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Illustration: Contes IV ( suite 4 ) - Octave Mirbeau

Contes IV ( suite 4 )


Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2013-02-10

Lu par Alain Bernard
Livre audio de 40min
Fichier mp3 de 36,6 Mo


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Musique : Illustration Musicale : Gnossiennes n°4 Eric Satie


Âmes de guerre Un jour, à Rouen, chez un de mes amis - il y a plusieurs années de cela -, je fis la connaissance d'un explorateur. Jusque-là, j'ignorais totalement cette variété d'humanité. J'avais vu des voleurs, des assassins, quantité d'escarpes et de fous, des nationalistes de tout poil et de tout grade. Jamais encore, je n'avais rencontré, nulle part, d'explorateurs. Aussi, je fus enchanté de l'aubaine que m'offrait mon ami, et vous pensez si j'acceptai son invitation avec empressement. - Un très chic type, tu verras !... m'avait dit mon ami... Il serait à souhaiter que la France en possédât beaucoup comme lui. Ah ! les choses iraient mieux, c'est sûr !... Mais quand, par hasard, nous en avons un, c'est pour l'abreuver de misères et d'humiliations... Vois Marchand [Jean-Baptiste Marchand (1863-1934). Il a pris Fachoda le 10 juillet 1898, mais a dû l'abandonner à la demande du gouvernement français, qui se soumettait à un ultimatum du gouvernement anglais.] !... Avant que l'explorateur n'arrivât au rendez-vous, mon ami nous mit au fait de son histoire, laquelle, d'ailleurs, était très simple et très courte, comme toutes les belles choses. On verra, par la suite, que rien n'est moins compliqué que l'âme d'un explorateur, au moins de cet explorateur. C'était un ancien officier de notre belle armée. D'un tempérament chevaleresque, aventureux, idéaliste - un vrai Français de France -, il s'ennuyait profondément dans les villes de garnison. Le bridge, l'absinthe, les petites marchandes de tabac, les tournées nocturnes dans les quartiers décriés ne suffisaient pas à ses généreuses ardeurs de soldat... Soldat, il souffrait de l'inaction ; il lui fallait toutes les activités, toutes les entreprises violentes, les aventures imprévues, les actes d'héroïsme éclatant que ce mot évoque tout naturellement, et que le sabre, qu'il traînait misérablement sur les pavés, exige. Et comme, dans cette existence morne et oisive, il ne savait comment satisfaire ses appétits militaires, par exemple, guerroyer contre des ennemis, n'importe quels ennemis, il se mit, bien vite, à guerroyer contre les préjugés, les lois, les morales, par quoi s'embourgeoise et s'étiole notre continent, si étroit, si stupidement fermé aux belles initiatives individuelles. Il avait rêvé de rêves plus grandioses... Mais quoi ? On fait ce qu'on peut... En tout cas, comme il disait lui-même, ça l'occupait... ça le dérouillait... Il enleva, de vive force, une jeune fille qui avait repoussé ses avances, tua en duel trois de ses camarades, pour rien, pour le plaisir, assomma deux notables civils, excellents fonctionnaires, qui, au sortir d'une visite galante, s'étaient pris de querelle avec lui. Enfin, il tricha au jeu, commit des faux, et barbota la caisse de sa compagnie. Il s'enfuit en Belgique. Là, il s'aboucha avec de très riches commerçants que ses états de services, son allure de bravoure, son exceptionnelle audace, et ses plans d'une expédition commerciale, géographique, ethnographique, à travers l'obscur continent africain, émerveillèrent. Nanti d'armes, de munitions, d'hommes, d'argent et d'un nombreux bagage, il partit pour l'Afrique, y séjourna cinq ans, dans les forêts, au bord des lacs, sur les fleuves, montra un si grand courage, une si admirable endurance, une telle ingéniosité, de si fortes capacités guerrières et pillardes, et surtout il apporta une si grande quantité d'ivoire, de gommes, de pierres précieuses, de dépouilles de toutes sortes, que notre gouvernement, ne voulant plus se priver et priver la France d'un tel exemplaire d'énergie humaine, passa l'éponge sur le passé de ce héros, et lui permit de rentrer dans son pays, avec tous les honneurs de la guerre. - Ah ! oui, c'est un chic type ! résuma mon ami, quand il eut terminé cette histoire édifiante. Et crois-tu qu'il n'est pas encore décoré ?... C'est dégoûtant ! L'explorateur revenait d'Afrique, pour le compte des Belges, se disposait d'y retourner pour le compte des Français, quand je le connus. Les années de luttes, de fatigues, de privations, passées dans un climat malsain, fiévreux, putride, ne lui avaient rien enlevé de sa force et de sa santé... C'était un homme, pas très grand, mais bien pris, musclé. On le sentait extrêmement robuste et souple. Et comme tous les hommes d'une charpente puissante, il était gai. Il avait une physionomie sympathique, l'abord agréable, la