Le Comte de Monte-Cristo-Tome2-Chap41
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Publication : 2010-08-30
Lu par Saphir
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Le Comte de Monte-Cristo
Alexandre Dumas
Chapitre XLI : La présentation
Quand Albert se trouva en tête-à-tête avec Monte-Cristo :
"Monsieur le comte, lui dit-il, permettez-moi de commencer avec vous mon
métier de cicérone en vous donnant le spécimen d'un appartement de garçon.
Habitué aux palais d'Italie, ce sera pour vous une étude à faire que de calculer
dans combien de pieds carrés peut vivre un des jeunes gens de Paris qui ne
passent pas pour être les plus mal logés. A mesure que nous passerons d'une
chambre à l'autre, nous ouvrirons les fenêtres pour que vous respiriez."
Monte-Cristo connaissait déjà la salle à manger et le salon du rez-de-chaussée.
Albert le conduisit d'abord à son atelier ; c'était, on se le rappelle, sa pièce
de prédilection. Monte-Cristo était un digne appréciateur de toutes les choses
qu'Albert avait entassés dans cette pièce : vieux bahuts, porcelaines du Japon,
étoffes d'Orient, verroteries de Venise, armes de tous les pays du monde, tout
lui était familier, et, au premier coup d'œil, il reconnaissait le siècle, le
pays et l'origine. Morcerf avait cru être l'explicateur, et c'était lui au
contraire qui faisait, sous la direction du comte, un cours d'archéologie, de
minéralogie et d'histoire naturelle. On descendit au premier. Albert introduisit
son hôte dans le salon. Ce salon était tapissé des œuvres des peintres
modernes ; il y avait des paysages de Dupré, aux longs roseaux, aux arbres
élancés, aux vaches beuglantes et aux ciels merveilleux ; il y avait des
cavaliers arabes de Delacroix, aux longs burnous blancs, aux ceintures
brillantes, aux armes damasquinées, dont les chevaux se mordaient avec rage,
tandis que les hommes se déchiraient avec des masses de fer ; des aquarelles de
Boulanger, représentant tout Notre-Dame de Paris avec cette vigueur qui fait du
peintre l'émule du poète ; il y avait des toiles de Diaz, qui fait les fleurs
plus belles que les fleurs, le soleil plus brillant que le soleil ; des dessins
de Decamps, aussi colorés que ceux de Salvator Rosa, mais plus poétiques ; des
pastels de Giraud et de Müller, représentant des enfants aux têtes d'ange, des
femmes aux traits de vierge ; des croquis arrachés à l'album du voyage d'Orient
de Dauzats, qui avaient été crayonnés en quelques secondes sur la selle d'un
chameau ou sous le dôme d'une mosquée ; enfin tout ce que l'art moderne peut
donner en échange et en dédommagement de l'art perdu et envolé avec les siècles
précédents. Albert s'attendait à montrer, cette fois du moins, quelque chose de
nouveau à l'étrange voyageur ; mais, à son grand étonnement, celui-ci, sans
avoir besoin de chercher les signatures, dont quelques unes d'ailleurs n'étaient
présentes que par des initiales, appliqua à l'instant même le nom de chaque
auteur à son œuvre, de façon qu'il était facile de voir que non seulement chacun
de ces noms lui était connu, mais encore que chacun de ces talents avait été
apprécié et étudié par lui. Du salon on passa dans la chambre à coucher. C'était
à la fois un modèle d'élégance et de goût sévère : là un seul portrait, mais
signé Léopold Robert, resplendissait dans son cadre d'or mat. Ce portrait attira
tout d'abord les regards du comte de Monte-Cristo, car il fit trois pas rapides
dans la chambre et s'arrêta tout à coup devant lui. C'était celui d'une jeune
femme de vingt-cinq à vingt-six ans, au teint brun, au regard de feu, voilé sous
une paupière languissante ; elle portait le costume pittoresque des pêcheuses
catalanes avec son corset rouge et noir et ses aiguilles d'or piquées dans les
cheveux ; elle regardait la mer, et sa silhouette élégante se détachait sur le
double azur des flots et du ciel. Il faisait sombre dans la chambre, sans quoi
Albert eût pu voir la pâleur livide qui s'étendit sur les joues du comte, et
surprendre le frisson nerveux qui effleura ses épaules et sa poitrine. Il se fit
un instant de silence, pendant lequel Monte-Cristo demeura l'œil obstinément
fixé sur cette peinture.
"Vous avez là une belle maîtresse, vicomte, dit Monte-Cristo d'une voix
parfaitement calme ; et ce costume, costume de bal sans doute, lui sied vraiment
à ravir.
- Ah ! monsieur, dit Albert, voilà une méprise que je ne vous pardonnerais
pas, si à côté de ce portrait vous en eussiez vu quelque autre. Vous ne
connaissez pas ma mère, monsieur ; c'est elle que vous voyez dans ce cadre ;
elle se fit peindre ainsi, il y a six ou huit ans. Ce costume est un costume de
fantaisie, à ce qu'il paraît, et la ressemblance est si grande, que je crois
encore voir ma mère telle qu'elle était en 1830. La comtesse fit faire ce
portrait pendant une absence du comte. Sans doute elle croyait lui préparer pour
son retour une gracieuse surprise ; mais, chose bizarre, ce portrait déplut à
mon père ; et la valeur de la peinture, qui est, comme vous le voyez, une des
belles toiles de Léopold Robert, ne put le faire passer sur l'antipathie dans
laquelle il l'avait prise. Il est vrai de dire entre nous, mon cher comte, que
M. de Morcerf est un des pairs les plus assidus au Luxembourg, un général
renommé pour la théorie, mais un amateur d'art des plus médiocres ; il n'en est
pas de même de ma mère, qui peint d'une façon remarquable, et qui, estimant trop
une pareille œuvre pour s'en séparer tout à fait, me l'a donnée pour que chez
moi elle fût moins exposée à déplaire à M. de Morcerf, dont je vous ferai voir à
son tour le portrait peint par Gros. Pardonnez-moi si je vous parle ainsi ménage
et famille ; mais, comme je vais avoir l'honneur de vous conduire chez le comte,
je vous dis cela pour qu'il ne vous échappe pas de vanter ce portrait devant
lui. Au reste, il a une funeste influence ; car il est bien rare que ma mère
vienne chez moi sans le regarder, et plus rare encore qu'elle le regarde sans
pleurer. Le nuage qu'amena l'apparition de cette peinture dans l'hôtel est du
reste le seul qui se soit élevé entre le comte et la comtesse, qui, quoique
mariés depuis plus de vingt ans, sont encore unis comme au premier jour."
Monte-Cristo jeta un regard rapide sur Albert, comme pour chercher une intention
cachée à ses paroles ; mais il était évident que le jeune homme les avait dites
dans toute la simplicité de son âme.
"Maintenant, dit Albert, vous avez vu toutes mes richesses, monsieur le
comte, permettez-moi de vous les offrir, si indignes qu'elles soient ;
regardez-vous comme étant ici chez vous, et, pour vous mettre plus à votre aise
encore, veuillez m'accompagner jusque chez M. de Morcerf, à qui j'ai écrit de
Rome le service que vous m'avez rendu, à qui j'ai annoncé la visite que vous
m'aviez promise ; et, je puis le dire, le comte et la comtesse attendaient avec
impatience qu'il leur fût permis de vous remercier. Vous êtes un peu blasé sur
toutes choses, je le sais, monsieur le comte, et les scènes de famille n'ont pas
sur Simbad le marin beaucoup d'action : vous avez vu d'autres scènes ! Cependant
acceptez que je vous propose, comme initiation à la vie parisienne, la vie de
politesses, de visites et de présentations." Monte-Cristo s'inclina pour
répondre ; il acceptait la proposition sans enthousiasme et sans regrets, comme
une des convenances de société dont tout homme comme il faut se fait un devoir.
Albert appela son valet de chambre, et lui ordonna d'aller prévenir M. et Mme de
Morcerf de l'arrivée prochaine du comte de Monte-Cristo. Albert le suivit avec
le comte. En arrivant dans l'antichambre du comte, on voyait au-dessus de la
porte qui donnait dans le salon un écusson qui, par son entourage riche et son
harmonie avec l'ornementation de la pièce, indiquait l'importance que le
propriétaire de l'hôtel attachait à ce blason. Monte-Cristo s'arrêta devant ce
blason, qu'il examina avec attention. "D'azur à sept merlettes d'or posées en
bande. C'est sans doute l'écusson de votre famille, monsieur ? demanda-t-il. A
part la connaissance des pièces du blason qui me permet de le déchiffrer, je
suis fort ignorant en matière héraldique, moi, comte de hasard, fabriqué par la
Toscane à l'aide d'une commanderie de saint-Étienne, et qui me fusse passé
d'être grand seigneur si l'on ne m'eût répété que, lorsqu'on voyage beaucoup,
c'est chose absolument nécessaire. Car enfin il faut bien, ne fût-ce que pour
que les douaniers ne vous visitent pas, avoir quelque chose sur les panneaux de
sa voiture. Excusez-moi donc si je vous fais une pareille question.
