Le jeu des petites gens en 64 contes sots. Contes 41 à50
Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2016-02-11
Lu par Sabine
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Conte 41;50 : modern piano zeta
Conte 43: Barroom ballet
Conte 44: bad ideas
Conte 46: comic plodding
Conte 47: winner winner
Conte 49: Orgue.Canzonetta, Buxtehude .https://musopen.org/fr/
Autres contes: bruitages http://www.universal-soundbank.com/
Illustration Sabine Huchon
Conte 41;50 : modern piano zeta
Conte 43: Barroom ballet
Conte 44: bad ideas
Conte 46: comic plodding
Conte 47: winner winner
Conte 49: Orgue.Canzonetta, Buxtehude .https://musopen.org/fr/
Autres contes: bruitages http://www.universal-soundbank.com/
Illustration Sabine Huchon
Louis Delattre est un auteur belge né à Fontaine-l'Évêque le 24 juin 1870 et décédé le 18 décembre 1938. - Chroniqueur médical et diététique à la radio et au journal "Le Soir" et médecin de prison. - Auteur de contes, de pièces de théâtre et d'essais. - Cofondateur des éditions du Coq Rouge.
Hubert Krains le qualifia d'écrivain régionaliste « exprimant l'âme de la Wallonie sans mesquineries ni petitesses. »
Les contes précédents sont sur cette page:
http://www.audiocite.net/recherche.php?livre-audio-gratuit=Delattre
41. Le soldat
42. La truie
43. Monseigneur et Joseph
44. L'arracheur de dents
45. Les vaches
46. M.le curé
47. Les dés
48. Le matou
49. L'orgue
50. La perle
LE SOLDAT
LE jour de la Saint-Jean, souvenez-vous en, le ciel semblait la voûte d’un four de boulangerie chauffé à blanc, arrivé à ce moment où le pâle boulanger enfariné, en s’essuyant le front et soufflant, vient y regarder par la gueule et crie qu’il faut attendre un petit temps avant d’enfourner, que c’est trop chaud.
Dans la rue, la chaleur enivrait. Les vieilles dames perdant toute retenue laissaient béer le haut de leurs jaquettes. Les fillettes au teint animé comme d’une pointe de vin, relevant leurs cheveux pour se rafraîchir, découvraient des nuques d’un rose tendre de chose bonne à manger et qui vient d’être cueillie.
Les idées biscornues éclataient dans les crânes bouillants, à la façon des pets-de-loups, fruits fallacieux des chaudes nuits d’été aux prés. On n’avait plus de pensées claires, mais des bulles de chaleur dans le cerveau. Chacun se donnait congé de tout, arguant, pour s’excuser auprès de soi-même, du thermomètre monté entre le Sénégal et la culture des vers de soie.
Il y a des gens qui se vantent toute leur vie d’une tempête qu’ils ont vue de leur lit ; d’autres, d’un hiver où le pain atteignit à trente sous les quatre livres. Ce sera donc d’une forte chaleur que je parlerai plus tard à mes enfants. Il faut me laisser la sentir à fond et tout à l’aise.
Ici, la bière de Louvain est semblable à un petit-lait mousseux et pétillant. En levant le verre à hauteur de l’oeil, on voit s’y refléter des prairies qui sont bleues à force d’être vertes et où ondulent les houles épaisses des fleurs-de-beurre dorées, les mares étincelantes de lychnides neigeuses... Ah !... Et à présent paraît, dans la mousse de ma chope, l’image d’une petite fille pâle et rousse, à la peau fine autant qu’une pellicule de cerise.
« Une bouteille, patron ! Une autre bouteille ! »
Or, au bout de l’avenue unie, déserte, silencieuse comme si elle était seulement peinte sur une toile de fond, voici que surgit le tramway sur ses rails luisants.
« Quelle idée ? Et où peut bien aller cette voiture quand le monde entier est arrêté ?
Elle approche. Et celui qui boit de la bière de Louvain y découvre le gaillard qui a certainement le plus chaud de la création. C’est un petit soldat de la ligne, debout sur la plate-forme du coche. Il a le visage aussi rouge que le collet de sa tunique uniforme. En se maintenant à la balustrade, il semble dormir. Les tressauts du cahot lui secouent la tête comme si elle n’était, pour lui, qu’un bibelot posé sur ses épaules, en attendant une autre place. Et sa langue, la langue du petit soldat lui pend de la bouche au moins du quart d’une aune.
Elle est plate, sa langue, autant qu’une tranche de filet d’Anvers étalée sur le large couteau du charcutier, et si fine qu’elle flotte au dehors comme une loque, comme un morceau de flanelle rouge. Pauvre soldat ! Sa langue, lambeau sans vie, se roule et se déroule, se colle en l’air sur son nez, lui retombe sur le menton, soufflette ses joues et lui bouche l’oeil, au gré du vent de la course ! Et lui, réduit sans doute à l’extrémité dernière de la souffrance, inerte, il agonise.
- C’est trop fort ! pense l’homme qui boit de la bière de Louvain. Cela n’est plus rire ! - Et les larmes lui montent aux yeux.
Le tramway enfin s’arrête à l’aubette voisine. Brusquement le soldat paraît s’éveiller de sa torpide misère. Sans doute, il juge qu’il en a assez. Et il s’est dit qu’il veut en finir, le malheureux... Car le voilà qui saisit à pleine main cette langue monstrueuse ; à plein main, d’un coup, il l’arrache, la tire de ses lèvres, l’écrase, la réduit en une boulette entre ses deux paumes et la jette à ses pieds, sublime de fermeté dans la douleur. Et sans plus la regarder qu’un chiffon de papier, qu’un vieux billet de tram, il s’en va !