poignée de main un peu dure et brisante mais cordiale, le regard clair, décidé, joyeux et très doux... presque un regard d'enfant... Dès son entrée, il nous avait conquis... Nous étions impatients de lui entendre raconter ses aventures. Mais lui se montrait très discret, très modeste, très simple. - Je vous assure, se défendait-il, sur un ton de sincérité charmante... je n'ai rien fait d'étonnant... Cela ne vaut pas la peine d'un récit... Ah ! ma foi, non... On exagère beaucoup nos dangers, nos souffrances... Le seul danger, c'est la fièvre, la seule souffrance, le manque de vivres... Mais on se tire toujours d'affaires avec du sang-froid... Nous insistions... Il se décida enfin à parler : - Quand nous arrivions près du village, narra-t-il, sans avoir pris la pose bien connue du conteur, les indigènes, qui sont fort curieux, sortaient de leurs huttes, hommes, femmes, enfants, et nous regardaient avec étonnement, mais sans la moindre terreur, et aussi sans la moindre hostilité... On se fait, en général, une très fausse idée des nègres... du moins de ces nègres centre-africains... Ils ne sont pas terribles du tout... Ils sont, au contraire, très timides, très doux... Des enfants !... Comme chez les enfants, la curiosité l'emporte toujours sur la timidité... C'était amusant de les voir ramper, s'approcher de nous... Ils ont de jolis mouvements, des souplesses de bêtes gentilles... Quelques-uns nous tendaient des fruits, tous s'efforçaient de nous plaire au moyen de grimaces souriantes... Tenez... figurez-vous des lapins qui, le soir, au bord d'un bois, s'épucent, font leur toilette, grignotent drôlement des herbes parfumées... Malheureusement, ils ont un grand défaut - et je ne sais pas à quoi cela tient -, ils ne sont pas comestibles... La chair du nègre est un manger détestable, nauséabond... L'estomac le mieux trempé ne le digère pas... Moi-même, qui ai le coffre solide, et qui mange de tout, même des champignons les plus suspects, je fus tellement incommodé, un soir, que vraiment je pensai mourir, pour avoir simplement goûté à un cuissot de nègre, que nous avions fait rôtir à un feu de branches de poivrier... Je parle des vieux nègres, et même des nègres adultes, car, chose curieuse, le très jeune nègre, le nègre de trois ou quatre ans, est un aliment assez délicat... Cela rappelle le petit cochon de lait... Il nous rendit bien des services, je vous assure... Je vous ai dit que les nègres sont très doux... Oui, mais enfin, on ne sait jamais. Et quand il s'agit de leur prendre leur ivoire, par exemple... Ils pourraient peut-être se livrer à quelques fantaisies défensives... Alors, voici comment nous opérions. Nous commencions par tuer les hommes - si tant est qu'on puisse prétendre que les nègres sont des hommes. Ensuite nous égorgions les femmes, ayant soin, toutefois, de garder les plus jeunes, les moins laides, pour nos besoins... Car, vous pensez... en Afrique !... Et nous emmenions les enfants qui, les soirs de mauvaise chasse et de famine, nous étaient fort utiles... Je leur ai de la reconnaissance, et j'avoue que, plusieurs fois, ils nous sauvèrent de la mort... - Alors, m'écriai-je... Ce ne sont pas les nègres qui sont anthropophages ? - Mais naturellement... répliqua l'explorateur, avec un flegme que je ne pus m'empêcher d'admirer... Dans les pays noirs, il n'est d'anthropophages, cher monsieur, que les Blancs... C'est forcé !... Nous étions un peu gênés... Plusieurs convives eurent des haut-le-cœur et sortirent. L'explorateur continua ses histoires que je n'aurai pas la cruauté d'infliger à mes lecteurs... Elles se ressemblaient toutes, d'ailleurs... Viols, violence, massacres et pillages en faisaient le fond... Comme, à mon tour, j'étais devenu tout pâle, par suite d'une invincible révolte de mon estomac, l'explorateur qui, en ce moment, attaquait vigoureusement un énorme pâté, me dit en riant : - Comme vous êtes drôle !... Naturellement, je ne fais pas ces choses-là pour mon plaisir... J'aime mieux le foie gras... Mais, qu'est-ce que vous voulez ?... À la guerre comme à la guerre !... Ils étaient tous fous J'ai eu l'occasion, ces jours derniers, de rencontrer un officier polonais, un capitaine qui revient, blessé, de Mandchourie. Ce capitaine m'a fait sur cette guerre honteuse et si atrocement inutile, des récits qui donnent le vertige, des récits tels que l'imagination la plus frénétique ne saurait concevoir rien de pareil, même dans le domaine du cauchemar. Si exceptionnellement affreux que nous aient paru certains épisodes, qui nous furent transmis par des correspondants de journaux, ils ne sauraient atteindre à l'horreur inconnue de ceux-là, parmi lesquels, ne pouvant les narrer tous, j'en choisis un. Il n'est pas le plus effrayant. On aura ainsi une idée