La Dame Aux Camélias-Chapitre6
Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2010-06-30
Lu par Stanley
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Illustration : La Dame aux Camélias d'après portrait de Charles Chaplin
Musique : Ludwig van Beethoven - Laendler in C Minor Hess 68
Certains droits réservés (licence Creative Commons)
Musique : Ludwig van Beethoven - Laendler in C Minor Hess 68
Certains droits réservés (licence Creative Commons)
Chapitre VI
Je trouvai Armand dans son lit.
En me voyant, il me tendit sa main brûlante.
– Vous avez la fièvre, lui dis-je.
– Ce ne sera rien, la fatigue d'un voyage rapide, voilà tout.
– Vous venez de chez la soeur de Marguerite ?
– Oui, qui vous l'a dit ?
– Je le sais, et vous avez obtenu ce que vous vouliez ?
– Oui encore ; mais qui vous a informé du voyage et du but
que j'avais en le faisant ?
– Le jardinier du cimetière.
– Vous avez vu la tombe ?
C'est à peine si j'osais répondre, car le ton de cette phrase me
prouvait que celui qui me l'avait dite était toujours en proie à
l'émotion dont j'avais été le témoin, et que chaque fois que sa
pensée ou la parole d'un autre le reporterait sur ce douloureux
sujet, pendant longtemps encore cette émotion trahirait sa
volonté.
Je me contentai donc de répondre par un signe de tête.
– Il en a eu bien soin ? continua Armand.
Deux grosses larmes roulèrent sur les joues du malade qui
détourna la tête pour me les cacher. J'eus l'air de ne pas les voir et
j'essayai de changer la conversation.
– Voilà trois semaines que vous êtes parti ? lui dis-je.
Armand passa la main sur ses yeux et me répondit :
– Trois semaines juste.
– Votre voyage a été long.
– Oh ! je n'ai pas toujours voyagé, j'ai été malade quinze
jours, sans quoi je fusse revenu depuis longtemps ; mais, à peine
arrivé là-bas, la fièvre m'a pris, et j'ai été forcé de garder la
chambre.
– Et vous êtes reparti sans être bien guéri ?
– Si j'étais resté huit jours de plus dans ce pays, j'y serais
mort.
– Mais maintenant que vous voilà de retour, il faut vous
soigner ; vos amis viendront vous voir. Moi, tout le premier, si
vous me le permettez.
– Dans deux heures je me lèverai.
– Quelle imprudence !
– Il le faut.
– Qu'avez-vous donc à faire de si pressé ?
– Il faut que j'aille chez le commissaire de police.
– Pourquoi ne chargez-vous pas quelqu'un de cette mission
qui peut vous rendre plus malade encore ?
– C'est la seule chose qui puisse me guérir. Il faut que je la
voie. Depuis que j'ai appris sa mort, et surtout depuis que j'ai vu
sa tombe, je ne dors plus. Je ne peux pas me figurer que cette
femme que j'ai quittée si jeune et si belle est morte. Il faut que je
m'en assure par moi-même. Il faut que je voie ce que Dieu a fait
de cet être que j'ai tant aimé, et peut-être le dégoût du spectacle
remplacera-t-il le désespoir du souvenir ; vous m'accompagnerez,
n'est-ce pas… si cela ne vous ennuie pas trop ?
– Que vous a dit sa soeur ?
– Rien. Elle a paru fort étonnée qu'un étranger voulût acheter
un terrain et faire faire une tombe à Marguerite, et elle m'a signé
tout de suite l'autorisation que je lui demandais.
– Croyez-moi, attendez pour cette translation que vous soyez
bien guéri.
– Oh ! Je serai fort, soyez tranquille. D'ailleurs je deviendrais
fou, si je n'en finissais au plus vite avec cette résolution dont
l'accomplissement est devenu un besoin de ma douleur. Je vous
jure que je ne puis être calme que lorsque j'aurai vu Marguerite.
C'est peut-être une soif de la fièvre qui me brûle, un rêve de mes
insomnies, un résultat de mon délire ; mais dussé-je me faire
trappiste, comme M. de Rancé, après avoir vu, je verrai.