De langue double,
Maint trouble.
_______
LA TRUIE
UNE année, il y eut tant de faînes et de glands au bois de mon village, que les cochons en étaient soûls chaque jour et bien souvent se perdaient.
Un jour, le porcher banal ramenant son troupeau, s’aperçut qu’il lui manquait la truie des Foubert. Il s’en retourna donc promptement sur ses pas pour la chercher. Un bûcheron, qui liait des fagots, lui dit l’avoir vue, au fond d’une clairière qu’il montrait, entrer dans un trou.
Aussitôt, monsieur le porcher commun prend ses jambes à son cou, traverse la clairière, trouve le trou et y saute en appelant la truie. Il crie à pleine voix : « Grouin ! grouin ! » Il écoute un peu. Il y marche. Il crie de nouveau. Il siffle. Il tombe. Il court. Il renifle. Il s’arrête. Il éternue. Il fait claquer son fouet. Rien. Pas de truie. Il n’y voit plus. Il ne sait où il est.
Mais coûte que coûte, il veut retrouver la cochonne. Il lui faut la rendre aux Foubert ou montrer les morceaux. Il jure la mordienne qu’il ira plus loin encore s’il le faut, si noir qu’il y fasse et jusqu’au bout de la caverne.
Tout à coup il voit, loin devant lui, briller comme une étoile une petite tache de jour. Il avance. La lueur grandit. Il fait de plus en plus clair. La caverne s’ouvre. Il entre enfin dans un champ plein de soleil, où des moissonneurs, en manches de chemise, moissonnent les blés. Là, parmi d’autres pourceaux, il aperçoit sa truie et qui n’a pas cochonné moins de quinze petits cochons grivelés qui lui pendent aux tétines. Le porcher en est tout aise ; et Dieu sait que le joyeux accueil, pour sa part, la truie lui fait en le reconnaissant.
Cependant, ayant contemplé tout ce peuple qui travaille, il s’étonne d’être ici en plein été, tandis que c’est l’hiver en son village. La peur le prend. Et, sans sonner mot, ni prendre congé de la compagnie, monsieur le porcher s’en revient par le trou où il était allé et ramène aux Foubert leur truie et ses quinze cochonnets.
Quelquefois un fol qui s’avance
Met fin à choses d’importance.
_______
MONSEIGNEUR ET JOSEPH
MONSEIGNEUR, las d’être mal servi par tous ces valets de rencontre, décida d’appeler, aux soins de sa friande et douillette personne, le fils d’un de ses petits fermiers de Naninne, afin, l’ayant pris innocent, de le pouvoir dresser à sa guise.
Joseph vint et Monseigneur lui dit :
- Joseph, pour commencer la journée, tu auras à venir chaque matin, dès six heures, frapper à ma porte, me dire l’heure qu’il est et m’apprendre le temps qu’il fait.
Le lendemain, heureux et zélé, Joseph donne trois coups de son index plié à la porte du prélat ; et d’une voix qu’il a assouplie, à part lui, dans l’escalier, Joseph crie respectueux et imposant :
- Monseigneur, il est six heures et il fait beau temps !
Or, tout aussitôt Joseph entend Monseigneur éveillé qui, du fond de sa chambre, lui répond d’une voix onctueuse, pleine d’une grâce auguste :
- Merci, Joseph ! Je le savais déjà. Le Seigneur me l’avait dit.
Ce qui fait Joseph s’en aller étonné et un rien penaud, mais penaud cependant, de n’être arrivé à Monseigneur qu’après le bon Dieu. Pourtant le jour d’après, il frappe de nouveau à la porte de son maître.
- Monseigneur, annonce-t-il, il est six heures et il fait beau temps !
Et la voix du saint homme lui répond calme et douce, et comme huilée de condescendance :
- Merci, Joseph ! Je le savais déjà ! Le Seigneur me l’avait dit.
Le troisième jour, le quatrième, toute la semaine se passe, car c’était au temps jadis, quand huit jours de beau temps pouvaient encore se suivre sous notre ciel, et chaque matin, Joseph frappe chez son maître, à six heures juste ; et chaque matin, le temps est au beau. Et chaque matin, Monseigneur le sait et le Seigneur le lui a dit.
- C’est bien drôle, mâchonne notre garçon de Naninne. S’il le sait, Monseigneur, pourquoi faut-il que je vienne le lui crier, et tous les jours, et de si bonne heure ? Cependant, le lendemain, fidèle encore :
- Monseigneur, il est six heures et il fait beau temps !
- Merci, Joseph ! Je le savais ! Le Seigneur me l’avait dit.
- Et nom de d’là ! Nous verrons bien ! murmure Joseph en faisant demi-tour et avec un clin d’oeil à lui-même, comme eut fait son père le fermier.
Le jour d’après, il attend sept heures, et justement la pluie s’est mise à tomber. Il heurte à l’huis sacré et chante son antienne ordinaire, mais d’une voix étrangement respectueuse :
- Monseigneur, il est six heures et il fait beau temps !
Et il attend.
- Merci, Joseph ! s’écrie Monseigneur. Je le savais ! Le Seigneur me l’avait dit !
- Vous êtes deux menteurs, répond Joseph, il est sept heures et il pleut.
Ce dit Renars :
Fol est qui vers seigneur estrive.