de ce que peuvent être les autres. Je dédie ce récit aux soldats de tous les pays ; et je laisse la parole au capitaine polonais, qui leur demandera si, enfin, ils ne sont point las d'être tués, et de tuer. - C'était le soir d'un engagement malheureux, comme toujours... Nous étions au camp, faces mornes, cœurs sombres, corps épuisés... Plus de vivres... pas d'ambulances... pas de bois pour le feu... rien !... Un froid de vingt-cinq degrés, qui exfoliait la peau et charriait des glaçons dans les veines... Rester immobile, s'endormir, c'était la mort... Beaucoup moururent, en effet, cette nuit-là. Représentez-vous, si vous le pouvez, cette chose effarante. Dix mille hommes en tas... dix mille homme silencieux, dont on ne percevait que le sourd piétinement sur la terre gelée, et pas une voix, pas un souffle ! Des retardataires, ralliant le camp, nous dirent qu'ils avaient entendu, à travers la plaine, à leur droite, à leur gauche, devant eux, derrière eux, partout, des cris, des plaintes, des appels, des hurlements... Les blessés, les pauvres blessés, perdus dans la nuit... Ils avaient buté contre quelques-uns, mais n'ayant rien pour les ramener, ils les avaient abandonnés là... À quoi bon, d'ailleurs ? Pour quoi faire ?... Je m'écriai : - Il faut aller ramasser les blessés, nous ne pouvons les laisser mourir ainsi... Qui vient avec moi ? Aucun ne répondit. Je m'adressai au colonel ; il me tourna le dos. Je m'adressai à un général ; il passa sans un mot. Un chirurgien de haut grade répliqua : - Et où les mettre ? Nous n'avons pas de brancards, pas de pharmacie, pas d'instruments... nous n'avons rien... Foutez-leur la paix ! Pas une parole de Justice, pas même de pitié, pas même de terreur... rien que de l'indifférence farouche... parce que c'est la guerre, et parce que tous ces pauvres bougres, colonels et soldats, savaient que ce serait leur tour, demain. Pourtant, à force de chercher, je parvins à découvrir quelques mauvaises civières ; à force de remuer ces forces inertes, ces brutes effondrées, je finis par entraîner une centaine d'hommes... Nous partîmes. La nuit était très noire... Nous avions allumé des torches. Mais après avoir marché devant nous, durant une heure, les cris des blessés nous guidèrent mieux que la lumière lugubre de nos torches... Et, de temps en temps, nous bronchions, comme des chevaux peureux, sur des tas de cadavres d'hommes et de bêtes... Un moment, je me sentis arrêté, immobilisé au sol... Comme deux étaux de fer, je sentis deux mains qui m'avaient empoigné les chevilles ; comme deux crampons de fer, je sentis deux mains qui me montaient aux jambes, et s'y accrochaient, s'y incrustaient, tandis qu'une bouche, mordant le cuir de mes bottes, à pleines dents, s'efforçait de le déchirer, en grognant comme un chien... À mes cris, des soldats accoururent... Ils virent un blessé, les deux cuisses coupées, qui se tordait à mes pieds, sorte de grosse larve humaine... Et, ne pouvant lui faire lâcher prise, ils l'achevèrent à coups de chaussures et à coups de crosses de fusils sur le crâne... J'ai vécu là, je vous assure, une minute dont je suis impuissant à vous redire l'épouvante. Il était devenu plus pâle ; ses prunelles se dilataient sous une impression d'horreur, et sa voix tremblait... Il poursuivit : - J'avais le cœur défaillant... le cerveau ébranlé par toutes les secousses du délire... Voulant échapper aux autres visions de la nuit, j'eus la force encore de rassembler mes hommes... Je me disais, en écoutant les cris épars dans la plaine : Qu'ils crèvent !... Ah ! qu'ils crèvent tous ! Et je me disposais à rentrer au camp, lorsque, tout à coup, nous arrivèrent, sur notre droite, des clameurs, des hurlements, quelque chose de plus sauvage, quelque chose de plus forcené, que les appels de détresse déjà entendus... Malgré moi, pour ainsi dire, je me dirigeai vers l'endroit d'où ces cris semblaient partir... Et, brusquement, surgissant de l'ombre, éclairés par la lueur fauve des torches, je vis - ce n'était pas de la fièvre, ce n'était pas du cauchemar -, je vis dix, vingt, cent, deux cents hommes tout nus, et qui gesticulaient, grimaçaient, vociféraient, aboyaient, dansaient... Oui, en vérité, par ces vingt-cinq degrés de froid, des corps tout nus, montrant des faces sanglantes, des poitrines trouées, des plaies rouges, de larges balafres fermées par des caillots noirs... Quelques-uns rampaient, sautillaient sur des moignons saignants ; quelques autres étaient armés de revolvers et de sabres qu'ils brandissaient en hurlant... Et, se jetant sur nous qui venions à leur secours, et qu'ils ne reconnaissaient plus, ils criaient : - N'approchez pas ! N'approchez pas !... Ils étaient fous !... Il ajouta, après un silence : - Quelques coups partirent... Un