- Elle n'est aucunement indiscrète, monsieur, dit Morcerf avec la simplicité
de la conviction, et vous aviez deviné juste : ce sont nos armes, c'est-à-dire
celles du chef de mon père ; mais elles sont, comme vous voyez, accolées à un
écusson qui est de gueule à la tour d'argent, et qui est du chef de ma mère ;
par les femmes je suis Espagnol, mais la maison de Morcerf est française, et, à
ce que j'ai entendu dire, même une des plus anciennes du Midi de la France.
- Oui, reprit Monte-Cristo, c'est ce qu'indiquent les merlettes. Presque tous
les pèlerins armés qui tentèrent ou qui firent la conquête de la Terre sainte
prirent pour armes ou des croix, signe de la mission à la quelle ils s'étaient
voués, ou des oiseaux voyageurs, symbole du long voyage qu'ils allaient
entreprendre et qu'ils espéraient accomplir sur les ailes de la foi. Un de vos
aïeux paternels aura été de quelqu'une de vos croisades, et, en supposant que ce
ne soit que celle de saint Louis, cela nous fait déjà remonter au XIIIe siècle,
ce qui est encore fort joli.
- C'est possible, dît Morcerf : il y a quelque part dans le cabinet de mon
père un arbre généalogique qui nous dira cela, et sur lequel j'avais autrefois
des commentaires qui eussent fort édifié d'Hozier et Jaucou "A présent, je n'y
pense plus ; cependant je vous dirai, monsieur le comte, et ceci rentre dans mes
attributions de cicérone, que l'on commence à s'occuper beaucoup de ces
choses-là sous notre gouvernement populaire.
- Eh bien, alors, votre gouvernement aurait bien dû choisir dans son passé
quelque chose de mieux que ces deux pancartes que j'ai remarquées sur vos
monuments, et qui n'ont aucun sens héraldique. Quant à vous, vicomte, reprit
Monte-Cristo en revenant à Morcerf, vous êtes plus heureux que votre
gouvernement, car vos armes sont vraiment belles et parlent à l'imagination.
Oui, c'est bien cela, vous êtes à la fois de Provence et d'Espagne ; c'est ce
qui explique, si le portrait que vous m'avez montré est ressemblant, cette belle
couleur brune que j'admirais si fort sur le visage de la noble Catalane." Il eût
fallu être Œdipe ou le Sphinx lui même pour deviner l'ironie que mit le comte
dans ces paroles, empreintes en apparence de la plus grande politesse ; aussi
Morcerf le remercia-t-il d'un sourire, et, passant le premier pour lui montrer
le chemin, poussa-t-il la porte qui s'ouvrait au-dessous de ses armes, et qui,
ainsi que nous l'avons dit, donnait dans le salon. Dans l'endroit le plus
apparent de ce salon se voyait aussi un portrait ; c'était celui d'un homme de
trente-cinq à trente-huit ans, vêtu d'un uniforme d'officier général, portant
cette double épaulette en torsade, signe des grades supérieurs, le ruban de la
Légion d'honneur au cou, ce qui indiquait qu'il était commandeur, et sur la
poitrine, à droite, la plaque de grand officier de l'ordre du Sauveur, et, à
gauche, celle de grand-croix de Charles III. Ce qui indiquait que la personne
représentée par ce portrait avait dû faire les guerres de Grèce et d'Espagne,
ou, ce qui revient absolument au même en matière de cordons, avoir rempli
quelque mission diplomatique dans les deux pays. Monte-Cristo était occupé à
détailler ce portrait avec non moins de soin qu'il avait fait de l'autre,
lorsqu'une porte latérale s'ouvrit, et qu'il se trouva en face du comte de
Morcerf lui même. C'était un homme de quarante à quarante-cinq ans, mais qui en
paraissait au moins cinquante, et dont la moustache et les sourcils noirs
tranchaient étrangement avec des cheveux presque blancs coupés en brosse à la
mode militaire ; il était vêtu en bourgeois et portait à sa boutonnière un ruban
dont les différents lisérés rappelaient les différents ordres dont il était
décoré. Cet homme entra d'un pas assez noble et avec une sorte d'empressement.
Monte-Cristo le vit venir à lui sans faire un seul pas ; on eût dit que ses
pieds étaient cloués au parquet comme ses yeux sur le visage du comte de
Morcerf.
"Mon père, dit le jeune homme, j'ai l'honneur de vous présenter monsieur le
comte de Monte-Cristo, ce généreux ami que j'ai eu le bonheur de rencontrer dans
les circonstances difficiles que vous savez.
- Monsieur est le bienvenu parmi nous, dit le comte de Morcerf en saluant
Monte-Cristo avec un sourire, et il a rendu à notre maison, en lui conservant
son unique héritier, un service qui sollicitera éternellement notre
reconnaissance." Et en disant ces paroles le comte de Morcerf indiquait un
fauteuil à Monte-Cristo, en même temps que lui même s'asseyait en face de la
fenêtre. Quant à Monte-Cristo, tout en prenant le fauteuil désigné par le comte
de Morcerf, il s'arrangea de manière à demeurer caché dans l'ombre des grands
rideaux de velours, et à lire de là sur les traits empreints de fatigue et de
soucis du comte toute une histoire de secrètes douleurs écrites dans chacune de
ses rides venues avec le temps. "Madame la comtesse, dit Morcerf, était à sa
toilette lorsque le vicomte l'a fait prévenir de la visite qu'elle allait avoir
le bonheur de recevoir ; elle va descendre, et dans dix minutes elle sera au
salon.
- C'est beaucoup d'honneur pour moi, dit Monte-Cristo, d'être ainsi, dès le
jour de mon arrivée à Paris, mis en rapport avec un homme dont le mérite égale
la réputation, et pour lequel la fortune, juste une fois, n'a pas fait
d'erreur ; mais n'a-t-elle pas encore, dans les plaines de la Mitidja ou dans
les montagnes de l'Atlas, un bâton de maréchal à vous offrir ?
- Oh ! répliqua Morcerf en rougissant un peu, j'ai quitté le service,
monsieur. Nommé pair sous la Restauration, j'étais de la première campagne, et
je servais sous les ordres du maréchal de Bourmont ; je pouvais donc prétendre à
un commandement supérieur, et qui sait ce qui fût arrivé si la branche aînée fût
restée sur le trône ! Mais la révolution de Juillet était, à ce qu'il paraît,
assez glorieuse pour se permettre d'être ingrate ; elle le fut pour tout service
qui ne datait pas de la période impériale ; je donnai donc ma démission, car,
lorsqu'on a gagné ses épaulettes sur le champ de bataille, on ne sait guère
manœuvrer sur le terrain glissant des salons ; j'ai quitté l'épée, je me suis
jeté dans la politique, je me voue à l'industrie, j'étudie les arts utiles.
Pendant les vingt années que j'étais resté au service, j'en avais bien eu le
désir, mais je n'en avais pas eu le temps.
- Ce sont de pareilles choses qui entretiennent la supériorité de votre
nation sur les autres pays, monsieur, répondit Monte-Cristo ; gentilhomme issu
de grande maison, possédant une belle fortune, vous avez d'abord consenti à
gagner les premiers grades en soldat obscur, c'est fort rare ; puis, devenu
général, pair de France, commandeur de la Légion d'honneur, vous consentez à
recommencer un second apprentissage, sans autre espoir, sans autre récompense
que celle d'être un jour utile à vos semblables... Ah ! monsieur, voilà qui est
vraiment beau ; je dirai plus, voilà qui est sublime." Albert regardait et
écoutait Monte-Cristo avec étonnement ; il n'était pas habitué à le voir
s'élever à de pareilles idées d'enthousiasme.
"Hélas ! continua l'étranger, sans doute pour faire disparaître
l'imperceptible nuage que ces paroles venaient de faire passer sur le front de
Morcerf, nous ne faisons pas ainsi en Italie, nous croissons selon notre race et
notre espèce, et nous gardons même feuillage, même taille, et souvent même
inutilité toute notre vie.