__________
L’ARRACHEUR DE DENTS
UNE jeune femme qui souffrait d’une grosse dent, en criant comme une enragée était courue chez le maréchal du village pour se la faire arracher. Mais celui-ci eut beau s’escrimer et tirer dessus de toutes ses forces, il ne put venir à bout de la déraciner. En pleurant plus haut et tenant sa mâchoire à deux mains, la pauvrette s’en retournait donc à sa maison, quand elle rencontra un tireur d’arbalète revenant de société, son arme sur l’épaule, et qui lui demanda où elle souffrait si durement. Quand il sut que c’était à une dent, il l’assura qu’il la lui arracherait sans douleur par un moyen qui n’avait jamais manqué, pourvu qu’elle voulût bien le laisser faire. La femme consentit à tout, ne demandant qu’une chose : c’est qu’il la soulageât bien vite.
Voilà donc notre arbalétrier qui vous lui lie la dent à une mince et solide cordelette au bout de laquelle il attache ensuite un trait bien empenné. Il bande son arme qui n’était pas de moins de dix livres ; fait, à la femme, ouvrir la bouche toute grande ; et presse la détente, persuadé qu’avec la flèche s’en va sauter la mâchelière gâtée.
Mais celle-ci était si ferme enracinée, que la patiente, qui en tout ne pesait pas grand’chose, s’envola derrière le trait. Et toutes deux allèrent tomber, à deux lieues de là, dans un vivier où la femme se fût certainement noyée si un pêcheur qui se trouvait au bord, ne lui eût porté secours.
A douleur de dent
N’aide viole ni instrument.
_________
LES VACHES
UN jour, par la négligence du vacher du bourg, le troupeau des vaches entra dans une pièce de blé déjà tout levé, et trouvant l’herbe tendre, elles en firent un beau dégât. L’homme du blé fut averti. Il accourut fort en colère, son courbet à la main, et à toutes les voleuses qu’il atteignit, coupa la queue au ras du dos.
Les bonnes femmes du village, apprenant le malheur de leurs bêtes, vinrent au champ et les trouvèrent galopant et sautelant de douleurs, sans queue, de-ci de-là. A force de : « Hé, Margot ! - Oh la Blanche, - Ici, Noirette », à force de : « Teu ! Teu ! » elles parvinrent enfin à rassurer les effarouchées. Les pauvres vaches reconnaissant les maîtresses qui les trayaient, se laissèrent prendre et lier.
Alors, les commères, en dépit du laboureur qui voulait les en empêcher ; et tout menaçant de lui arracher sa barbe, sa moustache, ses oreilles et tout, coururent dans le blé à la recherche des queues tombées. Une d’elles avait longtemps, à la ville, servi comme rétrécisseuse de maljoints. Elle venait de se retirer au village, son métier ne valant plus rien, parce que trop de gens s’en mêlaient. Il lui passa merveilleusement l’idée de recoudre les bouts tranchés aux moignons. Bientôt toutes les femmes firent comme elle, bien à la chaude, avec de bon gros fil double, le plus proprement qu’elles purent. Or, en peu de temps, les queues reprirent, et si parfaitement, qu’il n’y paraissait ni coupure, ni coûture.
Pas plus qu’après un coup de couteau dans l’eau, on n’y voit rien. Peut-être chaque vache n’a-t-elle plus exactement, au derrière, la queue qu’elle tenait de sa mère ? Mais elle n’en sait mie et continue à s’en aider contre les mouches, aussi bien et mieux que jamais.
D’une femme bonne et ménagère,
Le mari aille premier en terre.
_________
M. LE CURÉ
UN jour, Monsieur le Curé avait été chanter une belle messe à la chapelle du Tri-de-Bretagne, par delà la rivière Ernelle, pour l’inauguration d’un Saint-Quirin neuf. Il s’en revenait à la brune ayant, à la ferme voisine, bien dîné, bu mieux encore.
Les jambes molles, mais sûrement des fatigues et des rhumatismes gagnés au service de Dieu dans la vallée, la face rouge mais par l’effet du serein frisquet, si M. le curé parlait tout seul c’est qu’il récitait un patrenôtre, et si M. le Curé changeait brusquement de côté sur le chemin, c’est qu’après avoir dit ce qu’il avait à dire à tel arbre d’une rangée, il en voulait ensuite à tel arbre de l’autre.
Ayant descendu en cette guise toute la côte, M. le Curé arriva à l’Ernelle dont la crue des jours derniers avait enlevé le pont de bois en ne laissant, pour le passage, qu’une maîtresse poutre, un tronc d’arbre mal équarri qu’il fallait franchir à califourchon.
M. le Curé, du bord, trouva l’arbre bien long ; et M. le Curé, de l’arbre, trouvant le tronc bien rugueux, bien noueux et à la fois bien étroit, bien glissant.
Il s’épongeait le front, reprenait courage, avançait les deux mains, et s’y appuyant, sautait un petit saut en avant. Son embonpoint si florissant naguère à table, était bien lourd à mouvoir, à présent. Ses pieds trempaient dans l’écume et sous ses yeux, les pierres irritaient de menaçants tourbillons. Et de nouveau M. le Curé s’abandonnait au désespoir.
- Sainte Vierge, disait-il, aïe, ô mes reins !... Ah ! Jésus, je ne boirai plus !... Aïe, on ne m’aura plus si tard !... Aïe, c’est la faute au fermier !... Aïe, non, je ne boirai plus ! Ah !...
Il saute, il saute M. le Curé. Il souffle, geint, ahane, tandis que la peur et la saccade émeuvent, en son ventre, toutes sortes de bruits. Brusquement il a cru chavirer et que son heure était venue. A grand peine il s’est remis droit à cheval. Et il se le jure de nouveau, jamais plus il ne boira du vin à table.
- Non, je ne boirai plus !
Enfin il va toucher à la rive.
- Je ne boirai plus !
Enfin sa main atteint à la souche de bouleau du bord.
