Le Grand Meaulnes (chap24-25-26)
Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2008-07-08
Lu par Christophe
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2ème Partie - Chapitres 24,25 et 26
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Le Bohémien enlève son bandeau.
Enfin glissa lentement, entre les rideaux, la face ? sillonnée de rides, tout écarquillée tantôt par la gaieté tantôt par la détresse, et semée de pains à cacheter ! ? d'un long pierrot en trois pièces mal articulées, recroquevillé sur son ventre comme par une colique, marchant sur la pointe des pieds comme par excès de prudence et de crainte, les mains empêtrées dans des manches trop longues qui balayaient la piste.
Je ne saurais plus reconstituer aujourd'hui le sujet de sa pantomime. Je me rappelle seulement que dès son arrivée dans le cirque, après s'être vainement et désespérément retenu sur les pieds, il tomba. Il eut beau se relever ; c'était plus fort que lui : il tombait. Il ne cessait pas de tomber. Il s'embarrassait dans quatre chaises à la fois. Il entraînait dans sa chute une table énorme qu'on avait apportée sur la piste. Il finit par aller s'étaler par delà la barrière du cirque jusque sur les pieds des spectateurs. Deux aides, racolés dans le public à grand'peine, le tiraient par les pieds et le remettaient debout après d'inconcevables efforts. Et chaque fois qu'il tombait, il poussait un petit cri, varié chaque fois, un petit cri insupportable, où la détresse et la satisfaction se mêlaient à doses égales. Au dénouement, grimpé sur un échafaudage de chaises, il fit une chute immense et très lente, et son ululement de triomphe strident et misérable durait aussi longtemps que sa chute, accompagné par les cris d'effroi des femmes.
Durant la seconde partie de sa pantomime, je revois, sans bien m'en rappeler la raison, "le pauvre pierrot qui tombe" sortant d'une de ses manches une petite poupée bourrée de son et mimant avec elle toute une scène tragi-comique. En fin de compte, il lui faisait sortir par la bouche tout le son qu'elle avait dans le ventre. Puis, avec de petits cris pitoyables, il la remplissait de bouillie et, au moment de la plus grande attention, tandis que tous les spectateurs, la lèvre pendante, avaient les yeux fixés sur la fille visqueuse et crevée du pauvre pierrot, il la saisit soudain par un bras et la lança à toute volée, à travers les spectateurs, sur la figure de Jasmin Delouche, dont elle ne fit que mouiller l'oreille, pour aller ensuite s'aplatir sur l'estomac de Mme Pignot, juste au-dessous du menton. La boulangère poussa un tel cri, elle se renversa si fort en arrière et toutes ses voisines l'imitèrent si bien que le banc se rompit, et la boulangère, Fernande, la triste veuve Delouche et vingt autres s'effondrèrent, les jambes en l'air, au milieu des rires, des cris et des applaudissements, tandis que le grand clown, abattu la face contre terre, se relevait pour saluer et dire :
"Nous avons, messieurs et mesdames, l'honneur de vous remercier !"
Mais à ce moment même et au milieu de l'immense brouhaha, le grand Meaulnes, silencieux depuis le début de la pantomime et qui semblait plus absorbé de minute en minute, se leva brusquement, me saisit par le bras, comme incapable de se contenir, et me cria :
"Regarde le bohémien ! Regarde ! Je l'ai enfin reconnu".
Avant même d'avoir regardé, comme si depuis longtemps, inconsciemment, cette pensée couvait en moi et n'attendait que l'instant d'éclore, j'avais deviné ! Debout après d'un quinquet, à l'entre de la roulotte, le jeune personnage inconnu avait défait son bandeau et jeté sur les épaules une pèlerine. On voyait, dans la lueur fumeuse, comme naguère à la lumière de la bougie, dans la chambre du Domaine, un très fin, très aquilin visage sans moustache. Pâle, les lèvres entr'ouvertes, il feuilletait hâtivement une sorte de petit album rouge qui devait être un atlas de poche. Sauf une cicatrice qui lui barrait la tempe et disparaissait sous la masse des cheveux, c'était, tel que me l'avait décrit minutieusement le grand Meaulnes, le fiancé du Domaine inconnu.
Il était évident qu'il avait enlevé son bandage pour être reconnu de nous. Mais à peine le grand Meaulnes avait-il fait ce mouvement et poussé ce cri, que le jeune homme rentrait dans la roulotte, après nous avoir jeté un coup d'oeil d'entente et nous avoir souri, avec une vague tristesse, comme il souriait d'ordinaire.
"Et l'autre ! disait Meaulnes avec fièvre, comment ne l'ai-je pas reconnu tout de suite ! C'est le pierrot de la fête, là-bas..."
Et il descendit les gradins pour aller vers lui. Mais déjà Ganache avait coupé toutes les communications avec la piste ; un à un il éteignait les quatre quinquets du cirque, et nous étions obligés de suivre la foule qui s'écoulait très lentement, canalisée entre les bancs parallèles, dans l'ombre où nous piétinions d'impatience.
Dès qu'il fut dehors enfin, le grand Meaulnes se précipita vers la roulotte, escalada le marchepied, frappa à la porte, mais tout était clos déjà. Déjà sans doute, dans la voiture à rideaux, comme dans celle du poney, de la chèvre et des oiseaux savants, tout le monde était rentré et commençait à dormir.
Les gendarmes !
Il nous fallut rejoindre la troupe de messieurs et de dames qui revenaient vers le Cours Supérieur, par les rues obscures. Cette fois nous comprenions tout. Cette grande silhouette blanche que Meaulnes avait vue, le dernier soir de la fête, filer entre les arbres, c'était Ganache, qui avait recueilli le fiancé désespéré et s'était enfui avec lui. L'autre avait accepté cette existence sauvage, pleine de risques, de jeux et d'aventures. Il lui avait semblé recommencer son enfance...
