Lettres de ma Chaumière (Contes I)
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Publication : 2013-06-26
Lu par Alain Bernard
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D_après une toile de: Jean Eugene Buland-The Gambling Den
Musique : Illustration musicale : 'Ouverture du Barbier de Seville ' de Rossini (licence Musopen)Veuve Je me préparais à sonner au presbytère, quand la porte s'ouvrit. Je dus m'effacer pour livrer passage à une femme en deuil qui sortait. Elle me parut très pâle sous son voile de crêpe anglais, mais il me fut impossible de distinguer ses traits. D'ailleurs, elle passa rapidement, reconduite par le curé jusqu'à la voiture - une vieille calèche de campagne attelée d'un gros percheron - qui stationnait à la porte. -Ainsi, monsieur le curé, c'est bien entendu comme cela ? Voyons, nous n'avons rien oublié ? -Je ne crois pas, madame la marquise. -Faudra-t-il vous envoyer quelqu'un de la ferme pour vous aider, monsieur le curé ? -Merci, merci, madame la marquise... Gaudaud, mon sacristain, est habitué... Je l'emmènerai. -Eh bien ! au revoir, monsieur le curé. -Je vous présente mes respects, madame la marquise. Le curé referma la portière, et la voiture partit, dans un bruit de ferrailles, vénérable et disloquée. -Quelle bonne dame ! me dit le vieux curé, comme nous entrions au presbytère. Si celle-là ne va pas tout droit en paradis, c'est que personne n'ira. -Qui est-ce donc ? demandai-je. Il me semble que cette figure ne m'est pas inconnue. -C'est Mme la marquise de Perseigne. -Comment, la marquise de Perseigne ? la célèbre et belle marquise de Perseigne ? -Oui. Depuis son malheur, elle habite, pas loin d'ici, une espèce de ferme qui lui appartient de sa mère, et qu'elle n'a même pas pris la peine d'aménager en maison bourgeoise. Et elle vit là, toute seule, ne s'occupant que de charités... Justement elle venait aujourd'hui régler avec moi les dispositions de la semaine. Ah ! avec Mme la marquise, je vous affirme que la cure de Saint-Sulpice n'est pas une... sinécure, conclut le curé qui de temps en temps aimait à rire. Et dites-moi, mon jeune ami, que faisons-nous en politique ?... * * * Cela n'étonna personne à Paris, quand la nouvelle du mariage de Jacques, marquis de Perseigne, et de la comtesse Marcelle de Savoise, née des Radrays, fut officiellement connue. Il n'était que temps. Dans les salons où l'on jase, on commençait à trouver que l'affaire durait, durait... Même il s'en était fallu de peu - de la largeur d'une langue de femme - que l'on ne causât sérieusement, et que la malveillance ne quittât le domaine de l'allusion timide, pour entrer dans celui de la brutale affirmation. « Ah ! c'est un vrai soulagement ! », avait dit Mme de Grandcoeur, à qui on ne donnait pour le moment que quatre amants : un banquier israélite, un général de cavalerie, un sportsman et un comédien sans compter le mari, lequel, encore que sénateur, ne passait point pour la cinquième roue de ce carrosse si bien attelé. Du reste, de toutes parts, on approuva et on applaudit. Nom, fortune, jeunesse, beauté, tout en cette union paraissait le mieux du monde assorti. L'amour lui-même la parfumait ; l'amour, cette fleur douloureuse, qui souvent n'éclôt que dans les larmes, l'amour, cette fleur rare, qui, si rarement, fleurit au front des nouveaux époux. Le mariage fut célébré à Sainte-Clotilde en grandissime pompe. Il y eut orgie de fleurs et de cierges, toilettes folles, chants d'orgue délicieusement énervants, et Sa Grandeur Mgr de Parabère, le plus jeune et le plus joli prélat de France, prononça, au milieu de l'assistance pâmée, une allocution qui fut jugée divine, et que trois reporters, qui ne l'avaient point entendue, prétendirent être tout animée du souffle le plus chrétien et de la mondanité la plus exquise. Entre des énumérations de noms mal orthographiés ou de pure fantaisie, ces mêmes reporters remarquèrent aussi que le marquis de Perseigne et la comtesse de Savoise, avaient la gravité émue et la solennité inquiète qui conviennent aux grands honneurs. Donc, rien ne manqua et ce fut charmant. Et les dernières lumières de l'église éteintes, et le lunch terminé, et les nouveaux mariés enfuis, on pensa à d'autres choses, c'est-à-dire qu'on ne pensa plus à rien, ce qui est, à Paris, et dans ce milieu, la façon de penser la plus communément répandue. Marcelle des Radrays avait, à dix-huit ans, épousé le comte de Savoise, l'unique héritier du nom célèbre et de la belle terre de Savoise en Normandie. Très joli homme, mince et blond, de manières correctes et parfaitement élégantes, d'une ignorance aussi complète que possible et d'une insignifiance d'esprit qui lui faisait accepter, sans réflexion et sans révolte, les modes du jour, les idées reçues du moment et, en général, toutes les opinions bien portées, le comte de Savoise était ce qu'on appelle, dans les milieux spéciaux du chic, un gentleman accompli. Il montait en perfection ; aucun n'était plus habile que lui à mener un drag et à courre un cerf, et, dans les réunions sportives où il se prodiguait, lui, ses voitures et ses chevaux, on ne cessait d'admirer l'harmonie délicate de ses pantalons, la suavité de ses boutonnières fleuries. On le citait en toutes occasions. Il s'en montrait très fier, et sa femme l'adora. En cet amour, Marcelle avait apporté, sans compter, tous les trésors de bonté passive et de vertu soumise qui étaient en elle. Elle ne voyait que son mari, n'entendait que lui, n'était heureuse que par lui, et, bien qu'elle fût très belle et, partant, très courtisée, elle passait, au milieu des hommages du monde, indifférente à ce qui n'était pas son mari, sourde à ce qui ne venait pas de lui, sans retourner la tête, une seule fois, aux désirs qui suivaient la traîne de ses robes et toujours voletaient autour d'elle. Ce qui faisait dire aux femmes, avec des moues de léger dédain, que « la petite » manquait d'esprit comme si la bonté et la vertu n'étaient pas le véritable esprit de la femme. Marcelle eut ainsi trois années d'un bonheur que pas un nuage ne vint, un seul instant, assombrir. Un jour, à la chasse, le comte de Savoise, sautant un mur, tomba de cheval si malheureusement qu'on le ramena au château, le visage sanglant, le crâne fendu, se mourant. Il succomba dans la nuit. De ce coup terrible et si imprévu, on crut que Marcelle deviendrait folle. Elle ne pouvait arracher ses yeux à la vision horrible de ce cher cadavre. Hagarde, elle suppliait qu'on l'ensevelît avec lui. Pendant plusieurs jours, en proie à des attaques de nerfs, elle emplissait le château de ses cris de douleur. Cette première crise apaisée, la pauvre femme s'abîma en une prostration qui avait tout l'effrayant et tout l'inquiétant de la mort. Elle demeurait, des journées et des nuits entières, couchée sur sa chaise-longue, la tête vide, les yeux fixes, la bouche ouverte, les lèvres froides et raidies, immobile ainsi qu'une statue de cire. Refusant les soins de sa femme de chambre, ne prenant aucune nourriture, ne parlant pas, ne dormant jamais, Marcelle, dans le néant de sa vie, semblait attendre le néant de la mort. Elle ne mourut point, pourtant. Peu à peu, et sans efforts, le passé qu'elle se prit à revivre, les souvenirs qu'elle se prit à rappeler, un par un, lui coulèrent dans l'âme quelque chose de la douceur indécise et triste d'un rêve. Et, comme il ne se mêlait à ses souvenirs que des images riantes, des résurrections de joies tranquilles et sans remords, au bout d'une année, la douleur s'endormit, en quelque sorte bercée par sa tendresse même. Ce fut vers cette époque que Jacques de Perseigne, au retour d'un long voyage à travers le monde, s'en vint passer tout un été chez sa mère, à Perseigne. Perseigne n'était éloigné de Savoise que d'une lieue. De même que les deux domaines se touchaient, se confondaient presque, de même une étroite intimité unissait les deux familles qui, durant les mois de villégiature, avaient accoutumé de se voir, à peu près chaque soir. La marquise, surtout après le malheur de Marcelle, avait redoublé de dévouement, et cette affection vigilante, mêlée de tendresses et de bourrades, ces caresses endormeuses qu'ont les vieilles gens, avaient été pour beaucoup dans l'apaisement des souffrances de la triste veuve. Aussi, en ce grand château, maintenant si abandonné, Marcelle se trouvait-elle presque heureuse, entre la marquise de Perseigne, qui essayait de ramener le sourire à ses lèvres pâlies, et Jacques, qui la regardait de ses yeux doux et profonds, l'intéressait en lui contant ses aventures et ses travaux. Jacques avait-il aimé la comtesse de Savoise ? On le disait, mais on n'en savait rien. Il est vrai que son brusque et si long voyage ressemblait bien à un exil, et l'on pouvait croire qu'il ne l'avait entrepris que pour se guérir d'un amour impossible. Il s'expliquait aussi par le caractère naturellement mélancolique de ce très particulier jeune homme, et le dégoût qu'il avait sans cesse manifesté pour l'existence servile qui va des amitiés menteuses des clubs aux vaines amours des salons. Un poète de ses amis avait dit de Jacques : « Il y a en lui du lion, du fakir et de la sensitive. » Du lion, il avait les colères superbes ; du fakir, les contemplations entêtées ; de la sensitive, les exaltations, les découragements et les larmes. Il détestait le monde parce qu'il n'y trouvait rien de ce qu'il cherchait dans la vie : des idées, des croyances, des dévoûments. Et il n'y rencontrait que des bavardages odieux, des préjugés, des rancunes, des abdications morales, des comédies d'alcôve, et des drames d'écurie, tout un scepticisme pourrissant, mal dissimulé sous l'hypocrisie des protestations timides et des lâches révoltes. Ces races épuisées, à qui, au milieu de l'effarement du siècle, il ne restait que la conception du plaisir, et qui, sans remords, sans luttes, assistaient à l'agonie définitive de leur histoire, n'étaient plus, pour lui, que les courtisans avilis du Million cosmopolite, les pèlerins apostats de ces temples nouveaux, aux sommets desquels, brille, non pas la Croix de rédemption, mais le Chiffre d'or. Et c'était avec un déchirement de son âme tourmentée par le beau, qu'il voyait cette société, dégringolant dans l'abîme au bruit des orchestres et des fêtes, emportée par un vertige d'imbécillité et de folie. Marcelle, écoutant cette voix chaude et vibrante, tantôt enflée comme un tonnerre, tantôt caressante comme un chant d'oiseau, se trouvait profondément troublée et remuée dans tout son être. Un monde de sensations et d'idées nouvelles se leva du fond de son coeur, se dressa devant son esprit. Et un beau soir, elle découvrit, sans un scrupule, sans une pensée pour le mort qu'elle avait tant pleuré, - elle découvrit avec une joie délicieuse, qu'elle aimait. Comme elle avait aimé Savoise, ce jeune homme futile et banal, elle aima Perseigne, ce jeune homme grave et mystérieux, et, par cette prodigieuse et inconsciente intelligence des situations qu'ont les femmes, son amour, qui n'avait point dépassé le pauvre idéal de Savoise, monta d'un coup d'ailes jusqu'à la hauteur de cet esprit rare, de cette âme d'élite qui était Jacques de Perseigne. La belle saison finie, Marcelle rentrait à Paris. Quelques mois après, ainsi qu'on l'a vu, elle se mariait. C'est le soir dans leur hôtel de la rue Barbet de Jouy. Ils sont seuls, tous les deux, oh ! bien seuls ! Marcelle, assise derrière un paravent à fleurettes pâles, le bras accoudé à la liseuse, lit un livre, distraitement. Ses paupières sont un peu rougies et gonflées. Est-ce la fatigue ? On dirait qu'elle a pleuré. Jacques renversé dans un fauteuil, les mains pendantes, une cigarette éteinte entre les doigts, semble suivre, d'un oeil accablé, les dessins qui courent sur les poutrelles dorées du plafond, et le reflet rose et vert des lampes qui, de place en place, se joue sur les tentures et éclaire des coins de choses étranges, noyées d'ombre. Un an à peine a passé depuis leur mariage. Et ils ne se disent rien, comme s'ils craignaient de réveiller des tristesses endormies ; et ils ne se regardent pas, comme s'ils avaient peur d'apercevoir au fond de