– Je comprends cela, dis-je à Armand, et je suis tout à vous ;
avez-vous vu Julie Duprat ?
– Oui. Oh ! je l'ai vue le jour même de mon premier retour.
– Vous a-t-elle remis les papiers que Marguerite lui avait
laissés pour vous ?
– Les voici.
Armand tira un rouleau de dessous son oreiller, et l'y replaça
immédiatement.
– Je sais par coeur ce que ces papiers renferment, me dit-il.
Depuis trois semaines je les ai relus dix fois par jour. Vous les
lirez aussi, mais plus tard, quand je serai plus calme et quand je
pourrai vous faire comprendre tout ce que cette confession révèle
de coeur et d'amour. Pour le moment, j'ai un service à réclamer de
vous.
– Lequel ?
– Vous avez une voiture en bas ?
– Oui.
– Eh bien, voulez-vous prendre mon passeport et aller
demander à la poste restante s'il y a des lettres pour moi ? Mon
père et ma soeur ont dû m'écrire à Paris, et je suis parti avec une
telle précipitation que je n'ai pas pris le temps de m'en informer
avant mon départ. Lorsque vous reviendrez, nous irons ensemble
prévenir le commissaire de police de la cérémonie de demain.
Armand me remit son passeport, et je me rendis rue Jean-
Jacques Rousseau.
Il y avait deux lettres au nom de Duval, je les pris et je revins.
Quand je reparus, Armand était tout habillé et prêt à sortir.
– Merci, me dit-il en prenant ses lettres. Oui, ajouta-t-il après
avoir regardé les adresses, oui, c'est de mon père et de ma soeur.
Ils ont dû ne rien comprendre à mon silence.
Il ouvrit les lettres, et les devina plutôt qu'il ne les lut, car
elles étaient de quatre pages chacune, et au bout d'un instant il les
avait repliées.
– Partons, me dit-il, je répondrai demain.
Nous allâmes chez le commissaire de police, à qui Armand
remit la procuration de la soeur de Marguerite.
Le commissaire lui donna en échange une lettre d'avis pour le
gardien du cimetière ; il fut convenu que la translation aurait lieu
le lendemain, à dix heures du matin, que je viendrais le prendre
une heure auparavant, et que nous nous rendrions ensemble au
cimetière.
Moi aussi, j'étais curieux d'assister à ce spectacle, et j'avoue
que la nuit je ne dormis pas.
À en juger par les pensées qui m'assaillirent, ce dut être une
longue nuit pour Armand.
Quand le lendemain, à neuf heures, j'entrai chez lui, il était
horriblement pâle, mais il paraissait calme.
Il me sourit et me tendit la main.
Ses bougies étaient brûlées jusqu'au bout, et, avant de sortir,
Armand prit une lettre fort épaisse, adressée à son père, et
confidente sans doute de ses impressions de la nuit.
Une demi-heure après nous arrivions à Montmartre.
Le commissaire nous attendait déjà.
On s'achemina lentement dans la direction de la tombe de
Marguerite. Le commissaire marchait le premier, Armand et moi
nous le suivions à quelques pas.
De temps en temps, je sentais tressaillir convulsivement le
bras de mon compagnon, comme si des frissons l'eussent
parcouru tout à coup. Alors, je le regardais ; il comprenait mon
regard et me souriait, mais, depuis que nous étions sortis de chez
lui, nous n'avions pas échangé une parole.
Un peu avant la tombe, Armand s'arrêta pour essuyer son
visage qu'inondaient de grosses gouttes de sueur.
Je profitai de cette halte pour respirer, car moi-même j'avais
le coeur comprimé comme dans un étau.
D'où vient le douloureux plaisir qu'on prend à ces sortes de
spectacles ! Quand nous arrivâmes à la tombe, le jardinier avait
retiré tous les pots de fleurs, le treillage de fer avait été enlevé, et
deux hommes piochaient la terre.