Frantz de Galais nous avait jusqu'ici caché son nom et il avait feint d'ignorer le chemin du Domaine, par peur sans doute d'être forcé de rentrer chez ses parents ; mais pourquoi, ce soir-là, lui avait-il plu soudain de se faire connaître à nous et de nous laisser deviner la vérité tout entière ?...
Que de projets le grand Meaulnes ne fit-il pas, tandis que la troupe des spectateurs s'écoulait lentement à travers le bourg. Il décida que, dès le lendemain matin, qui était un jeudi, il irait trouver Frantz. Et, tous les deux, ils partiraient pour là-bas ! Quel voyage sur la route mouillée ! Frantz expliquerait tout ; tout s'arrangeait, et la merveilleuse aventure allait reprendre là où elle s'était interrompue...
Quant à moi je marchais dans l'obscurité avec un gonflement de cœur indéfinissable. Tout se mêlait pour contribuer à ma joie, depuis le faible plaisir que donnait l'attente du jeudi jusqu'à la très grande découverte que nous venions de faire, jusqu'à la très grande chance qui nous était échue. Et je me souviens que, dans ma soudaine générosité de coeur, je m'approchai de la plus laide des filles du notaire à qui l'on m'imposait parfois le supplice d'offrir mon bras, et spontanément je lui donnai la main.
Amers souvenirs ! Vains espoirs écrasés !
Le lendemain, dès huit heures, lorsque nous débouchâmes tous les deux sur la place de l'église, avec nos souliers bien cirés, nos plaques de ceinturons bien astiquées et nos casquettes neuves, Meaulnes, qui jusque-là se retenait de sourire en me regardant, poussa un cri et s'élança vers la place vide... Sur l'emplacement de la baraque et des voitures, il n'y avait plus qu'un pot cassé et des chiffons. Les bohémiens étaient partis...
Un petit vent qui nous parut glacé soufflait. Il me semblait qu'à chaque pas nous allions buter sur le sol caillouteux et dur de la place et que nous allions tomber. Meaulnes, affolé, fit deux fois le mouvement de s'élancer, d'abord sur la route du Vieux-Nancay, puis sur la route de Saint-Loup-des-Bois. Il mit sa main au-dessus de ses yeux, espérant un instant que nos gens venaient seulement de partir. Mais que faire ? Dix traces de voitures s'embrouillaient sur la place, puis s'effaçaient sur la route dure. Il fallut rester là, inertes.
Et tandis que nous revenions, à travers le village où la matinée du jeudi commençait, quatre gendarmes à cheval, avertis par Delouche la veille au soir, débouchèrent au galop sur la place et s'éparpillèrent à travers les rues pour garder toutes les issues, comme des dragons qui font la reconnaissance d'un village... Mais il était trop tard. Ganache, le voleur de poulets, avait fuit avec son compagnon. Les gendarmes ne retrouvèrent personne, ni lui, ni ceux-là qui chargeaient dans des voitures les chapons qu'il étranglait. Prévenu à temps par le mot imprudent de Jasmin, Frantz avait dû comprendre soudain de quel métier son compagnon et lui vivaient, quand la caisse de la roulotte était vide ; plein de honte et de fureur, il avait arrêté aussitôt un itinéraire et décidé de prendre du champ avant l'arrivée des gendarmes. Mais, ne craignant plus désormais qu'on tentât de le ramener au domaine de son père, il avait voulu se montrer à nous sans bandage, avant de disparaître.
Un seul point resta toujours obscur : comment Ganache avait-il pu à la fois dévaliser les basses-cours et quérir la bonne soeur pour la fièvre de son ami ? Mais n'était-ce pas là toute l'histoire du pauvre diable ? Voleur et chemineau d'un côté, bonne créature de l'autre...
A la recherche du sentier perdu.
Comme nous rentrions, le soleil dissipait la légère brume du matin ; les ménagères sur le seuil des maisons secouaient leurs tapis ou bavardaient ; et, dans les champs et les bois, aux portes du bourg, commençait la plus radieuse matinée de printemps qui soit restée dans ma mémoire.
Tous les grands élèves du cours devaient arriver vers huit heures, ce jeudi-là, pour préparer, durant la matinée, les uns le Certificat d'Etudes Supérieurs, les autres le concours de l'Ecole Normale. Lorsque nous arrivâmes tous les deux. Meaulnes plein d'un regret et d'une agitation qui ne lui permettaient pas de rester immobile, moi très battu, l'école était vide... Un rayon de frais soleil glissait sur la poussière d'un banc vermoulu, et sur le vernis écaillé d'un planisphère.
Comment rester là, devant un livre, à ruminer notre déception, tandis que tout nous appelait au-dehors : les poursuites des oiseaux dans les branches près des fenêtres, la fuite des autres élèves vers les prés et les bois, et surtout le fiévreux désir d'essayer au plus vite l'itinéraire incomplet vérifié par le bohémien ? dernière ressource de notre sac presque vide, dernière clef du trousseau, après avoir essayé toutes les autres ?... Cela était au-dessus de nos forces ! Meaulnes marchait de long en large, allait auprès des fenêtres, regardait dans le jardin, puis revenait et regardait vers le bourg, comme s'il eût attendu quelqu'un qui ne viendrait certainement pas.
"J'ai l'idée, me dit-il enfin, j'ai l'idée que ce n'est peut-être pas aussi loin que nous l'imaginions... Frantz a supprimé sur mon plan toute une portion de la route que j'avais indiquée. Cela veut dire, peut-être, que la jument a fait, pendant mon sommeil, un long détour inutile..."