leurs regards des pensées de douleur, montant sur un flux de larmes. Et l'on n'entend rien, dans ce grand salon, que le froissement des feuillets du livre que Marcelle retourne toutes les cinq minutes, et les heures qui, jadis, furent si brèves et qui maintenant sonnent si longues, entre des éternités de silence. Pourtant ces deux êtres qui sont là, tristes et mornes, ainsi que les ménages coupables ou ceux que la lassitude est venue séparer de chair, comme elle les a déjà séparés d'âme, ces deux êtres s'adorent. Jeunes, bons, ardents. Dieu les avait créés pour la joie de vivre et pour les célestes ivresses des passions bénies. Il n'était pas possible qu'une seule année eût vidé leur coeur de tout l'amour qu'ils y avaient entassé. Non, ils s'adorent comme au premier jour, plus qu'au premier jour même, et pourtant ils comprennent que leur bonheur est à jamais perdu, et qu'elles sont défuntes à jamais, les espérances promises d'un avenir si beau. Jacques est jaloux, non d'un homme vivant, mais d'un mort, et, dès le lendemain de son mariage, une image s'est dressée entre sa femme et lui, une image implacable et maudite, l'image du premier mari. Quand cette vision, subitement, se présenta à lui, il éprouva au coeur une serrée douloureuse, puis comme un étranglement dans la gorge. Il crut qu'il allait défaillir. Ainsi cette femme, sa femme à lui, Marcelle enfin, n'était pas tout à lui. Un autre l'avait possédée, et c'était cet autre qui avait éveillé la femme dans la jeune fille et bu, à s'en griser, les prémisses délicieuses du plaisir ignorant et révélé ! Ce qu'elle lui avait dit, lèvres à lèvres, elle l'avait dit à un autre. Ces baisers, ces étreintes, ces abandons, cette impudeur superbe de la femme qui se donne, tout ce par quoi il venait d'être affolé ? Une habitude, une continuation. Ainsi elle sortait des bras d'un homme, souillée ; et retombait dans les bras d'un autre homme, prostituée, sans une hésitation, sans un remords, sans une révolte, pareille à la femme de l'Écriture qui essuya ses lèvres et dit : « Je n'ai pas mangé. » Et c'était maintenant seulement qu'il pensait à cela, à cela, l'irréparable ! Il essaya de raisonner. Marcelle l'aimait ; que craignait-il ? Marcelle l'aimait. Ah ! l'autre était enterré dans le coeur de Marcelle plus profondément encore que dans le caveau de la chapelle de Savoise. Marcelle l'aimait, Marcelle l'aimait... Et il se répétait ces mots, à haute voix, comme si la vertu de leur charme dût éloigner les fantômes qui les enfonçaient dans la chair leurs serres griffantes... Mais ce fut en vain qu'il fit appel à la raison. La jalousie l'avait mordu au coeur et le poison coulait, coulait à plein, en ses veines. À partir de cette heure détestée, Jacques avait compris que sa vie était désormais brisée. Cependant, il se promit bien de cacher le trouble de son âme à la pauvre femme qui n'était point, elle, coupable de cette folie de délicatesse. Hélas ! cache-t-on quelque chose au coeur des femmes aimantes ? Marcelle ne fut pas longtemps à deviner la cause du mal qui rongeait Jacques et mettait autour de ses yeux brillants de fièvre, ce cerne bleu des gens qui vont mourir. Elle en demeura cruellement atteinte. Mais elle espéra aussi qu'à force de tendresses, de soumissions et de dévouements, elle parviendrait à panser les blessures de cette âme et à ramener le calme dans cet esprit torturé. -Je suis un vilain égoïste, ma chère Marcelle, disait Jacques, et je vous prive de toutes les distractions. Retournons dans le monde, voulez-vous ? Marcelle voulait ce que voulait son mari. Tous deux d'ailleurs comptaient que le bruit du monde, le brouhaha de la vie de plaisirs, les occupations multiples, incessantes, auxquelles cette existence vous astreint, l'étourdiraient, le distrairaient de cette pensée unique, et finiraient par chasser l'image implacable. Mais, là, l'image grandissait, liée plus étroitement encore à celle de Marcelle. Sa femme, n'était- elle pas ainsi, jadis, avec Savoise, qui l'entraînait à toutes les fêtes ? Et il la revoyait à son bras, parée du même sourire et du même bonheur. Et puis ces yeux qui la dévisageaient, la fouillaient, la déshabillaient, ses hommages du monde au fond desquels s'allument les désirs adultères et qui laissent tomber tant d'ordure autour de la femme qu'on admire, tout cela exaltait, exaspérait sa folie au point que, bien souvent, des ivresses homicides flambèrent dans son cerveau. Son existence devint intolérable, martyrisée par le supplice qui le dévorait, le tenaillait, et lui faisait des nuits d'insomnies, pleines d'épouvantes. Chaque être, chaque chose, chaque manifestation de la vie, lui étaient une douleur. Il associait à tout l'idée de sa femme et de Savoise. Il ne pouvait passer devant un théâtre, un restaurant, un magasin, qu'il ne reçût aussitôt au coeur un coup affreux, car il se disait que Marcelle s'était certainement montrée là, avec l'autre, et il retrouvait leurs attitudes, leurs gestes, et il entendait ce qu'ils s'étaient murmuré. Son égarement devint tel qu'il rechercha les occasions de savoir, prit des détours ingénieux pour interroger, et il connut d'effroyables jouissances à retrouver les baisers de l'autre, dans ses baisers, à elle, son odeur à elle, dans son odeur à lui. L'autre ! l'autre ! l'autre emplissait le bruit, le silence, la minute brève, l'heure lente, de son obsédante image. Pas un coin si lointain, si bien caché où l'autre ne fût toujours visible et toujours triomphant. Jacques rêvait de s'en aller dans des pays inconnus, ou bien de se retirer, au fond d'une campagne, perdue en un petit village de paysans, où il aurait bêché la terre. Et c'est pourquoi, dans le grand salon de l'hôtel de la rue Barbet-de-Jouy, ils ne se disaient rien, pourquoi ils ne se regardaient pas, pourquoi les heures sonnaient si longues, entre des éternités de silence. * * * Marcelle referma son livre, se leva lentement et s'approcha de Jacques, qui n'avait point bougé et semblait sommeiller. -Jacques, dit-elle, d'une voix tendre. Il se souleva à demi, prit les mains de sa femme qu'il baisa et l'attira tout près, tout près de lui. -Pauvre chère femme ! murmura-t-il. Pardon, pardon. Marcelle lui ferma la bouche d'un baiser. Elle se pelotonna, se fit toute petite, et laissant tomber sa tête sur l'épaule de son mari, elle soupira : -Je t'aime ! Elle lui passa les bras autour du cou et le serra dans une douce et passionnée étreinte. -Je t'aime, répéta-t-elle. Mais Jacques essaya de se dégager. Subitement ses yeux avaient pris une expression hagarde, sa voix tremblait : -Laissez-moi, laissez-moi. Par pitié ! laissez-moi ! Et Marcelle, l'enlaçant plus fort, la bouche tout près de ses lèvres, répéta encore : -Je t'aime, -Mais laissez-moi donc ! cria-t-il. Vous voyez bien que vous me faites du mal... Ah ! va-t-en, va-t-en. La jeune femme, agenouillée maintenant aux pieds de son mari, disait toujours : -Je t'aime. Alors Jacques, éperdu, poussa un cri sauvage. Et crachant au visage de Marcelle, il la souffleta. Pas un pli de ce beau visage n'avait remué sous l'insulte. Les yeux seulement s'humectèrent de larmes ; la voix se fit plus douce encore et plus câline. Elle prit les mains qui l'avaient frappée, et les baisa ; elle mit sa bouche sur la bouche qui lui avait vomi l'outrage, et la baisa. Puis elle dit : -Écoute-moi, mon Jacques adoré. Si pour ton repos, si pour ton bonheur, si pour ta vie, il faut que je meure... Oh ! tue-moi, je t'appartiens. Morte, tu m'aimeras peut-être comme tu eusses voulu m'aimer, je serai devenue la femme que tu avais rêvée, la femme que, vivante, je ne puis être... Le corps qui te renvoie sans cesse l'image, le corps pourrit et s'efface, mais l'âme reste, plus pure, plus belle... Qu'importe de mourir, si la mort est pour toi la vie qui s'ouvre, si la mort est pour nous l'amour qui commence ! Jacques se précipita dans les bras de sa femme. Et longtemps, longtemps ils sanglotèrent... Le lendemain matin, le domestique, en entrant dans la chambre de son maître, le trouva étendu sur le tapis, un couteau planté dans le coeur. Le tripot aux champs Sommes-nous donc dans une époque d'irrémédiable décadence ? Plus nous approchons de la fin de ce siècle, plus notre décomposition s'aggrave et s'accélère, et plus nos coeurs, nos cerveaux, nos virilités vont se vidant de ce qui est l'âme, les nerfs et le sang même d'un peuple. L'anémie a tué nos forces physiques ; la démocratie a tué nos forces sociales. Et la société moderne, rongée par ces deux plaies attachées à son flanc, ne sait plus où elle va, vers quelles nuits, au fond de quels abîmes on l'entraîne. La démocratie, cette grande pourrisseuse, est la maladie terrible dont nous mourons. C'est elle qui nous a fait perdre nos respects, nos obéissances, et y a substitué ses haines aveugles, ses appétits salissants, ses révoltes grossières. Grâce à elle, nous n'avons plus conscience de la hiérarchie et du devoir, cette loi primitive et souveraine des sociétés organisées. Nous n'avons même plus conscience des sexes. Les hommes sont femmes, les femmes sont hommes et ils s'en vantent. Rien, ni personne à sa place. Et nous allons dans un pêle-mêle effroyable d'êtres et de choses au milieu desquels Dieu lui-même a peine à se reconnaître et semble épouvanté de son oeuvre immortelle et qui meurt, pourtant. Au-dessus de ce chaos, formé de toutes les dignités brisées, de toutes les consciences mortes, de tous les devoirs abandonnés, de toutes les lâchetés triomphantes, se dressent de place en place, pour bien marquer l'affolement du siècle et l'universel détraquement, de nouvelles et particulières élévations sociales. Ce qui, autrefois, grouillait en bas, resplendit en haut aujourd'hui. Le domestique a jeté sa livrée à la tête de son maître et se pavane dans ses habits. Non seulement il est devenu son égal, mais il le domine. Il n'obéit plus, il commande : aristocratie de l'écurie et de l'office succédant à l'aristocratie de l'honneur et du sang. Quant au maître, lui, s'il n'a pas encore revêtu la livrée du domestique, il se pavane dans ses vices et dans ses plaisirs, et il On dit : « Sans doute ; mais c'est Paris, Paris seul, et Paris n'est qu'un point dans la France. » Et l'on tourne ses regards vers la campagne, comme pour y respirer des souffles d'honnêteté, des odeurs saines de travail. On se console en pensant aux prairies humides et vertes où paissent les grands boeufs, aux champs d'or où le blé mûrit, où l'homme peine, courbé vers la terre qui nous donne le pain. Eh bien ! vous allez voir. Le paysan, comme tout le monde, veut être de son siècle, et il suit, comme tout le monde, le vertige de folie où tout dégringole. On peut dire même qu'il n'y a plus de paysans. * * * Chaque matin, l'aube a-t-elle, derrière le coteau, montré le bout de son nez rose, que me voilà debout. Et j'arpente la campagne. Moment délicieux ! Les arbres s'éveillent au chant des pinsons, les prés s'étirent plus verdissants ; à chaque brin d'herbe tremble une gouttelette de rosée, et de partout vous viennent d'exquis parfums qui montent de la terre avec les brumes. C'est l'heure charmante où l'alouette s'élève dans le ciel, salue de ses trilles et de ses roulades le matin jeune, virginal et triomphant. Et le jour grandit, empourprant les haies, étalant sur les moissons de grandes nappes rouges qui ondulent sous la brise légère. Une chose m'étonne, je ne vois personne aux champs. Dans les petits hameaux, toutes les portes verrouillées, tous les volets clos ; aucune auberge, aucun débit de boissons ouverts. Les fermes elles-mêmes dorment profondément. Seuls les chats rôdent, et les poules gloussent alentour. Pourtant nous sommes au moment des foins. J'aperçois autour de moi des prés à moitié fauchés, des luzernes abattues, des meules énormes que les botteleurs ont entamées. Où donc sont-ils, les faneurs et les faneuses ! Et les lourdes charrettes dont les jantes mal ferrées crient sur les ressauts des chemins de traverse ? Et les chevaux qui hennissent ? Et les faux qui sifflent dans l'herbe ? Aucune forme humaine ne surgit entre les halliers, aucun bruit humain ne m'arrive. Partout le silence et