de mes hommes tomba... Que faire ? Je rétrogradai... Pendant plusieurs heures, je restai, avec mon escorte, à quelque distance de ce groupe de damnés... Leurs clameurs s'exaltèrent encore... puis, peu à peu, elles diminuèrent... cessèrent... L'excitation de leur folie étant tombée, le froid les avait saisis... Au matin, ils étaient morts... Au matin, tous les blessés de la plaine étaient morts ! Il dit encore : - Le lendemain, moi-même je fus blessé... une balle qui m'ouvrit l'articulation de l'épaule gauche... Par un prodige, je n'en mourus pas... Mais je ne sais si jamais je guérirai... Je vais partir pour le midi, où j'ai de la famille. Depuis que j'ai vu cela, je ne tiens plus à vivre... car ma vie est horrible... Le jour, la nuit, il m'est impossible d'éloigner de moi l'affreuse, la torturante hantise... Toujours... toujours, ce tronçon humain qui me mord les jambes !... Et toujours ces fous... ces pauvres fous !... Ah ! ces fous nus et sanglants, dans la nuit !... Vous ne pouvez pas savoir !... Et tenez, je me demande si je ne vais pas devenir fou... si je ne suis pas déjà fou !... J'aurais mieux aimé mourir là-bas ! Et pendant que, dans les rues de Pétersbourg, de Moscou, de Vilno, de Varsovie, de Lodz, de Batoum, pendant que, dans toutes les villes soulevées de son vaste empire [Allusion à la Révolution russe de 1905, et aux massacres perpétrés par l'armée tsariste, notamment le 22 janvier, lors du « dimanche rouge ». Mirbeau est alors très actif dans son soutien au peuple russe, aux côtés d'Anatole France, Pierre Quillard et Francis de Pressensé.], le tsar fait abattre son peuple par ses soldats, voilà ce qu'il fait de ses soldats en Mandchourie ! Un raté D'où venait-il ? Quelle avait été sa famille ? On ne savait. Il se montrait d'ailleurs très peu prodigue d'anecdotes et de souvenirs sur son enfance et sa jeunesse. Parfois il disait : « Quand j'étais clerc de notaire » ou bien « Quand je travaillais chez un agent de change ». C'étaient les seuls et vagues renseignements qui lui échappassent dans ses causeries. On soupçonnait aussi qu'il avait dû voyager, car il parlait de la Russie comme s'il y eût séjourné longtemps, et l'Italie, l'Espagne semblaient ne pas avoir de secrets pour lui. Une chose paraissait à peu près certaine, c'est qu'il s'appelait Jacques Sorel. D'aucuns prétendent qu'autrefois il ajoutait volontiers la particule à son nom et que ses cartes de visite portaient une couronne de comte ; mais il ne s'était servi de l'une et n'avait lancé les autres que dans les restaurants, chez les demoiselles, en voyage. Le plus singulier personnage qui fût au monde, ce Jacques Sorel. Vous l'avez certainement sinon connu, au moins coudoyé. Joli homme, de manières agréables, d'un esprit élégant et délicat, d'un très réel talent même. Il possédait tout ce qu'il faut pour réussir et pour arriver. Mais jusqu'alors il n'était arrivé qu'à gaspiller sa vie, on ne savait comment ; il n'avait réussi, on ignorait pourquoi, qu'à rouler de garnis en garnis, de dégringolades en dégringolades, dans de lamentables misères. Il n'avait point de vices tyranniques à entretenir, pourtant, et si ses rêveries étaient grandes, modestes étaient ses besoins et ses appétits... Les femmes et le jeu - ces gouffres béants au fond desquels culbutent les forts et les faibles dans l'acharnée course aux plaisirs et aux vanités - étaient pour lui passions closes. Il détestait les débraillées paresses des brasseries et les longs désœuvrements des bohêmes vagabondes. Jacques Sorel travaillait beaucoup, se piquait d'une certaine tenue, affichait des dégoûts bien portés, professait des opinions mondaines orthodoxes. Son intelligence vive et souple, qui se pliait sans efforts aux travaux les plus différents, faisait de lui un homme utile et toujours utilisable. Partout il se trouvait à sa place, mais le malheur voulut qu'il ne trouvât de place nulle part. On pouvait lui demander un sonnet ou un bulletin de bourse, une chronique légère, un discours ou une brochure d'économie politique, la critique d'un tableau, d'un livre, d'une comédie, ou la rédaction des statuts d'une société financière. Il avait été dans le monde, où il s'était fait des relations qu'il entretenait de loin en loin ; pratiquait la Bourse, où il connaissait les banquiers ; apparaissait dans les journaux, où il passait pour avoir un joli tour de plume, et, finalement, là où d'autres moins doués eussent, en quelques années, acquis de la réputation, des sympathies et de la fortune, Jacques Sorel n'avait jamais récolté que de l'obscurité, des inimitiés, de la misère et des dettes. D'où cela venait-il ? À quelles crapules ignorées attribuer la stérilité constante de ses efforts et de son talent si largement dépensé ? Dans quels abîmes cachés