- Je ne boirai plus !
Son pied touche à terre.
- Je ne boirai plus !
Il est debout.
- Je ne boirai plus... autant, du moins ! dit M. le Curé en secouant les plis de sa soutane.
Ensuite, la nuit était claire, la route bonne, le village proche. Et on entendit la voix en bombardon de M. le Curé qui chantonnait aux étoiles.
Après dîner, assez des louches.
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LES DÉS
ON raconte encore au village qu’un jour, deux hommes lièrent connaissance dans un cabaret, dînèrent ensemble, mangèrent bien, burent mieux et se mirent à jouer aux dés.
Le jeu durait depuis longtemps, et ils ne gagnaient ni l’un ni l’autre, quand l’un des joueurs, s’estimant cependant plus adroit que son compagnon, lui demanda :
- Veux-tu, compagnon, veux-tu jouer, de ces deux beaux petits dés, pour vingt beaux petits francs, à qui fera le moins d’un seul coup ?
L’autre dit oui.
- Mettons au jeu, fit le premier. Voilà mes dix francs.
- Voici les dix miens.
- Qui jettera le premier ?
- Toi, qui m’as défié.
- Je veux bien.
Il jeta les dés sur table, fit double-as et s’écria :
- J’ai gagné ! Tu ne pourrais jamais faire moins.
- Tout beau, compagnon. Tu m’as provoqué. Je veux jouer pour mon argent, répondit l’autre.
Et prenant le cornet, il vous le renversa si brusquement, que l’un des dés se mit sur le second, découvrant seulement un as par le haut.
- Eh ! dit-il, en prenant les vingt francs, tu es battu.
Voyez à qui l’on se fiera ! Je me donne au diantre si les plus méchantes gens du monde ne sont pas toujours là où l’on est.
Content de peu
Gagne le jeu.
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LE MATOU
TANTE MATAGNE a la plus jolie chatte du quartier, grasse (la chatte), ronde (la chatte), vêtue d’une robe épaisse, moelleuse, qui lui va comme un gant à une main potelée, et se trouve vergetée de noir, de gris et de blanc avec l’harmonie subtile d’un beau dessin.
Menne a le museau plus frais qu’une houppe à poudre de riz. Douillette amie du silence et de la propreté, le désordre lui fait horreur, la violence la scandalise, les cris l’affolent. Et tante Matagne, dans la petite maison parfumée de vétiver et de lavande, meublée d’acajou luisant et ciré, n’a rien eu à apprendre pour lui plaire, possédant elle-même, à l’envi, ces douces vertus des chattes.
Or, le dimanche, elle se lève la première pour aller à la messe, tante Matagne. Sans bruit, trottant menu, elle filtre le café, ouvre au laitier, met le lait à bouillir, verse dans une soucoupe le déjeûner de Menne qui fait le gros dos, à ses pieds, la queue en l’air et ronronne. La maisonnée dort encore et le parfum du café monte aux chambres par les corridors frais de la nuit.
Enfin, tante revêt son manteau, prend son livre d’heures, et ferme à fond portes et fenêtres qui doivent empêcher l’intrusion de ces chats grossiers aux aguets sur les murs des jardins voisins, et qui rôdent autour de Menne. Elle crie dans l’escalier :
- Je pars ! Attention au matou !
Elle s’en va, et la porte claque avec un vacarme qu’on n’eût jamais cru petite tante Matagne capable de déchaîner.
Or, à cette heure, souvent, c’est à peine s’il fait jour. Cependant on voit tout à coup quelqu’un, dont brillent les yeux malicieux, descendre l’escalier de l’étage, sur ses pieds déchaux. Les pans de sa chemise volent aux marches et il porte, à la main, la carafe de sa table de nuit. Il franchit le vestibule aux dalles glacées sans le sentir, parce que le plaisir le réchauffe. Il s’approche de la porte close de la cuisine, et là, mettant son pince-nez sur son nez, se baissant pour ne pas éclabousser, il laisse, sur la pierre, couler un menu rond d’eau, un rien, la valeur d’une petite commission de matou amoureux. Puis il remonte l’escalier, son lorgnon dans une main et son carafon dans l’autre ; se recouche au lit ; et dans ses draps, telle une carpe vive en une poêle à frire, se met à frétiller, mais de rire.
La messe dite, rentre tante Matagne. Elle ouvre l’huis et, avant d’aller plus loin, pousse la tête dans le vestibule. Depuis l’église, elle pense à son ennemi, le matou ; au destructeur de sa joie :
- Est-il venu ? se demande-t-elle. Est-il venu ?
Elle entre. Et là, sur la dalle, devant la cuisine, elle aperçoit la flaque ignoble. Là, pour elle qui ne connaît point les façons des matous, s’étale la trace infecte de l’intrus.
- Il est venu ! Il est encore venu !
Mais qui reproduira le ton de tante Matagne faisant ses objurgations, seule, dans le demi-jour du corridor, son livre de prières à la main, devant l’eau répandue ?
- Pour l’amour de Dieu, qui, qui m’apprendra par où pénètre ici cette bête damnée ?... D’où vient-elle ? Où va-t-elle ? Où est-elle ?... Mais c’est de nouveau (elle lève la tête vers les chambres à coucher) l’un ou l’autre de ces paresseux dormeurs qui sera descendu après mon départ ! Toujours la même histoire ! Et malgré mes sempiternelles recommandations, le négligent aura, une fois de plus, laissé la porte de la cour ouverte !... Oh ! Oh ! si je le tenais... Venez voir, venez voir ! crie tante Matagne, désormais sans retenue et décidée à renverser la maison s’il le faut.
