Contes IV ( suite)
Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2013-01-19
Lu par Alain Bernard
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Photo: d_après: commons.wikimedia.org
Musique : Eric Satie, Gnossienne 3 sur MusopenLe tambour Saint Latuin était - et il est toujours, j'aime à le croire - le patron vénéré de notre paroisse. Premier évêque de Normandie, au premier siècle de l'ère chrétienne, il avait chassé du pays percheron, à coups de crosse, les druides, sacrificateurs de sang humain. On raconte, dans des livres très anciens, que son ombre, seule, guérissait les malades et ressuscitait les morts. Il avait encore des pouvoirs bien plus beaux, et pareils, j'imagine, à ceux que possédait le révérend père Mounoir, lequel, par une imposition de ses mains sur les lèvres des étrangers, leur inculquait immédiatement le don de la langue bretonne, ainsi que cela est figuré sur une fresque de Ian-d'Argent [Édouard Yann Dargent (1824-1889), peintre et illustrateur.], sur les murs de la cathédrale de Quimper. De ces merveilleux pouvoirs de saint Latuin, je ne me souviens plus guère, bien que mon enfance en ait été bercée. Mais tout cela est un peu brouillé dans ma mémoire aujourd'hui et je serais fort en peine s'il me fallait conter tous les prodiges qu'on lui doit. La cathédrale diocésaine gardait, précieusement enfermés dans un reliquaire de bronze doré, quelques restes authentiques et poussiéreux de ce magique saint Latuin ; une dent, entre autres, et des fragments de tibias menus, menus comme des allumettes. Son culte, entretenu dans les âmes par les savantes exégèses et les miraculeuses anecdotes de notre bon curé, était très en honneur chez nous. Malheureusement, la paroisse ne possédait de son aimé patron qu'une grossière et vague image de plâtre, indécemment délabrée et tellement insuffisante et si authentiquement apocryphe, que les vieux du pays se rappelaient l'avoir connue, dans leur jeunesse, pour figurer tour à tour et selon les besoins de l'actualité liturgique, les traits de saint Pierre, de saint Fiacre et de saint Roch. Ces successifs avatars manquaient vraiment de dignité et servaient de thème aux irrespectueuses plaisanteries des ennemis de la foi. Cela navrait le bon curé, qui ne savait comment remédier à une situation causée, non point par l'indifférence des fidèles, mais par la pauvreté des ressources paroissiales. À force de démarches et d'éloquentes prières, le curé obtint de Monseigneur qu'il se dessaisît du reliquaire et qu'il en fît don à notre église. Ce fut une grande joie que cette nouvelle, annoncée, un dimanche, au prône. Et l'on se prépara aussitôt à célébrer par d'inoubliables fêtes la translation des reliques, si longtemps et si ardemment convoitées. J'avais alors douze ans et je jouais du tambour comme un homme. Or çà, dans le pays, vivait un singulier personnage, nommé M. Sosthènes Martinot. Je le vois encore, gros, dodu, avec des gestes onctueux, des lèvres fourbes qui distillaient l'huile grasse des sourires, et un crâne aplati, glabre et rouge, pareil à une tomate trop mûre. Ancien notaire, M. Martinot avait été condamné à six ans de réclusion, pour vols, abus de confiance, escroqueries, faux, six ans durant lesquels il édifia la prison de Poissy de sa résignation admirable, et de son habileté à tresser des chapeaux. Sa peine terminée, et rentré dans sa maison, il reconquit vite l'estime de ses concitoyens par une gaieté de bon aloi, et une piété sagace, sincère peut-être, après tout... Car, que sait-on ? Ce qu'il y a de certain, c'est que personne ne lui marquait de froideur ni de mépris. Les familles les plus honorables, les plus rigides, le recevaient comme un vieil ami revenu d'un long voyage. Lui-même parlait de son absence, avec des airs calmes et lointains. Et quels talents ! Aucun ne savait mieux que lui organiser une solennité religieuse ; mettre en scène une procession, décorer un reposoir. Il était l'âme de toutes les fêtes, ayant beaucoup d'imagination et de poésie, et les cantiques qu'il composait spécialement pour ces cérémonies devenaient rapidement populaires. On les chantait, non seulement à l'église, mais encore dans les familles, le soir autour des tables de veillées... En ai-je chanté, grand Dieu, de ces cantiques-là ! M. Sosthènes Martinot fut naturellement chargé d'exécuter