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Illustration: Contes (Suite et Fin) - Octave Mirbeau

Contes (Suite et Fin)


Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2013-02-21

Lu par Alain Bernard
Livre audio de 1h
Fichier mp3 de 56,4 Mo


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Photo: ArMen

Musique : Eric Satie, Gnossienne n°6, licence Musopen


Les deux amis L'histoire morale de M. Anastase Gaudon et de M. Isidore Fleury peut s'écrire en deux lignes. Employés dans le même ministère, ils avaient vécu côte à côte, pendant trente-cinq ans, sans passions, sans idées, sans brouilles, d'une même existence ponctuelle, paresseuse et léthargique. Ce qu'ils avaient pu avoir de jeunesse, jadis, avait tout de suite disparu dans le grand ensommeillement du bureau. La parité de leurs goûts inconscients, de leur travail mécanique, de leur néant, les avait liés par une habitude d'eux-mêmes en quelque sorte végétale, plus forte qu'une amitié raisonnée. De la vie qui s'agitait autour d'eux, ils n'avaient rien vu, jamais, rien compris, rien senti. Incapables d'imaginer quoi que ce fût au-delà de soi, ils s'en tenaient à quelques préceptes de morale courante et d'honneur établi, qui constituaient, en leur esprit, toute la science et le but de l'existence humaine. Jamais un rêve « d'autre chose » n'avait pénétré leurs pauvres cervelles, réglées comme une montre par l'administration. Une seule chose au monde les troublait, en leur constante quiétude : un changement de ministère. Et encore, les impressions indécises qu'ils en avaient étaient-elles le résultat de l'influence excitatrice du milieu, plutôt que de l'événement direct. Durant quelques jours, ils étaient inquiets ; leur pouls battait plus vite ; ils s'élevaient jusqu'à la conception vague d'un renvoi ou d'un avancement possible. Et, le nouveau ministre installé, la paix revenue dans les bureaux, ils reprenaient aussitôt leur vie régulière et neutre de larve endormie. Les habitudes sédentaires, l'indigeste nourriture des crémeries, jointes à la dépression cérébrale qui allait, chaque jour, s'accentuant, les avaient préservés des dangers spirituels ainsi que des besoins physiques de l'amour. Trois ou quatre fois, à la suite de banquets administratifs, ils avaient été entraînés dans de mauvaises maisons. Et ils en étaient sortis mécontents, plus tristes et volés. -Ah ! bien, merci ! disait M. Anastase Gaudon... pour le plaisir qu'on a, vrai, c'est cher ! -Faut-il être bête ! opinait M. Isidore Fleury, pour dépenser son argent à ça ! -Mais qu'est-ce qu'on trouve de drôle à ça !... récriminait aigrement M. Anastase Gaudon. Et M. Isidore Fleury, déclarait non sans dégoût : -Quand je pense qu'il y a des hommes qui font ça tous les jours... et qui se ruinent pour faire ça !... Non, c'est incroyable ! Pendant plusieurs semaines, après ces fâcheuses aventures, ils pensaient à l'emploi meilleur et vraiment profitable qu'ils auraient pu faire de leur argent, et ils le regrettaient. Il n'y eut point d'autre incident dans leur vie. Mais à mesure qu'ils avancèrent en âge, de nouvelles images hantèrent le désert si vaste et si vide de leur cerveau. Des rêves de repos, de campagnes lointaines s'insinuèrent en eux, indécis d'abord. Puis, ils se précisèrent, peu à, peu, davantage. M. Anastase Gaudon se voyait en manches de chemise dans un jardin. Il voyait des bêches, des pots de fleurs, une petite maison blanche, une levrette dansant, devant lui, sur ses pattes grêles. Son intelligence s'enrichissait de mille notions, de mille formes, auxquelles il n'avait pas songé jusqu'ici. M. Isidore Fleury, lui, suivait des rêveries en chapeau de paille, en veste de toile, et sur des fonds de saulaie, entre des nénuphars, il distinguait nettement un bouchon rouge s'en aller, au bout d'une ligne, à la dérive des eaux profondes, avec d'énormes poissons, nimbés de poêles à frire. M. Anastase Gaudon, prit, le premier, sa retraite. Il acquit, près de Bezons, un petit terrain et y bâtit une petite maison. M. Isidore Fleury acquit le terrain voisin, séparé seulement de celui de Gaudon par une simple palissade qu'interrompait un puits mitoyen. Une sente passait au bout de la palissade ; puis, à droite et à gauche, entre des champs dénudés, sans un arbre, des champs couverts alors de chaumes roussis, de gravats, et parsemés, çà et là, de maisons pareilles à des jouets d'enfant sur une table. Au loin, sur la détresse du ciel suburbain, brouillé de vapeurs lourdes, quelques cheminées d'usine crispaient leurs colonnes noires, et l'horizon, au-delà de la plaine tout endeuillée de la tristesse morne des banlieues, se confondait avec les nuages couleur de suie. Ce fut M. Gaudon qui, expérimenté déjà dans la bâtisse, surveilla la construction de la maison de Fleury. Celui-ci venait le dimanche. La mitoyenneté du puits fournissait aux deux amis l'occasion de plaisanteries intarissables et harmonieuses. -Nous aurons une femme de journée, mitoyenne ! disait Gaudon. Ce sera notre bonne mitoyenne... Nous aurons aussi un chien... mitoyen... Et l'oeil plus brillant, les pommettes enflammées, il pinçait son ami aux genoux, clamant : -Ah ! sacré vieux Fleury, va ! Toi aussi, tu es mitoyen... tu es un ami... toyen... À quoi Fleury, répondait en tapant sur l'épaule de Gaudon : -Mitoyen... citoyen... ami... toyen... Est-il farce, ce sacré Gaudon !... Depuis deux mois, la maison de M. Fleury est bâtie. Elle est pareille à celle de Gaudon. Les deux jardins se ressemblent aussi. Ils ne diffèrent que par le choix des fleurs qui les ornent. M. Gaudon n'aime que les géraniums ; M. Fleury préfère les pétunias. Ils sont parfaitement heureux. Presque toute la journée, assis sur la margelle du puits mitoyen, ils ne se quittent pas, et rêvent à de vagues et réciproques améliorations. L'heure du coucher seule les sépare. Ils ont une bonne qui les satisfait par sa propreté et sa connaissance du mironton. Quant au chien projeté, ils en ont remis l'acquisition à l'année suivante. Tous les matins, en se levant, ils viennent s'asseoir à la margelle du puits. -As-tu bien dormi ? demande M. Gaudon. -Heu !... heu !... Et toi, as-tu bien dormi ? -Ho !... Ho !... Puis, M. Fleury regarde le prunier : une mince tige défeuillée et qui déjà se dessèche. Et M. Gaudon contemple longtemps son cerisier qui n'a pas donné de cerises. -C'est aujourd'hui vendredi, hein ? fait M. Gaudon. -Oui... c'était, hier, jeudi... -Et ce sera samedi, demain, par conséquent. -Comme le temps passe, tout de même !... -Oui, mon vieux Fleury ! -Oui, mon vieux Gaudon ! Les bras croisés, les yeux vagues, ils ont l'air de réfléchir à des choses profondes. En réalité, ils ne pensent à rien. Au-delà de la sente, la plaine est nue et jaune uniformément. La Seine coule, invisible, dans ce morne espace. Aucune ligne d'arbres, aucun bateau n'en dévoile le cours sinueux, perdu dans la monotonie plate et ocreuse du sol... Mais ils ne voient même pas cela... Parfois, un souvenir du ministère traverse leur esprit, mais déjà si lointain, si