Armand s'appuya contre un arbre et regarda.
Toute sa vie semblait être passée dans ses yeux.
Tout à coup une des deux pioches grinça contre une pierre.
À ce bruit, Armand recula comme à une commotion
électrique, et me serra la main avec une telle force qu'il me fit
mal.
Un fossoyeur prit une large pelle et vida peu à peu la fosse ;
puis, quand il n'y eut plus que les pierres dont on couvre la bière,
il les jeta dehors une à une.
J'observais Armand, car je craignais à chaque minute que ses
sensations qu'il concentrait visiblement ne le brisassent ; mais il
regardait toujours, les yeux fixes et ouverts comme dans la folie,
et un léger tremblement des joues et des lèvres prouvait seul qu'il
était en proie à une violente crise nerveuse.
Quant à moi, je ne puis dire qu'une chose, c'est que je
regrettais d'être venu.
Quand la bière fut tout à fait découverte, le commissaire dit
aux fossoyeurs :
– Ouvrez.
Ces hommes obéirent, comme si c'eût été la chose du monde
la plus simple.
La bière était en chêne, et ils se mirent à dévisser la paroi
supérieure qui faisait couvercle. L'humidité de la terre avait
rouillé les vis, et ce ne fut pas sans efforts que la bière s'ouvrit.
Une odeur infecte s'en exhala, malgré les plantes aromatiques
dont elle était semée.
– Ô mon Dieu ! mon Dieu ! murmura Armand, et il pâlit
encore.
Les fossoyeurs eux-mêmes se reculèrent.
Un grand linceul blanc couvrait le cadavre, dont il dessinait
quelques sinuosités. Ce linceul était presque complètement
mangé à l'un des bouts, et laissait passer un pied de la morte.
J'étais bien près de me trouver mal, et, à l'heure où j'écris ces
lignes, le souvenir de cette scène m'apparaît encore dans son
imposante réalité.
– Hâtons-nous, dit le commissaire.
Alors un des deux hommes étendit la main, se mit à découdre
le linceul, et, le prenant par le bout, découvrit brusquement le
visage de Marguerite.
C'était terrible à voir, c'est horrible à raconter.
Les yeux ne faisaient plus que deux trous, les lèvres avaient
disparu, et les dents blanches étaient serrées les unes contre les
autres. Les longs cheveux noirs et secs étaient collés sur les
tempes et voilaient un peu les cavités vertes des joues, et
cependant je reconnaissais dans ce visage le visage blanc, rose et
joyeux que j'avais vu si souvent.
Armand, sans pouvoir détourner son regard de cette figure,
avait porté son mouchoir à sa bouche et le mordait.
Pour moi, il me sembla qu'un cercle de fer m'étreignait la
tête, un voile couvrit mes yeux, des bourdonnements m'emplirent
les oreilles, et tout ce que je pus faire fut d'ouvrir un flacon que
j'avais apporté à tout hasard et de respirer fortement les sels qu'il
renfermait.
Au milieu de cet éblouissement, j'entendis le commissaire
dire à M. Duval :
– Reconnaissez-vous ?
– Oui, répondit sourdement le jeune homme.
– Alors fermez et emportez, dit le commissaire.
Les fossoyeurs rejetèrent le linceul sur le visage de la morte,
fermèrent la bière, la prirent chacun par un bout et se dirigèrent
vers l'endroit qui leur avait été désigné.
Armand ne bougeait pas. Ses yeux étaient rivés à cette fosse
vide ; il était pâle comme le cadavre que nous venions de voir…
On l'eût dit pétrifié.
Je compris ce qui allait arriver lorsque la douleur diminuerait
par l'absence du spectacle, et par conséquent ne le soutiendrait
plus.
Je m'approchai du commissaire.
– La présence de monsieur, lui dis-je en montrant Armand,
est-elle nécessaire encore ?
– Non, me dit-il, et même je vous conseille de l'emmener, car
il paraît malade.
– Venez, dis-je alors à Armand en lui prenant le bras.