le plan de la fête en l'honneur de saint Latuin. J'ose dire que ce fut admirable. * * * Il vint, un matin, à la maison et dit à mon père : -Je vous demande Georges... J'ai besoin de Georges. Oui, j'ai pensé que Georges, comme tambour, pourrait conduire la procession. Il n'est pas grand... ce n'est pas, mon Dieu ! un tambour-major... mais il bat très bien... il bat d'une façon extraordinaire pour son âge... il a du feu et des principes... Bref, c'est ce qu'il me faut... Et c'est un honneur que j'ai voulu lui réserver... Car on en parlera longtemps, de cette fête, mon bon ami, je vous en réponds. Joignant les mains comme un saint en prières, M. Sosthènes Martinot reprit : -Quelle fête !... mon bon ami... J'ai déjà tout le plan, ensemble et détails, dans la tête !... Six arcs de triomphe, pensez donc !... Conduite par Georges, la procession va recevoir Monseigneur sur la route de Chartres, au carrefour du Moulin Neuf... La musique de la pension jouera des marches que j'ai faites... Des choeurs de jeunes filles en blanc, portant des palmes d'or, chanteront des cantiques que j'ai faits !... Il y aura un groupe de druides enchaînés ! Et les bannières, et ça !... et ça !... et ça !... Ce sera beau comme une cavalcade. Voulez-vous que je vous chante mon principal cantique ? Écoutez ça !... Sans attendre la réponse de mon père, M. Martinot entonna d'une voix ferme le cantique, dont je me rappelle ce couplet lyrique : « Au temps jadis, d'horribles dieux Trônaient partout sur nos montagnes Et les chrétiens, dans les campagnes, Tremblaient sous leur joug odieux. Ô père tendre, Qui pourra rendre Les cieux plus doux ? Saint-Latuin, ce sera vous (bis) Honneur à vous (ter). » Mon père était ravi. Il félicita M. Martinot de ses talents « sur la poésie », et le remercia de sa proposition. Quand mon père m'apprit l'incomparable honneur auquel j'étais destiné, je pleurai très fort. -Je ne pourrai jamais ! bégayai-je. -On peut ce qu'on veut ! prononça mon père... Travaille... Applique-toi... Soigne tes roulements !... Comment ! une procession pareille ! Une fête unique dans les annales de la paroisse !... et toi en tête !... Et tu pleures !... Tu ne te rends donc pas compte !... Voyons, tu ne comprends donc pas !... Sapristi ! Il ne m'est jamais arrivé une chance pareille, à moi !... Et pourtant, je suis ton père ! Ma mère, mes soeurs, mes cousines me raisonnèrent, elles me firent honte de ma faiblesse et de ma timidité. Ma mère, surtout, se montra exaltée et colère. -Si tu ne veux pas... cria-t-elle, écoute-moi bien... je te reprendrai ton tambour... je le donnerai à un pauvre ! -C'est ça !... c'est ça !... applaudit toute la famille. On lui reprendra son tambour !... Braves gens ! Comme vous êtes loin, aujourd'hui ! Il fallut bien me résigner. Durant un mois, tous les jours, je piochai douloureusement mon tambour, tantôt sous la présidence de mon père, tantôt sous celle de M. Martinot qui, l'un et l'autre, de la voix et du geste, encourageaient mes efforts. Le grand jour arriva enfin. Il y avait dans la petite ville une animation insolite et fiévreuse. Les rues étaient pavoisées, les chaussées et les trottoirs jonchés de fleurs. D'immenses arcs de verdure, reliés par des allées de sapins, donnaient au ciel, à l'horizon, aux maisons, à toute la nature, d'impressionnants aspects de mystère, de triomphe et de joie. À l'heure dite, le cortège s'ébranla, moi en tête, avec le tambour battant sur mes cuisses. J'étais bizarrement harnaché d'une sorte de caban dont le capuchon se doublait de laine rouge : une fantaisie décorative de M. Martinot, lequel pensait que le caban avait quelque chose de militaire et s'harmonisait avec le tambour. Il pleuvait un peu, le ciel était gris. -Allons, mon petit Georges, me dit M. Martinot... du nerf... de la précision, et de l'éloquence !... Plan, plan !... Plan, plan !... À partir de ce moment, je n'ai plus de cette journée historique que des souvenirs confus... Je me rappelle qu'une immense tristesse m'envahit... Tout me paraissait misérable et fou... J'aurais voulu m'enfuir, me cacher, disparaître, tout d'un coup, dans la terre, moi, mon caban et mon tambour... Mais M. Martinot me harcelait ; je l'avais, sans cesse, derrière moi, qui disait : -Très bien !... Du nerf !... battez plus fort... On n'entend rien ! La pluie détendait la peau