perdu, si déformé !... De ces trente-cinq années passées là, il ne leur reste de vraiment net que l'image imposante de l'huissier, avec sa chaîne d'argent... -Oh ! qu'on est heureux d'être indépendant ! murmure de temps à autre M. Gaudon. -Indépendant !... oui, oui ! c'est ça !... répond M. Fleury... Indépendant, chez soi... In-dé-pen-dant !... Et ce mot qu'ils répètent, avec des temps entre les syllabes, tandis que s'étiolent ici les géraniums et, là, les pétunias, n'éveille en eux aucune autre idée correspondante. Un soir, après le dîner, M. Gaudon propose : -Il faudrait enfin peindre la palissade. -Ah ! oui ! c'est ça ! répond M. Fleury... Et comment la peindrons-nous, la palissade ? -En vert ! -Non, en blanc ! -Moi, je n'aime pas le blanc. -Et, moi, je déteste le vert... Le vert n'est pas une couleur ! -Pas une couleur, le vert ?... Et pourquoi dis-tu que le vert n'est pas une couleur ? -Parce que le vert, c'est laid. -Laid ?... le vert ? Et M. Gaudon se lève, ému, très rouge et très digne. -Est-ce une allusion ? -Prends cela comme tu voudras. -Fleury ! -Gaudon ! Et, brusquement, M. Fleury s'emporte, gesticule et grimace. -Je dis que le vert est laid... parce que j'en ai assez de tes tyrannies... Tu as bâti ma maison, tu as dessiné mon jardin, tu te mêles toujours de mes affaires... J'en ai assez de tes tyrannies... -De mes tyrannies ?... souffle M. Gaudon... Mais tu es une canaille ! -Et toi, tu es un imbécile... une bête... une bête !... -Monsieur Fleury ! -Monsieur Gaudon ! Tous les deux, visage contre visage, le poing levé, l'oeil furieux, la bouche frémissante, ils s'injurient et se provoquent. -Je vous défends, monsieur, de remettre jamais les pieds chez moi... -Si vous osez me regarder en face... je... je.. Le lendemain, dès l'aube, M. Gaudon commençait à élever un mur entre sa propriété et celle de M. Fleury... Ils vont plaider. La première émotion C'était un vieux homme, un peu voûté, très doux, très silencieux, très propre, et qui, jamais, n'avait pensé à rien. Sa vie était réglée mieux qu'une horloge, car il arrive que les horloges, quelquefois, s'arrêtent et se détraquent. Lui, jamais ne s'arrêtait, ni ne se détraquait. Jamais il n'avait connu la hâte d'une avance, l'émoi d'un retard, la fantaisie d'une sonnerie folle, dans son âme. Il s'appelait M. Isidore Buche, était employé au ministère de l'Instruction publique. Chose curieuse et unique, il conservait, vieillard, la même place, les mêmes appointements, le même bureau, le même travail, que, jeune homme, lorsqu'il était entré dans la carrière administrative. Un avancement l'eût dérangé dans ses habitudes ; il était incapable d'en supporter l'idée, si l'idée lui en était venue. Mais il ne lui venait jamais aucune idée. L'intrusion, dans son existence, de quelque chose de nouveau, eût été pire pour lui, l'eût davantage effrayé que la mort. M. Isidore Buche se levait à huit heures, hiver comme été, allait à son bureau, par les mêmes rues, sans s'attarder jamais devant une boutique, sans se retourner derrière un passant, sans baguenauder à suivre la marche alerte d'une femme, ou à contempler la joie d'une affiche sur un mur. Et, par les mêmes rues aussi, le soir, à six heures, il s'en revenait chez lui, du même pas mesuré, mécanique, toujours pareil. Frugalement, il prenait, dans sa chambre, un repas innommable que lui montait sa concierge, ressortait, achetait chez la même marchande, avec les mêmes gestes, Le Petit Journal qu'il emportait, sous le bras gauche, pour le lire, dans son lit, jusqu'à neuf heures. Après quoi, il s'endormait. Il était bon, et ça lui était facile, n'ayant personne à aimer ; ni femme, ni enfant, ni parent, ni ami, ni chien, ni pauvre, ni fleur ! Il était bon, j'entends qu'il ne disait pas de mal de ses chefs ; n'avait jamais dénoncé un collègue ; supportait, sans jamais répondre, les bourrades et les insultes. Par un singulier euphémisme, on disait de lui : « Ah ! quel brave homme que le père Isidore Buche ! » Le dimanche, toute la journée, il travaillait - car ses appointements étaient modestes -, il travaillait à mettre au clair les comptes d'une vieille dame propriétaire, à Clichy, de cinq maisons d'ouvriers. Il avait soixante ans et jamais il n'avait pensé à rien. Jamais il n'avait pensé à rien. Et, pourtant, un jour, tout à coup, il s'étonna de voir dans l'air en allant à son bureau, quelque chose de très haut et qu'il ne connaissait pas. Il ne connaissait ni le Louvre, ni Notre-Dame, ni l'Obélisque, ni l'Arc de Triomphe, ni le Panthéon, ni les Invalides ; il ne connaissait rien. Il avait passé auprès de ces divers monuments sans les regarder, sans les voir, et, par conséquent, sans se demander pourquoi ils étaient là, et ce qu'ils signifiaient. Il avait cependant, de leur présence médiate, un soupçon vague. Ces façades ouvragées, ces dômes, ces flèches, ces masses carrées de pierre, ces cintres ouverts sur le rêve du ciel, ces squares, ces horizons, ces trouées de rues, tout cela se fondait dans l'énorme néant qu'étaient, pour lui, la ville, la nature, toutes les choses, tous les êtres, en dehors de son bureau, de sa chambre, des huissiers du ministère, de sa concierge et du Petit Journal ; mais ce quelque chose de soudain, d'inhabituel, qui barrait le ciel, qui déroutait ce néant, il ne pouvait pas ne pas le voir, et, le voyant, il ne pouvait pas ne pas y penser. Le Petit Journal lui apprit que c'était la Tour Eiffel. Alors, son esprit travailla. Tous les matins, avec des angoisses torturantes, il se demanda ce que c'était réellement que cette Tour Eiffel, à quoi elle pouvait servir et pourquoi elle s'appelait Eiffel. Ce fut le seul moment de sa vie où, dans son cerveau, s'agita une sorte d'intellectuel tumulte. Il eut la conscience d'une vie probable au-delà de la sienne, d'une vie possible par-delà celle de sa concierge, conscience vacillante et trouble où s'ébauchèrent des formes embryonnaires et des mouvements larveux correspondant à ces formes, et des bruits inharmoniques correspondant à ces mouvements. Mais cela lui faisait mal à la tête de songer à tant de choses. Avec une terreur, il disait, le matin, aux huissiers du ministère : « J'ai encore vu la Tour Eiffel ! » Et le soir, avec la même terreur avivée par des ressouvenirs bibliques, il répétait à sa concierge : « J'ai encore vu la Tour de Babel ! » En lisant le Petit Journal, il avait, maintenant, des distractions. Plusieurs fois, il s'était arrêté dans la rue, devant une affiche ; et il avait été surpris, un jour, par l'étrangeté du regard d'un passant. Et pressentant l'approche de quelques fantaisies indéterminées, un besoin sourd de s'évader, hors des cloisons de sa chambre, par-delà les plafonds crasseux de son bureau, il s'effraya. Mais cet extraordinaire bouleversement de son être s'apaisa bientôt, la crise s'évanouit. Peu à peu, il recommença à ne plus rien dire, à ne plus rien voir, à ne plus rien entendre, à ne plus s'arrêter devant une affiche, à ne plus sentir la commotion d'un regard humain. Il retrouva le tic-tac régulier de son