tombait donc cet argent qu'il devait gagner ? Autant de questions auxquelles on ne répondait pas, si ce n'est par ces mots blagueurs : « Ce n'est pas possible, ce garçon a des fuites. » Jacques Sorel, en ses heures de découragements - car il avait aussi des heures d'espoirs fous où il se bâtissait des fortunes, des succès et de la gloire -, m'avait dévoilé des coins de sa vie. Il mettait, dans le récit de ses confidences, je ne sais quelle humeur violente, je ne sais quelle verve âpre et triste, toute débordante des amertumes lentement amassées. Il disait : - Cela vous étonne, n'est-ce pas ? Et vous êtes bien près de me mépriser, comme les autres ?... Oh ! vous avez raison. Vous ne savez pas... Et puis !... Voyons, suis-je un idiot ou un criminel ? C'est possible. Je ne le crois pas pourtant. Je suis sûr même que je vaux les autres, que je vaux mieux que les autres. Alors pourquoi ? Est-ce qu'on sait ! J'aperçois autour de moi, dans les lettres, un tas de médiocres qui toujours gagnent le gros lot à la loterie du succès. Ont-ils plus de talent que moi ? Non. À la Bourse, mes camarades n'ont qu'à se présenter aux banquiers pour ramasser les ordres et l'argent. Sont-ils mieux servis que moi par leur flair, leur souplesse, leurs connaissances spéciales, leurs relations ? Non. Suis-je laid, répugnant ? Alors pourquoi cette misère perpétuelle qui me harcèle ? Pourquoi, quand je tente de m'élever, ces formidables coups de poing qui me rejettent à terre, meurtri, déchiré, sanglant, les ailes cassées ? Poète ! on me rit au nez et l'on me renvoie à la Bourse. Homme d'affaires ! on me rit au nez et l'on me renvoie à la Muse. Tenez, mon cher ami, quand j'étais tout jeune et timide - oh ! mon Dieu, comme je le suis resté -, moi ignoré, moi chétif, moi pauvre diable, je faisais déjà des réputations, j'édifiais des célébrités, je commençais des fortunes. Vivant dans cette bohême tapageuse et pillarde que vous connaissez, j'étais la chose du premier venu. L'un me demandait de lui écrire des vers, l'autre me suppliait de le remplacer pour une chronique ; pour tous j'ai fait des romans, des études d'histoire et de critique, j'ai replâtré des comédies et des drames. J'ai donné, à qui voulait, ce que j'avais d'enthousiasme, de force jeune, de verdeur, d'imagination. Mon âme passait dans les œuvres de ces mendiants, qui ne me faisaient même pas l'aumône d'un remerciement. Et tandis qu'ils s'élevaient au-dessus de la foule, tandis que le souffle qui leur arrivait de moi les poussait au succès, ou à la fortune, moi bien souvent, le soir, je rentrais dans mon misérable logis sans feu, insulté par le concierge à qui je devais trois francs, le ventre et la poche vides, la cervelle bourdonnante ! Oui, parbleu ! c'était stupide et lâche ! Je n'avais qu'à dire non ! Mais je ne savais pas refuser, pas plus que je ne savais réclamer. Et toute mon existence, vous entendez bien, a été ainsi la proie des autres. Je voudrais aujourd'hui reprendre mon bien ; je voudrais crier : “Mais ces vers sont à moi ; ce roman publié sous le nom de X... est à moi ; cette comédie est à moi.” On m'accuserait d'être fou ou un voleur. Les hasards de la vie m'ont jeté dans tous les milieux sociaux ; ils n'ont rien changé à mes habitudes et à ma destinée. Partout j'ai rencontré les mêmes hommes. Si je vous disais mon ami - ah ! cela est d'un comique douloureux -, si je vous disais que, ce matin encore, je n'ai pas déjeuné pour rendre service à un millionnaire ! Je vais tous les matins, gracieusement, chez cet homme, qui est un de nos députés les plus en vue. Ce que je fais chez lui, vous le pensez peut-être ! Sa correspondance, ses discours et ses courses. Mon Dieu, oui ! cet homme d'État ne dédaigne pas de me commander en même temps un discours éloquent sur la magistrature, et une commission pressée chez son confiseur, je veille à sa réputation oratoire et aussi à l'excellence de sa table. Moitié Égérie et moitié valet de chambre, comme vous voyez. Je gagne à cela de superbes promesses ; la direction d'une future entreprise qui toujours avorte, des participations à une foule d'émissions qui ne se réalisent jamais, toutes les rengaines connues, enfin. Or, ce matin, le député et moi nous sortons ensemble, ce qui est un grand honneur devant tenir lieu d'appointements. Il commence par me faire acheter trois journaux, qu'il n'a pas lus, et prie d'envoyer une dépêche à un électeur. Je n'avais que deux francs pour toute fortune, deux francs que je gardais comme un avare un trésor, deux francs qui devaient payer ce luxe que je ne me paye pas tous les jours, un déjeuner. Eh bien, j'ai dépensé ces deux francs, et je n'ai pas déjeuné. Il est vrai que je me console en pensant que je ne dînerai pas davantage. Un autre jour, j'ai manqué