– Quoi ? fit-il en me regardant, comme s'il ne m'eût pas
reconnu.
– C'est fini, ajoutai-je, il faut vous en aller, mon ami, vous
êtes pâle, vous avez froid, vous vous tuerez avec ces émotions-là.
– Vous avez raison, allons-nous-en, répondit-il machinalement,
mais sans faire un pas.
Alors je le saisis par le bras et je l'entraînai.
Il se laissait conduire comme un enfant, murmurant
seulement de temps à autre :
– Avez-vous vu les yeux ?
Et il se retournait comme si cette vision l'eût rappelé.
Cependant sa marche devint saccadée ; il semblait ne plus
avancer que par secousses ; ses dents claquaient, ses mains
étaient froides, une violente agitation nerveuse s'emparait de
toute sa personne.
Je lui parlai, il ne me répondit pas.
Tout ce qu'il pouvait faire, c'était de se laisser conduire.
À la porte nous retrouvâmes une voiture. Il était temps.
À peine y eut-il pris place, que le frisson augmenta et qu'il eut
une véritable attaque de nerfs, au milieu de laquelle la crainte de
m'effrayer lui faisait murmurer en me pressant la main :
– Ce n'est rien, ce n'est rien, je voudrais pleurer.
Et j'entendais sa poitrine se gonfler, et le sang se portait à ses
yeux, mais les larmes n'y venaient pas.
Je lui fis respirer le flacon qui m'avait servi, et, quand nous
arrivâmes chez lui, le frisson seul se manifestait encore.
Avec l'aide du domestique, je le couchai, je fis allumer un
grand feu dans sa chambre, et je courus chercher mon médecin à
qui je racontai ce qui venait de se passer.
Il accourut.
Armand était pourpre, il avait le délire et bégayait des mots
sans suite, à travers lesquels le nom seul de Marguerite se faisait
entendre distinctement.
– Eh bien ? dis-je au docteur quand il eut examiné le malade.
– Eh bien, il a une fièvre cérébrale, ni plus ni moins, et c'est
bien heureux, car je crois, Dieu me pardonne, qu'il serait devenu
fou. Heureusement la maladie physique tuera la maladie morale,
et dans un mois il sera sauvé de l'une et de l'autre peut-être.
Source: http://www.ebooksgratuits.com
Je trouvai Armand dans son lit.
En me voyant, il me tendit sa main brûlante.
– Vous avez la fièvre, lui dis-je.
– Ce ne sera rien, la fatigue d'un voyage rapide, voilà tout.
– Vous venez de chez la soeur de Marguerite ?
– Oui, qui vous l'a dit ?
– Je le sais, et vous avez obtenu ce que vous vouliez ?
– Oui encore ; mais qui vous a informé du voyage et du but
que j'avais en le faisant ?
– Le jardinier du cimetière.
– Vous avez vu la tombe ?
C'est à peine si j'osais répondre, car le ton de cette phrase me
prouvait que celui qui me l'avait dite était toujours en proie à
l'émotion dont j'avais été le témoin, et que chaque fois que sa
pensée ou la parole d'un autre le reporterait sur ce douloureux
sujet, pendant longtemps encore cette émotion trahirait sa
volonté.
Je me contentai donc de répondre par un signe de tête.
– Il en a eu bien soin ? continua Armand.
Deux grosses larmes roulèrent sur les joues du malade qui
détourna la tête pour me les cacher. J'eus l'air de ne pas les voir et
j'essayai de changer la conversation.
– Voilà trois semaines que vous êtes parti ? lui dis-je.
Armand passa la main sur ses yeux et me répondit :
– Trois semaines juste.
– Votre voyage a été long.
– Oh ! je n'ai pas toujours voyagé, j'ai été malade quinze
jours, sans quoi je fusse revenu depuis longtemps ; mais, à peine
arrivé là-bas, la fièvre m'a pris, et j'ai été forcé de garder la
chambre.
– Et vous êtes reparti sans être bien guéri ?
– Si j'étais resté huit jours de plus dans ce pays, j'y serais
mort.