horloge intérieure. Et la Tour Eiffel se confondit avec le Louvre, Notre-Dame, l'Obélisque, l'Arc de Triomphe, le Panthéon, les Invalides, dans la brume intraversable dont s'enveloppaient la mort de son esprit et la mort de ses yeux. Il recommença de ne penser à rien. Il recommença de ne penser à rien. Et, pourtant, il lui arriva une chose inattendue et stupéfiante. Une nuit, il rêva ! Il rêva qu'il pêchait à la ligne, au bord d'un fleuve. Pourquoi ce rêve ? Jamais il n'avait pêché à la ligne. Pourquoi un rêve ? Jamais il n'avait rêvé. Ses nuits étaient aussi vides de rêves que de pensées ses jours. Il dormait comme il vivait : le néant. Le jour et la nuit, c'étaient les mêmes ténèbres morales qui se continuaient. Cela lui parut un événement grave, un événement terrible, l'introduction d'un rêve dans sa vie nocturne, aussi grave et aussi terrible qu'avait été l'introduction d'une pensée dans sa vie diurne. Mais il ne chercha pas à s'expliquer le pourquoi de ce nouveau mystère. La nuit suivante, il rêva encore. Il rêva qu'il pêchait à la ligne. Oui, il se voyait assis, sur une berge, parmi des herbes odorantes et fleuries. Il tenait à la main une longue gaule de roseau. De l'extrémité de la gaule, pendait un mince crin brillant qui traversait l'épaisseur d'un bouchon rouge, flottant sur l'eau. De temps en temps, le bouchon sautillait sur la surface immobile et dure comme un miroir. Il tirait, de toute la force de ses deux poings réunis, au manche de la gaule. Le crin se tendait, la gaule ployait, et il restait ainsi des heures, faisant des efforts acharnés pour amener l'invisible poisson. Alors, il se réveillait en sueur, à bout de force, haletant et, quelques minutes, dans le noir de la chambre qui s'illuminait de fantastiques, de phosphoriques carcasses de poisson, il gardait l'effroi de cette gaule ployée, de ce crin tendu, et de cette immobile surface d'onde que ne troublait aucun éclair d'ablette, aucun sillage de brochet, aucun remous autour du bouchon rouge. Durant plusieurs mois, ce rêve le poursuivit, chaque nuit. -Je n'en prendrai donc jamais ? se disait-il avec épouvante. Car, tout le jour, il pensait à son rêve. Et il aurait bien voulu ne plus penser à rien. Il aurait bien voulu ne plus penser à rien. Et, pourtant, à force de penser à ce rêve, il prit la passion de la pêche à la ligne. Pour aller à son bureau, M. Isidore Buche fit des détours, longea les quais, et s'attarda à regarder des pêcheurs. Lorsqu'il s'en revenait, le soir, il s'arrêta, devant un magasin, où étaient exposés, à la vitrine, des lignes, des gaules, des accessoires variés et charmants, dont il ne connaissait pas l'usage et qu'il eût voulu posséder. Il trouva un émotionnant plaisir à considérer la carpe, en carton doré, qui se balançait en haut de la devanture, pendue à un fil de soie. Et il se répétait, le coeur battant, les veines tout envahies par des ondes de sang plus chaud : « Je n'en prendrai donc jamais ! » Un samedi soir, il s'enhardit, entra dans le magasin, fit de fastueuses emplettes, et rentra chez lui, en proie à une agitation insolite. Cette nuit-là, il ne dormit point. Le lendemain, au petit jour, il s'achemina, muni de gaules, de lignes, d'épuisettes, les poches bourrées de boîtes, de trousses, il s'achemina vers la Seine, qu'il longea jusqu'à Meudon. À Meudon, il choisit une place où l'eau lui sembla profonde, où l'herbe était douce. En préparant sa ligne, suivant les indications qu'on lui avait données au magasin, il se disait : « Voyons !... Voyons !... Je n'en prendrai donc jamais ! » Puis il lança sa ligne à l'eau... Le matin était en fête, l'eau chantait doucement sur la rive, dans une touffe de roseaux. Sur la berge, des promeneurs flânaient et cueillaient des fleurs. M. Isidore Buche suivait, sur la surface tranquille du fleuve, le bouchon rouge et bleu. Il avait les lèvres serrées, le coeur mordu par l'angoisse. Quelque chose de dur et de brûlant enserrait son crâne, classiquement couvert d'un large chapeau de paille. Tout à coup, le bouchon frissonna, et, autour du bouchon, de petites rides apparurent sur l'eau, s'élargirent... -Oh ! oh ! fit M. Isidore Buche, très rouge... Le bouchon glissa plus fort sur l'eau, et disparut dans un léger bouillonnement. -Oh ! oh ! fit-il, très pâle. Et il sentit une secousse... Et, ayant tiré, il vit le crin se tendre, la gaule ployer ; son coeur battit comme une cloche de Pasques... Une sueur froide roula sur ses tempes... et il tomba, sur la berge... mort ! Un administrateur Sur la côte bretonne, entre Lorient et Concarneau, est un village, Le Kernac [Village imaginaire.]. Des dunes plates, mouvantes, où croissent de maigres pissenlits et des pavots cornus, séparent Le Kernac de la mer. Une crique, bien abritée des vents de sud-ouest, par de hautes murailles de rocs, rouges et carrés, pourvue d'une estacade et d'un quai, sert d'abri aux chaloupes de pêche, aux petits caboteurs fuyant le gros temps. Derrière le village, aux rues resserrées et dévalantes, les terrains ont un aspect désolé. Ce sont, dans une sorte de cuvette, formée par de circulaires coteaux de landes, des prairies marécageuses où, même par les plus secs étés, l'eau stagne, huileuse et noire. De ces prairies montent des émanations pestilentielles. L'humanité qui vit là, dans de sordides taudis, imprégnés de l'odeur des saumures et des pourritures de poisson, est chétive et douloureuse : hommes pâles et rabougris ; femmes spectrales d'une lividité de cire. On ne rencontre que des dos voûtés, d'ambulants cadavres, et, sous les coiffes, dans des visages blancs et fripés, de hagardes prunelles où brille l'éclat vitreux des fièvres, et que brûle le poison des dévorantes malarias. Tandis que l'homme, dans sa chaloupe mal gréée, court la mer, à la poursuite de l'improbable sardine, la femme cultive, comme elle peut, la terre marécageuse et le coteau de landes au-dessus, où çà et là, entre les touffes des ajoncs, apparaissent de tristes emblaves, ainsi que, sur des crânes de vieilles, des plaques de peau dartreuse. Il semble qu'une fatalité irrémédiable pèse sur ce coin de terre maudit, et, par les mornes soirs, par les soirs silencieux, on croit voir la mort passer dans l'air. C'est à l'automne, surtout, que la fièvre ravage cette population misérable. Les êtres se recroquevillent davantage, se décolorent, se dessèchent, et meurent, pareils à des plantes malades frappées par un vent mauvais. En cette atmosphère de cimetière, en cette irrespirable nature, il n'y avait qu'un seul homme, qui fût gras et joyeux, c'était le maire. Ancien sardinier de Concarneau, il avait gagné, rapidement, une jolie fortune, et s'était retiré au Kernac, où il possédait quelques terres et une confortable maison, sur le coteau, le seul coin riant du pays, le seul où il y eût quelque chose qui ressemblât à des arbres, à de la verdure, à des fleurs, à un peu de vie. Les germes mortels de la malaria n'atteignaient pas à la hauteur où se dressait cette maison heureuse, et le vent du large ne laissait de son passage que la santé