J'étais à moitié assis sur le coin d'une grande table, un pied par terre, l'autre ballant, l'air découragé et désoeuvré, la tête basse.
"Pourtant, dis-je, au retour, dans la berline, ton voyage a duré toute la nuit.
- Nous étions partis à minuit, répondit-il vivement. On m'a déposé à quatre heures du matin, à environ six kilomètres à l'ouest de Sainte-Agathe, tandis que j'étais parti par la route de La Gare à l'est. Il faut donc compter ces six kilomètres en moins entre Sainte-Agathe et le pays perdu.
"Vraiment, il me semble qu'en sortant du bois des Communaux, on ne doit pas être à plus de deux lieues de ce que nous cherchons."
- Ce sont précisément ces deux lieues-là qui manquent sur ta carte.
- C'est vrai. Et la sortie du bois est bien à une lieue et demie d'ici, mais pour un bon marcheur, cela peut se faire en une matinée..."
A cet instant Moucheboeuf arriva. Il avait une tendance irritante à se faire passer pour bon élève, non pas en travaillant mieux que les autres, mais en se signalant dans des circonstances comme celle-ci.
"Je savais bien, dit-il triomphant, ne trouver que vous deux. Tous les autres sont partis pour le bois des Communaux. En tête : Jasmin Delouche qui connaît les nids".
Et, voulant faire le bon apôtre, il commença à raconter tout ce qu'ils avaient dit pour narguer le Cours, M. Seurel et nous, en décidant cette expédition.
"S'ils sont au bois, je les verrai sans doute en passant, dit Meaulnes, car je m'en vais aussi. Je serai de retour vers midi et demi".
Moucheboeuf resta ébahi.
"Ne viens-tu pas ?" me demanda Augustin, s'arrêtant une seconde sur le seuil de la porte entr'ouverte ? ce qui fit entrer dans la pièce grise, en une bouffée d'air tiédi par le soleil, un fouillis de cris, d'appels, de pépiements, le bruit d'un seau sur la margelle du puits et le claquement d'un fouet au loin.
"Non, dis-je, bien que la tentation fût forte, je ne puis pas, à cause de M. Seurel. Mais hâte-toi. Je t'attendrai avec impatience".
Il fit un geste vague et partit, très vite, plein d'espoir.
Lorsque M. Seurel arriva, vers dix heures, il avait quitté sa veste d'alpaga noir, revêtu un paletot de pêcheur aux vastes poches boutonnées, un chapeau de paille et de courtes jambières vernies pour serrer le bas de son pantalon. Je crois bien qu'il ne fut guère surpris de ne trouver personne. Il ne voulut pas entendre Moucheboeuf qui lui répéta trois fois que les gars avaient dit :
"S'il a besoin de nous, qu'il vienne donc nous chercher !"
Et il commanda :
"Serrez vos affaires, prenez vos casquettes, et nous allons les dénicher à notre tour... Pourras-tu marcher jusque-là, François ?"
J'affirmai que oui et nous partîmes.
Il fut entendu que Moucheboeuf conduirait M. Seurel et lui servirait d'appeau... C'est-à-dire que, connaissant les futaies où se trouvaient les dénicheurs, il devait de temps à autre crier à toute voix :
"Hop ! Hola ! Giraudat ! Delouche ! Où êtes-vous ?... Y en a-t-il ?... En avez-vous trouvé ?..."
Quant à moi, je fus chargé, à mon vif plaisir, de suivre la lisière est du bois, pour le cas où les écoliers fugitifs chercheraient à s'échapper de ce côté.
Or dans le plan rectifié par le bohémien et que nous avions maintes fois étudié avec Meaulnes, il semblait qu'un chemin à un trait, un chemin de terre, partit de cette lisière du bois pour aller dans la direction du Domaine. Si j'allais le découvrir ce matin !... Je commençai à me persuader que, avant midi, je me trouverais sur le chemin du manoir perdu...
La merveilleuse promenade !... Dès que nous eûmes passé le Glacis et contourné le Moulin, je quittai mes deux compagnons, M. Seurel dont on eût dit qu'il partait en guerre ? je crois bien qu'il avait mis dans sa poche un vieux pistolet ? et ce traître de Moucheboeuf.
Prenant un chemin de traverse, j'arrivai bientôt à la lisière du bois ? seul à travers la campagne pour la première fois de ma vie comme une patrouille que son caporal a perdue.
Me voici, j'imagine, près de ce bonheur mystérieux que Meaulnes a entrevu un jour. Toute la matinée est à moi pour explorer la lisière du bois, l'endroit le plus frais et le plus caché du pays, tandis que mon grand frère aussi est parti à la découverte. C'est comme un ancien lit de ruisseau. Je passe sous les basses branches d'arbres dont je ne sais pas le nom mais qui doivent être des aulnes. J'ai sauté tout à l'heure un échalier au bout de la sente, et je me suis trouvé dans cette grande voie d'herbe verte qui coule sous les feuilles, foulant par endroits les orties, écrasant les hautes valérianes.
Parfois mon pied se pose, durant quelques pas, sur un banc de sable fin. Et dans le silence, j'entends un oiseau--je m'imagine que c'est un rossignol, mais sans doute je me trompe, puisqu'ils ne chantent que le soir ? un oiseau qui répète obstinément la même phrase : voix de la matinée, parole dite sous l'ombrage, invitation délicieuse au voyage entre les aulnes. Invisible, entêté, il semble m'accompagner sous la feuille.