- Mais, monsieur, répondit le comte de Morcerf, pour un homme de votre
mérite, l'Italie n'est pas une patrie, et la France ne sera peut-être pas
ingrate pour tout le monde ; elle traite mal ses enfants, mais d'habitude elle
accueille grandement les étrangers.
- Eh ! mon père, dit Albert avec un sourire, on voit bien que vous ne
connaissez pas M. le comte de Monte-Cristo. Ses satisfactions à lui sont en
dehors de ce monde ; il n'aspire point aux honneurs, et en prend seulement ce
qui peut tenir sur un passeport.
- Voilà, à mon égard, l'expression la plus juste que j'aie jamais entendue,
répondit l'étranger.
- Monsieur a été le maître de son avenir, dit le comte de Morcerf avec un
soupir, et il a choisi le chemin de fleurs.
- Justement, monsieur, répliqua Monte-Cristo avec un de ces sourires qu'un
peintre ne rendra jamais, et qu'un physiologiste désespéra toujours
d'analyser.
- Si je n'eusse craint de fatiguer monsieur le comte, dit le général,
évidemment charmé des manières de Monte-Cristo, je l'eusse emmené à la Chambre ;
il y a aujourd'hui séance curieuse pour quiconque ne connaît pas nos sénateurs
modernes.
- Je vous serai fort reconnaissant, monsieur, si vous voulez bien me
renouveler cette offre une autre fois ; mais aujourd'hui l'on m'a flatté de
l'espoir d'être présenté à Mme la comtesse, et j'attendrai.
- Ah ! voici ma mère !" s'écria le vicomte. En effet, Monte-Cristo, en se
retournant vivement, vit Mme de Morcerf à l'entrée du salon, au seuil de la
porte opposée à celle par laquelle était entré son mari : immobile et pâle, elle
laissa, lorsque Monte-Cristo se retourna de son côté, tomber son bras qui, on ne
sait pourquoi, s'était appuyé sur le chambranle doré ; elle était là depuis
quelques secondes, et avait entendu les dernières paroles prononcées par le
visiteur ultra-montain. Celui-ci se leva et salua profondément la comtesse, qui
s'inclina à son tour, muette et cérémonieuse.
"Eh, mon Dieu ! madame, demanda le comte, qu'avez-vous donc ? serait-ce par
hasard la chaleur de ce salon qui vous fait mal ?
- Souffrez-vous, ma mère ?" s'écria le vicomte en s'élançant au-devant de
Mercédès. Elle les remercia tous deux avec un sourire.
"Non, dit-elle, mais j'ai éprouvé quelque émotion en voyant pour la première
fois celui sans l'intervention duquel nous serions en ce moment dans les larmes
et dans le deuil. Monsieur, continua la comtesse en s'avançant avec la majesté
d'une reine, je vous dois la vie de mon fils, et pour ce bienfait je vous bénis.
Maintenant je vous rends grâce pour le plaisir que vous me faites en me
procurant l'occasion de vous remercier comme je vous ai béni, c'est-à-dire du
fond du cœur." Le comte s'inclina encore, mais plus profondément que la première
fois ; il était plus pâle encore que Mercédès.
"Madame, dit-il, M. le comte et vous me récompensez trop généreusement d'une
action bien simple. Sauver un homme, épargner un tourment à un père, ménager la
sensibilité d'une femme, ce n'est point faire une bonne œuvre, c'est faire acte
d'humanité." A ces mots, prononcés avec une douceur et une politesse exquises,
Mme de Morcerf répondit avec un accent profond :
"Il est bien heureux pour mon fils, monsieur, de vous avoir pour ami, et je
remercie Dieu qui a fait les choses ainsi." Et Mercédès leva ses beaux yeux au
ciel avec une gratitude si infinie, que le comte crut y voir trembler deux
larmes. M. de Morcerf s'approcha d'elle.
"Madame, dit-il, j'ai déjà fait mes excuses à M. le comte d'être obligé de le
quitter, et vous les lui renouvellerez, je vous prie. La séance ouvre à deux
heures, il en est trois, et je dois parler.
- Allez, monsieur, je tâcherai de faire oublier votre absence à notre hôte,
dit la comtesse avec le même accent de sensibilité. Monsieur le comte,
continua-t-elle en se retournant vers Monte-Cristo, nous fera-t-il l'honneur de
passer le reste de la journée avec nous ?
- Merci, madame, et vous me voyez, croyez-le bien, on ne peut plus
reconnaissant de votre offre, mais je suis descendu ce matin à votre porte, de
ma voiture de voyage. Comment suis-je installé à Paris, je l'ignore ; où le
suis-je, je le sais à peine. C'est une inquiétude légère, je le sais, mais
appréciable cependant.
- Nous aurons ce plaisir une autre fois, au moins, vous nous le promettez ?"
demanda la comtesse. Monte-Cristo s'inclina sans répondre, mais le geste pouvait
passer pour un assentiment.
"Alors, je ne vous retiens pas, monsieur, dit la comtesse, car je ne veux pas
que ma reconnaissance devienne ou une indiscrétion ou une importunité.
- Mon cher comte, dit Albert, si vous le voulez bien, je vais essayer de vous
rendre à Paris votre gracieuse politesse de Rome, et mettre mon coupé à votre
disposition jusqu'à ce que vous ayez eu le temps de monter vos équipages.
- Merci mille fois de votre obligeance, vicomte, dit Monte-Cristo ; mais je
présume que M. Bertuccio aura convenablement employé les quatre heures et demie
que je viens de lui laisser, et que je trouverai à la porte une voiture
quelconque tout attelée." Albert était habitué à ces façons de la part du
comte : il savait qu'il était, comme Néron, à la recherche de l'impossible, et
il ne s'étonnait plus de rien ; seulement, il voulut juger par lui même de
quelle façon ses ordres avaient été exécutés ; il l'accompagna donc jusqu'à la
porte de l'hôtel. Monte-Cristo ne s'était pas trompé : dès qu'il avait paru dans
l'antichambre du comte de Morcerf, un valet de pied, le même qui à Rome était
venu apporter la carte du comte aux deux jeunes gens et leur annoncer sa visite,
s'était élancé hors du péristyle, de sorte qu'en arrivant au perron l'illustre
voyageur trouva effectivement sa voiture qui l'attendait. C'était un coupé
sortant des ateliers de Keller, et un attelage dont Drake avait, à la
connaissance de tous les lions de Paris, refusé la veille encore dix-huit mille
francs. "Monsieur, dit le comte à Albert, je ne vous propose pas de
m'accompagner jusque chez moi, et je ne pourrais vous montrer qu'une maison
improvisée, et j'ai, vous le savez, sous le rapport des improvisations, une
réputation à ménager. Accordez-moi un jour et permettez-moi alors de vous
inviter. Je serai plus sûr de ne pas manquer aux lois de l'hospitalité.
- Si vous me demandez un jour, monsieur le comte, je suis tranquille, ce ne
sera plus une maison que vous me montrerez, ce sera un palais. Décidément, vous
avez quelque génie à votre disposition.
- Ma foi, laissez-le croire, dit Monte-Cristo en mettant le pied sur les
degrés garnis de velours de son splendide équipage, cela me fera quelque bien
auprès des dames." Et il s'élança dans sa voiture, qui se referma derrière lui,
et partit au galop, mais pas si rapidement que le comte n'aperçut le mouvement
imperceptible qui fit trembler le rideau du salon où il avait laissé Mme de
Morcerf. Lorsque Albert rentra chez sa mère, il trouva la comtesse au boudoir,
plongée dans un grand fauteuil de velours : toute la chambre, noyée d'ombre, ne
laissait apercevoir que la paillette étincelante attachée çà et là au ventre de
quelque potiche ou à l'angle de quelque cadre d'or. Albert ne put voir le visage
de la comtesse perdu dans un nuage de gaze qu'elle avait roulée autour de ses
cheveux comme une auréole de vapeur ; mais il lui sembla que sa voix était
altérée : il distingua aussi, parmi les parfums des roses et des héliotropes de
la jardinière, la trace âpre et mordante des sels de vinaigre ; sur une des
coupes ciselées de la cheminée, en effet, le flacon de la comtesse, sorti de sa
gaine de chagrin, attira l'attention inquiète du jeune homme. "Souffrez-vous, ma
mère ? s'écria-t-il en entrant, et vous seriez-vous trouvée mal pendant mon
absence ?