de sa forte salure et de ses vivifiants aromes. Ce maire était un très excellent homme ; du moins, il passait pour tel dans le pays. Il ne demandait qu'à se dévouer à ses administrés. Et, de fait, il se dévouait immensément. C'est ainsi, que, avec la complicité du recteur, et en tondant, chaque jour, par des quêtes ingénieuses et de non moins ingénieux impôts, sur la misère des pauvres habitants du Kernac, il avait édifié une belle église en pierre blanche, puis une belle mairie Louis XIII, puis une belle maison d'école Louis XVI, où jamais aucun enfant ne fréquentait. La commune était obérée, pliait sous le poids de ses dettes. Les gens étaient écrasés d'impôts, de centimes additionnels, de charges multiples ; mais ils considéraient leur maire comme un saint, comme un héros, et cela soulageait un peu leurs souffrances. Lui se réjouissait dans ses bonnes oeuvres, et il vivait en paix avec sa conscience, dans l'amour de ses concitoyens. N'ayant plus aucun édifice à élever pour le bonheur du peuple, il songeait philanthropiquement à de vagues catastrophes, où il pût montrer toutes les bontés de son âme. -Si, une épidémie effroyable, pouvait fondre, tout à coup, sur le village ? se disait-il... Oh ! comme je les soignerais, comme je les frictionnerais !... Ils meurent, c'est vrai... mais ils meurent, l'un après l'autre, avec une régularité monotone... S'ils pouvaient mourir, dix, vingt, trente d'un seul coup !... Oh ! comme je pourrais employer mon activité, mes qualités d'organisateur, mes tendresses pour ces pauvres diables ! En ces moments-là, il sentait battre dans sa propre poitrine l'âme d'un Jules Simon [Jules Simon (1814-1896), homme politique et philanthrope que Mirbeau n'a cessé de tyranniser ; voir notamment « Les Petits martyrs » et « Encore M. Jules Simon », L'Echo de Paris, 3 et 10 mai 1892.]. Un jour son rêve se précisa. C'était en 1885. Le choléra dévastait Marseille et Toulon [Il y eut des centaines de victimes, dont la presse donnait une comptabilité quotidienne.]. Le maire se promenait un matin sur le quai du Kernac, et sa pensée, franchissant les mers et les continents, se pavanait parmi les cholériques de là-bas. Il évoquait les hôpitaux encombrés, les rues mornes, l'effroi des habitants, les corps tordus par l'horrible mal, le manque de cercueils, les grands feux qui brûlaient sur les places publiques, et il se disait : -Ont-ils de la chance les maires de là-bas !... Moi, jamais je n'aurai de ces chances-là... Et que font-ils ? Rien... Ils perdent la tête, voilà tout. Ce ne sont pas des organisateurs. Ah ! qu'il me vienne une bonne épidémie, et l'on verra ! On ne me connaît pas ! Et qu'est-ce que je demande ?... Rien... Je n'ai pas d'autre ambition que celle d'être utile !... La croix de la Légion d'honneur me suffira... À ce moment, une chaloupe de Quiberon entra dans le port et vint s'amarrer au quai, contre la cale où le maire, arrêté, songeait à ces charitables songes. Et, tout à coup, il sursauta : -Oh ! mon Dieu ! cria-t-il. Dans le fond de la chaloupe un matelot était couché sur un piquet de filets, paraissant en proie à un mal indicible. Les jambes tordues, les bras crispés, le corps, tout entier, secoué par les hoquets, il poussait d'étranges plaintes, et d'étranges jurons. Le maire, très ému, interpella le patron de la chaloupe. -Mais cet homme est malade !... Cet homme a le choléra ! -Le choléra ! dit le patron en haussant les épaules... Ah ! oui !... un drôle de choléra !... Il est saoul ! le cochon !... Le matelot continuait de se plaindre. Un spasme le prit. Il se souleva un peu sur ses poings et, la bouche ouverte, la tête ballante, la poitrine battue par des efforts intérieurs, il laissa échapper un long vomissement. -Vite !... vite !... du secours !... vociféra le maire... C'est le choléra !... Je vous dis que c'est le choléra !... Le choléra est au Kernac !... Quelques hommes s'approchèrent... D'autres s'enfuirent... Le maire commanda : -De l'acide phénique !... Des étuves !... Qu'on allume des feux sur le quai !... Et, malgré les protestations du patron qui répétait : « Puisque je vous dis qu'il est saoul ! » le maire sauta dans la chaloupe. -Aidez-moi !... Aidez-moi !... N ayez pas peur... On souleva le matelot, on le débarqua. Porté par trois hommes, sous la conduite du maire, il fut promené, par toutes les rues du village, jusqu'à l'hospice. -Qu'est-ce qu'il y a ?... Qu'est-ce qu'il y a ?... demandaient les femmes en voyant passer ce cortège insolite ! Et le maire répondait : -Ça n'est rien !... Rentrez chez vous... Ça n'est rien !... N'ayez pas peur !... C'est le choléra ! Les femmes plus livides, à cette nouvelle, plus spectrales, se répandaient à travers le village, clamant, avec des grimaces d'effroi. -Le choléra !... le choléra ! le choléra est ici ! Et pendant que tout le monde fuyait, le maire commandait d'une voix retentissante : -Qu'on aille prévenir le recteur ! Qu'il fasse sonner les cloches !... Qu'on verse du chlore dans les rues !... N'ayez pas peur !... Qu'on allume des feux, comme à Marseille ! À l'hospice, le maire voulut soigner lui-même le malade... Il le débarrassa de ses vêtements, le nettoya de ses ordures... Et comme les soeurs étaient un peu pâles, ils les réconfortait : -Vous voyez !... Je n'ai pas peur... Il ne faut pas avoir peur !... Ça n'est rien !... je suis là !... Puis il étendit le corps dans un lit bassiné, le frictionna longtemps avec une brosse, lui posa, au long des flancs, sous les pieds, aux aisselles, sur le ventre, des briques chaudes. Le matelot grognait, se démenait, repoussait les soins, repoussait les briques qui lui brûlaient la peau, exhalait des plaintes colères, mêlées à de gros jurons. -Les crampes !... voilà les crampes !... Du rhum, vite !... ordonna le maire... Qu'on m'apporte une bouteille de rhum !... Il n'est que temps !... N'ayez pas peur !... Il introduisit entre les dents du patient le goulot de la bouteille pleine de rhum. D'abord, le pochard parut ravi. Une expression de joie illumina sa figure. -Na ! vous voyez ! fit le maire. Il revient à lui... Ça va mieux... Il n'y a que le rhum ! Et, d'un mouvement rapide, il redressa la bouteille toute droite, le goulot profondément enfoncé dans la bouche du matelot. Tout à coup, le matelot suffoqua. Il fit de grands gestes. Un spasme lui secoua la gorge. Le liquide rejeté coula par la bouche, par le nez, avec un bruit de râle et d'étranges sifflements. -Allons ! bois donc, avale ! sacré mâtin, dit le maire qui enfonça la bouteille plus avant dans la bouche... Mais l'oeil se convulsait, se renversait sous la paupière. Les membres rigides se détendirent, les gestes cessèrent... Le matelot était mort étouffé par le rhum. -Trop tard !... prononça le maire d'une voix navrée... Ce soir-là, le tambour de ville parcourut les rues du Kernac, et, tous les vingt pas, après un roulement, il lisait la proclamation suivante : AUX HABITANTS DU KERNAC Mes chers concitoyens, Le choléra est dans nos murs. Il a déjà fait de nombreuses victimes. Qu'on se rassure. Votre maire