Pour la première fois me voilà, moi aussi, sur le chemin de l'aventure. Ce ne sont plus des coquilles abandonnées par les eaux que je cherche, sous la direction de M. Seurel, ni les orchis que le maître d'école ne connaisse pas, ni même, comme cela nous arrivait souvent dans le champ du père Martin, cette fontaine profonde et tarie, couverte d'un grillage, enfouie sous tant d'herbes folles qu'il fallait chaque fois plus de temps pour la retrouver... Je cherche quelque chose de plus mystérieux encore. C'est le passage dont il est question dans les livres, l'ancien chemin obstrué, celui dont le prince harassé de fatigue n'a pu trouver l'entrée. Cela se découvre à l'heure la plus perdue de la matinée, quand on a depuis longtemps oublié qu'il va être onze heures, midi... Et soudain, en écartant, dans le feuillage profond, les branches, avec ce geste hésitant des mains à hauteur du visage inégalement écartées, on l'aperçoit comme une longue avenue sombre dont la sortie est un rond de lumière tout petit.
Mais tandis que j'espère et m'enivre ainsi, voici que brusquement je débouche dans une sorte de clairière, qui se trouve être tout simplement un pré. Je suis arrivé sans y penser à l'extrémité des Communaux, que j'avais toujours imaginée infiniment loin. Et voici à ma droite, entre des piles de bois, toute bourdonnante dans l'ombre, la maison du garde. Deux paires de bas sèchent sur l'appui de la fenêtre. Les années passées, lorsque nous arrivions à l'entrée du bois, nous disions toujours, en montrant un point de lumière tout au bout de l'immense allée noire : "C'est là-bas la maison du garde ; la maison de Baladier". Mais jamais nous n'avions poussé jusque là. Nous entendions dire quelquefois, comme s'il se fût agi d'une expédition extraordinaire : "Il a été jusqu'à la maison du garde !..."
Cette fois, je suis allé jusqu'à la maison de Baladier, et je n'ai rien trouvé.
Je commençais à souffrir de ma jambe fatiguée et de la chaleur que je n'avais pas sentie jusque-là ; je craignais de faire tout seul le chemin du retour, lorsque j'entendis près de moi l'appeau de M. Seurel, la voix de Moucheboeuf, puis d'autres voix qui m'appelaient...
Il y avait là une troupe de six grands gamins, où, seul, le traître Moucheboeuf avait l'air triomphant. C'était Giraudat, Auberger, Delage et d'autres... Grâce à l'appeau, on avait pris les uns grimpés dans un merisier isolé au milieu d'une clairière ; les autres en train de dénicher des pics-verts. Giraudat, le nigaud aux yeux bouffis, à la blouse crasseuse, avait caché les petits dans son estomac, entre sa chemise et sa peau. Deux de leurs compagnons s'étaient enfuis à l'approche de M. Seurel : ce devait être Delouche et le petit Coffin. Ils avaient d'abord répondu par des plaisanteries à l'adresse de "Mouchevache !", que répétaient les échos des bois, et celui-ci, maladroitement, se croyant sûr de son affaire, avait répondu, vexé :
"Vous n'avez qu'à descendre, vous savez ! M. Seurel est là..."
Alors tout s'était tu subitement ; ç'avait été une fuite silencieuse à travers le bois. Et comme ils le connaissaient à fond, il ne fallait pas songer à les rejoindre. On ne savait pas non plus où le grand Meaulnes était passé. On n'avait pas entendu sa voix ; et l'on dut renoncer à poursuivre les recherches.
Il était plus de midi lorsque nous reprîmes la route de Sainte-Agathe, lentement, la tête basse, fatigués, terreux. A la sortie du bois, lorsque nous eûmes frotté et secoué la boue de nos souliers sur la route sèche, le soleil commença de frapper dur. Déjà ce n'était plus ce matin de printemps si frais et si luisant. Les bruits de l'après-midi avaient commencé. De loin en loin un cop criait, cri désolé ! dans les fermes désertes aux alentours de la route. A la descente du Glacis, nous nous arrêtâmes un instant pour causer avec des ouvriers des champs qui avaient repris leur travail après le déjeuner. Ils étaient accoudés à la barrière, et M. Seurel leur disait :
"De fameux galopins ! Tenez, regardez Giraudat. Il a mis les oisillons dans sa chemise. Ils ont fait là dedans ce qu'ils ont voulu. C'est du propre !..."
Il me semblait que c'était de ma débâcle aussi que les ouvriers riaient. Ils riaient en hochant la tête, mais ils ne donnaient pas tout à fait tort aux jeunes gars qu'ils connaissaient bien. Ils nous confièrent même, lorsque M. Seurel eut repris la tête de la colonne :
"Il y en a un autre qui est passé, un grand, vous savez bien... Il a dû rencontrer, en revenant, la voiture des Granges, et on l'a fait monter, il est descendu, plein de terre, tout déchiré, ici, à l'entrée du chemin des Granges ! Nous lui avons dit que nous vous avions vus passer ce matin, mais que vous n'étiez pas de retour encore. Et il a continué tout doucement sa route vers Sainte-Agathe".
En effet, assis sur une pile du pont des Glacis, nous attendait le grand Meaulnes, l'air brisé de fatigue. Aux questions de M. Seurel, il répondit que lui aussi était parti à la recherche des écoliers buissonniers. Et à celle que je lui posai tout bas, il dit seulement en hochant la tête avec découragement :
"Non ! rien ! rien qui ressemble à ça".
Après déjeuner, dans la classe fermée, noire et vide, au milieu du pays radieux, il s'assit à l'une des grandes tables et, la tête dans les bras, il dormit longtemps, d'un sommeil triste et lourd. Vers le soir, après un long instant de réflexion, comme s'il venait de prendre une décision importante, il écrivit une lettre à sa mère. Et c'est tout ce que je me rappelle de cette morne fin d'un grand jour de défaite.