partout la solitude ! Le soleil est déjà haut dans le ciel, l'air commence de s'embraser. Pour rentrer chez moi, je cherche les couverts, les petites routes touffues, les sentes enverdurées. Il est sept heures. Il n'y a pas si longtemps, les paysans, qui se couchaient avec le soleil, se levaient aussi avec lui. Aujourd'hui, en plein été et en pleine moisson, ils ne se lèvent guère qu'à sept heures, les paupières encore bouffies de sommeil, les membres las, comme brisés par des nuits de plaisir. C'est vers sept heures que la vie revient, mais une vie lourde, inquiète, où l'on dirait qu'il y a des remords et des effarements. On les voit, les paysans, sortir lentement de leurs demeures paresseuses qui s'ouvrent à regret, l'une après l'autre, se frotter les yeux, bâiller, s'étirer et partir, d'un pas ennuyé et traînard, à leur ouvrage. Il va donc falloir travailler ! Au risque de voir leurs foins pourrir, ils eussent préféré peut-être que la pluie tombât, car ils seraient restés à la maison, ou bien ils auraient été boire avec les camarades, au cabaret du bourg voisin. Ô paysan sublime, toi dont Millet [Jean-François Millet (1814-1875), peintre français.] a chanté la mission divine, dieu de la terre créatrice, semeur de vie, engendreur auguste de pain, tu n'es donc plus, comme les autres dieux, qu'un fantôme d'autrefois ! Tu n'es donc plus le dieu sévère, à la peau hâlée, au front couronné de pampres rouges et de moissons d'or. Le suffrage universel en t'apportant les révoltes et les passions, et les pourritures de la vie des grandes villes, t'a découronné de ta couronne de gerbes magnifiques où l'humanité tout entière venait puiser le sang de ses veines, et te voilà tombé, pauvre géant, aux crapules de l'or homicide et de l'amour maudit ! On s'étonne même de ne pas te voir en jaquette, un monocle à l'oeil. Le paysan n'est plus le terrien robuste et songeur, né de la terre, qui vivait d'elle et qui mourait là où, comme le chêne, il avait poussé ses racines. Les tentations de l'existence oisive des villes l'ont en quelque sorte déraciné du sol. Il voit Paris, non comme un gouffre où l'on sombre et qui vous dévore, mais comme un rêve flamboyant, où l'or se gagne, s'enlève à larges pelletées, où le plaisir est sans fin. Beaucoup s'en vont. Ceux qui restent se désaffectionnent de leur champ ; ils traînent leurs ennuis sur la glèbe, tourmentés par des aspirations vagues, des idées confuses d'ambitions nouvelles et de jouissances qu'ils ne connaîtront jamais. Alors, ils se réfugient au cabaret, au cabaret que la politique énervante d'aujourd'hui a multiplié dans des proportions qui effraient. En un village de trois cents habitants, où il y avait autrefois cinq cabarets, il y en a quinze maintenant, et tous font leurs affaires. Plus de règlement, plus de police. Ils ferment le soir à leur convenance, ou ne ferment pas si bon leur plaît, certains de n'être jamais inquiétés ; car c'est là que les volontés s'abrutissent, que les consciences se dégradent, que les énergies se domptent et s'avilissent, véritables maisons de tolérance électorale, bouges de corruption administrative, marqués au gros numéro du gouvernement. Le cabaret non seulement donne à boire, mais il donne à jouer aussi - de grosses parties où le paysan, sur un coup de cartes, risque ses économies, sa vache, son champ, sa maison, où il y a des filous qui trichent et des usuriers qui volent, toute une organisation spéciale et qui fonctionne le mieux du monde. À part le luxe, les tapis, les torchères dorées, les tableaux de prix, les valets de pied en culotte courte et les colonels décorés, on se croirait dans certaines maisons borgnes de Paris. Ce sont mêmes passions hideuses, mêmes avidités, mêmes effondrements ; la vie du cercle, enfin. C'est là que le paysan, à la lueur trouble d'une chandelle qui fume, les coudes allongés sur une table de bois blanc, en face des portraits de Gamberta, de Mazeppa et de Poniatowski accrochés aux murs, c'est là qu'il passe ses nuits, avalant des verres de tord-boyaux, remuant des cartes graisseuses et chiffonnant de sales filles, des Chloés dépeignées et soûles, dont les villages pullulent aujourd'hui, car il faut que la campagne ne puisse plus rien envier aux ordures de Paris. Le laboureur, - un ancien qui me donnait ces renseignements, continua : -Ah ! ce sont des messieurs, je vous assure, à qui il faut maintenant toutes les aises de la ville. Croiriez-vous qu'ils exigent de la viande à tous leurs repas ! oui, monsieur, à tous leurs repas ! On ne peut plus trouver un ouvrier, à l'heure présente, si on ne s'engage à le gaver de boeuf, de mouton, de volailles, d'un tas de bonnes choses enfin, dont nous autres nous n'avons jamais eu l'idée. Si ça ne fait pas suer ! Je parie que bientôt ils exigeront du vin de Champagne ! Mon Dieu ! s'ils travaillaient encore, il n'y aurait que demi-mal. Mais va te faire fiche ! Ils arrivent à l'ouvrage à sept heures, monsieur, toujours mal en train, se plaignant de ceci, de cela, de tout. Pourtant, ce n'est pas la besogne qu'ils font, bien sûr, qui les fatigue. Oh ! non. Je ne sais pas, en vérité, ce que nos pauvres champs deviendront dans quelques années. Quand je pense à cela, voyez-vous, ça me fait presque pleurer. De notre temps, monsieur, nous mangions de la soupe toute la semaine, et puis, le dimanche, on se régalait d'un petit morceau de lard. Nous nous portions bien et nous étions alertes au travail. En été, dès trois heures dans les champs, nous rentrions avec le soleil couchant. Et nous étions heureux tout de même. Mais ce temps est passé et il ne reviendra plus. Tenez, monsieur, on n'avait jamais vu ça par chez nous. Eh ! bien, maintenant, il n'y a pas de mois qu'on apprenne qu'un tel s'est jeté à la rivière, ou bien pendu à même un pommier. Il n'y a pas trois jours, Jean Collas, qui possédait un beau bien, le plus beau de la contrée, on l'a trouvé accroché à une poutre de la grange et tout noir. Il avait perdu ça avec la boisson, avec le jeu, avec les femelles. Oh ! les chastes églogues ! Oh ! les idylles chantées par les poètes ! Oh ! les paysanneries enrubannées et naïves qui défilent, conduites par la muse de Mme Deshoulières, au son des flageolets et des tambourins ! Et ces bonnes grosses figures épanouies de bonheur ignorant et simple ! Et ces délicieuses odeurs d'étable et de foin coupé qui parfument nos imaginations rêveuses et nos tendres littératures ! Mirages comme le reste, mirages comme la vertu, comme le devoir, comme l'honneur, comme l'amour ! Mirages comme la vie ! * * * Le soir, après dîner, je me promenais sur la route, en compagnie de mon ami et voisin, le vieux paysan, celui qui ne parle jamais. Un reste de jour sombre traînait encore sur les champs bien que le soleil eût disparu derrière le coteau, d'où montait une grande lueur rouge. Une caille, piétant dans le trèfle, chantait. Comme nous nous asseyions sur le talus bien garni à cet endroit de mousse et d'herbes sèches, une femme, tirant péniblement une petite charrette à bras, vint à passer. Dans la charrette, un homme maigre et très pâle était couché tout de son long, qui toussait beaucoup et se plaignait : quatre enfants, dont le plus âgé pouvait avoir sept ans, trottinaient, déguenillés et pieds nus, autour du pauvre convoi. -Femme, dit l'homme pâle, d'une voix dolente, va moins vite... moins vite, ça me secoue, et ça me fait du mal. Et j'entendis une plainte à laquelle succédèrent aussitôt un cri, puis un juron. La femme ralentit le pas, évita une grosse pierre jetée au milieu de la route, et l'aîné des enfants, pour soulager sa mère, se mit à pousser la charrette doucement. Bientôt le bruit des roues qui criaient sur le sable alla s'affaiblissant, et voiture, femme, enfants disparurent au tournant du chemin. Cette scène m'avait rendu mélancolique et le vieux branlait la tête. Je lui demandai : -Qui sont ces pauvres gens ? -Des gens d'ici, répondit-il... Le vieux paraissant, ce soir-là, d'humeur à causer, je le poussai de questions, -Je les connais, je les connais bien... La femme, une rude travailleuse... l'homme, un feignant, un vaurien... Pourtant, dans le fond, ce n'était pas méchant, méchant !... La femme avait un petit bien... Avec ses économies, elle avait bâti une petite maison, là, pas bien loin... Si vous saviez ce que c'est que les économies des gens comme nous, avec quoi c'est fait, ce qu'il faut de temps, de privations, de fatigues, de courage, pour amasser, sou par sou, la valeur d'une misérable maison ! Si vous saviez cela !... Et puis elle s'est mariée à ce feignant !... Un beau gars !... ça lui avait tourné la tête... Mais voilà que pendant qu'elle trimait, qu'elle se mangeait les sangs de travail,... lui faisait le monsieur, le joli coeur... Toujours à la ville... à se soûler avec les amis, à jouer, et à faire... le diable sait quoi !... Et l'argent filait, vous comprenez !... À force de s'amuser, il est tombé malade, il y a deux ans... Tout le monde ignore ce qu'il a dans le corps... Mais ce n'est pas bon, pour sûr... Au lieu de le laisser crever, comme un chien qu'il était... la femme le soigna... Ah ! c'était bête, la façon dont elle le soigna !... les drogues, le médecin,... vous pensez si c'est cher, toutes ces voleries-là... sans compter qu'il n'y avait rien de trop bon... du pain blanc, de la viande, du vin !... Donc il a fallu emprunter, puis emprunter encore... Et l'huissier est venu une fois... et il a vendu les meubles... une autre fois, c'est l'avoué qui est arrivé, et il a vendu la maison... Alors, ils n'ont plus rien, rien que le ciel qui est au bon Dieu, et la route qui est à tout le monde... -Mais, où vont-ils ainsi ? -Je ne sais pas... Ils trouveront ce soir, à coucher dans une grange ; et demain, ils recommenceront à aller par les chemins... Peut-être qu'on voudra bien de l'homme à l'hospice. -Et la femme ? Et les enfants ? Le vieux fit un geste, qui évidemment signifiait : « À la grâce de Dieu ! » Il fut impossible de lui arracher une autre parole. Nous rentrâmes. Au moment de nous séparer, le vieillard redressa sa taille courbée, et, tendant son poing noueux et crevassé dans la direction de la ville, dont on apercevait, sous la lune, les deux clochers émergeant, au-dessus des maisons entassées, il s'écria : -Que la foudre du ciel t'écrase, toi, qui nous prends nos enfants, toi qui les tues, voleuse, assassine, salope ! Le père Nicolas Il y avait deux longues heures que nous marchions, dans les champs, sous le soleil qui tombait du ciel comme une pluie de feu ; la sueur ruisselait sur mon corps et la soif, une soif ardente, me dévorait. En vain, j'avais cherché un ru, dont l'eau fraîche chante sous les feuilles, ou bien une source, comme il s'en trouve pourtant beaucoup dans le pays, une petite source qui dort dans sa niche de terre moussue, pareille aux niches où nichent les saints campagnards. Et je me désespérais, la langue desséchée et la gorge brûlante. -Allons jusqu'à la Heurtaudière, cette ferme que vous voyez là-bas, me dit mon compagnon ; le père Nicolas nous donnera du bon lait. Nous traversâmes un large guéret dont les mottes crevaient sous nos pas en poussière rouge ; puis, ayant longé un champ d'avoine, étoilé de bluets et de coquelicots, nous arrivâmes en un verger où des vaches, à la robe bringelée, dormaient couchées à l'ombre des pommiers. Au bout du verger était la ferme. Il n'y avait dans la cour, formée par quatre pauvres bâtiments, aucun être vivant, sinon les poules picorant le fumier qui, tout près de la bergerie, baignait dans un lit immonde de purin. Après avoir inutilement essayé d'ouvrir les portes fermées et barricadées, mon compagnon dit : -Sans doute que le monde est aux champs ! Pourtant il héla : -Père Nicolas ! Hé ! père Nicolas ? Aucune voix ne répondit. -Hé ! père Nicolas ! Ce second appel n'eut pour résultat que d'effaroucher les poules qui s'égaillèrent en gloussant et en battant de l'aile. -Père Nicolas ! Très désappointé, je pensais sérieusement à aller traire moi-même les vaches du verger, quand une tête de vieille femme, revêche, ridée et toute rouge, apparut à la porte entrebâillée d'un grenier. -Quen ? s'écria la