- Moi ? non pas, Albert ; mais, vous comprenez, ces roses, ces tubéreuses et
ces fleurs d'oranger dégagent pendant ces premières chaleurs, auxquelles on
n'est pas habitué, de si violents parfums.
- Alors, ma mère, dit Morcerf en portant la main à la sonnette, il faut les
faire porter dans votre antichambre. Vous êtes vraiment indisposée ; déjà
tantôt, quand vous êtes entrée, vous étiez fort pâle.
- J'étais pâle, dites-vous, Albert ?
- D'une pâleur qui vous sied à merveille, ma mère, mais qui ne nous a pas
moins effrayés pour cela, mon père et moi.
- Votre père vous en a-t-il parlé ? demanda vivement Mercédès.
- Non, madame, mais c'est à vous-même, souvenez-vous, qu'il a fait cette
observation.
- Je ne me souviens pas dit la comtesse. Un valet entra : il venait au bruit
de la sonnette tirée par Albert.
"Portez ces fleurs dans l'antichambre ou dans le cabinet de toilette, dit le
vicomte ; elles font mal à Mme la comtesse." Le valet obéit. Il y eut un assez
long silence, et qui dura pendant tout le temps que se fit le déménagement.
"Qu'est-ce donc que ce nom de Monte-Cristo ? demanda la comtesse quand le
domestique fut sorti emportant le dernier vase de fleurs, est-ce un nom de
famille, un nom de terre, un titre simple ?
- C'est, je crois, un titre, ma mère, et voilà tout. Le comte a acheté une
île dans l'archipel toscan, et a, d'après ce qu'il a dit lui même ce matin,
fondé une commanderie. Vous savez que cela se fait ainsi pour Saint-Étienne de
Florence, pour Saint-Georges-Constantinien de Parme, et même pour l'ordre de
Malte. Au reste, il n'a aucune prétention à la noblesse et s'appelle un comte de
hasard, quoique l'opinion générale de Rome soit que le comte est un très grand
seigneur.
- Ses manières sont excellentes, dit la comtesse, du moins d'après ce que
j'ai pu en juger par les courts instants pendant lesquels il est resté ici.
- Oh ! parfaites, ma mère, si parfaites même qu'elles surpassent de beaucoup
tout ce que j'ai connu de plus aristocratique dans les trois noblesses les plus
fières de l'Europe, c'est-à-dire dans la noblesse anglaise, dans la noblesse
espagnole et dans la noblesse allemande." La comtesse réfléchit un instant, puis
après cette courte hésitation elle reprit ; "Vous avez vu, mon cher Albert,
c'est une question de mère que je vous adresse là, vous le comprenez, vous avez
vu M. de Monte-Cristo dans son intérieur ; vous avez de la perspicacité, vous
avez l'habitude du monde, plus de tact qu'on n'en a d'ordinaire à votre âge ;
croyez-vous que le comte soit ce qu'il paraît réellement être ?
- Et que paraît-il ?
- Vous l'avez dit vous-même à l'instant, un grand seigneur.
- Je vous ai dit, ma mère, qu'on le tenait pour tel.
- Mais qu'en pensez-vous, vous, Albert ?
- Je n'ai pas, je vous l'avouerai, d'opinion bien arrêtée sur lui ; je le
crois Maltais.
- Je ne vous interroge pas sur son origine ; je vous interroge sur sa
personne.
- Ah ! sur sa personne, c'est autre chose ; et j'ai vu tant de choses
étranges de lui, que si vous voulez que je vous dise ce que je pense, je vous
répondrai que je le regarderais volontiers comme un des hommes de Byron, que le
malheur a marqué d'un sceau fatal ; quelque Manfred, quelque Lara, quelque
Werner ; comme un de ces débris enfin de quelque vieille famille qui, déshérités
de leur fortune paternelle, en ont trouvé une par la force de leur génie
aventureux qui les a mis au-dessus des lois de la société.
- Vous dites ?...
- Je dis que Monte-Cristo est une île au milieu de la Méditerranée, sans
habitants, sans garnison, repaire de contrebandiers de toutes nations, de
pirates de tous pays. Qui sait si ces dignes industriels ne payent pas à leur
seigneur un droit d'asile ?
- C'est possible, dit la comtesse rêveuse.
- Mais n'importe, reprit le jeune homme, contrebandier ou non, vous en
conviendrez, ma mère, puisque vous l'avez vu, M. le comte de Monte-Cristo est un
homme remarquable et qui aura les plus grands succès dans les salons de Paris.
Et tenez, ce matin même, chez moi, il a commencé son entrée dans le monde en
frappant de stupéfaction jusqu'à Château-Renaud.
- Et quel âge peut avoir le comte ? demanda Mercédès, attachant visiblement
une grande importance à cette question.
- Il a trente-cinq à trente-six ans, ma mère.
- Si jeune ! c'est impossible, dit Mercédès répondant en même temps à ce que
lui disait Albert et à ce que lui disait sa propre pensée.
- C'est la vérité, cependant. Trois ou quatre fois il dit, et certes sans
préméditation, à telle époque cinq ans, à telle autre j'avais dix ans, à telle
douze ; moi, que la curiosité tenait éveillé sur détails, je rapprochais les
dates, et jamais je ne trouvé en défaut. L'âge de cet homme singulier, n'a pas
d'âge, est donc, j'en suis sûr, de trente ans. Au surplus, rappelez-vous, ma
mère, son œil est vif, combien ses cheveux sont et combien son front, quoique
pâle, est exempt rides ; c'est une nature non seulement vigoureuse, encore
jeune." La comtesse baissa la tête comme sous un flot trop d'arrières
pensées.
"Et cet homme s'est pris d'amitié pour vous, demanda-t-elle avec un
frissonnement nerveux.
- Je le crois, madame.
- Et vous... l'aimez-vous aussi ?
- Il me plaît, madame, quoi qu'en dise Franz d'Épinay, qui voulait le faire
passer à mes yeux pour un homme revenant de l'autre monde." La comtesse fit un
mouvement de terreur.
"Albert, dit-elle d'une voix altérée, je vous ai toujours mis en garde contre
les nouvelles connaissances. Maintenant vous êtes homme, et vous pourriez me
donner des conseils à moi même ; cependant je vous répète : Soyez prudent,
Albert.
- Encore faudrait-il, chère mère, pour que le conseil me fût profitable, que
je susse d'avance de quoi me méfier. Le comte ne joue jamais, le comte ne boit
que de l'eau dorée par une goutte de vin d'Espagne ; le comte s'est annoncé si
riche que, sans se faire rire au nez, il ne pourrait m'emprunter d'argent : que
voulez-vous que je craigne de la part du comte ?
- Vous avez raison, dit la comtesse, et mes terreurs sont folles, ayant pour
objet surtout un homme qui vous a sauvé la vie. A propos, votre père l'a-t-il
bien reçu, Albert ? Il est important que nous soyons plus que convenables avec
le comte. M. de Morcerf est parfois occupé, ses affaires le rendent soucieux, il
se pourrait que, sans le vouloir...
- Mon père a été parfait, madame, Albert ; je dirai plus : il a paru
infiniment flatté deux ou trois compliments des plus adroits que le comte lui a
glissés avec autant de bonheur que propos, comme s'il l'eût connu depuis trente
ans. Chacune de ces petites flèches louangeuses a dû toucher mon père, ajouta
Albert en riant de qu'ils se sont quittés les meilleurs amis du monde, que M. de
Morcerf voulait même l'emmener à Chambre pour lui faire entendre son discours."
La comtesse ne répondit pas ; elle était dans une rêverie si profonde que ses
yeux se sont fermés peu à peu. Le jeune homme, debout devant elle, la regardait
avec cet amour filial plus tendre plus affectueux chez les enfants dont les
mères sont jeunes et belles encore ; puis, après avoir vu ses yeux se fermer, il
l'écouta respirer un instant dans sa douce immobilité, et, la croyant assoupie,
il s'éloigna sur la pointe du pied, poussant avec précaution la porte de la
chambre où il laissait sa mère.
"Ce diable d'homme, murmura-t-il en secouant la tête, je lui ai bien prédit
là-bas qu'il ferait sensation dans le monde : je mesure son effet sur un
thermomètre infaillible. Ma mère l'a remarqué, donc il faut qu'il soit bien
remarquable." Et il descendit à ses écuries, non sans un dépit secret de ce que,
sans y avoir même songé, le comte de Monte-Cristo avait mis la main sur un
attelage qui renvoyait ses bais au numéro 2 dans l'esprit des connaisseurs.