ne vous abandonnera pas. Il s'installe en permanence à la mairie, prêt à tous les événements, et bien résolu à vous disputer au fléau. Vive Le Kernac ! Mais les rues étaient désertes, et, déjà, tous les habitants claquaient des dents au fond de leurs taudis fermés. Monsieur Quart [Le nom de M. Quart doit naturellement rappeler celui de M. Thiers, incarnation du bourgeois sans coeur qui défend son « ordre » à coups de massacres.] On enterrait hier Monsieur Quart. Ce fut une émouvante formalité. Ne voulant pas me distinguer par une abstention unique qui eût été sévèrement jugée, en ce petit pays très impressionnable, très jaloux de son particularisme, je fis comme tout le monde, et j'accompagnai le vénérable Monsieur Quart à sa dernière demeure. Au cimetière, sous une pluie de neige, fine et glacée, qu'accélérait obliquement un aigre vent du nord-ouest, M. le maire prit la parole, ce qui n'arrive jamais que dans les exceptionnelles occasions de la nécrologie locale, par exemple à la mort d'un conseiller municipal, ou d'un chevalier du Mérite agricole. Bien que, par système, Monsieur Quart n'eût été rien de tel, et même que, par tempérament, il n'eût été rien du tout, personne ne fut étonné de ce considérable honneur ajouté à l'insolite pompe de ces funérailles, qui rappelaient celles de M. Thiers, en petit. On sentait que quelque chose de national planait au-dessus des liturgies plus humbles et des cortèges moindres. Après avoir, d'une voix ânonnante et consécratoire, célébré toutes les vertus privées de Monsieur Quart, M. le maire, en veine d'éloquence, conclut comme suit : « Il ne m'appartient pas, Mesdames et Messieurs, de juger la vie de Monsieur Quart. D'autres, plus autorisés que moi, rendront à cet admirable concitoyen ce mérité et suprême hommage. Si Monsieur Quart, que nous pleurons tous, ne se signala jamais à la reconnaissance de ses compatriotes et de la Ville que, grâce à votre confiance, j'ai l'honneur d'administrer, par des libéralités matérielles, des actes directs de bienfaisance, ou par l'éclat d'une intelligence supérieure et l'utilité d'une coopération quelconque - pécuniaire ou morale - au développement de notre petite vie municipale, qu'il me soit permis néanmoins - et je crois être l'interprète des sentiments unanimes de notre chère population - qu'il me soit permis, dis-je, de rendre à la mémoire de Monsieur Quart la justice qui lui est due ! « Oui, Messieurs, Monsieur Quart, en qui je veux voir plus qu'un homme un principe social - nous aura toujours donné l'exemple, le haut et vivifiant exemple d'une vertu - ah ! bien française, celle-là ! - d'une vertu merveilleuse entre toutes, d'une vertu qui fait les hommes forts et les peuples libres : l'Économie ! « Monsieur Quart aura été, parmi nous, le vivant symbole de l'épargne... de cette petite épargne, courageuse et féconde, que nulle déception n'atteint, que nul malheur ne lasse et qui, sans cesse trompée, volée, ruinée, n'en continue pas moins d'entasser, pour les déprédations futures et au prix des plus inconcevables privations, un argent dont elle ne jouira jamais, et qui jamais ne sert, n'a servi et ne servira qu'à édifier la fortune, et à assouvir les passions... des autres. « Abnégation merveilleuse ! Tire-lire idéale, ô bas de laine ! « Ce sera l'honneur de Monsieur Quart, dans une époque troublée comme la nôtre, d'être demeuré fidèle, per fas et nefas, comme dit le poète, à des traditions nationales et gogotesques, où notre optimisme se réconforte, si j'ose m'exprimer ainsi, car, comme l'a écrit un grand philosophe, dont je ne sais plus le nom : « l'épargne est la mère de toutes les vertus, et le principe de toutes les richesses nationales ». « Et, maintenant, Joseph-Émile Quart, adieu ! » Malgré ses réticences et ses obscurités, ce discours me fut comme une soudaine illumination. Je compris tout de suite la signification humaine de Monsieur Quart, son importance sociale, et les sentiments correspondants de la foule qui l'admirait et le pleurait, comme un héros. Tout cela me parut d'un enchaînement solide et d'une implacable logique. Je trouvai Monsieur Quart harmonique à la foule, la foule harmonique à Monsieur Quart, et le maire harmonique à celui-ci et à celle-là ! Et je rougis de ne pas avoir compris cela plus tôt !... Monsieur Joseph-Émile Quart était d'une construction physique lumineusement évocatrice de son âme. Courtaud, gras et rondelet, il avait, entre des jambes grêles, un petit ventre bien tendu, sous le gilet ; et son menton, sur le plastron de la chemise, s'étageait congrûment, en un triple bourrelet de graisse jaune. Sous ses paupières boursouflées, ses yeux jetaient l'éclat triste et froid d'une pièce de dix sous. Il représentait exactement l'idéal que l'Économie politique, les gouvernements libéraux et les sociétés démocratiques se font de l'être humain, c'est-à-dire quelque chose d'absolument impersonnel, improductif et inerte ; quelque chose de mort qui marche, parle, digère, gesticule et pense, selon des mécanismes soigneusement calculés... quelque chose, enfin, qu'on appelle un petit rentier ! Et, je revis Monsieur Quart sortant de sa maison, chaque jour, à midi, descendant, sur le trottoir de gauche, la rue de Paris, allant jusqu'au quarante-cinquième arbre, sur la route de Bernichette ; puis rentrant, chez lui, par le trottoir de droite, ayant fait le même nombre de pas que la veille, et n'ayant dépensé de mouvements musculaires et d'efforts cérébraux que ce que pouvait lui en permettre le petit compteur intérieur, réglé et remonté par l'État chaque matin, qui lui tenait lieu d'âme ! La foule s'écoula lentement, du cimetière, en proie à une tristesse visible. Je rejoignis le maire qui s'essuyait la bouche, encore enduite de la salive épaisse de ses paroles. Nous jetâmes une dernière pelletée de terre gelée dans la fosse où l'on avait descendu le cercueil de Monsieur Quart. Et nous revînmes ensemble vers la ville. -Oui, mon cher monsieur, me dit le maire, notre Quart fut un héros, et l'on élève des statues à des gens qui ne le valent pas ; à des écrivains, par exemple, à des philosophes et des savants qui troublent la vie des hommes et la compliquent d'inutiles pensées, et de gestes plus inutiles encore... Il y aurait eu bien plus à dire, sur la tombe de cet admirable Monsieur Quart, que ce que j'ai dit... Mais que voulez-vous !... Cette foule n'aurait rien compris !... Ce qui me touche dans le cas de Monsieur Quart, c'est que jamais il ne goûta la moindre joie, jamais il ne prit le moindre plaisir... Même au temps de sa richesse, il ne connut - ce que les plus pauvres des mendiants connaissent parfois - une heure de bon temps. Il se priva de tout et vécut, à côté de son argent, plus misérable et plus dénué que le vagabond des grandes routes... Dans ses promenades quotidiennes, il ne dépassait pas le quarante-cinquième arbre de l'avenue de Bernichette. De même, dans toutes les directions de la connaissance et de la fantaisie humaines, il n'a point dépassé le quarante-cinquième arbre. Il ne voulut