ceux à qui elles ne s'adressent point. C'est encore bon d'avoir plus d'esprit que les autres ; mais à force de le montrer, on se fait des ennemis. Tu es curieuse, et quand tu as surpris les secrets des autres, tu les leur jettes à la figure bien durement, aussitôt que tu as à te plaindre d'eux. Cela te fait craindre, et on déteste ceux qu'on craint. On leur rend plus de mal qu'ils n'en font. Enfin, que tu sois sorcière ou non, je veux croire que tu as des connaissances, mais j'espère que tu ne t'es pas donnée aux mauvais esprits ; tu cherches à le paraître pour effrayer ceux qui te fâchent, et c'est toujours un assez vilain renom que tu te donnes là. Voilà tous tes torts, Fanchon Fadet, et c'est à cause de ces torts-là que les gens en ont avec toi. Rumine un peu la chose, et tu verras que si tu voulais être un peu plus comme les autres, on te saurait plus de gré de ce que tu as de plus qu'eux dans ton entendement
- Je te remercie, Landry, répondit la petite Fadette, d'un air très sérieux, après avoir écouté le besson bien religieusement. Tu m'as dit à peu près ce que tout le monde me reproche, et tu me l'as dit avec beaucoup d'honnêteté et de ménagement, ce que les autres ne font point ; mais à présent veux-tu que je te réponde, et, pour cela, veux-tu t'asseoir à mon côté pour un petit moment ?
- L'endroit n'est guère agréable, dit Landry, qui ne se souciait point trop de s'attarder avec elle, et qui songeait toujours aux mauvais sorts qu'on l'accusait de jeter sur ceux qui ne s'en méfiaient point.
- Tu ne trouves point l'endroit agréable, reprit-elle, parce que vous autres riches vous êtes difficiles. Il vous faut du beau gazon pour vous asseoir dehors, et vous pouvez choisir dans vos prés et dans vos jardins les plus belles places et le meilleur ombrage. Mais ceux qui n'ont rien à eux n'en demandent pas si long au bon Dieu, et ils s'accommodent de la première pierre venue pour poser leur tête. Les épines ne blessent point leurs pieds, et là où ils se trouvent, ils observent tout ce qui est joli et avenant au ciel et sur la terre. Il n'y a point de vilain endroit, Landry, pour ceux qui connaissent la vertu et la douceur de toutes les choses que Dieu a faites. Moi, je sais, sans être sorcière, à quoi sont bonnes les moindres herbes que tu écrases sous tes pieds ; et quand je sais leur usage, je les regarde et ne méprise ni leur odeur ni leur figure. Je te dis cela, Landry, pour t'enseigner tout à l'heure une autre chose qui se rapporte aux âmes chrétiennes aussi bien qu'aux fleurs des jardins et aux ronces des carrières ; c'est que l'on méprise trop souvent ce qui ne paraît ni beau ni bon, et que, par là, on se prive de ce qui est secourable et salutaire.
- Je n'entends pas bien ce que tu veux signifier, dit Landry en s'asseyant auprès d'elle.
Et ils restèrent un moment sans parler, car la petite Fadette avait l'esprit envolé à des idées que Landry ne connaissait point ; et quant à lui, malgré qu'il en eût un peu d'embrouillement dans la tête, il ne pouvait pas s'empêcher d'avoir du plaisir à entendre cette fille ; car jamais il n'avait entendu une voix si douce et des paroles si bien dites que les paroles et la voix de la Fadette dans ce moment-là.