"Décidément, dit-il, les hommes ne sont pas égaux ; il faudra que je prie mon
père de développer ce théorème à la Chambre haute."
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Alexandre Dumas
Chapitre XLI : La présentation
Quand Albert se trouva en tête-à-tête avec Monte-Cristo :
"Monsieur le comte, lui dit-il, permettez-moi de commencer avec vous mon
métier de cicérone en vous donnant le spécimen d'un appartement de garçon.
Habitué aux palais d'Italie, ce sera pour vous une étude à faire que de calculer
dans combien de pieds carrés peut vivre un des jeunes gens de Paris qui ne
passent pas pour être les plus mal logés. A mesure que nous passerons d'une
chambre à l'autre, nous ouvrirons les fenêtres pour que vous respiriez."
Monte-Cristo connaissait déjà la salle à manger et le salon du rez-de-chaussée.
Albert le conduisit d'abord à son atelier ; c'était, on se le rappelle, sa pièce
de prédilection. Monte-Cristo était un digne appréciateur de toutes les choses
qu'Albert avait entassés dans cette pièce : vieux bahuts, porcelaines du Japon,
étoffes d'Orient, verroteries de Venise, armes de tous les pays du monde, tout
lui était familier, et, au premier coup d'œil, il reconnaissait le siècle, le
pays et l'origine. Morcerf avait cru être l'explicateur, et c'était lui au
contraire qui faisait, sous la direction du comte, un cours d'archéologie, de
minéralogie et d'histoire naturelle. On descendit au premier. Albert introduisit
son hôte dans le salon. Ce salon était tapissé des œuvres des peintres
modernes ; il y avait des paysages de Dupré, aux longs roseaux, aux arbres
élancés, aux vaches beuglantes et aux ciels merveilleux ; il y avait des
cavaliers arabes de Delacroix, aux longs burnous blancs, aux ceintures
brillantes, aux armes damasquinées, dont les chevaux se mordaient avec rage,
tandis que les hommes se déchiraient avec des masses de fer ; des aquarelles de
Boulanger, représentant tout Notre-Dame de Paris avec cette vigueur qui fait du
peintre l'émule du poète ; il y avait des toiles de Diaz, qui fait les fleurs
plus belles que les fleurs, le soleil plus brillant que le soleil ; des dessins
de Decamps, aussi colorés que ceux de Salvator Rosa, mais plus poétiques ; des
pastels de Giraud et de Müller, représentant des enfants aux têtes d'ange, des
femmes aux traits de vierge ; des croquis arrachés à l'album du voyage d'Orient
de Dauzats, qui avaient été crayonnés en quelques secondes sur la selle d'un
chameau ou sous le dôme d'une mosquée ; enfin tout ce que l'art moderne peut
donner en échange et en dédommagement de l'art perdu et envolé avec les siècles
précédents. Albert s'attendait à montrer, cette fois du moins, quelque chose de
nouveau à l'étrange voyageur ; mais, à son grand étonnement, celui-ci, sans
avoir besoin de chercher les signatures, dont quelques unes d'ailleurs n'étaient
présentes que par des initiales, appliqua à l'instant même le nom de chaque
auteur à son œuvre, de façon qu'il était facile de voir que non seulement chacun
de ces noms lui était connu, mais encore que chacun de ces talents avait été
apprécié et étudié par lui. Du salon on passa dans la chambre à coucher. C'était
à la fois un modèle d'élégance et de goût sévère : là un seul portrait, mais
signé Léopold Robert, resplendissait dans son cadre d'or mat. Ce portrait attira
tout d'abord les regards du comte de Monte-Cristo, car il fit trois pas rapides
dans la chambre et s'arrêta tout à coup devant lui. C'était celui d'une jeune
femme de vingt-cinq à vingt-six ans, au teint brun, au regard de feu, voilé sous
une paupière languissante ; elle portait le costume pittoresque des pêcheuses
catalanes avec son corset rouge et noir et ses aiguilles d'or piquées dans les
cheveux ; elle regardait la mer, et sa silhouette élégante se détachait sur le
double azur des flots et du ciel. Il faisait sombre dans la chambre, sans quoi
Albert eût pu voir la pâleur livide qui s'étendit sur les joues du comte, et
surprendre le frisson nerveux qui effleura ses épaules et sa poitrine. Il se fit
un instant de silence, pendant lequel Monte-Cristo demeura l'œil obstinément
fixé sur cette peinture.
"Vous avez là une belle maîtresse, vicomte, dit Monte-Cristo d'une voix
parfaitement calme ; et ce costume, costume de bal sans doute, lui sied vraiment
à ravir.
- Ah ! monsieur, dit Albert, voilà une méprise que je ne vous pardonnerais
pas, si à côté de ce portrait vous en eussiez vu quelque autre. Vous ne
connaissez pas ma mère, monsieur ; c'est elle que vous voyez dans ce cadre ;
elle se fit peindre ainsi, il y a six ou huit ans. Ce costume est un costume de
fantaisie, à ce qu'il paraît, et la ressemblance est si grande, que je crois
encore voir ma mère telle qu'elle était en 1830. La comtesse fit faire ce
portrait pendant une absence du comte. Sans doute elle croyait lui préparer pour
son retour une gracieuse surprise ; mais, chose bizarre, ce portrait déplut à
mon père ; et la valeur de la peinture, qui est, comme vous le voyez, une des
belles toiles de Léopold Robert, ne put le faire passer sur l'antipathie dans
laquelle il l'avait prise. Il est vrai de dire entre nous, mon cher comte, que
M. de Morcerf est un des pairs les plus assidus au Luxembourg, un général
renommé pour la théorie, mais un amateur d'art des plus médiocres ; il n'en est
pas de même de ma mère, qui peint d'une façon remarquable, et qui, estimant trop
une pareille œuvre pour s'en séparer tout à fait, me l'a donnée pour que chez
moi elle fût moins exposée à déplaire à M. de Morcerf, dont je vous ferai voir à
son tour le portrait peint par Gros. Pardonnez-moi si je vous parle ainsi ménage
et famille ; mais, comme je vais avoir l'honneur de vous conduire chez le comte,
je vous dis cela pour qu'il ne vous échappe pas de vanter ce portrait devant
lui. Au reste, il a une funeste influence ; car il est bien rare que ma mère
vienne chez moi sans le regarder, et plus rare encore qu'elle le regarde sans
pleurer. Le nuage qu'amena l'apparition de cette peinture dans l'hôtel est du
reste le seul qui se soit élevé entre le comte et la comtesse, qui, quoique
mariés depuis plus de vingt ans, sont encore unis comme au premier jour."
Monte-Cristo jeta un regard rapide sur Albert, comme pour chercher une intention
cachée à ses paroles ; mais il était évident que le jeune homme les avait dites
dans toute la simplicité de son âme.
"Maintenant, dit Albert, vous avez vu toutes mes richesses, monsieur le
comte, permettez-moi de vous les offrir, si indignes qu'elles soient ;
regardez-vous comme étant ici chez vous, et, pour vous mettre plus à votre aise
encore, veuillez m'accompagner jusque chez M. de Morcerf, à qui j'ai écrit de
Rome le service que vous m'avez rendu, à qui j'ai annoncé la visite que vous
m'aviez promise ; et, je puis le dire, le comte et la comtesse attendaient avec
impatience qu'il leur fût permis de vous remercier. Vous êtes un peu blasé sur
toutes choses, je le sais, monsieur le comte, et les scènes de famille n'ont pas
sur Simbad le marin beaucoup d'action : vous avez vu d'autres scènes ! Cependant
acceptez que je vous propose, comme initiation à la vie parisienne, la vie de
politesses, de visites et de présentations." Monte-Cristo s'inclina pour
répondre ; il acceptait la proposition sans enthousiasme et sans regrets, comme
une des convenances de société dont tout homme comme il faut se fait un devoir.
Albert appela son valet de chambre, et lui ordonna d'aller prévenir M. et Mme de
Morcerf de l'arrivée prochaine du comte de Monte-Cristo. Albert le suivit avec
le comte. En arrivant dans l'antichambre du comte, on voyait au-dessus de la
porte qui donnait dans le salon un écusson qui, par son entourage riche et son
harmonie avec l'ornementation de la pièce, indiquait l'importance que le
propriétaire de l'hôtel attachait à ce blason. Monte-Cristo s'arrêta devant ce
blason, qu'il examina avec attention. "D'azur à sept merlettes d'or posées en
bande. C'est sans doute l'écusson de votre famille, monsieur ? demanda-t-il. A
part la connaissance des pièces du blason qui me permet de le déchiffrer, je
suis fort ignorant en matière héraldique, moi, comte de hasard, fabriqué par la
Toscane à l'aide d'une commanderie de saint-Étienne, et qui me fusse passé
d'être grand seigneur si l'on ne m'eût répété que, lorsqu'on voyage beaucoup,
c'est chose absolument nécessaire. Car enfin il faut bien, ne fût-ce que pour
que les douaniers ne vous visitent pas, avoir quelque chose sur les panneaux de
sa voiture. Excusez-moi donc si je vous fais une pareille question.