accepter ni un honneur, ni une responsabilité, quelle qu'elle fût, dans la crainte d'avoir à payer cela par des obligations et des charges qui l'eussent distrait de son oeuvre. Il économisa !... Il épargna !... Voilà son oeuvre !... Rien ne l'arrêta, ni les vols domestiques, ni les conversions de la Rente, ni les catastrophes financières !... Et comme il avait, en toutes choses, des idées justes et saines !... Un jour, il me vit donner un sou à un pauvre qui semblait mourir de faim. « Pourquoi donner de l'argent aux pauvres ? me dit-il... Vous encouragez leurs vices, vous facilitez leurs instincts de gaspillage et de débauche... Croyez-vous donc que les pauvres économisent ?... Ils boivent, mon cher Monsieur, ils boivent votre argent !... Moi, je n'ai jamais rien donné... Jamais je ne donnerai rien... » Il avait de ces paroles profondes !... Le temps laissé à l'admiration, il ajouta : -En effet, Quart conforma rigoureusement sa conduite et ses principes de morale sociale... Il ne donna jamais rien... On lui prit tout... Les Lots turcs, le Panama et d'autres choses !... Il est mort ruiné !... S'il avait vécu plus longtemps, nous eussions été obligés de le prendre à l'hospice, comme un indigent !... Quelle admirable existence !... Nous étions arrivés devant la porte du maire, qui, me serrant la main, conclut mélancoliquement : -Gambetta a dit que les temps héroïques étaient passés !... Eh bien ! il ne savait pas ce que c'est qu'un petit rentier. Les souvenirs d'un pauvre diable Ces pages que j'écris ne sont point une autobiographie selon les normes littéraires. Ayant vécu de peu, sans bruit, sans nul événement romanesque, toujours solitaire, même dans ma famille, même au milieu de mes amis, même au milieu des foules un instant coudoyées, je n'ai pas la vanité de penser que ma vie puisse offrir le moindre intérêt, ou le plus petit agrément, à être racontée. Je n'attends donc, de ce travail, nulle gloire, nul argent, ni la consolation de songer que je puisse émouvoir l'âme de quelqu'un. Et pourquoi quelqu'un sur la terre se préoccuperait-il du silencieux insecte que je suis ? Je suis, dans le monde qui m'entoure de son immensité, un trop négligeable atome. Volontairement, ou par surprise, je ne sais, j'ai rompu tous les liens qui m'attachaient à la solidarité humaine ; j'ai refusé la part d'action, utile ou malfaisante, qui échoit à tout être vivant. Je n'existe ni en moi, ni dans les autres, ni dans le rythme le plus infime de l'universelle harmonie. Je suis cette chose inconcevable et peut-être unique : rien ! J'ai des bras, l'apparence d'un cerveau, les insignes d'un sexe ; et rien n'est sorti de cela, rien, pas même la mort ! Et si la nature m'est si persécutrice, c'est que je tarde, trop longtemps sans doute, à lui restituer ce petit tas de fumier, cette mince pincée de pourriture qu'est mon corps, et de tant de formes, charmantes, qui sait ?... tant d'organismes curieux attendent de naître, pour perpétuer la vie dont, en réalité, je ne fais rien, sinon que l'interrompre. Qu'importe donc si j'ai pleuré, si, du soc de mes ongles, j'ai parfois labouré ma sanglante poitrine !... Au milieu de l'universelle souffrance, que sont mes pleurs ? Que signifie ma voix déchirée de sanglots ou de rires, parmi ce grand lamento qui secoue les mondes affolés par l'impénétrable énigme de la matière ou de la divinité ? Si j'ai dramatisé ces quelques souvenirs de l'enfance qui fut mienne, ce n'est pas pour qu'on me plaigne, qu'on m'admire ou qu'on me haïsse. Je sais que je n'ai droit à aucun de ces sentiments dans le coeur des hommes. Et qu'en ferais-je ? Est-ce la voix du suprême orgueil qui parle en moi, à cette minute ? Tentai-je d'expliquer, d'excuser par de trop subtiles et vaines raisons la retombée de l'ange que j'aurais pu être, à la croupissante, à l'immonde larve que je suis ? Oh ! non ! je n'ai pas d'orgueil, je n'ai plus d'orgueil ! Chaque fois que ce sentiment a voulu pénétrer en moi, je n'ai eu, pour le chasser, qu'à porter les yeux vers le ciel, vers ce gouffre épouvantant de l'infini, où je me sens plus petit, plus inaperçu, plus infinitésimal que la diatomée perdue dans l'eau vaseuse des citernes. Oh ! non, je le jure, je n'ai pas d'orgueil. Ce que j'ai voulu, c'est, en donnant à ces quelques souvenirs une forme animée et familière, rendre plus sensible une des plus prodigieuses tyrannies, une des plus ravalantes oppressions de la vie - dont je n'ai pas été le seul à souffrir, hélas ! - : l'autorité paternelle. Car tout le monde en a souffert, tout le monde porte en soi, dans les yeux, sur le front, sur la nuque, sur toutes les parties du corps où l'âme se révèle, où l'émotion intérieure afflue en lumières attristées, en déformations spéciales, le signe caractéristique, l'effrayant coup de pouce de cette initiale, de cette ineffaçable éducation de la famille. Et puis, il me semble que ma plume, qui grince sur le papier, me distrait un peu de l'effroi de ces poutres, d'où quelque chose de plus lourd que le ciel du jardin pèse sur ma tête. Et puis, il me semble encore que les mots que je trace deviennent des êtres, des personnages vivants, des personnages qui remuent, qui parlent, qui me parlent - oh ! concevez-vous la douceur de cette chose incompréhensible ! -qui me parlent !... J'ai aimé mon père, j'ai aimé ma mère. Je les ai aimés jusque dans leurs ridicules, jusque dans leur malfaisance pour moi. Et, à l'heure où je confesse cet acte de foi, depuis qu'ils sont tous les deux là-bas, sous l'humble pierre, chairs dissolues et vers grouillants, je les aime, je les chéris plus encore, je les aime et je les chéris de tout le respect que j'ai perdu. Je ne les rends responsables ni des misères qui me vinrent d'eux, ni de la destinée indicible que leur parfaite et si honnête inintelligence m'imposa comme un devoir. Ils ont été ce que sont tous les parents, et je ne puis oublier qu'eux-mêmes souffrirent, enfants, ce qu'ils m'ont fait souffrir. Legs fatal que nous nous transmettons les uns aux autres, avec une constante et inaltérable vertu. Toute la faute en est à la société qui n'a rien trouvé de mieux, pour légitimer ses actes et consacrer, sans contrôle, son suprême pouvoir, surtout pour maintenir l'homme servilisé, que d'instituer ce mécanisme admirable de crétinisation : la famille. Tout être, à peu près bien constitué, naît avec des facultés dominantes, des forces individuelles, qui correspondent exactement à un besoin ou à un agrément de la vie. Au lieu de veiller à leur développement, dans un sens normal, la famille a bien vite fait de les déprimer et de les anéantir. Elle ne produit que des déclassés, des révoltés, des déséquilibrés, des malheureux, en les rejetant, avec un merveilleux instinct, hors de leur sein ; en leur imposant, de par son autorité légale, des goûts, des fonctions, des actions qui ne sont pas les leurs, et qui deviennent, non plus une joie, ce qu'ils devraient être, mais un intolérable supplice. Combien rencontrez-vous, dans la vie, de gens réellement adéquats à eux-mêmes ? J'avais un amour, une passion de la nature bien rares chez un enfant de mon âge. Et n'était-ce point là un signe d'élection ? Oh ! que je me le suis souvent demandé ! Tout m'intéressait en elle, tout m'intriguait. Combien de fois suis-je resté, des heures entières, devant une fleur, cherchant, en d'obscurs et vagues tâtonnements, le secret, le mystère de sa vie ! J'observais les araignées, les fourmis, les abeilles, les féeriques transformations des chenilles, avec des joies profondes, traversées aussi de ces affreuses angoisses de ne pas savoir, de ne pas connaître. Souvent, j'adressais des questions à mon père ; mais mon père n'y répondait jamais et me plaisantait toujours. -Quel drôle de type tu fais ! me disait-il... Où vas-tu chercher tout ce que tu me racontes ?... Les abeilles, eh bien ! ce sont les femelles des bourdons, comme les grenouilles sont les femelles des crapauds... Et elles piquent les enfants paresseux... Es-tu content, maintenant ? Quelquefois, il était plus bref. -Hé ! tu m'embêtes avec tes perpétuelles interrogations !... Qu'est-ce que cela peut te faire ?... Je n'avais ni livre, ni personne pour me guider. Pourtant, rien ne me rebutait et c'était, je crois, une chose vraiment touchante que cette lutte d'un enfant contre la formidable et incompréhensible nature. Un jour qu'on creusait un puits à la maison, je conçus, tout petit et ignorant que je fusse, la loi physique qui détermina la découverte des puits artésiens. J'avais été souvent frappé, dans mes quotidiennes constatations, de ce phénomène de l'élévation des liquides dans les vases se communiquant. J'appliquai, par le raisonnement, cette théorie innée et bien confuse encore dans mon esprit, aux nappes d'eau souterraines, et je conçus, oui, par une explosion de précoce génie, je conçus la possibilité d'un jaillissement d'eau de source, au moyen d'un forage, dans un endroit déterminé du sol. Je fis part de cette découverte à mon père. Je la lui expliquai du mieux que je pus, avec un afflux de paroles et de gestes, qui ne m'était pas habituel. -Qu'est-ce que tu me chantes là ? s'écria mon père... Mais c'est le puits artésien que tu as découvert, espèce de petite brute ! Et je vois encore le sourire ironique qui plissa son visage glabre, et dont je fus tout humilié. -Je ne sais pas, balbutiai-je... Je te demande... -Mais, petite bourrique, il y a longtemps que c'est découvert, les puits artésiens !... Ah ! ah ! ah ! Je parie que, demain, tu découvriras la lune !... Et mon père éclata de rire. Ce rire, comme il me fit mal ! Ma mère survint. Elle ne m'était pas indulgente non plus. -Tu ne sais pas, lui dit mon père... Nous avons un grand homme pour fils ! Le petit vient de découvrir les puits artésiens !... ma parole d'honneur ! -Oh ! l'imbécile ! glapit ma mère... Il ferait bien mieux d'apprendre son histoire sainte... Ce fut au tour de mes soeurs qui accoururent, avec leurs visages pointus et curieux. -Saluez votre frère, mesdemoiselles... C'est un grand inventeur !... Il vient de découvrir les puits artésiens ! Et mes soeurs, désagréables et méchants roquets, jappèrent, et, grimaçant, et me tirant la langue : -Il ne sait quoi inventer pour être ridicule !... Bête, bête, bête !... Puis enfin, les amis, les voisins, tout le pays, surent bientôt que j'avais découvert un moyen de creuser les puits, comme on enfonce une cuiller dans un pot à beurre. Ce fut, autour de ma pauvre petite personne humiliée, un éclat de rire méprisant, et des moqueries qui durèrent longtemps. Je sentis la déconsidération de toute une ville peser sur moi, comme si j'eusse commis un crime. Et je faillis mourir de honte. Je ne dépassai pas l'école primaire où, d'ailleurs, je n'obtins aucun succès, je dois le dire. Mon père avait déclaré à l'instituteur, en me confiant à lui, que j'étais excessivement borné, et qu'il ne tirerait rien de moi. Celui-ci s'en tint respectueusement à cette opinion, et n'essaya même pas, une seule fois, de se rendre compte de ce qu'il pouvait bien y avoir derrière cette stupidité que m'octroyait, avec tant d'assurance, l'autorité paternelle. Et, naturellement, cette opinion bien constatée et indiscrètement répandue, je devins le souffre-douleur de mes camarades, comme j'avais été celui de ma famille. Il fut pourtant question, un moment, de m'envoyer au collège ; mais réflexion faite, et toutes raisons pesées, on décida que mon éducation était suffisante ainsi. -Il est bien trop bête, pour aller au collège !... disait ma mère... Nous n'en aurions que des ennuis. -Des mortifications !... appuyait mon père, qui aimait les grands mots. -Oui ! Oui ! Qu'est-ce qu'il ferait au collège ?... Rien, parbleu !... Ce serait de l'argent perdu ! Mes soeurs consultées, car elles montraient, en toutes choses, un précoce bon sens, glapirent : -Au collège !... Lui ?... Ah ! l'imbécile !... D'un autre côté, on ne voulait pas me garder, toute la journée, à la maison où j'étais une cause de perpétuel agacement, surtout depuis la si malheureuse invention du puits artésien. Je voyais nettement, dans les huit regards de ma famille, la crainte que je ne découvrisse quelque chose de plus extraordinaire encore ; et, pour m'en ôter l'idée, il ne se passait pas de jour qu'on ne me rappelât, aigrement, avec de lourdes ironies, et de persistantes humiliations, le souvenir de cette ridicule aventure. Moi, qui n'avais plus le droit, sous peine de dures réprimandes ou d'intolérables moqueries, de faire un geste, ni de toucher à un objet ; moi, qu'on rendait responsable de ce qu'il advenait de fâcheux, de la pluie, de la grêle, de la sécheresse, de la pourriture des fruits, j'étais prêt à accepter, comme une délivrance, tout ce que la fantaisie saugrenue de mes parents pourrait leur suggérer, en vue de mon avenir, comme ils disaient. De mon avenir ! Il fut donc résolu que je travaillerais chez le notaire comme « sous-saute-ruisseau », étrange et nouvelle fonction que le tabellion n'hésita pas à créer, en considération de l'amitié qui le liait à notre famille. -On verra plus tard ! conclut mon père... L'important, aujourd'hui, est de lui mettre le pied à l'étrier... Mes soeurs se marièrent à quelques mois de distance, et peu après mon ordination dans le notariat. Elles épousèrent des êtres vagues, étrangement stupides, dont l'un était receveur de l'enregistrement, et l'autre, je ne sais plus quoi. Non, en vérité, je ne sais plus quoi. À peine si je leur adressai la parole, et je les traitai comme des passants. Quand ils eurent compris que je ne comptais pour rien dans la famille, ils me négligèrent totalement, me méprisèrent tous les deux pour ma faiblesse, pour mes façons solitaires et gauches, pour tout ce qui n'était pas eux, en moi. C'étaient de grands gaillards, bruyants et vantards, ayant beaucoup vécu dans la lourde, dans l'asphyxiante bêtise des petits cafés de village. Ils y avaient appris, ils en avaient gardé des gestes spéciaux et techniques. Par exemple, quand ils marchaient, avançaient le bras, saluaient, mangeaient, ils avaient toujours l'air de