une affaire et perdu les bonnes grâces d'un gros personnage parce que je n'ai pu me rendre à un rendez-vous, faute d'une chemise propre et d'un vêtement convenable. Vous ne savez pas ce que des bottines trouées m'ont fait perdre de bonnes occasions. Voyez-vous mon cher ami, il me monte parfois au cerveau des bouffées de haine folle ; je sens au cœur comme des besoins ardents de vengeance. Il me semble que la Commune n'a rien fait pour les désarmés et les faibles comme nous ; qu'il faut d'autre sang fumant dans les rues, d'autres rouges brasiers que ces petits feux de joie allumés aux Tuileries et à l'Hôtel de Ville. Mais ces odieuses idées de révolte s'effacent bien vite, et je n'en veux qu'à moi de mon éternelle bêtise et de mon invincible lâcheté. Il y a six mois, Jacques Sorel au milieu de ses plus grandes détresses, eut une chance inespérée, et il vint m'en faire part aussitôt. - Je crois que je suis sauvé, me dit-il, tout rayonnant de joie. Il me raconta qu'il avait pu rendre un important service à un célèbre financier allemand... Un de ces hasards comme il en avait tant eus dans sa vie. - Il est enchanté de ce que j'ai fait, et m'a autorisé à venir chez lui, aux ordres, tous les matins. Vous voyez quelles affaires je vais avoir là-dedans. C'est la fortune, mon cher, tout simplement. La fortune ! oui, cette fois, c'était la fortune ! Il gagnerait rapidement deux cent mille francs, paierait ses dettes et s'en irait très loin, dans un trou de campagne, près d'une jolie rivière bordée de saules et de peupliers, avec un gros chien pour compagnon. Il dormirait des journées entières au soleil, dans l'herbe grasse, loin de tout, loin des hommes, ne pensant à rien, heureux et libre, ayant son pain assuré pour le reste de sa vie. Je lui souhaitai bonne chance. Tous les matins, le pauvre diable alla chez le banquier allemand, mêlé dans l'antichambre, à la foule des remisiers qui le regardaient d'un œil louche. Le financier ne parut pas le reconnaître. Jacques subit toutes les rebuffades, tous les mépris, toutes les hontes que quelques-uns de ces heureux prodiguent parfois aux humbles et aux souffrants. Il ne se décourageait point. L'échine courbée, le visage aimable, il venait trois fois par jour présenter sa cote, attendant la chance et guettant la fortune. Un matin, le banquier leva vers lui ses yeux ternes et froids comme une pièce d'argent. - Qui donc êtes-vous, monsieur ? lui demanda-t-il. - Jacques Sorel, monsieur. Vous savez bien, Jacques Sorel qui... - Ah ! oui !... Eh bien, monsieur, il est inutile de revenir. Nous n'avons pas d'affaires. Jacques Sorel est mort l'autre jour à l'hôpital. Personne n'a suivi son pauvre convoi. Il s'en est allé, comme un chien, dormir, au hasard, dans la terre. Pas une larme, pas une fleur, pas une croix ! NOCTURNE PARISIEN Malgré le vent froid, malgré les menaces du ciel chargé de gros nuages, la terrasse du café est grouillante de monde. Pas une table qui ne soit occupée. Les cafés-concerts, le cirque, les théâtres ont vomi là le « gratin » de leur public. Partout les toilettes claires et des habits noirs : des demoiselles, empanachées comme des chevaux de cortège, ennuyées, malsaines et blafardes ; des gommeux ahuris, dont la tête se penche sur la boutonnière défleurie et qui mordillent le bout de leur canne, avec des gestes grimaçants de macaques. Quelques-uns, les jambes croisées pour montrer leurs chaussettes de soie noire brodées de fleurettes rouges, le chapeau légèrement renvoyé en arrière, dans un débraillé nonchalant et discret, sifflotent un air à la mode, - le refrain que, tout à l'heure, ils ont chanté aux Ambassadeurs, en s'accompagnant avec des assiettes, des verres et des carafes : C'est le petit vin de Bordeaux, Oh ! oh ! oh ! oh ! oh ! oh ! Qui fait la nique au Malaga Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! La dernière lumière s'est éteinte à la façade de l'Opéra ; mais, tout autour, les fenêtres des cercles et des tripots flamboient, toutes rouges, pareilles à des bouches d'enfer. Sur la place, acculées au rebord du trottoir, des voitures de remise s'alignent, lamentables et rapiécées, sur une double file. Les cochers dormaillent, couchés sur leurs sièges ; d'autres, réunis en groupe, comiques sous des livrées de hasard, trop étroites pour leurs ventres rebondis ou trop larges pour leurs torses grêles, causent en mâchonnant des bouts de cigare et se racontent les gaillardes histoires de leurs clientes. On entend sans cesse la voix criarde des vendeurs de journaux pornographiques, qui passent et repassent, jetant au milieu d'un boniment croustillant le nom d'une femme connue, la nouvelle d'un scandale à sensation, tandis que des gamins, crapuleux et sournois, glissant comme des chats entre les tables, offrent