La famille accourt... car peut-être la famille, aux écoutes, se tenait prête à accourir. Il y a la grand’mère qui rit dans son front, le père qui rit dans sa barbe, la mère et les enfants qui rient dans les lèvres ; et la bonne qui a appris à ne plus rire.
- Voyez ! recommence Matagne. Il est venu encore une fois ! Encore une fois, on l’a laissé entrer ici !... Quel est le négligent qui n’a pas fermé la porte de la cour en sortant ? Je veux le savoir, je veux le savoir.
- Quel est le négligent ? demande la bonne maman.
- Quel est le négligent ? demande le papa.
- Le négligent ? - Le négligent ? et les syllabes font le tour de la petite commission du matou, de bouche en bouche, comme un bol à boire ou un air fugué.
- Mais, interrompt tout à coup le père aux yeux malicieux, mais, tante Matagne, dis-moi, es-tu certaine, parfaitement certaine, que ce soit, ici, du matou ? Et il indique le liquide suspect.
- Si c’est du matou ? Si c’est du matou ?... Mais demande-moi tout d’un coup si je suis folle !... Il est certain que c’est du matou ! Il faut n’avoir point de nez pour ne pas sentir l’infection qui règne ici... Ouvrez la porte de la cour, Marie ; ouvrez, Marie !... Il faut n’avoir point de nez !...
- Voilà ! Je me le disais hier aussi... Je n’ai pas de nez, répondent les yeux malicieux. Pourtant, Matagne, le flair, si parfait soit-il, ne suffit pas pour définir, classer, déterminer absolument une chose... Au chapitre des nez, Tristram Shandy...
- Et moi, je dis que c’en est ! répète tante Matagne qui, pour terminer la discussion, bravant tout respect, s’agenouille subitement à terre et penche la tête jusqu’au miroir de la flaque luisante.
- Tante, ne faites pas cela ! hurle la maison, comme se figurant qu’elle y va toucher du bout de son nez qui est mince.
- Si, je le ferai ! Je veux lui prouver... A un pied du liquide cependant elle perd courage. Elle ne peut le prouver, mais elle jure que c’en est.
- C’en est ! C’est de lui ! Ah ! que je t’attrape, matou ! - Et la petite tante se tord les bras.
- Bast ! Matagne, dit la bonne-maman, ne te fais plus de mauvais sang. Dimanche prochain, on gardera les portes pendant la messe. Et nous verrons bien...
- Ah ! pouah ! Quelle infection ! Enlevez cela, Marie... Quoi ? On dirait que cela ne vous répugne pas, à vous, Marie ?
- Moi, Mademoiselle, répond bonnement la fille en torchant la flaque, c’est tout juste comme si j’essuyais ma vaisselle, Mademoiselle.
- Eh bien, j’ai déjeûné, moi, vous savez ! Ah ! quelle horreur ! Quelle infecte bête !
N’est ennemi plus venimeux
Que le familier cauteleux.
________
L’ORGUE
UN richard, qui était connu pour aimer fort la musique, avait, près de son château, un petit bois de haute futaie, assez joliment planté, hêtres et chênes, où il allait souvent passer le temps et se promener.
Un jour, un homme, je ne sais de quel pays, l’arrêta dans sa promenade, et après une humble salutation, lui dit :
- Monsieur, tout le monde sait que vous adorez le chant des instruments par dessus tout. Je suis donc venu vous demander s’il vous plaîrait que je vous fisse un beau jeu d’orgues. Mais non un de ces orgues de fer-blanc, d’airain, ou de cuivre, ou de tel autre métal...
- Et de quoi donc ? demanda le propriétaire.
- De votre bois, monsieur, répondit l’organiste. De votre bois, ici planté.
- Je pense, mon bonhomme, répartit le propriétaire, estimant avoir affaire à un fou, que tu as le cerveau blessé ou que tu es ivre.
- Non, monsieur. Je dis la vérité, et je vous le ferai voir, s’il vous plaît.
- Et le moyen ?
- Monsieur, à l’oeuvre on connaît l’ouvrier.
Bref, après avoir bien discuté, disputé, marchandé, ils s’arrangèrent pour le prix du travail et la moitié de l’argent fut versé.
L’organiste commença par faire ébrancher les arbres du petit bois. Puis il les fit couper, les uns à telle hauteur, les autres plus petits, les uns plus grands, les autres entre deux. Ensuite, au moyen de longs, petits, grands, gros, fins, courts, menus, droits, tortus, légers instruments de fer et d’acier trempé de Suède, en façon de tarières, vilebrequins, limes, forets, tréfonds, gibelets, alènes et autres engins pénétratifs, il creusa, vida, fora, gibela, perça, lima les troncs, depuis le haut jusqu’en bas. Enfin, à ras du sol, près des racines, il leur tailla, à chacun, certains petits trous du côté d’où soufflait le vent.
De telle façon qu’à la moindre brise, les arbres transformés ainsi en tuyaux d’orgues, rendaient tous ensemble des sons admirables, et si hauts et si bas, si harmonieux, et doux, et plaisants, et touchants, et délectables que tous ceux qui les entendaient étaient ravis d’aise ; et sans plus penser à boire ni manger, sans plus songer à leurs soucis ni à leurs maux, erraient doucement dans le bosquet comme s’ils eussent été aux Champs élyséens.
Le riche amateur de musique, voyant cet excellentissime chef-d’oeuvre aussi heureusement parachevé pour sa délectation, appela l’organiste ; et pour le récompenser de ses peines, il lui fit raccommoder ses souliers.
Fi de l’or et de l’argent
A qui n’a contentement.