de mon tambour qui, sous le mouvement accéléré des baguettes, ne rendait que des sons étouffés, sourds, lugubres. Je ne vis pas Mgr l'évêque ; je ne vis pas le reliquaire, je ne vis rien, rien qu'une grande foule vague où d'étranges figures se détachaient, passaient et disparaissaient sans cesse. Je n'entendis rien, rien qu'un bourdonnement confus de voix lointaines, de voix souterraines. Je ne voyais que M. Martinot, le crâne rouge de M. Martinot, conduisant la musique, poussant des Druides enchaînés, dirigeant les choeurs de jeunes filles, qui chantaient dans les glapissements cacophoniques : « Au temps jadis, d'horribles dieux... » Et je battais du tambour, machinalement, d'abord, puis avec rage, avec frénésie, emporté dans une sorte de folie nerveuse, qu'exaspéraient encore les encouragements de M. Martinot : -C'est ça !... bravo !... Du nerf !... Plan, plan !... Plan, plan !... Cela dura longtemps, cela dura un siècle, à travers des routes, des chapelles, des arcs de triomphe, des fantômes... Le soir, notre curé offrait un grand dîner. Je fus présenté à Monseigneur : -C'est le petit garçon qui a joué si bien du tambour, Monseigneur ! dit le curé en me donnant sur la joue une tape amicale. -Ah ! vraiment ! fit l'évêque, mais il est tout petit ! Et lui aussi me donna une tape sur la joue. Le grand vicaire fit comme l'évêque, et tous les convives, qui étaient plus de vingt, firent comme avait fait le grand vicaire. -Vois-tu, me dit mon père, au comble de la joie... M'écouteras-tu, une autre fois ? Et comme je ne répondais pas, il déclara d'une voix sévère : -Tiens ! tu ne mérites pas ce qui t'arrive ! Ce qui m'arriva ? Accablé de tant de secousses et d'émotions, je pris la fièvre, le lendemain. Une méningite me tint longtemps, entre la vie et la mort, dans le plus affreux délire... Et si je n'en mourus pas, m'a dit souvent mon père, je le dois à mon tambour qui fut entendu de saint Latuin... À Cauvin Un matin, comme je faisais ma promenade habituelle sur la route des Trois-Fétus, je remarquai, non sans surprise, à quelques centaines de mètres de moi, sur la berge, un groupe de paysans, parmi lesquels se démenait un gendarme et gesticulaient trois messieurs vêtus de redingotes noires et sévèrement coiffés de chapeaux de haute forme. Tout ce monde se tenait en rond, le cou tendu, la tête penchée vers quelque chose que je ne voyais pas. Une voiture, sorte de landau de louage, très vieille, et comme il n'y en a plus que dans les provinces décentralisées, stationnait sur la route, en face du groupe. Ce rassemblement insolite m'intrigua, car la route était ordinairement déserte, et l'on n'y rencontrait que des rouliers, de loin en loin, et de vagues bicyclistes. C'est à cause de sa solitude que je l'avais choisie, et aussi parce qu'elle était bordée de vieux ormes qui ont cette chance unique, invraisemblable, de croître librement et de n'être jamais mutilés par l'administration des ponts et chaussées. À mesure que j'avançais, le groupe s'animait davantage, et le cocher de landau était entré en colloque avec le gendarme. -Quelque affaire litigieuse de bornage, sans doute, me dis-je... ou bien, un duel empêché, peut-être ? Et je m'approchai du groupe, intérieurement chatouillé par l'espoir que se vérifiât cette dernière hypothèse. J'habitais le village des Trois-Fétus depuis peu de temps, et n'y connaissais personne, étant très timide, par nature, et fuyant, par principe, le commerce des hommes, où je n'ai jamais trouvé que duperie et malheur. Hormis cette matinale et quotidienne promenade sur cette route peu fréquentée, je restais, tout le jour, enfermé dans ma maison à lire des livres aimés, ou bien occupé à biner les planches de mon modeste jardin, que de hauts murs et un épais rideau d'arbres protégeaient contre la curiosité des voisins. Non seulement je n'étais pas populaire dans le pays, mais, à vrai dire, j'y étais totalement inconnu, sauf du facteur, avec qui il avait bien fallu que j'entrasse en relations suivies, à cause des signatures qu'il réclamait souvent de moi, et des erreurs qu'il commettait, sans cesse, dans son service. Tout ceci, n'est-ce pas, pour l'intelligence de mon récit, et non pour la sotte vanité de parler de ma personne et de me vanter niaisement de telle ou de telle façon d'être. Ah Dieu ! non. Je m'approchai donc du