Source: InLibroVeritas
Enfin glissa lentement, entre les rideaux, la face ? sillonnée de rides, tout écarquillée tantôt par la gaieté tantôt par la détresse, et semée de pains à cacheter ! ? d'un long pierrot en trois pièces mal articulées, recroquevillé sur son ventre comme par une colique, marchant sur la pointe des pieds comme par excès de prudence et de crainte, les mains empêtrées dans des manches trop longues qui balayaient la piste.
Je ne saurais plus reconstituer aujourd'hui le sujet de sa pantomime. Je me rappelle seulement que dès son arrivée dans le cirque, après s'être vainement et désespérément retenu sur les pieds, il tomba. Il eut beau se relever ; c'était plus fort que lui : il tombait. Il ne cessait pas de tomber. Il s'embarrassait dans quatre chaises à la fois. Il entraînait dans sa chute une table énorme qu'on avait apportée sur la piste. Il finit par aller s'étaler par delà la barrière du cirque jusque sur les pieds des spectateurs. Deux aides, racolés dans le public à grand'peine, le tiraient par les pieds et le remettaient debout après d'inconcevables efforts. Et chaque fois qu'il tombait, il poussait un petit cri, varié chaque fois, un petit cri insupportable, où la détresse et la satisfaction se mêlaient à doses égales. Au dénouement, grimpé sur un échafaudage de chaises, il fit une chute immense et très lente, et son ululement de triomphe strident et misérable durait aussi longtemps que sa chute, accompagné par les cris d'effroi des femmes.
Durant la seconde partie de sa pantomime, je revois, sans bien m'en rappeler la raison, "le pauvre pierrot qui tombe" sortant d'une de ses manches une petite poupée bourrée de son et mimant avec elle toute une scène tragi-comique. En fin de compte, il lui faisait sortir par la bouche tout le son qu'elle avait dans le ventre. Puis, avec de petits cris pitoyables, il la remplissait de bouillie et, au moment de la plus grande attention, tandis que tous les spectateurs, la lèvre pendante, avaient les yeux fixés sur la fille visqueuse et crevée du pauvre pierrot, il la saisit soudain par un bras et la lança à toute volée, à travers les spectateurs, sur la figure de Jasmin Delouche, dont elle ne fit que mouiller l'oreille, pour aller ensuite s'aplatir sur l'estomac de Mme Pignot, juste au-dessous du menton. La boulangère poussa un tel cri, elle se renversa si fort en arrière et toutes ses voisines l'imitèrent si bien que le banc se rompit, et la boulangère, Fernande, la triste veuve Delouche et vingt autres s'effondrèrent, les jambes en l'air, au milieu des rires, des cris et des applaudissements, tandis que le grand clown, abattu la face contre terre, se relevait pour saluer et dire :
"Nous avons, messieurs et mesdames, l'honneur de vous remercier !"
Mais à ce moment même et au milieu de l'immense brouhaha, le grand Meaulnes, silencieux depuis le début de la pantomime et qui semblait plus absorbé de minute en minute, se leva brusquement, me saisit par le bras, comme incapable de se contenir, et me cria :
"Regarde le bohémien ! Regarde ! Je l'ai enfin reconnu".
Avant même d'avoir regardé, comme si depuis longtemps, inconsciemment, cette pensée couvait en moi et n'attendait que l'instant d'éclore, j'avais deviné ! Debout après d'un quinquet, à l'entre de la roulotte, le jeune personnage inconnu avait défait son bandeau et jeté sur les épaules une pèlerine. On voyait, dans la lueur fumeuse, comme naguère à la lumière de la bougie, dans la chambre du Domaine, un très fin, très aquilin visage sans moustache. Pâle, les lèvres entr'ouvertes, il feuilletait hâtivement une sorte de petit album rouge qui devait être un atlas de poche. Sauf une cicatrice qui lui barrait la tempe et disparaissait sous la masse des cheveux, c'était, tel que me l'avait décrit minutieusement le grand Meaulnes, le fiancé du Domaine inconnu.
Il était évident qu'il avait enlevé son bandage pour être reconnu de nous. Mais à peine le grand Meaulnes avait-il fait ce mouvement et poussé ce cri, que le jeune homme rentrait dans la roulotte, après nous avoir jeté un coup d'oeil d'entente et nous avoir souri, avec une vague tristesse, comme il souriait d'ordinaire.
"Et l'autre ! disait Meaulnes avec fièvre, comment ne l'ai-je pas reconnu tout de suite ! C'est le pierrot de la fête, là-bas..."
Et il descendit les gradins pour aller vers lui. Mais déjà Ganache avait coupé toutes les communications avec la piste ; un à un il éteignait les quatre quinquets du cirque, et nous étions obligés de suivre la foule qui s'écoulait très lentement, canalisée entre les bancs parallèles, dans l'ombre où nous piétinions d'impatience.
Dès qu'il fut dehors enfin, le grand Meaulnes se précipita vers la roulotte, escalada le marchepied, frappa à la porte, mais tout était clos déjà. Déjà sans doute, dans la voiture à rideaux, comme dans celle du poney, de la chèvre et des oiseaux savants, tout le monde était rentré et commençait à dormir.
Les gendarmes !
Il nous fallut rejoindre la troupe de messieurs et de dames qui revenaient vers le Cours Supérieur, par les rues obscures. Cette fois nous comprenions tout. Cette grande silhouette blanche que Meaulnes avait vue, le dernier soir de la fête, filer entre les arbres, c'était Ganache, qui avait recueilli le fiancé désespéré et s'était enfui avec lui. L'autre avait accepté cette existence sauvage, pleine de risques, de jeux et d'aventures. Il lui avait semblé recommencer son enfance...