paysanne, c'est-y vous, monsieur Joseph ? J'vous avions point remis, ben sù, tout d'suite. Faites excuses et la compagnie. Elle se montra tout à fait. Un bonnet de coton, dont la mèche était ramenée sur le front, enserrait sa tête ; une partie des épaules et le cou qu'on eut dits de brique, tant ils avaient été cuits et recuits par le soleil, sortaient décharnés, ravinés, des plis flottants de la chemise de grosse toile que rattachait, aux hanches, un jupon court d'enfant à rayures noires et grises. Des sabots grossièrement taillés à même le tronc d'un bouleau, servaient de chaussures à ses pieds nus, violets et gercés comme un vieux morceau de cuir. La paysanne ferma la porte du grenier, assujettit l'échelle par où l'on descendait ; mais, avant de mettre le pied sur le premier barreau, elle demanda à mon compagnon : -C'est-y vous qu'avions hélé après le père Nicolas, moun homme ? -Oui, la mère, c'est moi. -Qué qu'vous l'y v'lez, au père Nicolas ? -Il fait chaud, nous avions soif, et nous voulions lui demander une jatte de lait. -Espérez-mé, monsieur Joseph ; j'vas à quant vous. Elle descendit, le long de l'échelle, lentement, en faisant claquer ses sabots. -Le père Nicolas n'est donc point là ? interrogea mon compagnon. -Faites excuses, répondit la vieille, il est là. Ah ! pargué si ! y est, le pauv'bounhomme pas prêt à démarrer, pour sû ! on l'a mis en bière à c'matin. Elle était tout à fait descendue. Après s'être essuyée le front, où la sueur coulait par larges gouttes, elle ajouta : -Oui, monsieur Joseph, il est mô, le père Nicolas. Ça y est arrivé hier dans la soirant. Comme nous prenions une mine contristée : -Ça ne fait ren, ren en tout, dit-elle, v'allez entrer vous rafraîchir un brin, et vous met' à vout' aise, attendiment que j'vas cri ce qui vous faut. Elle ouvrit la porte de l'habitation, fermée à double tour. -Entrez, messieurs, et n'vous gênez point... faites comme cheuz vous... T'nez, le v'là, l'père Nicolas. Sous les poutres enfumées, au fond de la grande pièce sombre, entre les deux lits drapés d'indienne, sur deux chaises était posé un cercueil de bois blanc, à demi recouvert d'une nappe de toile écrue qu'ornaient seulement le crucifix de cuivre et le rameau de buis bénit. Au pied du cercueil, on avait apporté une petite table sur laquelle une chandelle, en guise de cierge, achevait de se consumer tristement, et où s'étalait un pot de terre brune, plein d'eau bénite, avec un mince balai de genêts servant d'aspergeoir. Ayant fait le signe de croix, nous jetâmes un peu d'eau sur la bière, et, sans rien dire, nous nous assîmes devant la grande table, en nous regardant ahuris. La mère Nicolas ne tarda pas à rentrer. Elle apportait avec précaution une vaste jatte de lait qu'elle déposa sur la table en disant : -Vous pouvez ben en boire tout vout'saoul, allez ! Y en a pas de pus bon et de pus frais. Pendant qu'elle disposait des bols et qu'elle tirait de la huche la bonne miche de pain bis, mon compagnon lui demanda : -Était-il malade depuis longtemps, le père Nicolas ? -Point en tout, monsieur Joseph, répondit la vieille. Pour dire, d'pis queuque temps, y n'était pas vaillant, vaillant. Ça le tracassait dans les poumons ; l'sang, à c'que j'créiais. Deux coups, il était v'nu blanc, pis violet, pis noir, pis il était chu, quasiment mô. -Vous n'avez donc pas été chercher le médecin ? -Ben sûr non, monsieur Joseph qu'j'ons point été l'quri, l'médecin. Pour malade, y n'était point malade pour dire. Ça ne l'empêchait point d'aller à droite, à gauche, de virer partout avé les gars. Hier, j'vas au marché ; quand je reviens, v'là-t-y pas que l'père Nicolas était assis, la tête cont'la table, les bras ballants et qu'y n'bougeait pas pus qu'eune pierre. « Moun homme ! » qu'j'y dis. Ren. « Père Nicolas, moun homme ! » qu'j'y dis cont'l'oreille. Ren, ren, ren en tout. Alors, j'l' bouge comme ça. Mais v'là-t-y pas qu'y s'met à branler, pis qu'y chute su l'plancher, pis qu'y reste sans seulement mouver eune patte, et noir, noir quasiment comme du charbon. « Bon sens, qu'j'dis, l'père Nicolas qu'est mô ! » Et il était mô, monsieur Joseph, tout à fait mô... Mais vous n'buvez point... Ne v'gênez pas... J'en ai cor, allez... Et pis j'faisons point le beurre en c'moment... -C'est un grand malheur, dis-je. -Qué qu'vous v'lez ! répondit la paysanne. C'est l'bon Dieu qui l'veut, ben sûr. -Vous n'avez donc personne pour le veiller ? interrompit mon compagnon. Et vos enfants ? -Oh ! y a pas de danger qu'y s'en aille, le pauv'bounhomme. Et pis les gars sont aux champs, à rentrer les foins. Faut pas qu'la besogne chôme pour ça... Ça n'l'frait point r'veni, dites, pis qu'il est mô ! Nous avions fini de boire notre lait. Après quelques remerciements, nous quittâmes la mère Nicolas, troublés, ne sachant pas s'il fallait admirer ou maudire cette insensibilité du paysan, dans la mort, la mort qui pourtant fait japper douloureusement les chiens dans le chenil vide, et qui met comme un sanglot et comme une plainte au chant des oiseaux, près des nids dévastés. Le crapaud J'avoue que j'aime le crapaud, bien qu'il soit hideux et couvert de pustules, qu'il rampe sur un ventre jaune sale, qu'il ait la démarche grotesque et qu'il se plaise au fond des vieux trous ou sur la bourbe des eaux croupies, cet animal ne m'inspire aucune répulsion, je n'ai nul dégoût à le prendre dans ma main et à lui dire les paroles de tendresse niaise que murmurent les concierges aux oreilles de leurs affreux roquets. Que de poignées de main j'ai données à des hommes dont la peau était peut-être plus blanche et lavée au champagne, mais dont l'âme était infiniment plus immonde que celle du crapaud ! Car, n'en doutez pas, s'il est vrai que l'homme possède une âme, le crapaud, le pauvre crapaud, en possède une aussi, et combien meilleure ! L'avez-vous observé quand, après avoir aidé sa femelle à se débarrasser de ses oeufs, il enroule lui-même autour de ses propres cuisses, les précieux chapelets ? Il les porte partout avec lui, plus prudent, plus ingénieux que jamais, de façon à ce qu'aucun de ces oeufs ne se détache, et lorsqu'ils sont près d'éclore, il les dépose dans une mare, au meilleur endroit, et les défend courageusement contre les salamandres et les mourons. Il n'y a pas, dans toute la création, un être plus haï que le crapaud. Les femmes, à sa vue, poussent des cris d'horreur, et si, par malheur, son corps a frôlé le bout de leurs jupes, elles s'évanouissent. L'ignorante brutalité du passant lui déclare une guerre sans merci. Quand, après les averses, on le rencontre par les chemins, qui sautille gauchement sur ses pattes courtes et plissées, on l'assomme d'un coup de bâton, on lui lance des pierres qui l'écrasent. C'est un maudit, maudit comme le sergent de ville que les surins guettent au détour des rues nocturnes ; comme le gendarme dont on retrouve le corps mutilé, au fond d'une marnière, près du bois hanté des braconniers ; comme tous ceux-là qui se dévouent à une oeuvre juste, utile et bienfaisante, sans autre récompense que le mépris et la haine des foules. Ce n'est point seulement à cause de sa laideur qu'on le déteste, c'est surtout à cause de la mission, à la fois protectrice et justicière, qu'il accomplit dans la nature. Le crapaud détruit les larves qui coupent les moissons par la racine, font se flétrir les blés et se dessécher l'herbe des prairies ; il pourchasse impitoyablement les insectes qui dévorent les bourgeons, les limaces, les chenilles, les vers immondes qui corrodent les fleurs de leur bave, et pourrissent, sur les branches, les fruits encore verts : besogne ingrate et qui, semblable à celle de ces Don Quichottes imbéciles qui veulent préserver des larves humaines les beaux fruits d'intelligence, les belles fleurs d'art, les belles semences de patriotisme, ne rapporte que des horions et des risées. Malheureux crapaud, quand donc cessera-t-on de te poursuivre, de te jeter des pierres, de t'assommer ainsi qu'une bête malfaisante, toi, l'auxiliaire résigné du laboureur, le protecteur honni des jardins, le conservateur des trésors de la terre, toi qui, malgré ta mine basse et les verrues de ta carcasse rugueuse, devrais être le premier, parmi les animaux sacrés, comme tes soeurs les hirondelles et les cigognes, comme tes frères, les roitelets ? Je marchais dans un chemin de traverse, bordé à droite et à gauche de bourdaines épaisses et de souches d'ormes courtes, trapues, mangées de polypes monstrueux et creusées de trous noirs. Il avait plu. Maintenant l'eau s'égouttait à la pointe de chaque feuille, en perles brillantes que le soleil irisait. Derrière les haies, les champs, mouillés par l'averse, fumaient, et l'on apercevait sur une branche morte de pommier des oiseaux bouffis qui secouaient leurs plumes. Sur le talus du chemin, entre les ronces et les brins d'herbe, quelque chose de sombre s'agita. Je m'approchai et je vis un crapaud, un vieux crapaud à la peau grumeleuse et crevassée qui, fort empêtré dans la broussaille, fuyait vers un gros tronc d'orme dont les racines à nu posaient sur le talus comme les serres d'un immense épervier. J'observai le crapaud. Après beaucoup de difficultés, il arriva au pied de l'arbre, juste au- dessous d'un trou qui, à la hauteur de cinquante centimètres, bâillait tristement sur l'écorce de l'orme. De ses deux pattes de devant, le crapaud s'appuya fortement contre l'arbre ; lorsqu'il se sentit bien suspendu, il fit un mouvement et son ventre se colla contre l'écorce, faisant l'office de ventouse ; ses pattes alors se détachèrent pour s'élever plus haut. C'est ainsi qu'il atteignit le trou, par où il disparut. Cet exercice m'avait émerveillé et je pensai que le crapaud qui l'avait aussi délicatement exécuté, devait être un vieux routier, habile en plus d'un tour et d'une intelligence rare, comme sont les vieux crapauds. Je cueillis une belle mûre sauvage, je la piquai au bout d'un brin d'herbe et l'introduisis dans le trou de l'arbre, en ayant soin de la faire aller et venir pour exciter la curiosité et la gourmandise de mon batracien. Au bout de quelques minutes, je sentis que la mûre avait été gobée. J'en pris une nouvelle, et celle-ci ne tarda pas à être mangée ; à la troisième, le crapaud se présenta au bord du trou. Qu'il avait une bonne et vénérable figure, avec sa gueule large et plate, ses gros yeux ronds qui lui sortaient de la tête, des yeux à la fois pleins de bonté, de malice et de résignation ! Je lui donnai encore quelques mûres, des vers et des mouches qu'il avala avec une véritable satisfaction, en me regardant d'un air de reconnaissance ; et lui ayant laissé une provision de nourriture, je continuai mon chemin... Tous les jours, je passais en cet endroit, et je m'arrêtais auprès du vieil orme. Le crapaud ne tardait pas à paraître. Je le gorgeais d'insectes, et lui, pour me remercier, me racontait toutes les aventures de sa vie, ses longs sommeils d'hiver sous les pierres gelées ; la cruauté des hommes quand, après les pluies chaudes, il sortait de sa retraite et s'égarait dans la campagne, foulé par les pieds, poursuivi par les dents des fourches ; tous les coups de bâton et tous les coups de sabot dont sa peau gardait encore des traces ; et j'admirais combien ce patriarche avait dû dépenser d'adresse, de prudence, de véritable génie, pour arriver, sans trop d'encombres, à travers les dangers et les embûches, malgré la haine des hommes et des animaux, à traîner sa misérable existence qui devait être longue de plus de cent années. -Notre histoire, me dit le crapaud, est pleine de choses lamentables et merveilleuses. On nous déteste, mais nous intriguons beaucoup les gens... Il faut que je te raconte quelque chose d'extraordinaire... Un soir de printemps, je fus pris par un savant, un vieux savant, qui cheminait sur la même route que moi. Tu connais sans doute cette espèce d'hommes farouches et barbares qu'on appelle des savants ! Il paraît que cela ne vit que du meurtre des pauvres bêtes, et que cela ne se plaît que dans le sang et les entrailles fumantes... Mon savant avait des lunettes et un grand chapeau de paille, sur lequel il avait piqué au moyen d'une épingle