– Mais maintenant que vous voilà de retour, il faut vous
soigner ; vos amis viendront vous voir. Moi, tout le premier, si
vous me le permettez.
– Dans deux heures je me lèverai.
– Quelle imprudence !
– Il le faut.
– Qu'avez-vous donc à faire de si pressé ?
– Il faut que j'aille chez le commissaire de police.
– Pourquoi ne chargez-vous pas quelqu'un de cette mission
qui peut vous rendre plus malade encore ?
– C'est la seule chose qui puisse me guérir. Il faut que je la
voie. Depuis que j'ai appris sa mort, et surtout depuis que j'ai vu
sa tombe, je ne dors plus. Je ne peux pas me figurer que cette
femme que j'ai quittée si jeune et si belle est morte. Il faut que je
m'en assure par moi-même. Il faut que je voie ce que Dieu a fait
de cet être que j'ai tant aimé, et peut-être le dégoût du spectacle
remplacera-t-il le désespoir du souvenir ; vous m'accompagnerez,
n'est-ce pas… si cela ne vous ennuie pas trop ?
– Que vous a dit sa soeur ?
– Rien. Elle a paru fort étonnée qu'un étranger voulût acheter
un terrain et faire faire une tombe à Marguerite, et elle m'a signé
tout de suite l'autorisation que je lui demandais.
– Croyez-moi, attendez pour cette translation que vous soyez
bien guéri.
– Oh ! Je serai fort, soyez tranquille. D'ailleurs je deviendrais
fou, si je n'en finissais au plus vite avec cette résolution dont
l'accomplissement est devenu un besoin de ma douleur. Je vous
jure que je ne puis être calme que lorsque j'aurai vu Marguerite.
C'est peut-être une soif de la fièvre qui me brûle, un rêve de mes
insomnies, un résultat de mon délire ; mais dussé-je me faire
trappiste, comme M. de Rancé, après avoir vu, je verrai.
– Je comprends cela, dis-je à Armand, et je suis tout à vous ;
avez-vous vu Julie Duprat ?
– Oui. Oh ! je l'ai vue le jour même de mon premier retour.
– Vous a-t-elle remis les papiers que Marguerite lui avait
laissés pour vous ?
– Les voici.
Armand tira un rouleau de dessous son oreiller, et l'y replaça
immédiatement.
– Je sais par coeur ce que ces papiers renferment, me dit-il.
Depuis trois semaines je les ai relus dix fois par jour. Vous les
lirez aussi, mais plus tard, quand je serai plus calme et quand je
pourrai vous faire comprendre tout ce que cette confession révèle
de coeur et d'amour. Pour le moment, j'ai un service à réclamer de
vous.
– Lequel ?
– Vous avez une voiture en bas ?
– Oui.
– Eh bien, voulez-vous prendre mon passeport et aller
demander à la poste restante s'il y a des lettres pour moi ? Mon
père et ma soeur ont dû m'écrire à Paris, et je suis parti avec une
telle précipitation que je n'ai pas pris le temps de m'en informer
avant mon départ. Lorsque vous reviendrez, nous irons ensemble
prévenir le commissaire de police de la cérémonie de demain.
Armand me remit son passeport, et je me rendis rue Jean-
Jacques Rousseau.
Il y avait deux lettres au nom de Duval, je les pris et je revins.
Quand je reparus, Armand était tout habillé et prêt à sortir.
– Merci, me dit-il en prenant ses lettres. Oui, ajouta-t-il après
avoir regardé les adresses, oui, c'est de mon père et de ma soeur.
Ils ont dû ne rien comprendre à mon silence.
Il ouvrit les lettres, et les devina plutôt qu'il ne les lut, car
elles étaient de quatre pages chacune, et au bout d'un instant il les
avait repliées.
– Partons, me dit-il, je répondrai demain.
Nous allâmes chez le commissaire de police, à qui Armand
remit la procuration de la soeur de Marguerite.