groupe, avec les manières silencieuses et prudentes dont s'accompagnent les moindres actes de ma vie ; et, sans éveiller l'attention d'aucun, tant j'avais mis de discrétion, et, si j'ose dire, de sourdine, à me mêler d'une chose où je n'avais que faire, je pénétrai au milieu de ces gens bizarres qui regardaient, sur la berge, je ne savais quoi... Et un affreux spectacle, auquel je n'avais nullement songé, s'offrit à moi... Sur l'herbe, un cadavre était étendu, un cadavre de pauvre, à en juger par les sordides guenilles qui lui servaient de vêtements ; son crâne n'était qu'une bouillie rouge, et si aplati qu'il ressemblait à une tartine de fraises. L'herbe était foulée, piétinée, à la place où le cadavre reposait ; sur la pente du talus, quelques petits morceaux de cervelle pourprée tremblaient comme des fleurs à la pointe d'un chardon. -Mon Dieu ! m'écriai-je. Et pour ne pas tomber - tant je me sentais défaillir - je dus rassembler le peu de forces qui me restaient, et m'accrocher désespérément à la tunique du gendarme. Je suis un pauvre homme, et je ne peux supporter la vue du sang. Mes veines se vident instantanément, ma tête tourne, tourne, et bourdonne ; mes oreilles ronflent comme des vols de moustiques ; mes jambes amollies chancellent, et je vois danser devant moi des myriades d'étoiles rouges et d'insectes aux cornes de feu ; il est rare que ce malaise ne se termine pas par un évanouissement. Lorsque j'étais jeune, il n'était même pas nécessaire que je visse du sang, il suffisait que j'y pensasse, pour tomber aussitôt en syncope. L'idée seule - non, pas même le spectacle -, l'idée seule d'une maladie ignoble, ou d'une opération douloureuse, provoquait, en moi, un arrêt subit de la circulation, une courte mort, avec la suppression totale de la conscience. Aujourd'hui encore, je m'évanouis, quand me revient le souvenir d'un oiseau inconnu, dont on me servit, un soir, la chair dégoûtante et pourrie. Devant le cadavre, par un raidissement de ma volonté, par une violente concentration de toutes mes énergies, je ne défaillis pas complètement. Mais j'étais devenu très pâle ; mes tempes, mes mains, mes pieds s'étaient glacés du froid de la mort ; et une sueur abondante ruisselait sur tout mon corps. Je voulus me retirer. -Pardon... me dit un des hommes à redingote noire, en posant rudement sa main sur mon épaule... Qui êtes-vous ? Je me nommai. -Où demeurez-vous ? -Aux Trois-Fétus. -Et pourquoi êtes-vous ici ?... Que faites-vous ici ? -Je me promenais sur la route, selon mon habitude de tous les jours... J'ai vu un groupe de personnes sur la berge... J'ai voulu savoir. Mais cela me fait trop d'effet... Je m'en vais. Il désigna le cadavre d'un geste bref : -Connaissez-vous cet homme ? -Nullement, balbutiai-je... Et comment le connaîtrais-je ?... Je ne connais personne ici... Je suis ici depuis peu de temps... L'homme en redingote me foudroya d'un regard en zig-zag, d'un regard aveuglant et pareil à un éclair... -Vous ne connaissiez pas cet homme ? Et quand vous l'avez aperçu, vous êtes devenu tout pâle... Vous avez failli tomber ?... Et vous pensez que c'est une chose naturelle [C'est aussi sur sa « pâleur » qu'Alfred Dreyfus fut présumé coupable...] ? -Je suis ainsi... ça n'est pas de ma faute... Je ne puis voir le sang, ni la mort... Je m'évanouis à propos de tout et de rien... C'est un phénomène physiologique... L'homme noir ricana, et il dit : -Allons bon... la science, maintenant... je m'y attendais, quoique ce moyen de défense soit un peu usé... L'affaire est claire désormais... La preuve est là... Et, s'adressant au gendarme, il commanda : -Empoignez cet homme... En vain, j'essayai de bégayer quelques protestations dans ce genre : -Mais je suis un brave homme, je suis un pauvre homme... Je n'ai jamais fait de tort à personne... Je m'évanouis pour rien... pour rien... Je suis innocent... Elles ne furent pas entendues. Le monsieur en redingote s'était remis à considérer le cadavre d'un oeil profond et vengeur, et le gendarme, pour me faire taire, me bourrait le dos de coups de poing. Mon affaire était claire en effet. Elle fut, du reste, vivement menée. Durant les deux mois que prit l'instruction, je ne pus expliquer, d'une façon satisfaisante, ma pâleur et mon trouble, à la vue du cadavre. Toutes les démonstrations que j'en donnai allaient, paraît-il, à