trois papillons qui battaient de l'aile de douleur... C'était affreux... Il m'enveloppa de son mouchoir et en me fourrant dans une boîte en fer blanc qu'il portait en bandoulière, je l'entendis ricaner et se dire : « Voilà un fameux crapaud ! Ah ! nous allons pouvoir nous amuser un peu, voilà donc un fameux crapaud. » Je passai la nuit en cette boîte que le bourreau, sans plus de façon, avait accrochée à un clou, dans son cabinet. Le lendemain, de grand matin, le savant me retira de ma prison. Il me déposa sur une table, où se trouvaient beaucoup d'instruments et d'objets inconnus, puis, après m'avoir examiné en tous les sens du bout de sa pince d'acier, il me jeta au fond d'une sorbetière et me gela... Oui, il me gela !... Quand je sortis de la sorbetière, j'étais inerte et plus dur qu'une pierre. « Je crois qu'il est gelé, tout à fait gelé, je le crois », dit le savant. Et, pour s'en assurer mieux, il me frappa à plusieurs reprises avec une règle et me précipita durement trois fois, sur le parquet. Mon corps claquait comme une planchette de bois sec : « Parfaitement gelé, mon garçon », reprit-il. Et l'on me mit au frais. Je restai ainsi deux ans. L'été, j'avais un supplément de glace car le savant craignait que je ne dégelasse. Quand un ami venait rendre visite à mon savant, on descendait à l'endroit où je me morfondais en mon gel : Celui-ci me prenait dans sa main et me jetait violemment contre un mur : « Qu'est-ce que c'est ça, le savez-vous ? » demandait-il. « C'est un crapaud en bois. » - « Pas du tout, c'est un crapaud gelé, et il vit, et je le dégèlerai, et cela fera une révolution à l'académie. » C'étaient, à ce propos, des discussions qui n'en finissaient plus. Je fus, en effet, dégelé en grande pompe et me mis aussitôt à sauter comme un cabri. Tout l'institut était là ; on n'en revenait pas. Je profitai de l'effarement général pour m'enfuir, car je ne doutais pas que tous ces gens ne voulussent recommencer des expériences sur mon dos... On m'a conté depuis que le savant a écrit trois volumes in-quarto, sur mon aventure... Quelle pitié ! Je ne sais pourquoi l'idée me vint de lui donner un nom, et je l'appelai : Michel. Il parut très flatté de cette attention, le pauvre crapaud, et peut-être prit-il ce vocable pour un ennoblissement, pour quelque chose qui devait désormais le sauvegarder du mépris. Il répondait très bien à son nouveau nom, et quand je disais : « Michel ! » son corps se trémoussait, et ses yeux, plus vifs, roulaient avec un reflet de joie dans leurs orbites saignantes. Le bruit de mes pas sur le chemin lui était familier et connu, et il ne l'eût pas confondu avec celui des autres passants. Du plus loin qu'il l'entendait, vite il se présentait à l'entrée du trou, impatient et frémissant comme un chien qui sent approcher son maître. Quelquefois, je faisais mine de ne pas m'arrêter, et Michel me suivait de ses yeux devenus tristes tout à coup. Un jour, je ne trouvai plus Michel. En vain je l'appelai, en vain je frappai sur l'arbre, en vain je mis dans le trou noir des insectes et des mûres. Le trou était vide : Michel était parti. Je repassai le lendemain. Une chauve-souris avait élu domicile dans la maison du pauvre crapaud. Elle s'envola toute effarée par la lumière, se cognant aux branches des arbres et poussant de petits cris. Je ne doutai pas que Michel n'eût été assommé. Pourtant la broussaille n'avait été dérangée ni foulée ; aucun savant, aucun chien n'était venu là. Je ne pensais plus à Michel, quand, un beau matin, je l'aperçus qui me regardait du seuil de son antre. Mais, combien changé ! Sa peau ridée, flasque, autour de son corps, faisait de gros bourrelets verdâtres ; son oeil était atone ; à peine s'il pouvait remuer ses membres, réduits à l'état de chiffons visqueux. -Eh bien ! Michel, lui dis-je d'une voix sévère, vous vous êtes mis dans un joli état ! Voilà donc où vous mène l'inconduite. Michel me regarda d'un air craintif et honteux. Pourtant il mangea avidement des insectes et de belles mûres. Nous reprîmes nos conversations. Hier encore, je ne vis pas Michel, et je remarquai que les ronces avaient été, au pied de l'orme, piétinées, saccagées, arrachées. Et soudain je l'aperçus, le corps en bouillie, ses entrailles étalées, attaché sur la terre, par une brindille de coudrier pointue comme une épée. Je le couvris de quelques feuilles de ronces et l'ensevelis dans son trou. Une fauvette chantait au sommet d'un arbre voisin. La mort du père Dugué -D'abord, ça l'a pris dans l'vent'e,... y a pas tant seu'ment huit jou's. Mon Dieu, t'nez, c'tait jeudi d' l'au' semaine... des c'liques, des c'liques, ça y tordait les bouyaux... Et il allait, il allait, y n'arrêtait point d'aller... i n'mangeait quasiment ren... eune p'tite poire l'matin, un morceau d'fromage l'soir... Alors i s'a couché... Et il a eu eune fieuvre, Jésus Dieu ! eune fieuvre,... i guerdillait... Le médecin tâtait le pouls du malade d'un air grave. -Il ne s'est pas plaint de la tête ? demanda-t-il. -Ah ! malheu !... si i s'en plaint ? Et fô... -Pas de délire ? -S'i vous plaît ? -Il n'a pas eu de délire ? -J'crai pas... i n'en a ren dit... Vous v'lez p'tête voir son iau ? Sans réponse, le médecin souleva les couvertures du lit et, à plusieurs reprises, appuya fortement sa main contre le ventre du père Dugué, qui, couché sur le dos, la bouche ouverte, ne remuait pas et de temps en temps poussait une plainte étouffée, puis il hocha la tête et se mit à écrire une ordonnance. -Vous lui donnerez une cuillerée à soupe de cette potion, toutes les demi-heures, recommanda-t-il à la mère Dugué qui le reconduisait jusqu'à la porte. Pendant qu'il détachait la longe de son cheval et la roulait soigneusement en paquet : -Quoiqu' vous pensez ? interrogea-t-elle. -Je crains bien qu'il ne passe pas la nuit, répondit-il. -C'te nuit même ? Ainsi ! voyez-vous ça !... si c'est Dieu possible ! -Allons, au revoir ! dit le médecin en remontant dans son cabriolet... les chemins sont rudement mauvais par chez vous... Et la voiture s'éloigna, en dansant sur les ressauts de la route, glissant dans les ornières, d'où la boue giclait. Demeurée seule, la mère Dugué, d'une main se grattant le nez, de l'autre ramenant sur la hanche le bas de son tablier, réfléchit un instant, puis elle se décida à traverser le petit verger qui attenait à la maison, à l'extrémité duquel, derrière la haie, entre les pommiers, on apercevait une masure couverte de chaume. Elle héla : -La Garnière ! hé ! la Garnière !... Hééé... Au bout de quelque temps, on entendit un bruit traînant de sabots, et une vieille se montra à travers les branches. -C'est-i après mé qu't'en as ? cria-t-elle. -Oui, c'est après tè, la Garnière. J'suis toute seule à la maison... Ma fille n'est point cor arrivée d'la ville ; mon fi est dans l'bois, à quri des champignons... Y faut qu't'ailles cheuz l'formacien, porter c'papier,... et pis cheuz mossieu l'curé, pour y dire d'venir, ben vite, à quant l'bon Dieu... -C'est-i pour l'pè Dugué tout ça ? -Ben sûr que c'est pour li... -Et qué qu'il a dit, l'médecin ? -Y n'a ren dit... il a dit seu'ment qu'i n'passerait point la nuit... -Ah ! Vierge Marie ! en v'là eune histoire... J'ai eune idée qu'c'est les mauvaises fieuvres, comme défunt moun homme... Et pis l'âge itout... Y n'est point tant jeune, l'pè Dugué... Et les deux femmes, que toutes les commères du hameau de Freulemont étaient venues rejoindre, se mirent à causer et à se raconter des aventures miraculeuses de maladies et de médecins. * * * Le père Dugué avait soixante-douze ans, un âge qu'atteignent rarement les paysans, harassés qu'ils sont par la besogne, brisés par les fatigues, épuisés par les nourritures insuffisantes en un climat presque toujours pluvieux et froid comme l'est celui de Normandie. Je le rencontrais quelquefois, quand il allait chauffer son vieux dos, sur les routes, au soleil, ou bien encore quand il descendait à la ville, le vendredi, pour se faire raser, et acheter sa bouteille d'eau-de-vie. Il marchait péniblement, sa haute taille courbée en arc vers le sol, se soutenant avec un long bâton de cornouiller qu'il avait lui-même, il y a plus de vingt ans, coupé dans une haie. Nos conversations étaient toujours les mêmes. « Un beau temps, père Dugué. - Heu ! ça pourrait ben changer, l'vent n'a point viré dans l'bon sens ». Ou bien : « Un chien de temps, père Dugué ! - Heu ! ça pourrait ben s'l'ver, l'vent est haut ». Les jours de grande gaîté, quand il avait son coup de « raide », il ne manquait jamais de me dire, non sans une pointe de malice en ses petits yeux clignotants : « J'ons vu un gros ieuvre à nuit... I s'a l'vé, là, dans la plante, tout cont' la maison... Ben sûr qu'vous l'trouverez dans les betteraves à Maît' Pitaut. » Hormis cette débauche rare de confidences, le père Dugué restait silencieux et songeur, comme sont les vieux chiens, comme sont les vieux hommes des campagnes. Dans sa jeunesse, on lui proposa, sans qu'il lui en coutât un sou, de lui apprendre l'état de boucher, un bel état et qui rapporte gros. Il refusa net : « D'pè en fi, dit-il, j'ons été dans la tè ; et mè, itout, j's'rons dans la tè ». Son ambition eût été de louer une petite ferme, mais il n'y fallait pas songer, car il manquait de garanties, et il ne possédait point d'argent pour acquérir l'outillage nécessaire. Il se résigna donc à être un simple ouvrier des champs. Laborieux, dur à la fatigue, économe, honnête et sobre, l'ouvrage lui venait tout seul. Le fléau en main, et battant le blé sur l'aire chantante des granges, émondant les arbres, charroyant le fumier, labourant, semant, il se trouvait heureux et ne demandait rien à Dieu, sinon que cela continuât ainsi, toute la vie. Le bon temps surtout, c'était l'époque des moissons, quand, la faux emmaillotée de paille et le javelier tout neuf sur l'épaule, il partait « faire son août » dans la Beauce, d'où il rapportait des poignées d'écus et de belles pistoles. Après avoir longtemps réfléchi, hésité, pesé le pour et le contre, il se maria. Bien sûr, ce n'était pas pour « la bêtise ». Il s'était passé « des femelles » jusqu'ici, il s'en passerait bien encore. Non, ça ne le tourmentait pas ; même ça « l'embêtait » plutôt. Mais il avait besoin d'une ménagère qui lavât son linge, racommodât ses affaires, préparât la soupe. Et puis, une femme, quand elle sait s'arranger, qu'elle est vaillante et point gauche, au lieu de coûter de l'argent, en rapporte au contraire. Le tout est d'avoir la main heureuse et de ne pas tomber sur des mijaurées et des pas grand-chose, comme il y en a tant au jour d'aujourd'hui. Il choisit une grosse fille, vigoureuse et dégourdie, et franche ainsi qu'un coeur de chêne, et il vint s'installer avec elle, au hameau de Freulemont, dans une petite maison qu'il loua, jardin et verger compris, soixante-dix francs par an. La maisonnette se composait de deux pièces et d'un cellier ; de beaux espaliers en garnissaient la façade ; le jardin donnait autant de légumes qu'il en fallait et les pommes du verger, dans les bonnes années, suffisaient à la provision de cidre. Que pouvait-on rêver de mieux ? Il eut aussi deux enfants, un garçon et une fille, qu'il envoya, l'âge venu, à l'école, parce qu'il comprenait que dans le temps présent, il était indispensable de posséder de l'instruction. Pendant qu'il travaillait d'un côté, sa femme allait en journée de l'autre, faire la lessive, coudre, frotter, chez des particuliers, ou bien aider à la cuisine, aux moments de presse, dans les auberges de la ville. Elle acquit à cela une véritable célébrité de cuisinière, et bientôt on ne parla plus d'une noce dans le pays, qu'elle ne fût chargée d'en combiner et d'en exécuter les plantureux repas. Fameuse aubaine car, ces jours-là, c'était une pièce de quatre francs, en plus de la bonne nourriture et des rigolades que son corsage avenant et ses grosses joues fermes et rieuses lui valaient de la part des jeunes gens. Dugué était bien jaloux de ce que sa femme s'amusât dans les noces, surtout de ce qu'elle se régalât de poules à l'huile et de veau à l'oseille, alors que lui se contentait de soupe aux pommes de terre et de