Frantz de Galais nous avait jusqu'ici caché son nom et il avait feint d'ignorer le chemin du Domaine, par peur sans doute d'être forcé de rentrer chez ses parents ; mais pourquoi, ce soir-là, lui avait-il plu soudain de se faire connaître à nous et de nous laisser deviner la vérité tout entière ?...
Que de projets le grand Meaulnes ne fit-il pas, tandis que la troupe des spectateurs s'écoulait lentement à travers le bourg. Il décida que, dès le lendemain matin, qui était un jeudi, il irait trouver Frantz. Et, tous les deux, ils partiraient pour là-bas ! Quel voyage sur la route mouillée ! Frantz expliquerait tout ; tout s'arrangeait, et la merveilleuse aventure allait reprendre là où elle s'était interrompue...
Quant à moi je marchais dans l'obscurité avec un gonflement de cœur indéfinissable. Tout se mêlait pour contribuer à ma joie, depuis le faible plaisir que donnait l'attente du jeudi jusqu'à la très grande découverte que nous venions de faire, jusqu'à la très grande chance qui nous était échue. Et je me souviens que, dans ma soudaine générosité de coeur, je m'approchai de la plus laide des filles du notaire à qui l'on m'imposait parfois le supplice d'offrir mon bras, et spontanément je lui donnai la main.
Amers souvenirs ! Vains espoirs écrasés !
Le lendemain, dès huit heures, lorsque nous débouchâmes tous les deux sur la place de l'église, avec nos souliers bien cirés, nos plaques de ceinturons bien astiquées et nos casquettes neuves, Meaulnes, qui jusque-là se retenait de sourire en me regardant, poussa un cri et s'élança vers la place vide... Sur l'emplacement de la baraque et des voitures, il n'y avait plus qu'un pot cassé et des chiffons. Les bohémiens étaient partis...
Un petit vent qui nous parut glacé soufflait. Il me semblait qu'à chaque pas nous allions buter sur le sol caillouteux et dur de la place et que nous allions tomber. Meaulnes, affolé, fit deux fois le mouvement de s'élancer, d'abord sur la route du Vieux-Nancay, puis sur la route de Saint-Loup-des-Bois. Il mit sa main au-dessus de ses yeux, espérant un instant que nos gens venaient seulement de partir. Mais que faire ? Dix traces de voitures s'embrouillaient sur la place, puis s'effaçaient sur la route dure. Il fallut rester là, inertes.
Et tandis que nous revenions, à travers le village où la matinée du jeudi commençait, quatre gendarmes à cheval, avertis par Delouche la veille au soir, débouchèrent au galop sur la place et s'éparpillèrent à travers les rues pour garder toutes les issues, comme des dragons qui font la reconnaissance d'un village... Mais il était trop tard. Ganache, le voleur de poulets, avait fuit avec son compagnon. Les gendarmes ne retrouvèrent personne, ni lui, ni ceux-là qui chargeaient dans des voitures les chapons qu'il étranglait. Prévenu à temps par le mot imprudent de Jasmin, Frantz avait dû comprendre soudain de quel métier son compagnon et lui vivaient, quand la caisse de la roulotte était vide ; plein de honte et de fureur, il avait arrêté aussitôt un itinéraire et décidé de prendre du champ avant l'arrivée des gendarmes. Mais, ne craignant plus désormais qu'on tentât de le ramener au domaine de son père, il avait voulu se montrer à nous sans bandage, avant de disparaître.
Un seul point resta toujours obscur : comment Ganache avait-il pu à la fois dévaliser les basses-cours et quérir la bonne soeur pour la fièvre de son ami ? Mais n'était-ce pas là toute l'histoire du pauvre diable ? Voleur et chemineau d'un côté, bonne créature de l'autre...
A la recherche du sentier perdu.
Comme nous rentrions, le soleil dissipait la légère brume du matin ; les ménagères sur le seuil des maisons secouaient leurs tapis ou bavardaient ; et, dans les champs et les bois, aux portes du bourg, commençait la plus radieuse matinée de printemps qui soit restée dans ma mémoire.
Tous les grands élèves du cours devaient arriver vers huit heures, ce jeudi-là, pour préparer, durant la matinée, les uns le Certificat d'Etudes Supérieurs, les autres le concours de l'Ecole Normale. Lorsque nous arrivâmes tous les deux. Meaulnes plein d'un regret et d'une agitation qui ne lui permettaient pas de rester immobile, moi très battu, l'école était vide... Un rayon de frais soleil glissait sur la poussière d'un banc vermoulu, et sur le vernis écaillé d'un planisphère.
Comment rester là, devant un livre, à ruminer notre déception, tandis que tout nous appelait au-dehors : les poursuites des oiseaux dans les branches près des fenêtres, la fuite des autres élèves vers les prés et les bois, et surtout le fiévreux désir d'essayer au plus vite l'itinéraire incomplet vérifié par le bohémien ? dernière ressource de notre sac presque vide, dernière clef du trousseau, après avoir essayé toutes les autres ?... Cela était au-dessus de nos forces ! Meaulnes marchait de long en large, allait auprès des fenêtres, regardait dans le jardin, puis revenait et regardait vers le bourg, comme s'il eût attendu quelqu'un qui ne viendrait certainement pas.
"J'ai l'idée, me dit-il enfin, j'ai l'idée que ce n'est peut-être pas aussi loin que nous l'imaginions... Frantz a supprimé sur mon plan toute une portion de la route que j'avais indiquée. Cela veut dire, peut-être, que la jument a fait, pendant mon sommeil, un long détour inutile..."