l'encontre des théories criminalistes les plus certaines. Loin de me servir, elles renforçaient de preuves nouvelles le faisceau de preuves évidentes, tangibles, irréfutables, que l'on avait de mon crime... Mes dénégations étaient jugées, par la presse, par les psychologues de la presse judiciaire, comme un rare endurcissement. On me trouva lâche, vil, incohérent et maladroit ; on dit de moi que j'étais un assassin vulgaire et pas du tout sympathique. On réclama ma tête tous les jours. À l'audience, le village des Trois-Fétus, tout entier, déposa contre moi. Chacun parla de mes louches allures, de mon insociabilité, de mes promenades matinales furtives, évidemment combinées en vue du crime que je devais commettre avec un tel raffinement de férocité. Le facteur prétendit que je recevais beaucoup de correspondances mystérieuses, des livres à couverture bizarre, d'insolites paquets. Il y eut une sensation d'horreur au banc des jurés et parmi la foule, lorsque le président me reprocha qu'on eût saisi chez moi des livres tels que : Crime et Châtiment, Le Crime et la folie... les oeuvres de Goncourt, de Flaubert, de Barrès. Mais tout ceci n'était rien, en réalité, rien que des circonstances adventices, de menues accusations qui venaient s'ajouter à ce grand cri d'aveu qu'était ma pâleur. Et ma pâleur confessait tellement le crime, elle le clamait si haut, que mon avocat lui-même ne voulut pas plaider mon innocence - si formellement démentie par ma pâleur. Il plaida l'irresponsabilité, la manie furieuse, le meurtre involontaire ; il déclara que j'étais atteint de toutes les démences, que j'étais un mystique, un érotomane, un dilettante de la littérature. Dans une péroraison sublime, il adjura les jurés de ne pas prononcer contre moi le verdict de mort, et il demanda, avec des larmes admirables, avec quelles admirables - larmes de pitié ! -, il demanda que se refermât, désormais, sur ma folie dangereuse, la porte de torture, l'oubli du cabanon ! Voilà quinze jours que j'ai entendu tomber des molles lèvres d'un homme rouge la sentence de mort. J'attends [Dans Les Vingt et un jours d'un neurasthénique, ce dernier paragraphe est remplacé par celui-ci : « Je fus condamné à mort, aux applaudissements de tout le monde... Mais il arriva que M. le Président de la République voulut bien changer l'échafaud en bagne perpétuel... Et j'y serais encore à ce bagne, si, l'année dernière, le véritable assassin, poussé par le remords, n'avait publiquement confessé son crime et mon innocence... »]. Récit avant le gala -J'ai beaucoup connu l'empereur Alexandre III [Alexandre III (1846-1894), tsar de Russie de 1881 à sa mort. C'est lui qui a signé avec la République française une alliance que Mirbeau juge contre-nature et qu'il ne cessera plus de dénoncer. Le conte de Mirbeau paraît au moment de la visite en France de Nicolas II, successeur d'Alexandre III.]. C'était un excellent homme, si tant est qu'on puisse dire d'un empereur qu'il soit un homme, un simple homme, comme vous, moi, et tout le monde. Diable ! je n'ai pas cette hardiesse. Enfin, c'était un excellent empereur, le vrai père de son peuple, et je ne suis pas fâché que votre République ait donné son nom à un pont de France. Voilà un pont qui doit, il me semble, relier l'une à l'autre des choses extraordinaires et mystérieuses. Prétendre que l'empereur Alexandre III fut mon ami, ce serait sans doute beaucoup dire. Il m'honora de sa bienveillance, telle est la vérité, et, dans bien des circonstances, il se montra généreux envers moi. J'ai de lui, non une tabatière, mais un porte-cigarettes en argent, à mon chiffre, incrusté de pierres bizarres, comme on en trouve dans les mines, près du pôle... Cela ne vaut pas grand-chose, et n'est guère beau. Je possède aussi, ma foi ! une boîte d'allumettes, d'un métal inconnu qui sent le pétrole, et sur lequel il est impossible d'allumer quoi que ce soit. Mais la beauté de ces souvenirs impériaux ne réside pas dans leur plus ou moins de richesse, dans leur plus ou moins de valeur marchande ; elle est tout entière dans le souvenir même, n'est-ce pas ? En Russie, j'occupais alors - je parle de six ans - une situation analogue, mais inférieure, s'entend - car il n'est qu'un Febvre [Frédéric Febvre, homme de théâtre et tête de Turc de Mirbeau, qui lui consacre quelques articles