fromage, mais il ne disait rien à cause des quatre francs. L'homme et la femme ne se voyaient donc presque jamais, occupés qu'ils étaient, chacun de son côté, et ils n'éprouvaient à cela aucun chagrin, aucun besoin, tant cette situation leur semblait naturelle, tant ils croyaient qu'elle était la règle commune de la vie. Le dimanche, ils se trouvaient quelquefois réunis, mais, dès qu'ils avaient supputé les gains de la semaine, ils ne se parlaient plus ; non qu'ils se boudassent, c'est qu'en vérité ils n'avaient rien à se dire. Dugué profitait de ce repos pour tailler ses espaliers, bêcher son jardin, remettre une tuile au toit, une planche neuve à la porte, casser du bois, et la Duguette s'en allait commérer dans le village. En dehors du dimanche, elle se réservait le jeudi, pour savonner ses affaires, celles de son homme et des enfants qu'elle confiait, au retour de l'école, à la garde d'une voisine. L'existence eût coulé, pour Dugué, toujours pareille, et il eût vieilli heureux, si une cruelle déception, « un grand malheux » n'était venu lui mettre au coeur une amertume qui avait empoisonné toute sa vie. Son beau-père habitait, à une quinzaine de lieues de Freulemont, un village qu'on appelait Le Jarrier. Depuis son mariage, Dugué ne l'avait pas revu, et il ne s'inquiétait pas plus du bonhomme que de l'empereur de Russie. Il apprit même avec une suprême indifférence que le vieux était souvent malade, et qu'il avait parfois des attaques si terribles - « des coups de sang » - que le curé jugea à plusieurs reprises qu'il devait l'administrer. Dugué disait à ce propos : « Y peut ben trépasser, si ça y fait plaisi ; j'l'empêchons point... » Il avait décidé qu'il n'irait pas à l'enterrement, ni lui, ni sa femme, parce que « quinze ieues, c'est loin et qu'ça cout' gros d'voitures ». La vérité, c'est que le gendre était parfaitement convaincu que le beau-père ne possédait pas « tant seu'ment un radis », par conséquent peu lui importait qu'il vécût ou qu'il mourût. Un matin, Dugué reçut une lettre du notaire qui lui annonçait que l'état du beau-père était désespéré et l'engageait à arriver au plus vite. Son étonnement fut profond. Comment ! il se serait trompé à ce point-là ? Comment ! le beau-père qui passait pour être plus pauvre que Job serait maintenant plus riche que défunt Crésus ? Ah ! çà, par exemple, c'était trop fort ! Pourtant il ne pouvait y avoir de doutes là-dessus. Si un personnage aussi considérable qu'un notaire daignait lui écrire, à lui, simple Dugué, ça n'était pas pour des prunes, et l'héritage devait être quelque chose d'extraordinaire. Il se fit lire et relire la lettre. -S'y avait ren, se dit-il, voyons, s'y avait ren... l'notaire n'écrirait ren... C'est clair, c'est vident... Faut parti... Il loua une carriole et un cheval, car il s'agissait d'aller bon train et de ne pas flâner. Durant la route, il s'affermissait davantage dans son raisonnement, et comptait par avance les écus du bonhomme. -Y a ben sûr très cent écus, p'têt'e pus, se répétait-il en tapant sur le cheval avec le manche du fouet ; p'têt'e quat-cents... sans ça, l'notaire ne m'aurait point marqué ça dans eune lett'e... p'têt'e cinq cents... Quand il eut dépassé les premières maisons du Jarrier, quelqu'un qui serait venu lui dire que le beau-père laissait moins de mille écus aurait probablement été reçu à coups de trique. En descendant de la carriole, le coeur lui battait bien fort, et la maison du beau-père - chaumière misérable et croulante - lui apparut plus splendide que tous les palais des contes de fées. Dugué en demeura, quelques instants, ébloui. Un noyer qui secouait ses feuilles jaunies dans la brise, lui donna la sensation délicieuse de beaux louis d'or carillonnant, s'entrechoquant, et s'éparpillant sur lui en averse magnifique. Il entra. Mais sur le seuil, il faillit tomber à la renverse... Le beau-père était là, debout, vivant, et qui mangeait de la soupe dans une terrine de grès !... La surprise, l'indignation retenaient Dugué cloué à cette place. Il ne pouvait plus ni entrer, ni sortir... Anéanti, il était semblable à l'avare, à qui l'on vient de voler un trésor... Il bégaya : -Comment ! v'nêtes point mô ? v'nêtes point mô ? -Point cor, mon gars, point cor, répondit le beau-père, sans se déranger et en continuant de manger sa soupe avec une majestueuse lenteur. -C'est ben !... J'm'en vas... Dugué remonta dans la carriole. -Hue ! sacrée rosse ! Hue ! sacrée carne ! Il fouettait le cheval à bras raccourcis, jurait, sacrait, tempêtait. -Ah ! la sacrée rosse ! Ah ! la sacrée carne ! On ne savait si c'était au cheval que ses épithètes s'adressaient ou bien au beau-père ; vraisemblablement, dans l'état de fureur où se trouvait Dugué, elles s'adressaient aux deux. Le cheval arriva fourbu à Freulemont, et creva le lendemain. -En v'là pour une couple d'dix pistoles ! se dit Dugué. Et il se consola, en pensant que le beau-père finirait bien par crever, lui aussi. Cet incident n'avait pas ébranlé sa confiance, au contraire. Chaque jour qui s'écoulait, voyait s'augmenter l'héritage de cent écus. -Qu't'es bête, moun homme, disait la Duguette, et t'as tô, oui, t'as tô, d'te monter la tête comme ça... J'crai bien qu'c'est meilleu que j'avions cru... mais des deux milles écus comme tu dis... ous qu'il aurait pris c't'argent-là, l'vieu grigou ? -On n'sait point, on n'sait point, répondait l'obstiné Dugué. Il en était à trois mille écus, quand il reçut une seconde lettre du notaire. -C'coup-ci, c'est l'bon, s'écria le gendre joyeux... Enfin, c'est point malheureux, il est mô, ben mô ! En effet, la lettre annonçait que le beau-père était bien définitivement mort et qu'il n'y avait à craindre aucune résurrection. Dugué loua un nouveau cheval, une nouvelle carriole, et partit de nouveau pour Le Jarrier, sans se presser, s'arrêtant à tous les bouchons de la route, interpellant drôlement tous les gens qu'il rencontrait. -Na ! ma cocotte ; oh ! oh ! ma biche, disait-il à son cheval, d'une voix attendrie. Puis il s'adressait directement à son beau-père, le tutoyait. Il se sentait pour lui une immense affection. -C' sacré biau-pé ; c'était point un mauvais homme tout d'même ! Ah ! pauv'bounhomme ! En ce moment, il n'eut point donné l'héritage pour cinq mille écus. Quand le père Dugué vous contait cette terrible aventure, il avait coutume de s'interrompre à cette partie de son récit. Et, les yeux hagards, la bouche frémissante de colère, il vous demandait : -Sav' vous ben, c' qu'y avait à l'héritage ? L' sav'vous ben ?... Ah ! malheux ! Y avait... y avait, en tout, cinquante-huit francs et des sous... et là-dessus fallait payer l'enterrement, l'notaire, l'enrégitrement, l'diable sait quoi ! -Mais comment cela s'est-il terminé ? -Eh ben ! j'ons eu la fieuvre, deux mois durant... et pis j'on voulu faire un procès à c'menteux d'notaire... et pis, la fin des fins, j'ons refusé l'héritage... pour faire eune niche au bounhomme... Et pis... ça m'a coûté pus de très cents francs... oui, pus de très cents francs, bon sens d'bon sens !... * * * Il n'avait pas été heureux, non plus, « du coté d'z'éfants ». Et pourtant il avait dépensé « ben de l'argent, ben de l'argent pour leur instruction ». Ah ! comme il s'en repentait maintenant ! Oui, il aurait dû faire comme tant d'autres, ne pas les envoyer à l'école, les « durcir » tout de suite à l'ouvrage. Ils n'en seraient pas morts, bien sûr ; et cela eût peut-être mieux valu, car peut-être son garçon et sa fille n'eussent point aussi mal tourné. Dugué rêvait de faire de son garçon « du p'tit gars Isidore », un cultivateur, non pas un ouvrier comme lui, mais un fermier pour de bon. D'ailleurs, il ne pouvait comprendre qu'on pût choisir un autre métier que « la tè » quand on était né « d'pè en fi dans la tè ». C'était un testament d'honneur, un héritage de noblesse qu'il eût été criminel de répudier. Il ne manquait pas de « feignants » pour les autres métiers. Aussi son chagrin fut-il profond et grand son désappointement, quand Isidore exprima sa volonté bien arrêtée d'entrer « en condition », d'être domestique, comme mossieu Baptiste, le valet de pied du château, un homme superbe qui éblouissait tout le monde avec ses beaux habits galonnés, et sa culotte de nankin plus jaune que du beurre. Qui donc avait bien pu fourrer dans la tête de son fils des idées pareilles ? Il commença d'abord par le sermoner, essaya de lui expliquer ce que c'était que « la tè », promit qu'il aurait une ferme « conséquente » comme les Touches à maît'Pitaut. Puis, Isidore, criant toujours qu'il voulait « être comme mossieu Baptiste », il finit par lui administrer une volée de coups de poing. Au bout d'une année de bourrades, entremêlées de discussions théoriques et de promesses folles, devant une vocation qui ne cédait pas aux raisonnements et s'exaltait aux coups, Dugué consentit à ce que son fils entrât groom, au château, sous la direcrion du superbe mossieu Baptiste. Domestique ! son fils domestique ! Elle était finie cette longue file d'ancêtres aux mains calleuses, aux dos voûtés, qui étaient nés de la terre, qui avaient peiné sur la terre, qui dormaient dans la terre, honorés des hommes qu'ils avaient nourris, bénis de Dieu dont ils avaient continué l'oeuvre de création ! Ce lui fut une blessure cruelle, mais son orgueil d'entêté terrien se révolta, et il ordonna qu'on ne lui parlât plus jamais de son fils. Cependant, peu à peu, son chagrin prit un caractère moins dramatique, et la colère se changea en indifférence gouailleuse. En ricanant, il appelait son fils « l'marquis » et quand la Duguette recevait une lettre de lui, c'était un thème à plaisanteries qui ne tarissaient pas. Après dix ans d'absence, Isidore, ballotté d'une place dans l'autre, paraissait s'être définitivement établi chez un banquier où les gages étaient très forts, et les bonnes mains très grasses. Il était tout à fait formé, portait la livrée avec une aisance supérieure, montrait, à la ville, des élégances de dandy, se tenait soigneusement au courant de toutes les anecdotes parisiennes, fréquentait ce qu'il y a de mieux dans le grand monde des domestiques. Jugeant le nom d'Isidore trop commun pour le valet de chambre d'un banquier, il avait prié son maître de lui attribuer celui, beaucoup plus distingué, de Justin. À l'office, on disait : « Monsieur Justin ». M. Justin éprouva le besoin de venir passer quelques jours au pays, afin d'y étaler le luxe de ses jaquettes, de ses chaînes de montre, et de ses souliers vernis. Il voulait jouir de l'étonnement de ses pauvres compatriotes, de la curiosité et du respect que ne manquerait pas de susciter, parmi tous ces paysans ahuris, la correction de sa tenue. Il fit une malle de ce qu'il possédait de plus précieux en cravates, gilets, pantalons, et partit pour Freulemont. Le père Dugué, ses outils sur l'épaule, revenait de la besogne journalière, quand la voiture qui amenait monsieur Justin de la gare, s'arrêta devant la maison. M. Justin en descendit prestement et s'avança vers son père, en souriant. Mais Dugué, d'un geste, empêcha l'effusion du retour. Il examina son fils des pieds à la tête, avec un air de souverain mépris, puis il dit froidement : -J'avons point b'soin d' domestique, mon gars. J'vidons ben nout' pot tout seul. Il lui tourna les talons et lui ferma la porte au nez. -Si ça ne fait pas pitié ! disait plus tard, le père Dugué... F'gurez-vous qu'il avait des souliers pointus, l' marquis, pointus quasiment comme la queue de nout' cochon, et un chapiau qui r'luisait pus que l' saint-Sacrement. Quant à sa fille, ça avait été une autre histoire ! Et c'était à se demander vraiment ce que le diable avait pu bien mettre dans le corps de ces deux méchants enfants. La Fanchette passait, sans contredit, pour la plus belle fille de la contrée. Un visage avenant, rouge comme une pomme et toujours gai, des membres solides, des yeux hardis, et avec cela, active au travail, dure au plaisir, elle n'avait point sa pareille pour émoustiller les gars. Les galants ne lui manquaient point, et, parmi eux, des lurons qui possèdaient « du beau bien » au soleil. Aucune de Freulemont, de la Boulaie-Blanche, des