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LA PERLE
MADAME Gène a trouvé une nouvelle servante. Le certificat des anciens maîtres lui témoigne en deux lignes autant de qualités que toute l’Histoire en montra jamais réunies en aucune matrone célèbre : amour du travail, propreté, honnêteté, fidélité, fermeté de caractère. Elle les a toutes, et pour quarante francs par mois.
- C’est la perle ! s’écrie Madame Gène à son mari. Et sous la couronne de ses bigoudis tordus, son front s’éclaire ; sous la mousse des fanfreluches de son peignoir, sa puissante poitrine bondit, et rebondit, à l’idée d’être, dès tantôt, sauve du cauchemar des ménagères « sans servante ! »
Or, elle est venue ! Madame Gène a laissé tressaillir ses lèvres, comme si elle allait ouvrir la bouche, et peut-être renseigner, à la nouvelle bonne, la place, dans la cuisine, du sel, du beurre, du pain, et de tout le reste ; ceci pour Monsieur, à telle heure ; et ceci pour Madame, un petit quart d’heure après. Madame Gène allait ouvrir la bouche.
- C’est bon ! a crié la Marie-Perle. Je sais tout ça !... Est-ce que vous vous figurez votre maison autrement montée que les autres ?
- Oh ! a fait Madame en elle-même. Oh !... cette fois-ci, il n’y a plus de doute. C’est la perle ! Tout va marcher ici, comme sur des roulettes.
Dès le lendemain, à l’aube, quand le lit est le plus chaud, Marie-Perle frappe à tour de bras, à la porte des maîtres.
- Holà ! Allez-vous vous lever ?... Je dois ranger la chambre, moi ! - Elle veut dire : Moi, Marie-Perle !
- Ah ! c’est Marie !... Ce n’est pas Marie qui détraquera le réveil pour descendre à dix heures du matin !... C’est une perle !... Gène ! Allons, Gène, lève-toi !... N’entrave pas le service de Marie... Quoi ?... Quoi ?... Tu veux encore dormir ?... Je le voudrais voir ! Marie est là, houst ! Et surtout pas de récrimination devant la servante !
Et M. Gène, les yeux gros, les cheveux raides, les traits bouffis, va, en robe de chambre, achever son somme dans un fauteuil de la chambre voisine.
- Encore ici ? s’écrie Marie avisant ses maîtres. Le café est servi en bas, depuis longtemps. Descendez que je puisse rafraîchir cette pièce aussi. Il faut de l’air, dans les maisons !
Dans la salle à manger, Monsieur et Madame ensommeillés mâchent lentement leur pain beurré ; et ils sont étonnés d’entendre, dans la rue, des bruits matinaux, nouveaux pour leurs oreilles, d’ordinaire plus tard ouvertes. Mais Marie est là. Elle a fini à l’étage. Elle tire, une à une, les vaisselles du déjeuner. Il lui tarde de ranger ici, où tout serait bien, n’était cette nappe chargée, et les maîtres assis devant !... Madame Gène a compris. Elle se lève, entraînant M. Gène, la bouche pleine encore. « N’entravons pas le service, mon ami ! »
- Madame voudra bien remarquer, lui insinue la Perle, que j’ai nettoyé le corridor à fond. M’en a-t-il fallu de l’eau et du savon !
Nettoyage à fond ! Et Madame Gène, à la douce musique de ces mots, marche sur les bordures où le marbre est noir afin de ne pas ternir la blancheur des dalles ! Et sur la pointe des pieds, tant l’allège le bonheur de contempler son vestibule luisant !
- Ah ! se dit-elle, je vais donc savourer la propreté chez moi, tous les jours ! Ah ! quelle perle !... Surtout, Gène, surtout, attention à la cendre de tes cigares ! Ne va pas de tes manies, ennuyer une fille si propre !
Et si économe !... Aujourd’hui, lundi, elle a annoncé à Madame Gène qu’on mangerait telle et telle choses, parce que c’est ce que les bouchers ont de plus avantageux ce jour-ci. Avec les restes, on soupera.
Madame a fait semblant de s’apprêter à objecter que Monsieur supporte mal les repas du soir froids. Et elle dit :
- Certainement, Marie. Essayons !
Et Marie est d’un caractère fort.
- Je ne dis pas à Madame, dit-elle à Madame, que Madame n’est pas indisposée ; mais je dis que moi, je sais travailler. C’est le jour de lessive, aujourd’hui. Et si Madame ne s’aide pas elle-même ; s’il me faut, à tous ses coups de sonnette, abandonner ma cuvelle, ça nous fera un joli potage !... Le linge sera gâté ! Et moi, il me faut du linge blanc, moi ! - Moi, Marie-la-Perle, veut-elle dire.
Mais à ces mots de linge blanc, Madame Gène consent à tout. Elle n’est plus malade. Au contraire, radieuse, les ailes de la satisfaction aux épaules, elle vole dans son paradis des ménagères, luisant, ciré, savonné, orné de piles de serviettes et de douzaines de chemises fleurant le pré et le grand air.
- C’est la perle, Gène !... C’est la perle !
Hé, après tout, que Monsieur enfonce sa calotte sur sa tête, s’il trouve des courants d’air dans la maison ! Marie a dit que le linge doit sécher au grenier !
Que Monsieur remette ses courses en ville à demain ! Les charbonniers déchargent la houille, et pour rien au monde, Marie n’ouvrira la porte de la rue à ces flots pressés de poussière qui ne demandent qu’à entrer et se coller à tout le ménage.
Que Monsieur, quelque envie d’eau fraîche qu’il ait, boive de la bière ou du vin, car pour plusieurs heures encore, le robinet de la ville est garni du tuyau de caoutchouc, et Marie lave la devanture, mais « à fond », vous savez, et comme il y a, diantre ! longtemps que cette besogne n’a plus été faite ici.