des jeux de cartes transparentes et tirent de la poche de leur veston des photographies obscènes qu'ils découvrent à demi, pour fouetter les désirs qui s'endorment et allumer les curiosités qui s'éteignent. Et des petites filles, dont le vice précoce a déjà flétri les maigres visages d'enfant, viennent vous présenter des bouquets, en souriant d'un sourire équivoque, et en mettant dans leurs œillades et dans leurs gestes la savante et hideuse impureté des vieilles prostituées. À l'intérieur du café toutes les tables sont prises. Pas une place vide. On boit du bout des lèvres un verre de champagne, on grignote un sandwich du bout des dents. Toutes les minutes, des curieux entrent, comme ils entrent tous les soirs, avant de monter au club ou de s'aller coucher, par habitude et par chic, pour compter les revenus et saluer les revenantes, et aussi pour voir « s'il n'y a pas quelque chose à faire ». Lentement et se dandinant, ils font le tour des groupes, s'arrêtent, en une pose étudiée, pour causer à des amis, envoient un rapide bonjour de la main, se regardent dans les glaces, remettent en ordre la cravate blanche dont un bout a débordé sur le pardessus clair, puis s'en vont, l'esprit orné d'une nouvelle expression d'argot demi-mondain et d'un rit nouveau, plus riches d'un potin cueilli au passage et dont leur désœuvrement vivra pendant tout un jour. Les femmes, accoudées devant un soda-water, leur tête veule - que vergètent, malgré la poudre de riz fraîchement remise, de petites hachures roses - appuyée sur la main long gantée, prennent des airs languissants, des mines souffrantes et rêveuses de poitrinaires. Elles échangent avec les tables voisines des clignements d'yeux maçonniques et d'imperceptibles sourires, tandis que le monsieur qui les accompagne, silencieux et béat, frappe à petits coups de canne la pointe de ses souliers. La réunion est brillante, toute enjolivée de fanfreluches et de dentelles, de passequilles et de pompons, de plumes blondes et de lueurs de diamants. Tous sont à leur poste de combat, les jeunes et les vieux, les débutants au visage imberbe, les chevronnés aux cheveux blanchis, les dupes naïves et les hardis écumeurs. Et pourtant on ne s'amuse pas dans cette atmosphère chargée d'ennui, d'inquiétude et de parfums lourds. Mais on se montre, et cela suffit. Étrange public en vérité, et dont la vision vous laisse on ne sait quelle tristesse poignante - la tristesse qui est au fond de tous les plaisirs stériles, et qui hante comme un remords, sans cesse, les cervelles vides et les cœurs pourris. Situations fausses, irrégularités sociales, vices déréglés, basses cupidités, marchandages infâmes, toutes les fleurs corrompues naissent là, se confondent, s'étalent, grandissent et s'engraissent à la chaleur du fumier parisien. Savez-vous quel est cet homme très entouré et qu'on écoute avec une sorte de respect ? Il a été valet de chambre. Son maître le chassa de sa maison parce qu'il avait volé. Il se fit croupier, exploita tous les bouges clandestins, devint, on ignore comment, caissier de cercle, gagna de l'argent, puis, habilement, pendant quelques années, disparut. Aujourd'hui, il possède des intérêts dans des maisons de jeu, des parts dans des écuries de courses, du crédit chez les agents de change, des chevaux et un hôtel où il reçoit. Il prête secrètement de l'argent à cent pour cent, à des demoiselles dans l'embarras, mais dont il connaît la beauté et la rouerie, à des gentlemen dont il achève la ruine, et tripote dans toutes les bonnes affaires et aussi dans toutes les mauvaises. Bref, généreux à ses heures, gai et bon garçon, il passe pour un homme honorable et toutes les mains lui sont tendues. Et cet autre, énorme et joufflu, qui toujours rit et ne parle jamais. Un enfant, n'est-ce pas ? Dix-huit ans à peine. Il a une maîtresse, avec laquelle il se montre au Bois, le lundi, et un professeur abbé, qu'il conduit au Lac, le mardi, dans la même voiture. Sa mère - une vieille folle - a ainsi compris son éducation, voulant que son fils menât de front les saintes croyances et les galantes aventures. Au demeurant, ivre tous les soirs, ne croyant ni à Dieu, ni à diable, ni à l'abbé, ni à la maîtresse, ni à la mère, et le monstre le plus parfait qui soit. Un duc, celui-là, un duc porteur d'un des plus beaux noms de France, mais combien galvaudé ! Ah ! le joli duc ! le roi des pique-assiettes. Il entre timidement, regarde à travers son monocle, flaire un souper, s'installe et dévore du jambon et du pâté de foie gras. Il n'a peut-être pas dîné, le duc ; car, quoiqu'il n'y manque jamais, il est sans doute revenu bredouille de ses quotidiennes tournées au Café Anglais, à la Maison Dorée, chez Bignon, en quête d'un ami et d'un menu. Très bien avec les petites