- Écoute, Landry, lui dit-elle, je suis plus à plaindre qu'à blâmer ; et si j'ai des torts envers moi-même, du moins n'en ai-je jamais eu de sérieux envers les autres ; et si le monde était juste et raisonnable, il ferait plus d'attention à mon bon cœur qu'à ma vilaine figure et à mes mauvais habillements. Vois un peu, ou apprends si tu ne le sais, quel a été mon sort depuis que je suis au monde. Je ne te dirai point de mal de ma pauvre mère qu'un chacun blâme et insulte, quoiqu'elle ne soit point là pour se défendre, et sans que je puisse le faire, moi qui ne sais pas bien ce qu'elle a fait de mal, ni pourquoi elle a été poussée à le faire. Eh bien ! le monde est si méchant, qu'à peine ma mère m'eut-elle délaissée, et comme je la pleurais encore bien amèrement, au moindre dépit que les autres enfants avaient contre moi, pour un jeu, pour un rien qu'ils se seraient pardonné entre eux, ils me reprochaient la faute de ma mère et voulaient me forcer à rougir d'elle. Peut-être qu'à ma place une fille raisonnable, comme tu dis, se fût abaissée dans le silence, pensant qu'il était prudent d'abandonner la cause de sa mère et de la laisser injurier pour se préserver de l'être. Mais moi, vois-tu, je ne le pouvais pas. C'était plus fort que moi. Ma mère était toujours ma mère, et qu'elle soit ce qu'on voudra, que je la retrouve ou que je n'en entende jamais parler, je l'aimerai toujours de toute la force de mon cœur. Aussi, quand on m'appelle enfant de coureuse et de vivandière, je suis en colère, non à cause de moi : je sais bien que cela ne peut m'offenser, puisque je n'ai rien fait de mal ; mais à cause de cette pauvre chère femme que mon devoir est de défendre. Et comme je ne peux ni ne sais la défendre, je la venge, en disant aux autres les vérités qu'ils méritent, et en leur montrant qu'ils ne valent pas mieux que celle à qui ils jettent la pierre. Voilà pourquoi ils disent que je suis curieuse et insolente, que je surprends leurs secrets pour les divulguer. Il est vrai que le bon Dieu m'a faite curieuse, si c'est l'être que de désirer connaître les choses cachées. Mais si on avait été bon et humain envers moi, je n'aurais pas songé à contenter ma curiosité aux dépens du prochain. J'aurais renfermé mon amusement dans la connaissance des secrets que m'enseigne ma grand'mère pour la guérison du corps humain. Les fleurs, les herbes, les pierres, les mouches, tous les secrets de nature, il y en aurait eu bien assez pour m'occuper et pour me divertir, moi qui aime à vaguer et à fureter partout. J'aurais toujours été seule, sans connaître l'ennui ; car mon plus grand plaisir est d'aller dans les endroits qu'on ne fréquente point et d'y rêvasser à cinquante choses dont je n'entends jamais parler aux personnes qui se croient bien sages et bien avisées. Si je me suis laissé attirer dans le commerce de mon prochain, c'est par l'envie que j'avais de rendre service avec les petites connaissances qui me sont venues et dont ma grand'mère elle-même fait souvent son profit sans rien dire. Eh bien, au lieu d'être remerciée honnêtement par tous les enfants de mon âge dont je guérissais les blessures et les maladies, et à qui j'enseignais mes remèdes sans demander jamais de récompense, j'ai été traitée de sorcière, et ceux qui venaient bien doucement me prier quand ils avaient besoin de moi, me disaient plus tard des sottises à la première occasion. Cela me courrouçait, et j'aurais pu leur nuire, car si je sais des choses pour faire du bien, j'en sais aussi pour faire du mal ; et pourtant je n'en ai jamais fait usage ; je ne connais point la rancune, et si je me venge en paroles, c'est que je suis soulagée en disant tout de suite ce qui me vient au bout de la langue, et qu'ensuite je n'y pense plus et pardonne, ainsi que Dieu le commande.
Quant à ne prendre soin ni de ma personne ni de mes manières, cela devrait montrer que je ne suis pas assez folle pour me croire belle, lorsque je sais que je suis si laide que personne ne peut me regarder. On me l'a dit assez souvent pour que je le sache ; et, en voyant combien les gens sont durs et méprisants pour ceux que le bon Dieu a mal partagés, je me suis fait un plaisir de leur déplaire, me consolant par l'idée que ma figure n'avait rien de repoussant pour le bon Dieu et pour mon ange gardien, lesquels ne me la reprocheraient pas plus que je ne la leur reproche moi-même. Aussi, moi, je ne suis pas comme ceux qui disent : Voilà une chenille, une vilaine bête ; ah ! qu'elle est laide ! il faut la tuer ! Moi, je n'écrase pas la pauvre créature du bon Dieu, et si la chenille tombe dans l'eau, je lui tends une feuille pour qu'elle se sauve. Et à cause de cela on dit que j'aime les mauvaises bêtes et que je suis sorcière, parce que je n'aime pas à faire souffrir une grenouille, à arracher les pattes à une guêpe et à clouer une chauve-souris vivante contre un arbre. Pauvre bête, que je lui dis, si on doit tuer tout ce qui est vilain, je n'aurais pas plus que toi le droit de vivre.



Source: InLibroVeritas

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