au vitriol, dont « Le Rapport de Frédéric Febvre (Fragments) », Le Journal, 27 janvier 1895.] au monde - à celle que votre grand Frédéric occupa glorieusement, sous la monarchie de Napoléon III. C'est vous dire clairement que j'étais comédien. L'empereur Alexandre goûtait fort mon talent, fait d'élégance hautaine et de belle tenue, même dans l'émotion : quelque chose comme un Laffont russe, si vous voulez. Il venait souvent m'entendre en mes meilleurs rôles et, quoiqu'il ne prodiguât pas les démonstrations, il daignait m'applaudir aux bons endroits. C'était un esprit cultivé, et, je le dis sans courtisanerie, dans les ouvrages dramatiques que je jouais, il prenait goût aux belles scènes, sans avoir besoin de recourir au protocole, lequel, d'ailleurs, n'existe pas chez nous. Que de fois Sa Majesté me fit appeler auprès d'elle, et me félicita avec cet enthousiasme spécial et glacé que peut se permettre un empereur absolu, qui est tenu à beaucoup de réserves en toutes sortes de choses. En Russie, vous savez, on n'est pas du Midi, et le soleil ne rit pas plus dans les âmes que sur les bois de pins neigeux, hantés des loups. Il n'importe. L'empereur m'aimait au point que, non content de m'applaudir en public, il voulait bien aussi me consulter, dans les grandes occasions, et seulement en ce qui regardait mon art, cela va de soi. Car, je l'ai déjà dit, il n'est qu'un Febvre au monde. C'est moi qui étais chargé d'organiser les représentations du Palais d'Hiver, et dans les autres résidences impériales, chaque fois que l'empereur y donnait des fêtes. Et mon crédit était tel que M. Raoul Gunzbourg commençait à me voir d'un mauvais oeil, et me débinait perfidement auprès de votre Sarcey [Francisque Sarcey (1827-1899), critique dramatique et autre tête de Turc de Mirbeau, qui l'appelle « l'éminent bafouilleur du Temps ». Dans la version des Vingt et un jours d'un neurasthénique, Mirbeau corrigera : « le défunt Sarcey ».], en prévision que l'idée me vînt, quelque jour, de risquer, moi aussi, une tournée franco-russe en France. J'étais donc heureux, riche d'argent, de renommée, de relations, influent même ou passant pour tel, ce qui vaut mieux que de l'être réellement, et, tous les soirs, avant de me coucher, je demandais aux saintes images que ma vie continuât de la sorte, ayant su borner mes ambitions, et ne souhaitant pas d'autres biens que ceux dont je jouissais - ah ! si complètement ! Ici, la voix du narrateur devint grave, ses yeux devinrent tristes et, après s'être tu pendant quelques secondes, il continua : -Orphelin et célibataire, je vivais avec ma soeur, une adorable gamine de quinze ans, qui était la joie de mon coeur, le soleil de ma maison. Je l'aimais au-delà de tout. Et comment ne pas aimer ce délicieux petit être, turbulent et joli, spirituel et tendre, enthousiaste et généreux, qui, sous le rire sonnant sans cesse à ses lèvres, vibrait à tout ce qui est beau, à tout ce qui est grand. En cette enveloppe frêle de rieuse gamine, on sentait battre une âme ardente, profonde et libre. Ces éclosions de l'héroïsme national ne sont pas rares, chez nous. Dans le silence étouffant qui pèse sur notre pays, dans l'immense soupçon policier qui l'enserre, le génie choisit parfois, pour y abriter, y dissimuler sa couvée, l'inviolable asile que doit être le coeur d'un enfant ou d'une petite fille. Ma soeur était vraiment de ces élues. Une seule chose me chagrinait en elle : l'extrême franchise de sa parole et l'indépendance frondeuse de son esprit, qu'elle ne savait taire et cacher devant personne, même devant ceux-là en présence de qui il faut rester la bouche bien muette et l'âme bien close. Mais je me rassurais en me disant qu'à son âge, ces petits écarts sont sans conséquence, bien que, chez nous, il n'y ait point d'âge pour la justice et pour le malheur. Un jour, rentrant de Moscou, où j'étais allé donner quelques représentations, je trouvai la maison vide. Mes deux vieux serviteurs se lamentaient, sur une banquette, dans l'antichambre. -Où donc est ma soeur ? demandai-je ? -Hélas ! fit l'un d'eux, car l'autre ne parlait jamais, ils sont venus... et ils l'ont emmenée avec la nourrice... Dieu l'ait en pitié ! -Tu es fou, je pense ? criai-je... ou tu as trop bu ?... ou bien quoi ?... Sais-tu seulement ce que tu dis ?... Allons, dis-moi où est ma soeur ? Le