- Elle n'est aucunement indiscrète, monsieur, dit Morcerf avec la simplicité
de la conviction, et vous aviez deviné juste : ce sont nos armes, c'est-à-dire
celles du chef de mon père ; mais elles sont, comme vous voyez, accolées à un
écusson qui est de gueule à la tour d'argent, et qui est du chef de ma mère ;
par les femmes je suis Espagnol, mais la maison de Morcerf est française, et, à
ce que j'ai entendu dire, même une des plus anciennes du Midi de la France.
- Oui, reprit Monte-Cristo, c'est ce qu'indiquent les merlettes. Presque tous
les pèlerins armés qui tentèrent ou qui firent la conquête de la Terre sainte
prirent pour armes ou des croix, signe de la mission à la quelle ils s'étaient
voués, ou des oiseaux voyageurs, symbole du long voyage qu'ils allaient
entreprendre et qu'ils espéraient accomplir sur les ailes de la foi. Un de vos
aïeux paternels aura été de quelqu'une de vos croisades, et, en supposant que ce
ne soit que celle de saint Louis, cela nous fait déjà remonter au XIIIe siècle,
ce qui est encore fort joli.
- C'est possible, dît Morcerf : il y a quelque part dans le cabinet de mon
père un arbre généalogique qui nous dira cela, et sur lequel j'avais autrefois
des commentaires qui eussent fort édifié d'Hozier et Jaucou "A présent, je n'y
pense plus ; cependant je vous dirai, monsieur le comte, et ceci rentre dans mes
attributions de cicérone, que l'on commence à s'occuper beaucoup de ces
choses-là sous notre gouvernement populaire.
- Eh bien, alors, votre gouvernement aurait bien dû choisir dans son passé
quelque chose de mieux que ces deux pancartes que j'ai remarquées sur vos
monuments, et qui n'ont aucun sens héraldique. Quant à vous, vicomte, reprit
Monte-Cristo en revenant à Morcerf, vous êtes plus heureux que votre
gouvernement, car vos armes sont vraiment belles et parlent à l'imagination.
Oui, c'est bien cela, vous êtes à la fois de Provence et d'Espagne ; c'est ce
qui explique, si le portrait que vous m'avez montré est ressemblant, cette belle
couleur brune que j'admirais si fort sur le visage de la noble Catalane." Il eût
fallu être Œdipe ou le Sphinx lui même pour deviner l'ironie que mit le comte
dans ces paroles, empreintes en apparence de la plus grande politesse ; aussi
Morcerf le remercia-t-il d'un sourire, et, passant le premier pour lui montrer
le chemin, poussa-t-il la porte qui s'ouvrait au-dessous de ses armes, et qui,
ainsi que nous l'avons dit, donnait dans le salon. Dans l'endroit le plus
apparent de ce salon se voyait aussi un portrait ; c'était celui d'un homme de
trente-cinq à trente-huit ans, vêtu d'un uniforme d'officier général, portant
cette double épaulette en torsade, signe des grades supérieurs, le ruban de la
Légion d'honneur au cou, ce qui indiquait qu'il était commandeur, et sur la
poitrine, à droite, la plaque de grand officier de l'ordre du Sauveur, et, à
gauche, celle de grand-croix de Charles III. Ce qui indiquait que la personne
représentée par ce portrait avait dû faire les guerres de Grèce et d'Espagne,
ou, ce qui revient absolument au même en matière de cordons, avoir rempli
quelque mission diplomatique dans les deux pays. Monte-Cristo était occupé à
détailler ce portrait avec non moins de soin qu'il avait fait de l'autre,
lorsqu'une porte latérale s'ouvrit, et qu'il se trouva en face du comte de
Morcerf lui même. C'était un homme de quarante à quarante-cinq ans, mais qui en
paraissait au moins cinquante, et dont la moustache et les sourcils noirs
tranchaient étrangement avec des cheveux presque blancs coupés en brosse à la
mode militaire ; il était vêtu en bourgeois et portait à sa boutonnière un ruban
dont les différents lisérés rappelaient les différents ordres dont il était
décoré. Cet homme entra d'un pas assez noble et avec une sorte d'empressement.
Monte-Cristo le vit venir à lui sans faire un seul pas ; on eût dit que ses
pieds étaient cloués au parquet comme ses yeux sur le visage du comte de
Morcerf.
"Mon père, dit le jeune homme, j'ai l'honneur de vous présenter monsieur le
comte de Monte-Cristo, ce généreux ami que j'ai eu le bonheur de rencontrer dans
les circonstances difficiles que vous savez.
- Monsieur est le bienvenu parmi nous, dit le comte de Morcerf en saluant
Monte-Cristo avec un sourire, et il a rendu à notre maison, en lui conservant
son unique héritier, un service qui sollicitera éternellement notre
reconnaissance." Et en disant ces paroles le comte de Morcerf indiquait un
fauteuil à Monte-Cristo, en même temps que lui même s'asseyait en face de la
fenêtre. Quant à Monte-Cristo, tout en prenant le fauteuil désigné par le comte
de Morcerf, il s'arrangea de manière à demeurer caché dans l'ombre des grands
rideaux de velours, et à lire de là sur les traits empreints de fatigue et de
soucis du comte toute une histoire de secrètes douleurs écrites dans chacune de
ses rides venues avec le temps. "Madame la comtesse, dit Morcerf, était à sa
toilette lorsque le vicomte l'a fait prévenir de la visite qu'elle allait avoir
le bonheur de recevoir ; elle va descendre, et dans dix minutes elle sera au
salon.
- C'est beaucoup d'honneur pour moi, dit Monte-Cristo, d'être ainsi, dès le
jour de mon arrivée à Paris, mis en rapport avec un homme dont le mérite égale
la réputation, et pour lequel la fortune, juste une fois, n'a pas fait
d'erreur ; mais n'a-t-elle pas encore, dans les plaines de la Mitidja ou dans
les montagnes de l'Atlas, un bâton de maréchal à vous offrir ?
- Oh ! répliqua Morcerf en rougissant un peu, j'ai quitté le service,
monsieur. Nommé pair sous la Restauration, j'étais de la première campagne, et
je servais sous les ordres du maréchal de Bourmont ; je pouvais donc prétendre à
un commandement supérieur, et qui sait ce qui fût arrivé si la branche aînée fût
restée sur le trône ! Mais la révolution de Juillet était, à ce qu'il paraît,
assez glorieuse pour se permettre d'être ingrate ; elle le fut pour tout service
qui ne datait pas de la période impériale ; je donnai donc ma démission, car,
lorsqu'on a gagné ses épaulettes sur le champ de bataille, on ne sait guère
manœuvrer sur le terrain glissant des salons ; j'ai quitté l'épée, je me suis
jeté dans la politique, je me voue à l'industrie, j'étudie les arts utiles.
Pendant les vingt années que j'étais resté au service, j'en avais bien eu le
désir, mais je n'en avais pas eu le temps.
- Ce sont de pareilles choses qui entretiennent la supériorité de votre
nation sur les autres pays, monsieur, répondit Monte-Cristo ; gentilhomme issu
de grande maison, possédant une belle fortune, vous avez d'abord consenti à
gagner les premiers grades en soldat obscur, c'est fort rare ; puis, devenu
général, pair de France, commandeur de la Légion d'honneur, vous consentez à
recommencer un second apprentissage, sans autre espoir, sans autre récompense
que celle d'être un jour utile à vos semblables... Ah ! monsieur, voilà qui est
vraiment beau ; je dirai plus, voilà qui est sublime." Albert regardait et
écoutait Monte-Cristo avec étonnement ; il n'était pas habitué à le voir
s'élever à de pareilles idées d'enthousiasme.
"Hélas ! continua l'étranger, sans doute pour faire disparaître
l'imperceptible nuage que ces paroles venaient de faire passer sur le front de
Morcerf, nous ne faisons pas ainsi en Italie, nous croissons selon notre race et
notre espèce, et nous gardons même feuillage, même taille, et souvent même
inutilité toute notre vie.