Le commissaire lui donna en échange une lettre d'avis pour le
gardien du cimetière ; il fut convenu que la translation aurait lieu
le lendemain, à dix heures du matin, que je viendrais le prendre
une heure auparavant, et que nous nous rendrions ensemble au
cimetière.
Moi aussi, j'étais curieux d'assister à ce spectacle, et j'avoue
que la nuit je ne dormis pas.
À en juger par les pensées qui m'assaillirent, ce dut être une
longue nuit pour Armand.
Quand le lendemain, à neuf heures, j'entrai chez lui, il était
horriblement pâle, mais il paraissait calme.
Il me sourit et me tendit la main.
Ses bougies étaient brûlées jusqu'au bout, et, avant de sortir,
Armand prit une lettre fort épaisse, adressée à son père, et
confidente sans doute de ses impressions de la nuit.
Une demi-heure après nous arrivions à Montmartre.
Le commissaire nous attendait déjà.
On s'achemina lentement dans la direction de la tombe de
Marguerite. Le commissaire marchait le premier, Armand et moi
nous le suivions à quelques pas.
De temps en temps, je sentais tressaillir convulsivement le
bras de mon compagnon, comme si des frissons l'eussent
parcouru tout à coup. Alors, je le regardais ; il comprenait mon
regard et me souriait, mais, depuis que nous étions sortis de chez
lui, nous n'avions pas échangé une parole.
Un peu avant la tombe, Armand s'arrêta pour essuyer son
visage qu'inondaient de grosses gouttes de sueur.
Je profitai de cette halte pour respirer, car moi-même j'avais
le coeur comprimé comme dans un étau.
D'où vient le douloureux plaisir qu'on prend à ces sortes de
spectacles ! Quand nous arrivâmes à la tombe, le jardinier avait
retiré tous les pots de fleurs, le treillage de fer avait été enlevé, et
deux hommes piochaient la terre.
Armand s'appuya contre un arbre et regarda.
Toute sa vie semblait être passée dans ses yeux.
Tout à coup une des deux pioches grinça contre une pierre.
À ce bruit, Armand recula comme à une commotion
électrique, et me serra la main avec une telle force qu'il me fit
mal.
Un fossoyeur prit une large pelle et vida peu à peu la fosse ;
puis, quand il n'y eut plus que les pierres dont on couvre la bière,
il les jeta dehors une à une.
J'observais Armand, car je craignais à chaque minute que ses
sensations qu'il concentrait visiblement ne le brisassent ; mais il
regardait toujours, les yeux fixes et ouverts comme dans la folie,
et un léger tremblement des joues et des lèvres prouvait seul qu'il
était en proie à une violente crise nerveuse.
Quant à moi, je ne puis dire qu'une chose, c'est que je
regrettais d'être venu.
Quand la bière fut tout à fait découverte, le commissaire dit
aux fossoyeurs :
– Ouvrez.
Ces hommes obéirent, comme si c'eût été la chose du monde
la plus simple.
La bière était en chêne, et ils se mirent à dévisser la paroi
supérieure qui faisait couvercle. L'humidité de la terre avait
rouillé les vis, et ce ne fut pas sans efforts que la bière s'ouvrit.
Une odeur infecte s'en exhala, malgré les plantes aromatiques
dont elle était semée.
– Ô mon Dieu ! mon Dieu ! murmura Armand, et il pâlit
encore.
Les fossoyeurs eux-mêmes se reculèrent.
Un grand linceul blanc couvrait le cadavre, dont il dessinait
quelques sinuosités. Ce linceul était presque complètement
mangé à l'un des bouts, et laissait passer un pied de la morte.
J'étais bien près de me trouver mal, et, à l'heure où j'écris ces
lignes, le souvenir de cette scène m'apparaît encore dans son
imposante réalité.
– Hâtons-nous, dit le commissaire.
Alors un des deux hommes étendit la main, se mit à découdre
le linceul, et, le prenant par le bout, découvrit brusquement le
visage de Marguerite.
C'était terrible à voir, c'est horrible à raconter.