Que Monsieur... que Monsieur... Surtout que M. Gène se taise et obéisse à Madame Gène, qui obéit à Marie... Ballotté, secoué, ahuri, qu’il apprécie le plaisir d’habiter une maison propre comme l’oeil, de la cave au grenier ; et d’être servi par un parangon d’économie, d’activité, de probité, de fidélité, d’agilité, de fermeté, d’honnêteté, d’habileté, de célérité ! Par Marie, la Perle !
- Ça vaut bien de se gêner un peu, dit Madame Gène, avec orgueil. Et puis si on laissait les hommes maîtres, quand pourrait-on se mettre au grand nettoyage !
De plusieurs choses, Dieu nous garde :
De serviteur qui se regarde,
Et de porc salé sans moutarde !
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Hubert Krains le qualifia d'écrivain régionaliste « exprimant l'âme de la Wallonie sans mesquineries ni petitesses. »
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41. Le soldat
42. La truie
43. Monseigneur et Joseph
44. L'arracheur de dents
45. Les vaches
46. M.le curé
47. Les dés
48. Le matou
49. L'orgue
50. La perle
LE SOLDAT
LE jour de la Saint-Jean, souvenez-vous en, le ciel semblait la voûte d’un four de boulangerie chauffé à blanc, arrivé à ce moment où le pâle boulanger enfariné, en s’essuyant le front et soufflant, vient y regarder par la gueule et crie qu’il faut attendre un petit temps avant d’enfourner, que c’est trop chaud.
Dans la rue, la chaleur enivrait. Les vieilles dames perdant toute retenue laissaient béer le haut de leurs jaquettes. Les fillettes au teint animé comme d’une pointe de vin, relevant leurs cheveux pour se rafraîchir, découvraient des nuques d’un rose tendre de chose bonne à manger et qui vient d’être cueillie.
Les idées biscornues éclataient dans les crânes bouillants, à la façon des pets-de-loups, fruits fallacieux des chaudes nuits d’été aux prés. On n’avait plus de pensées claires, mais des bulles de chaleur dans le cerveau. Chacun se donnait congé de tout, arguant, pour s’excuser auprès de soi-même, du thermomètre monté entre le Sénégal et la culture des vers de soie.
Il y a des gens qui se vantent toute leur vie d’une tempête qu’ils ont vue de leur lit ; d’autres, d’un hiver où le pain atteignit à trente sous les quatre livres. Ce sera donc d’une forte chaleur que je parlerai plus tard à mes enfants. Il faut me laisser la sentir à fond et tout à l’aise.
Ici, la bière de Louvain est semblable à un petit-lait mousseux et pétillant. En levant le verre à hauteur de l’oeil, on voit s’y refléter des prairies qui sont bleues à force d’être vertes et où ondulent les houles épaisses des fleurs-de-beurre dorées, les mares étincelantes de lychnides neigeuses... Ah !... Et à présent paraît, dans la mousse de ma chope, l’image d’une petite fille pâle et rousse, à la peau fine autant qu’une pellicule de cerise.
« Une bouteille, patron ! Une autre bouteille ! »
Or, au bout de l’avenue unie, déserte, silencieuse comme si elle était seulement peinte sur une toile de fond, voici que surgit le tramway sur ses rails luisants.
« Quelle idée ? Et où peut bien aller cette voiture quand le monde entier est arrêté ?
Elle approche. Et celui qui boit de la bière de Louvain y découvre le gaillard qui a certainement le plus chaud de la création. C’est un petit soldat de la ligne, debout sur la plate-forme du coche. Il a le visage aussi rouge que le collet de sa tunique uniforme. En se maintenant à la balustrade, il semble dormir. Les tressauts du cahot lui secouent la tête comme si elle n’était, pour lui, qu’un bibelot posé sur ses épaules, en attendant une autre place. Et sa langue, la langue du petit soldat lui pend de la bouche au moins du quart d’une aune.
Elle est plate, sa langue, autant qu’une tranche de filet d’Anvers étalée sur le large couteau du charcutier, et si fine qu’elle flotte au dehors comme une loque, comme un morceau de flanelle rouge. Pauvre soldat ! Sa langue, lambeau sans vie, se roule et se déroule, se colle en l’air sur son nez, lui retombe sur le menton, soufflette ses joues et lui bouche l’oeil, au gré du vent de la course ! Et lui, réduit sans doute à l’extrémité dernière de la souffrance, inerte, il agonise.
- C’est trop fort ! pense l’homme qui boit de la bière de Louvain. Cela n’est plus rire ! - Et les larmes lui montent aux yeux.
Le tramway enfin s’arrête à l’aubette voisine. Brusquement le soldat paraît s’éveiller de sa torpide misère. Sans doute, il juge qu’il en a assez. Et il s’est dit qu’il veut en finir, le malheureux... Car le voilà qui saisit à pleine main cette langue monstrueuse ; à plein main, d’un coup, il l’arrache, la tire de ses lèvres, l’écrase, la réduit en une boulette entre ses deux paumes et la jette à ses pieds, sublime de fermeté dans la douleur. Et sans plus la regarder qu’un chiffon de papier, qu’un vieux billet de tram, il s’en va !
De langue double,
Maint trouble.
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LA TRUIE
UNE année, il y eut tant de faînes et de glands au bois de mon village, que les cochons en étaient soûls chaque jour et bien souvent se perdaient.