- Mais, monsieur, répondit le comte de Morcerf, pour un homme de votre
mérite, l'Italie n'est pas une patrie, et la France ne sera peut-être pas
ingrate pour tout le monde ; elle traite mal ses enfants, mais d'habitude elle
accueille grandement les étrangers.
- Eh ! mon père, dit Albert avec un sourire, on voit bien que vous ne
connaissez pas M. le comte de Monte-Cristo. Ses satisfactions à lui sont en
dehors de ce monde ; il n'aspire point aux honneurs, et en prend seulement ce
qui peut tenir sur un passeport.
- Voilà, à mon égard, l'expression la plus juste que j'aie jamais entendue,
répondit l'étranger.
- Monsieur a été le maître de son avenir, dit le comte de Morcerf avec un
soupir, et il a choisi le chemin de fleurs.
- Justement, monsieur, répliqua Monte-Cristo avec un de ces sourires qu'un
peintre ne rendra jamais, et qu'un physiologiste désespéra toujours
d'analyser.
- Si je n'eusse craint de fatiguer monsieur le comte, dit le général,
évidemment charmé des manières de Monte-Cristo, je l'eusse emmené à la Chambre ;
il y a aujourd'hui séance curieuse pour quiconque ne connaît pas nos sénateurs
modernes.
- Je vous serai fort reconnaissant, monsieur, si vous voulez bien me
renouveler cette offre une autre fois ; mais aujourd'hui l'on m'a flatté de
l'espoir d'être présenté à Mme la comtesse, et j'attendrai.
- Ah ! voici ma mère !" s'écria le vicomte. En effet, Monte-Cristo, en se
retournant vivement, vit Mme de Morcerf à l'entrée du salon, au seuil de la
porte opposée à celle par laquelle était entré son mari : immobile et pâle, elle
laissa, lorsque Monte-Cristo se retourna de son côté, tomber son bras qui, on ne
sait pourquoi, s'était appuyé sur le chambranle doré ; elle était là depuis
quelques secondes, et avait entendu les dernières paroles prononcées par le
visiteur ultra-montain. Celui-ci se leva et salua profondément la comtesse, qui
s'inclina à son tour, muette et cérémonieuse.
"Eh, mon Dieu ! madame, demanda le comte, qu'avez-vous donc ? serait-ce par
hasard la chaleur de ce salon qui vous fait mal ?
- Souffrez-vous, ma mère ?" s'écria le vicomte en s'élançant au-devant de
Mercédès. Elle les remercia tous deux avec un sourire.
"Non, dit-elle, mais j'ai éprouvé quelque émotion en voyant pour la première
fois celui sans l'intervention duquel nous serions en ce moment dans les larmes
et dans le deuil. Monsieur, continua la comtesse en s'avançant avec la majesté
d'une reine, je vous dois la vie de mon fils, et pour ce bienfait je vous bénis.
Maintenant je vous rends grâce pour le plaisir que vous me faites en me
procurant l'occasion de vous remercier comme je vous ai béni, c'est-à-dire du
fond du cœur." Le comte s'inclina encore, mais plus profondément que la première
fois ; il était plus pâle encore que Mercédès.
"Madame, dit-il, M. le comte et vous me récompensez trop généreusement d'une
action bien simple. Sauver un homme, épargner un tourment à un père, ménager la
sensibilité d'une femme, ce n'est point faire une bonne œuvre, c'est faire acte
d'humanité." A ces mots, prononcés avec une douceur et une politesse exquises,
Mme de Morcerf répondit avec un accent profond :
"Il est bien heureux pour mon fils, monsieur, de vous avoir pour ami, et je
remercie Dieu qui a fait les choses ainsi." Et Mercédès leva ses beaux yeux au
ciel avec une gratitude si infinie, que le comte crut y voir trembler deux
larmes. M. de Morcerf s'approcha d'elle.
"Madame, dit-il, j'ai déjà fait mes excuses à M. le comte d'être obligé de le
quitter, et vous les lui renouvellerez, je vous prie. La séance ouvre à deux
heures, il en est trois, et je dois parler.
- Allez, monsieur, je tâcherai de faire oublier votre absence à notre hôte,
dit la comtesse avec le même accent de sensibilité. Monsieur le comte,
continua-t-elle en se retournant vers Monte-Cristo, nous fera-t-il l'honneur de
passer le reste de la journée avec nous ?
- Merci, madame, et vous me voyez, croyez-le bien, on ne peut plus
reconnaissant de votre offre, mais je suis descendu ce matin à votre porte, de
ma voiture de voyage. Comment suis-je installé à Paris, je l'ignore ; où le
suis-je, je le sais à peine. C'est une inquiétude légère, je le sais, mais
appréciable cependant.
- Nous aurons ce plaisir une autre fois, au moins, vous nous le promettez ?"
demanda la comtesse. Monte-Cristo s'inclina sans répondre, mais le geste pouvait
passer pour un assentiment.
"Alors, je ne vous retiens pas, monsieur, dit la comtesse, car je ne veux pas
que ma reconnaissance devienne ou une indiscrétion ou une importunité.
- Mon cher comte, dit Albert, si vous le voulez bien, je vais essayer de vous
rendre à Paris votre gracieuse politesse de Rome, et mettre mon coupé à votre
disposition jusqu'à ce que vous ayez eu le temps de monter vos équipages.
- Merci mille fois de votre obligeance, vicomte, dit Monte-Cristo ; mais je
présume que M. Bertuccio aura convenablement employé les quatre heures et demie
que je viens de lui laisser, et que je trouverai à la porte une voiture
quelconque tout attelée." Albert était habitué à ces façons de la part du
comte : il savait qu'il était, comme Néron, à la recherche de l'impossible, et
il ne s'étonnait plus de rien ; seulement, il voulut juger par lui même de
quelle façon ses ordres avaient été exécutés ; il l'accompagna donc jusqu'à la
porte de l'hôtel. Monte-Cristo ne s'était pas trompé : dès qu'il avait paru dans
l'antichambre du comte de Morcerf, un valet de pied, le même qui à Rome était
venu apporter la carte du comte aux deux jeunes gens et leur annoncer sa visite,
s'était élancé hors du péristyle, de sorte qu'en arrivant au perron l'illustre
voyageur trouva effectivement sa voiture qui l'attendait. C'était un coupé
sortant des ateliers de Keller, et un attelage dont Drake avait, à la
connaissance de tous les lions de Paris, refusé la veille encore dix-huit mille
francs. "Monsieur, dit le comte à Albert, je ne vous propose pas de
m'accompagner jusque chez moi, et je ne pourrais vous montrer qu'une maison
improvisée, et j'ai, vous le savez, sous le rapport des improvisations, une
réputation à ménager. Accordez-moi un jour et permettez-moi alors de vous
inviter. Je serai plus sûr de ne pas manquer aux lois de l'hospitalité.
- Si vous me demandez un jour, monsieur le comte, je suis tranquille, ce ne
sera plus une maison que vous me montrerez, ce sera un palais. Décidément, vous
avez quelque génie à votre disposition.
- Ma foi, laissez-le croire, dit Monte-Cristo en mettant le pied sur les
degrés garnis de velours de son splendide équipage, cela me fera quelque bien
auprès des dames." Et il s'élança dans sa voiture, qui se referma derrière lui,
et partit au galop, mais pas si rapidement que le comte n'aperçut le mouvement
imperceptible qui fit trembler le rideau du salon où il avait laissé Mme de
Morcerf. Lorsque Albert rentra chez sa mère, il trouva la comtesse au boudoir,
plongée dans un grand fauteuil de velours : toute la chambre, noyée d'ombre, ne
laissait apercevoir que la paillette étincelante attachée çà et là au ventre de
quelque potiche ou à l'angle de quelque cadre d'or. Albert ne put voir le visage
de la comtesse perdu dans un nuage de gaze qu'elle avait roulée autour de ses
cheveux comme une auréole de vapeur ; mais il lui sembla que sa voix était
altérée : il distingua aussi, parmi les parfums des roses et des héliotropes de
la jardinière, la trace âpre et mordante des sels de vinaigre ; sur une des
coupes ciselées de la cheminée, en effet, le flacon de la comtesse, sorti de sa
gaine de chagrin, attira l'attention inquiète du jeune homme. "Souffrez-vous, ma
mère ? s'écria-t-il en entrant, et vous seriez-vous trouvée mal pendant mon
absence ?
- Moi ? non pas, Albert ; mais, vous comprenez, ces roses, ces tubéreuses et
ces fleurs d'oranger dégagent pendant ces premières chaleurs, auxquelles on
n'est pas habitué, de si violents parfums.