Pâtis, du Bois-Clair, des Quatre-Fétus, de Boissy-Maugis, ne pouvait se vanter de voir à ses trousses une telle procession d'yeux ronds, de bouches béantes, de bras en extase. Il y avait surtout le garçon à maît'Pitaut qui ne quittait pas Fanchette d'une semelle... et le garçon à maît'Pitaut voilà qui eût été une fameuse affaire ! Dugué ne se dissimulait pas toutes les difficultés qui s'opposaient à ce mariage, mais il comptait sur l'adresse de sa fille pour les surmonter. Il espérait secrètement qu'elle saurait, au besoin, se faire faire un enfant par ce nigaud de garçon à maît'Pitaut, et Fanchette « une fois emplie », le tour était bon, il faudrait, de gré ou de force, en passer par mossieu le maire et par mossieu le curé. Combinaison honnête après tout, puisqu'on devait se marier et vivre ensuite entre braves cultivateurs. Certes, il n'eut point admis que Fanchette fit « la bêtise » pour « la bêtise ». Seulement, puisqu'il s'agissait d'être sérieux et d'aller à l'église, personne ne pouvait « trouver à r'dire à ça ». Un dimanche, la Fanchette déclara qu'elle voulait « s'accorder » avec François Béhu. Dugué aurait reçu toute une charretée de foin sur la tête, qu'il n'eût pas été plus dûment assommé. -Ah ! la sacrée femelle ! s'écria-t-il à cette révélation inattendue... Ainsi, c'est tout comme l' marquis... T'as hont' d'être dans la tè... y t' faut des gars d' la ville... François Béhu !... Non ! mais r'gardez mé ça... François Béhu !... un homme qui est seu'ment pas du pays... un propre à ren qui n'sait seu'ment point r'connaître la vesce d'avé l'chianve... Un feignant qui travaille dans une fabrique... qu'a des moustaches !... T' l'épouseras point, t'entends bien, t' l'épouseras point. -J'vous dis, moi, répondit Fanchette, j'vous dis que j' l'épouserai... y m'plaît, na !... C'est mon idée... j' l'épouserai... et pis j' l'épouserai... Et pis, n'avez qu' faire d'gueuler comme ça... pasque, j' m' fous d'vous. -Ah ! tu t'fous d' mè, mâtine ! Ah ! tu t'fous d' mè... Eh ben ! attends. Dugué avait les deux bras levés pour frapper. Fanchette, les poings sur les hanches, provocante, les yeux colères, regarda son père bien en face. -V' pouvez m' battre, espèce de grand brutal, dit-elle... v' n'empêcherez ren... Et pis que vous v'lez tout savoir... j' suis enceinte, na !... enceinte de li... oui, oui, enceinte d' François Béhu. Et, s'avançant, le col tendu, elle lui crachait ce nom, tout près, dans la figure. Étourdi comme par un coup de massue, cinglé par ce nom comme par un fouet à cent lanières, Dugué recula en chancelant, et laissa retomber ses bras au long du corps, dans un grand geste d'accablement. Il ne comprenait plus. Ses idées sur la justice, la morale, la religion, étaient bouleversées, au point qu'il n'y démêlait plus rien. Pourtant, dans son trouble, une espérance lui restait. Fanchette s'était peut-être trompée. Il balbutia. -T'es sûre que c'est d'li ? rappelle-tè... T'es ben sûre que c'n'est pas du garçon à maît'Pitaut ?.. La Fanchette haussa les épaules. -Vous me prenez donc pour eune sale ?.. Voudriez peut-être que j'couche avé tout le monde ? Non certainement, il ne le voulait pas. Mais le garçon à mait'Pitaut n'était pas tout le monde, sapristi ! Puisqu'elle avait « tant fait de coucher avec quelqu'un » pour n'avoir pas choisi celui-là, un brave et honnête homme, qui possédait de la religion et une ferme superbe ? jamais, non, jamais on ne lui ferait admettre pareille chose. Ainsi, c'était donc fini ! Des beaux rêves qu'il avait formés pour l'établissement de ses enfants, aucun ne devait se réaliser. Tous les deux, le garçon et la fille déshonoraient son nom, l'un « en récurant les pots de chambre des nobles », l'autre en s'amourachant d'un méchant gars, venu on ne sait d'où, passant son temps dans les fabriques, à faire on ne sait quoi. Un joli monsieur qu'il aurait pour gendre ! Ivrogne, débauché, prodigue, républicain, cela va sans dire, comme sont les ouvriers des usines. Ah ! cela lui promettait de l'agrément ! D'ailleurs, n'avait-il pas des moustaches, ce François Béhu ? Et, les moustaches, tout était là ! De même que les paysans de sa race, adorateurs des habitudes anciennes, gardiens sévères des traditions, Dugué haïssait les gens, cultivateurs et ouvriers, qui portaient moustache. La moustache, pour lui, représentait la révolte, la paresse, le partage social, toutes les aspirations sacrilèges qui soufflent des grandes villes sur les campagnes, tout un ordre de choses effroyables et nouvelles, auxquelles il ne pouvait penser sans que ses cheveux se dressassent d'horreur sur sa tête. Le vice, le crime, les révolutions, ce qui l'inquiétait, quand il avait le temps de songer, lui apparaissaient sous la forme symbolique de moustaches hérissées terriblement. Et c'était juste, car, depuis qu'il existait, ce qu'il avait vu, à Freulemont et ailleurs, d'insoumis à la terre, de mauvais sujets, de braconniers dangereux, de voleurs, et d'hommes vivant en concubinage, tous avaient des moustaches, comme François Béhu. Enfin, de même qu'il avait cédé aux fantaisies d'Isidore, il ne s'opposa pas à ce que Fanchette épousât « l' moustachu », disant, pour se consoler, que les coups qu'elle recevrait, ce ne serait pas lui, bien sûr, qui les sentirait. La noce fut célébrée assez gaiement. Il y eut les violons, et la Duguette confectionna un repas succulent où chacun se grisa de « cidre bouché » et de poiré. * * * Maintenant, le bonhomme était vieux. Ses cheveux avaient blanchi sur sa figure rouge et ravinée par les rides : son grand corps maigre, jadis si robuste, se cassait en deux et s'inclinait de plus en plus vers la terre ; la force abandonnait ses membres qui tremblaient sous le moindre fardeau, s'épuisaient à la moindre fatigue. Il dut se résigner à quitter le travail. Le soir qu'il revint, pour la dernière fois, avant de remiser, au fond du cellier, ses outils désormais inutiles, le père Dugué alla dans le jardin, d'où l'on apercevait, par-dessus la haie d'épines taillées, les champs qui s'étendaient au loin. Sous le ciel crépusculaire, les champs s'endormaient, toujours forts, toujours beaux. La sève battait en eux, comme bat le sang aux veines des jeunes gens. Et longtemps il contempla cette terre, la « tè » bien aimée, la « tè » triomphante, la « tè » que la neige des hivers ne refroidit jamais, que ne dévore jamais l'incendie des étés, qui renaît toujours plus splendide de ses éternels enfantements, sur laquelle les hommes, les idées et les siècles passent sans y laisser de trace de leurs querelles, de leurs avortements, de leurs ruines, la « tè » où bientôt il reposerait ses bras, devenus trop faibles pour l'étreindre, où il coucherait ses reins devenus trop vieux pour la féconder. Les blés remuaient doucement, froissant leurs chaumes, les avoines pâlissaient, ondulaient, pareilles à la brume légère qui monte des prairies, les trèfles, qu'un reste de lumière frisante accrochait, saignaient par places, et dans la rougeur du couchant, les pommiers tordaient leurs chevelures fantastiques ou montraient leurs profils grimaçants de sorcières. Une femme passa, qui chassait sa vache à coups de gaule ; il entendit le piétinement d'un troupeau de moutons qui rentraient à la bergerie, puis une voix lente qui s'éloignait, chantonnant : Fauche à la pluie, camarade, Fane au soleil, l' foin est bon. Et pour la première fois de sa vie, le père Dugué pleura. * * * Sa femme et lui avaient, sou par sou, amassé quatre cents francs de rente, sans compter les profits de la Duguette, qui continuait d'aller en journée et qui, plus que jamais, était demandée pour les repas de noce. Avec cela on pouvait vivre, à l'abri du froid et de la faim, tranquille, heureux, sans rien mendier à personne. Pourtant, le père Dugué était loin d'être heureux. D'abord, il ne sut que faire de ses journées qui lui semblaient bien longues et bien vides. Tout « chose », tout vague, il errait du verger au jardin, sarclait de-ci, bêchait de-là, mais ce menu travail, qu'il réservait autrefois à ses distractions dominicales, ne suffisait pas à l'occuper pendant toute la semaine. Non, « l'état d' rentier n'était pas son affaire », et jamais il ne pourrait s'y habituer. S'ingéniant à se créer des besognes qui trompassent son ennui, il fabriqua une échelle, remplaça les vieilles lisses du verger par des neuves, bâtit un hangar avec des débris de bois qu'il avait, et, quand ce fut fini, il se trouva tout penaud devant ce terrible problème : « Que faire ? » Il songea alors à élever des poules et des lapins : les poules, ça l'amuserait, il irait couper de l'herbe, tous les jours, pour les lapins, et le temps passerait. Comme c'était un brave homme, un travailleur méritant et qu'il jouissait dans le pays d'une grande réputation d'honnêteté, il eut la chance d'intéresser à son sort les maîtres du château, qui l'employèrent parfois à diverses fonctions peu fatigantes, comme d'entretenir les allées, ramasser les feuilles mortes et servir de modèle à la « demoiselle » qui faisait de l'aquarelle. Cependant, bien que, peu à peu, le père Dugué eût repris ses habitudes régulières, il s'ennuyait. Il avait la nostalgie des champs. Souvent, quand le temps était beau, il s'en allait, à travers la campagne, revoir les camarades qui fauchaient ou qui engerbaient, mais il rentrait de ses promenades, mécontent, avec un dégoût plus violent de son existence oisive, avec des pensées pénibles qui l'enfonçaient davantage dans les mélancolies et les regrets poignants du passé. Son caractère aussi s'aigrissait. Tout lui était sujet à dispute, à récrimination ; il devenait exigeant, tracassier, irritable, mauvaise langue. Lui qui, jadis, supportait si facilement les continuelles absences de sa femme, il lui en voulait maintenant de toujours courir dehors, l'accusait de l'abandonner, de « s'entendre avec l'z'éfants » pour le laisser mourir. Si ce n'était pas malheureux, à son âge, après avoir tant travaillé, de rester seul, du matin au soir, comme un pauvre chien galeux, d'être obligé de faire sa soupe, de ne jamais manger un bon morceau, pendant que sa femme s'amusait dans les noces ou chez les pratiques, était grassement nourrie, ne manquait de rien ! Et lorsqu'à midi, le bonhomme se retrouvait tristement devant l'éternelle terrine de grès, pleine de soupe, quelquefois de soupe froide de la veille, la pensée que la Duguette, les yeux luisants, les joues allumées, se gavait gaiement de tripes et de fricassées, le mettait en rage et il se disait : « A s'fout d'ça ! Mais ça n'peut point durer, non ça n'peut point durer ! » Il rêvait alors de s'en aller très loin, de « tout planter là », de recommencer, seul, une existence nouvelle de labeurs, entrevoyait la possibilité de « divorcer ». Ah ! pourquoi s'était-il marié ? À quoi cela lui avait-il servi de prendre une femme, sinon à l'abreuver d'ennuis et de peines ? Les jours où la mère Dugué consentait à rester à la maison, il partait, dès l'aube, avec une croûte de pain en sa besace, et jusqu'à la nuit, dans la sapaie, il rôdait, sous prétexte de ramasser du bois mort. Les années et les années passaient sur les trois événements importants de sa vie, la mort du beau-père, le départ de son fils, le mariage de sa fille, sans en effacer les souvenirs chagrinants, et il continuait d'en parler avec une amertume qui, chaque jour, grandissait. « L' marquis », de plus en plus brillant, n'avait fait que deux courtes apparitions à Freulemont. Quant à « Ma'me Béhu », elle venait, tous les dimanches, chez son père, avec « l' moustachu ». Mais à peine si le bonhomme semblait s'apercevoir de leur présence. D'ailleurs, la plupart du temps, il profitait de ces visites, qui l'importunaient, pour courir les champs, ou se livrer à quelque occupation mystérieuse, au loin. Outre qu'il gardait rancune à Fanchette d'avoir trompé ses espérances, en épousant François Béhu, il ne pouvait souffrir les nouvelles allures de belle dame qu'elle avait prises à la ville. Il haussait les épaules de la voir « attifée comme une caricature », sans bonnet, les cheveux au vent, un chignon relevé sur le haut de la tête, et des mèches qui s'ébouriffaient sur