J'étais à moitié assis sur le coin d'une grande table, un pied par terre, l'autre ballant, l'air découragé et désoeuvré, la tête basse.
"Pourtant, dis-je, au retour, dans la berline, ton voyage a duré toute la nuit.
- Nous étions partis à minuit, répondit-il vivement. On m'a déposé à quatre heures du matin, à environ six kilomètres à l'ouest de Sainte-Agathe, tandis que j'étais parti par la route de La Gare à l'est. Il faut donc compter ces six kilomètres en moins entre Sainte-Agathe et le pays perdu.
"Vraiment, il me semble qu'en sortant du bois des Communaux, on ne doit pas être à plus de deux lieues de ce que nous cherchons."
- Ce sont précisément ces deux lieues-là qui manquent sur ta carte.
- C'est vrai. Et la sortie du bois est bien à une lieue et demie d'ici, mais pour un bon marcheur, cela peut se faire en une matinée..."
A cet instant Moucheboeuf arriva. Il avait une tendance irritante à se faire passer pour bon élève, non pas en travaillant mieux que les autres, mais en se signalant dans des circonstances comme celle-ci.
"Je savais bien, dit-il triomphant, ne trouver que vous deux. Tous les autres sont partis pour le bois des Communaux. En tête : Jasmin Delouche qui connaît les nids".
Et, voulant faire le bon apôtre, il commença à raconter tout ce qu'ils avaient dit pour narguer le Cours, M. Seurel et nous, en décidant cette expédition.
"S'ils sont au bois, je les verrai sans doute en passant, dit Meaulnes, car je m'en vais aussi. Je serai de retour vers midi et demi".
Moucheboeuf resta ébahi.
"Ne viens-tu pas ?" me demanda Augustin, s'arrêtant une seconde sur le seuil de la porte entr'ouverte ? ce qui fit entrer dans la pièce grise, en une bouffée d'air tiédi par le soleil, un fouillis de cris, d'appels, de pépiements, le bruit d'un seau sur la margelle du puits et le claquement d'un fouet au loin.
"Non, dis-je, bien que la tentation fût forte, je ne puis pas, à cause de M. Seurel. Mais hâte-toi. Je t'attendrai avec impatience".
Il fit un geste vague et partit, très vite, plein d'espoir.
Lorsque M. Seurel arriva, vers dix heures, il avait quitté sa veste d'alpaga noir, revêtu un paletot de pêcheur aux vastes poches boutonnées, un chapeau de paille et de courtes jambières vernies pour serrer le bas de son pantalon. Je crois bien qu'il ne fut guère surpris de ne trouver personne. Il ne voulut pas entendre Moucheboeuf qui lui répéta trois fois que les gars avaient dit :
"S'il a besoin de nous, qu'il vienne donc nous chercher !"
Et il commanda :
"Serrez vos affaires, prenez vos casquettes, et nous allons les dénicher à notre tour... Pourras-tu marcher jusque-là, François ?"
J'affirmai que oui et nous partîmes.
Il fut entendu que Moucheboeuf conduirait M. Seurel et lui servirait d'appeau... C'est-à-dire que, connaissant les futaies où se trouvaient les dénicheurs, il devait de temps à autre crier à toute voix :
"Hop ! Hola ! Giraudat ! Delouche ! Où êtes-vous ?... Y en a-t-il ?... En avez-vous trouvé ?..."
Quant à moi, je fus chargé, à mon vif plaisir, de suivre la lisière est du bois, pour le cas où les écoliers fugitifs chercheraient à s'échapper de ce côté.
Or dans le plan rectifié par le bohémien et que nous avions maintes fois étudié avec Meaulnes, il semblait qu'un chemin à un trait, un chemin de terre, partit de cette lisière du bois pour aller dans la direction du Domaine. Si j'allais le découvrir ce matin !... Je commençai à me persuader que, avant midi, je me trouverais sur le chemin du manoir perdu...
La merveilleuse promenade !... Dès que nous eûmes passé le Glacis et contourné le Moulin, je quittai mes deux compagnons, M. Seurel dont on eût dit qu'il partait en guerre ? je crois bien qu'il avait mis dans sa poche un vieux pistolet ? et ce traître de Moucheboeuf.
Prenant un chemin de traverse, j'arrivai bientôt à la lisière du bois ? seul à travers la campagne pour la première fois de ma vie comme une patrouille que son caporal a perdue.
Me voici, j'imagine, près de ce bonheur mystérieux que Meaulnes a entrevu un jour. Toute la matinée est à moi pour explorer la lisière du bois, l'endroit le plus frais et le plus caché du pays, tandis que mon grand frère aussi est parti à la découverte. C'est comme un ancien lit de ruisseau. Je passe sous les basses branches d'arbres dont je ne sais pas le nom mais qui doivent être des aulnes. J'ai sauté tout à l'heure un échalier au bout de la sente, et je me suis trouvé dans cette grande voie d'herbe verte qui coule sous les feuilles, foulant par endroits les orties, écrasant les hautes valérianes.
Parfois mon pied se pose, durant quelques pas, sur un banc de sable fin. Et dans le silence, j'entends un oiseau--je m'imagine que c'est un rossignol, mais sans doute je me trompe, puisqu'ils ne chantent que le soir ? un oiseau qui répète obstinément la même phrase : voix de la matinée, parole dite sous l'ombrage, invitation délicieuse au voyage entre les aulnes. Invisible, entêté, il semble m'accompagner sous la feuille.