dames et les marchands de chevaux, il fait les commissions des unes et monte les bêtes des autres. Chargé de dire partout où il va : « Ah ! quelle femme charmante ; ah ! quelle admirable bête ! », il reçoit, en échange de ces services, quelques louis avec lesquels il paie son valet de chambre. Encore un grand nom, peu à peu et irrémédiablement tombé dans la pourriture des métiers abjects et des proxénétismes cachés. Celui-là fut brillant autrefois, fier et respecté. Il garde encore, malgré l'embonpoint qui est venu, malgré la bouffissure des chairs et le boursoufflement des paupières, une allure de correcte élégance et un parfum de bonne compagnie. Dans les mauvais lieux et les sociétés bizarres où il opère, il joue le rôle rétribué que jouaient, il y a des années, les majors dans les tables d'hôte. Sa politesse et son éducation très décoratives, lui sont un capital qu'il exploite en perfection. Il sait tirer parti du déshonneur des autres aussi habilement que du sien, car nul mieux que lui ne s'entend à mettre ses malheurs conjugaux en coupe réglée. Voulez-vous connaître le secret des splendeurs intermittentes de ce jeune homme à la barbe blonde, aux yeux de mouton, qu'on rencontre quelquefois menant au Bois, du haut de son phaéton, deux superbes steppeurs, et quelquefois aussi, entrant, la mine basse et la jaquette graisseuse dans les gargotes à prix fixe ? Rien n'est plus simple. Est-il bien avec sa maîtresse ? Le phaéton et les poches pleines d'or. Sa maîtresse l'a-t-elle quitté ? L'omnibus, la gargote, et les différends à la justice de paix, avec sa blanchisseuse, pour une note de vingt francs qu'il ne peut payer. Ce visage livide et plissé, encadré de favoris grisonnants, cette lèvre mince, cet œil éteint ? Ne riez pas. Il y a du sang dans cette histoire. Longtemps on eut peur et on s'éloigna. Mais, bast ! un vieux souvenir après tout. Et puis les mains de cet homme sont si belles, ses manières si élégantes, ses habits si bien coupés, sa vie si mystérieuse ! Un peu de sang n'ajoute-t-il pas un intérêt romanesque à l'étrangeté déjà si inquiétante et si attirante du personnage ? Ah ! voilà certainement une bonne plaisanterie et qu'aime à raconter, en ses heures de gaîté, ce jeune homme si joli, à la moustache si joliment dessinée. Un jour, n'ayant plus le sou, et sa famille lui coupant les vivres, il eut l'ingénieuse pensée de faire croire à son repentir, quitta avec fracas une vieille maîtresse, et s'en revint à la maison paternelle. Une jeune fille, compagne de son enfance, l'adorait. Elle était riche. Il l'épousa. Mais le soir même du mariage, il emportait sa dot comme un voleur, et retrouvait sa vieille maîtresse. La jeune fille mourut de chagrin, quelques mois après, la petite sotte ! N'est-ce pas une délicieuse et bien spirituelle farce, plus délicieuse et plus spirituelle qu'aucune des farces de ce monde ! Et cet autre, dont on vante avec tant d'enthousiasme le goût d'artiste, et dont on admire si haut les superbes collections de bibelots anciens. Sans fortune connue, il dépense cent mille francs par an. Mais il a de précieuses relations dans le monde et dans le demi-monde, et chacun le consulte pour l'aménagement d'un hôtel ou d'un château, étant, dit-on, l'unique tapissier du siècle et le plus fertile en merveilleuses et rares imaginations. Il ne demande rien, sinon qu'on lui laisse choisir librement les fournisseurs, dont il aime à faire la fortune. Et les complaisants, et les chassés des clubs, et les expulsés des courses, et les exécutés de la Bourse, et les étrangers, venus on ne sait d'où, qu'un scandale apporte et que remporte un autre scandale, et les vivants hors la loi et l'estime bourgeoise, qui pourtant s'adjugent des royautés parisiennes, devant lesquelles beaucoup s'inclinent ! Tous ils grouillent là, superbes, impunis et tarés, au milieu de naïfs et d'inconscients qu'ils exploitent et qu'attirent les séductions et les sourires engageants du plaisir ! Mais les figures pâlissent, les traits s'étirent, le sommeil gonfle et rougit les paupières.Ils abandonnent un à un les cabarets, las et inquiets, car savent-ils ce que demain leur réserve ; ce qui les attend chez eux, quelle ruine les guette, au fond de quel gouffre de misère et d'infamie ils sombreront, les pauvres diables ! Quelquefois un coup de pistolet creuse un vide dans la bande. Ne serait-ce pas leur tour demain ? Le boulevard est maintenant désert. Un grand silence s'appesantit sur la ville qui dort. Seules les fenêtres des tripots luisent, pareilles à des yeux de bêtes géantes tapies dans la nuit.



Commentaires :


Message de Sophie

Merci Monsieur Bernard, pour votre belle lecture!
Hélas, que de bien tristes histoires, cependant...


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