jouer au billard, de préparer des effets rétrogrades, importants et difficiles. Et, naturellement, il leur était arrivé des aventures merveilleuses, de frissonnantes histoires, où ils s'étaient conduits en héros. Dans la famille et dans le pays, on les trouva excessivement distingués. -Sont-elles heureuses ! s'exclamait-on, en enviant mes soeurs. Le receveur de l'enregistrement avait débuté, comme fonctionnaire, dans un petit canton des Alpes. Il y avait chassé le chamois, ce qui le rendait un personnage admirable, auréolé de légende et de mystère. Lorsqu'il racontait ses prouesses, il mimait avec des gestes formidables les gouffres noirs, les hautes cimes, les guides intrépides, et les chamois bondissants ; ma soeur, extasiée, atteignait les purs, les ivres, les infinis sommets de l'amour. Et qu'elle était laide, alors ! L'autre n'avait pas chassé le chamois, mais il avait sauté des barrières, et il les sautait encore. Il les sautait avec une hardiesse, une souplesse qui faisaient battre le coeur de mon autre soeur comme si son fiancé eût pris une ville d'assaut, dispersé des armées, conquit des peuples. Le dimanche, à la promenade, tout d'un coup, à la vue d'une barrière, il interrompait la conversation, prenait son élan, sautait et ressautait la barrière ; puis, revenant près de nous, il nous défiait l'un après l'autre : -Faites-en autant ! Il s'adressait à moi, avec une insistance qu'on trouvait fort spirituelle et d'un goût délicat. -Voyons ! Essayez ! faites-en autant. Et c'étaient des rires moqueurs. -Oh ! lui !... Il ne sait rien faire, lui !... Il ne sait même pas courir... il ne sait même pas marcher !... Alors, jusqu'au soir, il fallait entendre le récit - telle une épopée - de toutes les barrières qu'il avait franchies, des barrières hautes comme des maisons, comme des chênes, comme des montagnes - et des barrières vertes, rouges, bleues, blanches, et des murs, et des haies... En racontant, il tendait le jarret, le raidissait, le faisait jouer, fier de ses muscles... Mon autre soeur défaillait d'amour, elle aussi, emportée, par l'héroïsme de cet incomparable jarret, dans un rêve de joies sublimes et redoutables. On les trouva, une après-midi, sur le banc de la tonnelle, ma soeur à demi pâmée entre les jarrets de son fiancé. Il fallut avancer le mariage. Et je me souviens de scènes horribles, de répugnantes et horribles scènes, le soir, dans le salon, à la lueur terne de la lampe, qui éclairait, d'une lueur tragique, d'une lueur de crime, presque, ces étranges visages, ces visages de fous, ces visages de morts. La mère du receveur de l'enregistrement vint une fois pour régler les conditions du contrat et l'ordonnance du trousseau. Elle voulait tout avoir et ne rien donner, disputant sur chaque article, âprement ; son visage se ridait de plis amers ; elle coulait sur ma soeur des regards aigus, des regards de haine, et elle répétait sans cesse : -Ah ! mais non !... On n'avait pas dit ça !... Il n'a jamais été question de ça !... Un châle de l'Inde !... Mais c'est de la folie !... Nous ne sommes pas des princes du sang, nous autres !... Mon père qui avait cédé sur beaucoup de points s'emporta, lorsque la vieille dame eut contesté le châle de l'Inde. -Nous ne sommes pas des princes du sang, c'est possible ! dit-il avec une dignité... Mais nous sommes des gens convenables, des gens honorables... Nous avons une situation, un rang... Le châle de l'Inde a été promis... Vous donnerez le châle de l'Inde... Et d'une voix nette, catégorique, il ajouta : -Je l'exige... J'ai pu faire des sacrifices au bonheur de ces enfants... Mais ça !... je l'exige ! Il se leva, se promena dans le salon, les mains croisées derrière le dos, les doigts agités par un mouvement de colère... Il y eut un moment de dramatique silence. Ma mère était très pâle ; ma soeur avait les yeux gonflés, la gorge serrée. Le receveur de l'enregistrement ne pensait plus aux chamois et fixait un regard embarrassé sur une chromolithographie, pendue au mur, en face de lui. La vieille dame reprit : -Et ça nous avancera bien, tous, que cette petite ait un châle de l'Inde, si elle n'a rien à manger. -Ma fille !... rien à manger ? interrompit mon père, qui se plaça tout droit et presque menaçant devant la vieille dame, dont le visage se plissa ignoblement... Et pour qui me prenez-vous, Madame ? Mais elle s'obstina : -Un châle de l'Inde !... Je vous demande un peu !... Savez-vous ce que cela coûte, seulement ? -Je n'ai pas à le savoir, Madame... Je n'ai à savoir que ceci : une chose promise est une chose promise ! Ma mère, de plus en plus pâle, intervint : -Madame !... C'est l'habitude !... Un trousseau est un trousseau !... Nous n'avons pas demandé de dentelles, bien que dans notre position, nous eussions pu exiger aussi un châle de dentelles... Mais, le châle de l'Inde !... Voyons, Madame, les filles d'épiciers en ont !... Ça ne serait pas un mariage sérieux ! La vieille dame, qui était à bout d'arguments, frappa sur le guéridon, de sa main sèche. -Eh bien, non ! cria-t-elle, je ne donnerai pas de châle de l'Inde... Si vous voulez un châle de l'Inde, vous le paierez... A-t-on vu ?... C'est mon dernier mot ! Ma soeur dont les yeux étaient pleins de larmes, n'y put tenir davantage. Elle sanglota, s'étouffa dans son mouchoir, hoquetant douloureusement, et si déplorablement laide que je détournai d'elle mes yeux pour ne pas la voir. -Je n'en veux pas... du châle... de l'Inde... gémissait-elle... Je veux me marier !... Je veux me marier ! -Ma fille ! s'écria mon père. -Ma pauvre enfant ! s'écria ma mère. -Mademoiselle ! Mademoiselle ! s'écria le receveur de l'enregistrement dont les bras allaient et venaient comme s'ils eussent poussé une longue queue sur un long billard. Entre ses hoquets, ses sanglots, ma soeur suppliait d'une voix cassée, d'une voix étouffée dans l'humide paquet de son mouchoir : -Je veux me marier !... Je veux me marier ! On l'entraîna dans sa chambre... Elle se laissait conduire, ainsi qu'une chose inerte, répétant : -Je veux me marier... je veux me marier... Ce fut sur moi que se passa la colère de la famille. Mon père m'apercevant, tout à coup, me gifla et me poussa hors du salon, furieux. -Et pourquoi es-tu ici ?... Qui t'a prié de venir ici ?... C'est de ta faute, ce qui arrive... Allons, va-t'en... Ainsi, d'ailleurs, se terminaient toutes les scènes. Ma soeur se maria, sans châle de l'Inde ; puis elle partit. Mon autre soeur se maria également, sans châle de l'Inde, puis elle partit... Et je n'entendis plus le glapissement de mes soeurs. Un silence envahit la maison. Mon père devint très triste. Ma mère pleura, ne sachant plus que faire de ses longues journées. Et les serins de mes soeurs, dans leur cage abandonnée, périrent, l'un après l'autre. Moi, je copiais des rôles chez le notaire, et je regardais, d'un oeil amusé, le défilé, en blouses bleues et en sabots, de toutes les passions, de tous les crimes, de tous les meurtres que souffle à l'âme des hommes l'âme


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