Les yeux ne faisaient plus que deux trous, les lèvres avaient
disparu, et les dents blanches étaient serrées les unes contre les
autres. Les longs cheveux noirs et secs étaient collés sur les
tempes et voilaient un peu les cavités vertes des joues, et
cependant je reconnaissais dans ce visage le visage blanc, rose et
joyeux que j'avais vu si souvent.
Armand, sans pouvoir détourner son regard de cette figure,
avait porté son mouchoir à sa bouche et le mordait.
Pour moi, il me sembla qu'un cercle de fer m'étreignait la
tête, un voile couvrit mes yeux, des bourdonnements m'emplirent
les oreilles, et tout ce que je pus faire fut d'ouvrir un flacon que
j'avais apporté à tout hasard et de respirer fortement les sels qu'il
renfermait.
Au milieu de cet éblouissement, j'entendis le commissaire
dire à M. Duval :
– Reconnaissez-vous ?
– Oui, répondit sourdement le jeune homme.
– Alors fermez et emportez, dit le commissaire.
Les fossoyeurs rejetèrent le linceul sur le visage de la morte,
fermèrent la bière, la prirent chacun par un bout et se dirigèrent
vers l'endroit qui leur avait été désigné.
Armand ne bougeait pas. Ses yeux étaient rivés à cette fosse
vide ; il était pâle comme le cadavre que nous venions de voir…
On l'eût dit pétrifié.
Je compris ce qui allait arriver lorsque la douleur diminuerait
par l'absence du spectacle, et par conséquent ne le soutiendrait
plus.
Je m'approchai du commissaire.
– La présence de monsieur, lui dis-je en montrant Armand,
est-elle nécessaire encore ?
– Non, me dit-il, et même je vous conseille de l'emmener, car
il paraît malade.
– Venez, dis-je alors à Armand en lui prenant le bras.
– Quoi ? fit-il en me regardant, comme s'il ne m'eût pas
reconnu.
– C'est fini, ajoutai-je, il faut vous en aller, mon ami, vous
êtes pâle, vous avez froid, vous vous tuerez avec ces émotions-là.
– Vous avez raison, allons-nous-en, répondit-il machinalement,
mais sans faire un pas.
Alors je le saisis par le bras et je l'entraînai.
Il se laissait conduire comme un enfant, murmurant
seulement de temps à autre :
– Avez-vous vu les yeux ?
Et il se retournait comme si cette vision l'eût rappelé.
Cependant sa marche devint saccadée ; il semblait ne plus
avancer que par secousses ; ses dents claquaient, ses mains
étaient froides, une violente agitation nerveuse s'emparait de
toute sa personne.
Je lui parlai, il ne me répondit pas.
Tout ce qu'il pouvait faire, c'était de se laisser conduire.
À la porte nous retrouvâmes une voiture. Il était temps.
À peine y eut-il pris place, que le frisson augmenta et qu'il eut
une véritable attaque de nerfs, au milieu de laquelle la crainte de
m'effrayer lui faisait murmurer en me pressant la main :
– Ce n'est rien, ce n'est rien, je voudrais pleurer.
Et j'entendais sa poitrine se gonfler, et le sang se portait à ses
yeux, mais les larmes n'y venaient pas.
Je lui fis respirer le flacon qui m'avait servi, et, quand nous
arrivâmes chez lui, le frisson seul se manifestait encore.
Avec l'aide du domestique, je le couchai, je fis allumer un
grand feu dans sa chambre, et je courus chercher mon médecin à
qui je racontai ce qui venait de se passer.
Il accourut.
Armand était pourpre, il avait le délire et bégayait des mots
sans suite, à travers lesquels le nom seul de Marguerite se faisait
entendre distinctement.
– Eh bien ? dis-je au docteur quand il eut examiné le malade.
– Eh bien, il a une fièvre cérébrale, ni plus ni moins, et c'est
bien heureux, car je crois, Dieu me pardonne, qu'il serait devenu
fou. Heureusement la maladie physique tuera la maladie morale,
et dans un mois il sera sauvé de l'une et de l'autre peut-être.
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