- Alors, ma mère, dit Morcerf en portant la main à la sonnette, il faut les
faire porter dans votre antichambre. Vous êtes vraiment indisposée ; déjà
tantôt, quand vous êtes entrée, vous étiez fort pâle.
- J'étais pâle, dites-vous, Albert ?
- D'une pâleur qui vous sied à merveille, ma mère, mais qui ne nous a pas
moins effrayés pour cela, mon père et moi.
- Votre père vous en a-t-il parlé ? demanda vivement Mercédès.
- Non, madame, mais c'est à vous-même, souvenez-vous, qu'il a fait cette
observation.
- Je ne me souviens pas dit la comtesse. Un valet entra : il venait au bruit
de la sonnette tirée par Albert.
"Portez ces fleurs dans l'antichambre ou dans le cabinet de toilette, dit le
vicomte ; elles font mal à Mme la comtesse." Le valet obéit. Il y eut un assez
long silence, et qui dura pendant tout le temps que se fit le déménagement.
"Qu'est-ce donc que ce nom de Monte-Cristo ? demanda la comtesse quand le
domestique fut sorti emportant le dernier vase de fleurs, est-ce un nom de
famille, un nom de terre, un titre simple ?
- C'est, je crois, un titre, ma mère, et voilà tout. Le comte a acheté une
île dans l'archipel toscan, et a, d'après ce qu'il a dit lui même ce matin,
fondé une commanderie. Vous savez que cela se fait ainsi pour Saint-Étienne de
Florence, pour Saint-Georges-Constantinien de Parme, et même pour l'ordre de
Malte. Au reste, il n'a aucune prétention à la noblesse et s'appelle un comte de
hasard, quoique l'opinion générale de Rome soit que le comte est un très grand
seigneur.
- Ses manières sont excellentes, dit la comtesse, du moins d'après ce que
j'ai pu en juger par les courts instants pendant lesquels il est resté ici.
- Oh ! parfaites, ma mère, si parfaites même qu'elles surpassent de beaucoup
tout ce que j'ai connu de plus aristocratique dans les trois noblesses les plus
fières de l'Europe, c'est-à-dire dans la noblesse anglaise, dans la noblesse
espagnole et dans la noblesse allemande." La comtesse réfléchit un instant, puis
après cette courte hésitation elle reprit ; "Vous avez vu, mon cher Albert,
c'est une question de mère que je vous adresse là, vous le comprenez, vous avez
vu M. de Monte-Cristo dans son intérieur ; vous avez de la perspicacité, vous
avez l'habitude du monde, plus de tact qu'on n'en a d'ordinaire à votre âge ;
croyez-vous que le comte soit ce qu'il paraît réellement être ?
- Et que paraît-il ?
- Vous l'avez dit vous-même à l'instant, un grand seigneur.
- Je vous ai dit, ma mère, qu'on le tenait pour tel.
- Mais qu'en pensez-vous, vous, Albert ?
- Je n'ai pas, je vous l'avouerai, d'opinion bien arrêtée sur lui ; je le
crois Maltais.
- Je ne vous interroge pas sur son origine ; je vous interroge sur sa
personne.
- Ah ! sur sa personne, c'est autre chose ; et j'ai vu tant de choses
étranges de lui, que si vous voulez que je vous dise ce que je pense, je vous
répondrai que je le regarderais volontiers comme un des hommes de Byron, que le
malheur a marqué d'un sceau fatal ; quelque Manfred, quelque Lara, quelque
Werner ; comme un de ces débris enfin de quelque vieille famille qui, déshérités
de leur fortune paternelle, en ont trouvé une par la force de leur génie
aventureux qui les a mis au-dessus des lois de la société.
- Vous dites ?...
- Je dis que Monte-Cristo est une île au milieu de la Méditerranée, sans
habitants, sans garnison, repaire de contrebandiers de toutes nations, de
pirates de tous pays. Qui sait si ces dignes industriels ne payent pas à leur
seigneur un droit d'asile ?
- C'est possible, dit la comtesse rêveuse.
- Mais n'importe, reprit le jeune homme, contrebandier ou non, vous en
conviendrez, ma mère, puisque vous l'avez vu, M. le comte de Monte-Cristo est un
homme remarquable et qui aura les plus grands succès dans les salons de Paris.
Et tenez, ce matin même, chez moi, il a commencé son entrée dans le monde en
frappant de stupéfaction jusqu'à Château-Renaud.
- Et quel âge peut avoir le comte ? demanda Mercédès, attachant visiblement
une grande importance à cette question.
- Il a trente-cinq à trente-six ans, ma mère.
- Si jeune ! c'est impossible, dit Mercédès répondant en même temps à ce que
lui disait Albert et à ce que lui disait sa propre pensée.
- C'est la vérité, cependant. Trois ou quatre fois il dit, et certes sans
préméditation, à telle époque cinq ans, à telle autre j'avais dix ans, à telle
douze ; moi, que la curiosité tenait éveillé sur détails, je rapprochais les
dates, et jamais je ne trouvé en défaut. L'âge de cet homme singulier, n'a pas
d'âge, est donc, j'en suis sûr, de trente ans. Au surplus, rappelez-vous, ma
mère, son œil est vif, combien ses cheveux sont et combien son front, quoique
pâle, est exempt rides ; c'est une nature non seulement vigoureuse, encore
jeune." La comtesse baissa la tête comme sous un flot trop d'arrières
pensées.
"Et cet homme s'est pris d'amitié pour vous, demanda-t-elle avec un
frissonnement nerveux.
- Je le crois, madame.
- Et vous... l'aimez-vous aussi ?
- Il me plaît, madame, quoi qu'en dise Franz d'Épinay, qui voulait le faire
passer à mes yeux pour un homme revenant de l'autre monde." La comtesse fit un
mouvement de terreur.
"Albert, dit-elle d'une voix altérée, je vous ai toujours mis en garde contre
les nouvelles connaissances. Maintenant vous êtes homme, et vous pourriez me
donner des conseils à moi même ; cependant je vous répète : Soyez prudent,
Albert.
- Encore faudrait-il, chère mère, pour que le conseil me fût profitable, que
je susse d'avance de quoi me méfier. Le comte ne joue jamais, le comte ne boit
que de l'eau dorée par une goutte de vin d'Espagne ; le comte s'est annoncé si
riche que, sans se faire rire au nez, il ne pourrait m'emprunter d'argent : que
voulez-vous que je craigne de la part du comte ?
- Vous avez raison, dit la comtesse, et mes terreurs sont folles, ayant pour
objet surtout un homme qui vous a sauvé la vie. A propos, votre père l'a-t-il
bien reçu, Albert ? Il est important que nous soyons plus que convenables avec
le comte. M. de Morcerf est parfois occupé, ses affaires le rendent soucieux, il
se pourrait que, sans le vouloir...
- Mon père a été parfait, madame, Albert ; je dirai plus : il a paru
infiniment flatté deux ou trois compliments des plus adroits que le comte lui a
glissés avec autant de bonheur que propos, comme s'il l'eût connu depuis trente
ans. Chacune de ces petites flèches louangeuses a dû toucher mon père, ajouta
Albert en riant de qu'ils se sont quittés les meilleurs amis du monde, que M. de
Morcerf voulait même l'emmener à Chambre pour lui faire entendre son discours."
La comtesse ne répondit pas ; elle était dans une rêverie si profonde que ses
yeux se sont fermés peu à peu. Le jeune homme, debout devant elle, la regardait
avec cet amour filial plus tendre plus affectueux chez les enfants dont les
mères sont jeunes et belles encore ; puis, après avoir vu ses yeux se fermer, il
l'écouta respirer un instant dans sa douce immobilité, et, la croyant assoupie,
il s'éloigna sur la pointe du pied, poussant avec précaution la porte de la
chambre où il laissait sa mère.
"Ce diable d'homme, murmura-t-il en secouant la tête, je lui ai bien prédit
là-bas qu'il ferait sensation dans le monde : je mesure son effet sur un
thermomètre infaillible. Ma mère l'a remarqué, donc il faut qu'il soit bien
remarquable." Et il descendit à ses écuries, non sans un dépit secret de ce que,
sans y avoir même songé, le comte de Monte-Cristo avait mis la main sur un
attelage qui renvoyait ses bais au numéro 2 dans l'esprit des connaisseurs.
"Décidément, dit-il, les hommes ne sont pas égaux ; il faudra que je prie mon
père de développer ce théorème à la Chambre haute."
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