le front, pareilles aux poils des chiens de berger. Et c'étaient des manières de parler, grasseyantes et précieuses, des balancements étudiés du derrière, des singeries de bourgeoise qui lui faisaient pitié. Parfois, en l'honneur de sa fille, la Duguette préparait un bon souper, elle tuait un poulet ou bien faisait un civet avec un lapin. Le vieux alors s'emportait. Il défendait qu'on touchât à sa volaille et à ses lapins, parce que c'était à lui, rien qu'à lui, qu'il avait le mal de les soigner, qu'il voulait avoir le plaisir de les manger, tout seul, ou de les vendre au marché, si c'était son idée. Ah ! ce n'était pas pour lui, bien sûr, qu'on ferait tant d'embarras ! Sa femme avait-elle songé, une fois dans sa vie, à lui fabriquer quelque chose de bon, c'était pour elle, et pour les autres, jamais pour lui ! Il en avait assez d'être grugé par un « tas d' mangeux, d' feignants, d' vauriens ». La Fanchette et l' moustachu mangeraient de la soupe, comme lui, et si cela les dégoûtait, ils pourraient bien rester chez eux, à se régaler, il ne les empêchait pas, au contraire : ça serait un fameux débarras. Et le père Dugué s'asseyait, bougonnant, à un coin de la table, devant sa soupe qu'il avalait avec ostentation, et qui, misérable et froide, protestait héroïquement contre la succulence du civet que les autres dévoraient en claquant de la langue. Il se couchait ensuite, menaçant de « tout flanquer dehors », table et gens, si on ne se taisait pas, et si on ne le laissait pas dormir tranquille. C'était bien le moins qu'il fût le maître dans sa maison. On commençait, dans le pays, à jaser beaucoup sur le compte de Fanchette. Il paraît que ce n'était pas grand'chose de propre, et, en ville maintenant, elle avait une réputation détestable. Un jour, dans le bois Giroux, un autre jour, dans un champ de blé, la femme à Gendrin l'avait surprise avec des hommes, en train de faire autre chose que de la dentelle. Même chez elle, les galants venaient en procession, l'un après l'autre, des jeunes gens, des hommes mariés, jusqu'à des messieurs. Il y avait eu des scandales, plusieurs fois l'on s'était battu : une véritable honte, enfin ! D'ailleurs, Fanchette ne se cachait plus, et si elle continuait de la sorte, bientôt on la verrait, pire qu'une chienne, étaler ses saletés en pleine rue. Le père Dugué apprit tous ces détails avec une joie profonde. Pourtant il voulut douter et prétendit d'abord que c'était des histoires de « mauvaises langues », des vengeances de femmes, jalouses de Fanchette, mais quand on lui eut donné des preuves irrécusables de l'abominable conduite de sa fille, son contentement ne connut plus de bornes. Ce n'était point que Fanchette s'amusât qui le rendait si bien aise. Oh ! non ! car, avant tout, il tenait pour la morale, et il avait, sur l'honnêteté des femmes et sur la religion, des opinions très arrêtées, mais puisque le mal existait, il pouvait bien se réjouir de ce qu'il tombât, aussi à propos, sur la tête de François Béhu ! Il disait : « C'est ben fait pour li... Quen ! pourquoi qu'il l'a épousée ! » Et la pensée que « l' moustachu » se trouvait malheureux et ridicule, qu'il pleurait peut-être, qu'il n'osait plus se montrer dans les rues, les petits yeux du vieux paysan se bridaient, sous un rire cruel, atroce, sinistre. À partir de ce moment, ses allures s'adoucirent un peu vis-à-vis de sa fille qui le vengeait de François Béhu. Il daignait plaisanter avec elle, et il se surprit même, dans un élan de reconnaissance, à l'embrasser sur les deux joues, ce qui ne lui était pas arrivé depuis dix ans. Lorsque, le dimanche, ils se trouvaient tous réunis, quoiqu'il fût resté intraitable sur la question de la volaille et des lapins, il causait, s'animait, racontait des histoires de « cocus » cyniques, obscènes, et son regard méchant allait sans cesse de Fanchette, toujours rieuse, à Béhu, triste et soucieux. La tristesse de son gendre, qu'il n'avait remarquée que depuis qu'il connaissait ses malheurs conjugaux, lui était une douceur qui le payait de toutes ses déceptions passées. Il était impitoyable en ses plaisanteries. Celle qu'il jugeait la meilleure, consistait à tâter le front du « moustachu » et à lui dire : « Quoi donc qu' t'as là, mon gars ? On dirait qu'y t'pousse queuque chose. » Et l'infortuné Béhu, pris, chaque fois, à la farce du beau-père, portait machinalement les mains à son front, rougissait, roulait des yeux doux et résignés comme ceux des boeufs, tandis que le bonhomme, se tordant de rire, répétait : « Quoi donc qui y pousse ? quoi donc qui y pousse ? » Cette gaîté intermittente ne modifia en rien son caractère, qui s'affirmait de plus en plus tracassier et despotique. Un matin, le père Dugué se réveilla avec une tête lourde et de fortes douleurs au ventre. Il se leva, néanmoins, et, tout en geignant un peu, vaqua à ses occupations coutumières. Mais ses pauvres bras, mous comme des chiffes, refusaient de lui obéir, ses jambes tremblaient pareilles à des roseaux battus du vent, et puis, un grand froid l'envahissait. Bien qu'il se sentît très souffrant, il ne voulut rien changer à son régime, qui se composait d'une poire le matin, de la soupe à midi et de la soupe encore à six heures. En vain sa femme essaya de le soigner, lui faire prendre une nourriture meilleure, il ne voulut entendre parler de rien. Au mot de « médecin », il entra dans une colère terrible. Cependant le mal empirait, les douleurs de ventre devenaient plus violentes, intolérables, sa respiration oppressée faisait un bruit de vieux soufflet percé, sa tête lui était si pesante sur les épaules qu'il ne pouvait plus la porter droite, et qu'il lui semblait que ce poids entraînait tout son corps dans un vertige. Il s'alita. * * * Dans le lit, très haut, drapé d'indienne sombre, le père Dugué, couché sur le dos, la bouche grand'ouverte, ne remuait pas. À peine si la pâleur de la mort prochaine teignait son visage bruni d'une lividité douteuse. Les deux bras, hors des couvertures, s'allongeaient, inertes, sur les draps de lin gris, et ses mains énormes, aux doigts noueux, presque noirs, ressemblaient aux racines d'un arbre arraché du sol par la tempête. Rien ne vivait en lui que ses yeux, ses petits yeux qui laissaient filtrer, entre les paupières serrées, la flamme mourante d'un regard dur et colère, comme filtre entre les lames d'une persienne un reste de jour qui agonise. Quoiqu'il ne bougeât plus et qu'il ne répondît point aux questions qu'on lui adressait, le moribond se rendait compte, très nettement, de ce qui se passait autour de lui. Il avait vu le curé s'approcher de lui, tout à l'heure, il l'avait entendu chuchoter des prières, parler de Dieu, et l'exhorter à bien mourir ; il voyait, par la porte ouverte, le dernier soir tomber sur la campagne en grandes averses d'or et de pourpre, les oiseaux se poursuivre sur les branches du hêtre, et saluer, de leurs roulades sonores, le de profundis du soleil qu'il ne contemplerait plus ; il voyait les voisines s'arrêter sur le seuil, tendre le cou, marmotter quelques paroles d'une voix basse, et s'en aller, traînant leurs sabots dans le chemin, mais tout cela ne l'intéressait pas. Isidore, en veston quadrillé, le chapeau sur la tête, épluchait les champignons qu'il avait cueillis dans le bois, Fanchette, les cheveux plus ébouriffés que jamais, tricotait, indolente, une capeline de laine noire, et la Duguette, très affairée, les manches de sa robe relevées jusqu'au coude, troussait magistralement un poulet, pour le repas du soir. Il ne perdait aucun des gestes de sa femme, et son regard - le regard suprême que les mourants s'efforcent d'arracher à la terre pour le plonger au vide des éternités mystérieuses qui s'ouvrent devant eux -, son regard allait de sa femme au poulet. Et voilà ce qui l'absorbait sont entier à cette heure auguste et terrible ! Le poulet ! Le poulet qui synthétisait les rancunes de sa vie avare et sans bonté, les amertumes de sa vieillesse égoïste et délaissée ! Aucun souvenir heureux du passé ; aucune terreur de l'avenir dans lequel il entrait. Ni une émotion, ni une larme, ni un repentir, ni ce besoin qu'ont les plus farouches de sentir dans leur main qui se glace, la douce chaleur d'une main aimée, et le souffle consolateur d'une lèvre chétie sur leurs lèvres qui se referment à jamais. Il n'eut même pas une pensée pour la terre, « la tè » qu'il avait quittée et qu'il allait retrouver, « la tè » qui avait été la seule affection de sa vie et qui pouvait être le pardon de sa mort. Ne lui avait-il pas dit adieu, un soir, dans le jardin ? Et cet adieu le séparait pour toujours de ce que son âme avait contenu de bon, de grand, d'humain... On dit que les anges viennent, les ailes éployées, au chevet des moribonds recueillir leur dernière prière pour l'emporter aux cieux. Son ange à lui, c'était le poulet, le poulet vorace et barbare qui lui crevait les yeux, lui mangeait le coeur, lui rongeait le foie !... Il essaya de rassembler ce qui lui restait de forces, afin de pousser un cri de colère, mais le cri avorta dans une plainte si faible qu'à peine on l'entendit. -Donne donc une cuillerée de potion à ton pè, dit la mère Dugué à Fanchette, attendiment que j'vas mett' l' poulet à la broche. Fanchette tenta vainement d'introduire la cuiller entre les dents serrées du père Dugué, et le liquide se répandit, coula de chaque côté de la bouche, jusque dans le cou et sur la poitrine. Elle l'essuya doucement avec le coin du drap, et ensuite elle regarda son père. L'oeil du vieillard qui se fixait sur elle était, en ce moment, si hideux et si effrayant qu'elle s'enfuit aussitôt, secouée d'un frisson. La nuit arrivait. Par la porte toujours ouverte, on n'apercevait plus, au-dessus des masses sombres des arbres, qu'un pan de ciel limpide où déjà s'allumaient les étoiles. En rentrant chez eux, les gens s'arrêtaient devant la maison, demandaient des nouvelles, et dans le chemin passaient des profils vagues d'hommes et de bêtes. La chambre n'était éclairée que par la flamme de la cheminée qui faisait danser aux murs et au plafond de grandes ombres fantastiques, projetait sur le lit une clarté rouge et mouvante. À plusieurs reprises, un chien jaune vint, en rampant, flairer le poulet, et la Duguette fut obligée de le chasser à coups de torchon. L'agonie commença. D'abord, ce fut un petit râle, un ronflement doux et profond comme un ronron de chat, puis, pareil à un soufflet de forges, le bruit s'enfla, coupé de sifflements et de hoquets. Le père Dugué, allongé dans la même position, demeurait immobile ; seules, ses grosses mains remuaient, se tordaient, grattaient la toile, avec des mouvements crispés. Une sueur glacée ruisselait sur son visage qui se contractait et prenait des tons terreux de cadavre. Isidore et Fanchette se tenaient près du lit, et la mère Dugué allait sans cesse du chevet du mourant au poulet qu'elle arrosait du beurre grésillant de la lèchefrite. Bientôt les râles s'affaiblirent, cessèrent, les mains reprirent leur immobilité. C'était fini. Le père Dugué n'avait pas bougé, et son oeil qui ne voyait plus et qui conservait dans la mort son regard méchant et cruel, était fixé, démesurément agrandi, sur le poulet qui tournait au chant de la broche et se dorait au feu clair. -Il est mô ! dit la mère Dugué, après avoir posé la main sur la poitrine de son mari... Fanchette, passe-mé l'miroir, que j'y mette tout d' même sous l'nez. La glace ne se ternit pas. -Il est bien mô, répéta la mère Dugué. Isidore et Fanchette se penchèrent un peu sur le cadavre de leur père et soulevèrent, l'un après l'autre, ses bras qui retombèrent lourdement. -Oui, dirent-ils, il est bien mort. Tous les trois, très embarrassés, ils restèrent, pendant quelques minutes, silencieux. -J'y créiais pas qu'y passerait si vite, reprit la mère Dugué, hochant la tête. Enfin, y n'était point c' mode, ben sûr, l'pè Dugué, mais ça fait tout d'même du chagrin. Et montrant le cadavre, elle ajouta d'un ton presque respectueux : -J' souperons dans la pièce à couté.
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Quel plaisir d'entendre l'accent chantant des paysans lu par Alain Bernard!