vieux leva vers le plafond sa triste face barbue : -Je te l'ai dit, marmonna-t-il. Ils sont venus... et ils l'ont emmenée... le diable sait où !... Je crus que j'allais m'évanouir de douleur. Pourtant, j'eus la force de me cramponner à une portière, et, violemment, j'articulai : -Mais pourquoi ?... Voyons, pourquoi ?... Ils ont dit quelque chose ?... Ils ne l'ont pas emmenée comme ça, sans raison ?... Ils ont dit pourquoi ?... Et le vieux, ayant secoué la tête, répliqua : -Ils n'ont rien dit... ils ne disent jamais rien... Ils viennent, comme des diables, on ne sait d'où... Et puis, quand ils sont partis, il n'y a plus qu'à se frapper la tête contre les murs et à pleurer... -Mais elle ? insistai-je... Elle a bien dit quelque chose ? Voyons... elle a protesté ?... Elle les a menacés de moi, de l'empereur, qui est mon ami ?... Elle a bien dit quelque chose ?... -Que veux-tu donc qu'elle ait dit, la chère âme ?... Et qu'est-ce qu'elle aurait pu dire ? Elle a joint ses deux petites mains, comme devant les saintes Images... Et puis voilà... Maintenant, toi, et nous deux, à qui elle était comme la vie... nous n'avons plus qu'à pleurer, tant que nous vivrons... Car elle est partie pour là d'où l'on ne revient jamais... Dieu et notre père le tsar soient bénis ! Je compris que je ne tirerais pas d'autres renseignements de ces résignées et fidèles brutes, et je sortis dans la rue, courant aux informations. Je fus renvoyé d'administration en administration, de bureaux en bureaux, de guichets en guichets, et, partout, je me heurtai à des visages muets, à des âmes verrouillées, à des yeux cadenassés, comme des portes de prison... On ne savait pas... on ne savait rien... on ne pouvait me dire quoi que ce soit... Quelques-uns m'engageaient à parler tout bas, à ne pas parler du tout, à rentrer chez moi, gaiement... Dans ma détresse, je pensai à solliciter une audience de l'empereur... Il était bon, il m'aimait. Je me jetterais à ses pieds, j'implorerais sa clémence... Et puis, qui sait ?... cette sombre justice accomplie en son nom, il l'ignorait peut-être, il l'ignorait sûrement !... Des officiers de mes amis, à qui j'allai demander conseil, me détournèrent vivement de cette idée : -Il ne faut pas parler de ça... il ne faut pas parler de ça... Cela arrive à tout le monde. Nous aussi, nous avons des soeurs, des amies, qui sont là-bas... Il ne faut pas parler de ça... Afin de me distraire de ma douleur, ils m'invitaient à souper, pour le soir... On se griserait de champagne, on jetterait des garçons de restaurant par les fenêtres... On déshabillerait des filles... -Venez donc... mon cher, venez donc... Braves amis !... Ce n'est que le surlendemain que je pus joindre le directeur de la police. Je le connaissais beaucoup. Souvent, il me faisait l'honneur de me visiter, au théâtre, dans ma loge. C'était un homme charmant et dont j'admirais les manières affables, la conversation spirituelle. Aux premiers mots que je lâchai : -Chut ! fit-il d'un air contrarié... ne pensez plus à ça... Il y a des choses auxquelles il ne faut, auxquelles on ne doit jamais songer. Et, brusquement, il me demanda force détails intimes sur une chanteuse française, acclamée, la veille, à l'Opéra, et qu'il trouvait très jolie. Enfin, huit jours après ces terribles événements - un siècle, je vous assure... ah ! oui, un siècle d'angoisses, de mortelles souffrances, d'inexprimables tortures où je pensai devenir fou -, le théâtre donnait une représentation de gala. L'empereur me fit appeler par un officier de sa suite. Il était comme d'habitude, il était comme toujours, grave et un peu triste, d'une majesté un peu lasse, d'une bienveillance un peu glacée. Je ne sais pourquoi, de voir ainsi ce colosse - était-ce le respect, la peur, la notion enfin précisée de sa redoutable toute-puissance ? -, il me fut impossible d'articuler un mot, un seul mot, ce simple mot de grâce ! qui, tout à l'heure, emplissait ma poitrine d'espoirs, frémissait à ma gorge, brûlait mes lèvres. J'étais véritablement paralysé, et comme vide, et comme mort... -Mes compliments, monsieur... me dit-il... vous avez joué, ce soir, comme M. Guitry [Lucien Guitry (1860-1925), qui créera le rôle de Jean Roule dans Les Mauvais Bergers le 14 décembre 1897.]