Pour la première fois me voilà, moi aussi, sur le chemin de l'aventure. Ce ne sont plus des coquilles abandonnées par les eaux que je cherche, sous la direction de M. Seurel, ni les orchis que le maître d'école ne connaisse pas, ni même, comme cela nous arrivait souvent dans le champ du père Martin, cette fontaine profonde et tarie, couverte d'un grillage, enfouie sous tant d'herbes folles qu'il fallait chaque fois plus de temps pour la retrouver... Je cherche quelque chose de plus mystérieux encore. C'est le passage dont il est question dans les livres, l'ancien chemin obstrué, celui dont le prince harassé de fatigue n'a pu trouver l'entrée. Cela se découvre à l'heure la plus perdue de la matinée, quand on a depuis longtemps oublié qu'il va être onze heures, midi... Et soudain, en écartant, dans le feuillage profond, les branches, avec ce geste hésitant des mains à hauteur du visage inégalement écartées, on l'aperçoit comme une longue avenue sombre dont la sortie est un rond de lumière tout petit.
Mais tandis que j'espère et m'enivre ainsi, voici que brusquement je débouche dans une sorte de clairière, qui se trouve être tout simplement un pré. Je suis arrivé sans y penser à l'extrémité des Communaux, que j'avais toujours imaginée infiniment loin. Et voici à ma droite, entre des piles de bois, toute bourdonnante dans l'ombre, la maison du garde. Deux paires de bas sèchent sur l'appui de la fenêtre. Les années passées, lorsque nous arrivions à l'entrée du bois, nous disions toujours, en montrant un point de lumière tout au bout de l'immense allée noire : "C'est là-bas la maison du garde ; la maison de Baladier". Mais jamais nous n'avions poussé jusque là. Nous entendions dire quelquefois, comme s'il se fût agi d'une expédition extraordinaire : "Il a été jusqu'à la maison du garde !..."
Cette fois, je suis allé jusqu'à la maison de Baladier, et je n'ai rien trouvé.
Je commençais à souffrir de ma jambe fatiguée et de la chaleur que je n'avais pas sentie jusque-là ; je craignais de faire tout seul le chemin du retour, lorsque j'entendis près de moi l'appeau de M. Seurel, la voix de Moucheboeuf, puis d'autres voix qui m'appelaient...
Il y avait là une troupe de six grands gamins, où, seul, le traître Moucheboeuf avait l'air triomphant. C'était Giraudat, Auberger, Delage et d'autres... Grâce à l'appeau, on avait pris les uns grimpés dans un merisier isolé au milieu d'une clairière ; les autres en train de dénicher des pics-verts. Giraudat, le nigaud aux yeux bouffis, à la blouse crasseuse, avait caché les petits dans son estomac, entre sa chemise et sa peau. Deux de leurs compagnons s'étaient enfuis à l'approche de M. Seurel : ce devait être Delouche et le petit Coffin. Ils avaient d'abord répondu par des plaisanteries à l'adresse de "Mouchevache !", que répétaient les échos des bois, et celui-ci, maladroitement, se croyant sûr de son affaire, avait répondu, vexé :
"Vous n'avez qu'à descendre, vous savez ! M. Seurel est là..."
Alors tout s'était tu subitement ; ç'avait été une fuite silencieuse à travers le bois. Et comme ils le connaissaient à fond, il ne fallait pas songer à les rejoindre. On ne savait pas non plus où le grand Meaulnes était passé. On n'avait pas entendu sa voix ; et l'on dut renoncer à poursuivre les recherches.
Il était plus de midi lorsque nous reprîmes la route de Sainte-Agathe, lentement, la tête basse, fatigués, terreux. A la sortie du bois, lorsque nous eûmes frotté et secoué la boue de nos souliers sur la route sèche, le soleil commença de frapper dur. Déjà ce n'était plus ce matin de printemps si frais et si luisant. Les bruits de l'après-midi avaient commencé. De loin en loin un cop criait, cri désolé ! dans les fermes désertes aux alentours de la route. A la descente du Glacis, nous nous arrêtâmes un instant pour causer avec des ouvriers des champs qui avaient repris leur travail après le déjeuner. Ils étaient accoudés à la barrière, et M. Seurel leur disait :
"De fameux galopins ! Tenez, regardez Giraudat. Il a mis les oisillons dans sa chemise. Ils ont fait là dedans ce qu'ils ont voulu. C'est du propre !..."
Il me semblait que c'était de ma débâcle aussi que les ouvriers riaient. Ils riaient en hochant la tête, mais ils ne donnaient pas tout à fait tort aux jeunes gars qu'ils connaissaient bien. Ils nous confièrent même, lorsque M. Seurel eut repris la tête de la colonne :
"Il y en a un autre qui est passé, un grand, vous savez bien... Il a dû rencontrer, en revenant, la voiture des Granges, et on l'a fait monter, il est descendu, plein de terre, tout déchiré, ici, à l'entrée du chemin des Granges ! Nous lui avons dit que nous vous avions vus passer ce matin, mais que vous n'étiez pas de retour encore. Et il a continué tout doucement sa route vers Sainte-Agathe".
En effet, assis sur une pile du pont des Glacis, nous attendait le grand Meaulnes, l'air brisé de fatigue. Aux questions de M. Seurel, il répondit que lui aussi était parti à la recherche des écoliers buissonniers. Et à celle que je lui posai tout bas, il dit seulement en hochant la tête avec découragement :
"Non ! rien ! rien qui ressemble à ça".
Après déjeuner, dans la classe fermée, noire et vide, au milieu du pays radieux, il s'assit à l'une des grandes tables et, la tête dans les bras, il dormit longtemps, d'un sommeil triste et lourd. Vers le soir, après un long instant de réflexion, comme s'il venait de prendre une décision importante, il écrivit une lettre à sa mère. Et c'est tout ce que je me rappelle de cette morne fin d'un grand jour de défaite.
Source: InLibroVeritas
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