... Après quoi, m'ayant tendu sa main à baiser, il me congédia gracieusement. Le narrateur regarda sa montre, et compara l'heure qu'elle marquait avec celle de la pendule qui tictaquait, sur un petit meuble, près de lui, et il reprit : -J'achève... Aussi bien, il n'est que temps, et ces souvenirs me dévorent le coeur... Deux années passèrent. Je ne savais toujours rien ; je n'avais toujours pu rien apprendre de cet effroyable mystère qui m'avait, tout d'un coup, enlevé ce que j'aimais le mieux dans le monde. Chaque fois que j'interrogeais un fonctionnaire, je ne tirais de lui que ce « chut ! » vraiment terrifiant, avec quoi, au moment même de l'événement, partout, on avait accueilli mes supplications les plus pressantes. Toutes les influences que je tentai de mettre en campagne ne servirent qu'à rendre plus lourdes mes angoisses, et plus épaisses les ténèbres par où avait si tragiquement sombré la vie de la pauvre et adorable enfant que je pleurais... Vous devez penser si j'avais le coeur au théâtre, à mes rôles, à cette existence émouvante où je me passionnais tant, autrefois. Mais je ne songeai pas un instant, si pénible qu'elle fut, à la quitter. Grâce à mon métier, j'étais en rapports quotidiens avec d'importants personnages de l'Empire que, peut-être, un jour, je pourrais intéresser utilement à mon affreux malheur. Et je m'y acharnai, en raison des espérances possibles, lointaines, dont, par eux, j'entrevoyais la lueur trouble et confuse. Quant à l'empereur, il me conservait la même bienveillance, glaciale. Lui aussi, on voyait qu'il souffrait d'un mal inconnu, avec un admirable courage silencieux. En examinant ses yeux, je sentais... ah ! je sentais fraternellement qu'il ne savait pas, qu'il ne savait rien, lui non plus, qu'il était triste de toute la tristesse infinie de son peuple, et que la mort rongeait, affaissait, peu à peu, vers la terre, sa puissante carrure d'impérial et mélancolique géant. Et une immense pitié montait de mon coeur vers le sien... Alors, pourquoi n'ai-je pas osé pousser le cri qui, peut-être, eût sauvé ma soeur ?... Pourquoi ?... Hélas ! je ne sais pas. Après des jours et des nuits d'indicibles souffrances, ne pouvant plus vivre ainsi et décidé à tout risquer, j'allai chez le directeur de la police. -Écoutez, déclarai-je fermement... je ne viens point vous apporter d'inutiles paroles... je ne vous demande pas la grâce de ma soeur, je ne vous demande même pas où elle est... Je veux seulement savoir si elle vit ou si elle est morte... Le directeur eut un geste d'ennui. -Encore ?... fit-il... Et pourquoi toujours penser à cela, mon cher ?... Vous n'êtes guère raisonnable, en vérité... et vous vous donnez bien du mal inutilement... Voyons !... tout cela est loin, déjà... Faites comme si elle était morte... -C'est précisément ce que je veux savoir... insistai-je... Ce doute me tue... Est-elle morte, ou vit-elle encore ?... Dites-le moi... -Vous êtes étonnant, mon cher... Mais je n'en sais rien... Comment voulez-vous que je le sache ?... -Informez-vous... après tout, c'est mon droit... -Vous le voulez ? -Oui, oui, oui, je le veux, criai-je... -Eh bien, soit !... je m'informerai, je vous le promets... Et il ajouta négligemment, en jouant avec un porte-plume d'or : -Seulement, je vous engage, pour l'avenir, à concevoir de vos droits, mon cher, une idée un peu moins familière... Six mois après cette conversation, un soir, au théâtre, dans ma loge, tandis que je m'habillais pour entrer en scène, un homme de la police me remettait un pli cacheté... Je le rompis fiévreusement. Le pli ne portait ni date, ni signature, et contenait ces mots tracés au crayon rouge : « Votre soeur existe, mais elle a les cheveux tout blancs ». Je vis les murs de la loge et les lumières et la glace tourner, tourner, puis disparaître... et je m'abattis, comme une masse inerte, sur le tapis... Le narrateur se leva, il était un peu plus pâle, et courbé comme un malade. Il se dirigea à travers le salon, vers la glace devant laquelle il remit un peu d'ordre à sa toilette et à sa coiffure. Et, tandis que, de la rue, montaient jusqu'à nous les acclamations de la foule, saluant le tsar, qui se rendait au gala de la Comédie Française, il dit : -Voilà trois années de cela !... Et aujourd'hui, la pauvre petite a juste vingt-trois ans ! Après quoi, nous ayant serré la main, il partit...
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