Un jour, le porcher banal ramenant son troupeau, s’aperçut qu’il lui manquait la truie des Foubert. Il s’en retourna donc promptement sur ses pas pour la chercher. Un bûcheron, qui liait des fagots, lui dit l’avoir vue, au fond d’une clairière qu’il montrait, entrer dans un trou.
Aussitôt, monsieur le porcher commun prend ses jambes à son cou, traverse la clairière, trouve le trou et y saute en appelant la truie. Il crie à pleine voix : « Grouin ! grouin ! » Il écoute un peu. Il y marche. Il crie de nouveau. Il siffle. Il tombe. Il court. Il renifle. Il s’arrête. Il éternue. Il fait claquer son fouet. Rien. Pas de truie. Il n’y voit plus. Il ne sait où il est.
Mais coûte que coûte, il veut retrouver la cochonne. Il lui faut la rendre aux Foubert ou montrer les morceaux. Il jure la mordienne qu’il ira plus loin encore s’il le faut, si noir qu’il y fasse et jusqu’au bout de la caverne.
Tout à coup il voit, loin devant lui, briller comme une étoile une petite tache de jour. Il avance. La lueur grandit. Il fait de plus en plus clair. La caverne s’ouvre. Il entre enfin dans un champ plein de soleil, où des moissonneurs, en manches de chemise, moissonnent les blés. Là, parmi d’autres pourceaux, il aperçoit sa truie et qui n’a pas cochonné moins de quinze petits cochons grivelés qui lui pendent aux tétines. Le porcher en est tout aise ; et Dieu sait que le joyeux accueil, pour sa part, la truie lui fait en le reconnaissant.
Cependant, ayant contemplé tout ce peuple qui travaille, il s’étonne d’être ici en plein été, tandis que c’est l’hiver en son village. La peur le prend. Et, sans sonner mot, ni prendre congé de la compagnie, monsieur le porcher s’en revient par le trou où il était allé et ramène aux Foubert leur truie et ses quinze cochonnets.
Quelquefois un fol qui s’avance
Met fin à choses d’importance.
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MONSEIGNEUR ET JOSEPH
MONSEIGNEUR, las d’être mal servi par tous ces valets de rencontre, décida d’appeler, aux soins de sa friande et douillette personne, le fils d’un de ses petits fermiers de Naninne, afin, l’ayant pris innocent, de le pouvoir dresser à sa guise.
Joseph vint et Monseigneur lui dit :
- Joseph, pour commencer la journée, tu auras à venir chaque matin, dès six heures, frapper à ma porte, me dire l’heure qu’il est et m’apprendre le temps qu’il fait.
Le lendemain, heureux et zélé, Joseph donne trois coups de son index plié à la porte du prélat ; et d’une voix qu’il a assouplie, à part lui, dans l’escalier, Joseph crie respectueux et imposant :
- Monseigneur, il est six heures et il fait beau temps !
Or, tout aussitôt Joseph entend Monseigneur éveillé qui, du fond de sa chambre, lui répond d’une voix onctueuse, pleine d’une grâce auguste :
- Merci, Joseph ! Je le savais déjà. Le Seigneur me l’avait dit.
Ce qui fait Joseph s’en aller étonné et un rien penaud, mais penaud cependant, de n’être arrivé à Monseigneur qu’après le bon Dieu. Pourtant le jour d’après, il frappe de nouveau à la porte de son maître.
- Monseigneur, annonce-t-il, il est six heures et il fait beau temps !
Et la voix du saint homme lui répond calme et douce, et comme huilée de condescendance :
- Merci, Joseph ! Je le savais déjà ! Le Seigneur me l’avait dit.
Le troisième jour, le quatrième, toute la semaine se passe, car c’était au temps jadis, quand huit jours de beau temps pouvaient encore se suivre sous notre ciel, et chaque matin, Joseph frappe chez son maître, à six heures juste ; et chaque matin, le temps est au beau. Et chaque matin, Monseigneur le sait et le Seigneur le lui a dit.
- C’est bien drôle, mâchonne notre garçon de Naninne. S’il le sait, Monseigneur, pourquoi faut-il que je vienne le lui crier, et tous les jours, et de si bonne heure ? Cependant, le lendemain, fidèle encore :
- Monseigneur, il est six heures et il fait beau temps !
- Merci, Joseph ! Je le savais ! Le Seigneur me l’avait dit.
- Et nom de d’là ! Nous verrons bien ! murmure Joseph en faisant demi-tour et avec un clin d’oeil à lui-même, comme eut fait son père le fermier.
Le jour d’après, il attend sept heures, et justement la pluie s’est mise à tomber. Il heurte à l’huis sacré et chante son antienne ordinaire, mais d’une voix étrangement respectueuse :
- Monseigneur, il est six heures et il fait beau temps !
Et il attend.
- Merci, Joseph ! s’écrie Monseigneur. Je le savais ! Le Seigneur me l’avait dit !
- Vous êtes deux menteurs, répond Joseph, il est sept heures et il pleut.
Ce dit Renars :
Fol est qui vers seigneur estrive.
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L’ARRACHEUR DE DENTS
UNE jeune femme qui souffrait d’une grosse dent, en criant comme une enragée était courue chez le maréchal du village pour se la faire arracher. Mais celui-ci eut beau s’escrimer et tirer dessus de toutes ses forces, il ne put venir à bout de la déraciner. En pleurant plus haut et tenant sa mâchoire à deux mains, la pauvrette s’en retournait donc à sa maison, quand elle rencontra un tireur d’arbalète revenant de société, son arme sur l’épaule, et qui lui demanda où elle souffrait si durement. Quand il sut que c’était à une dent, il l’assura qu’il la lui arracherait sans douleur par un moyen qui n’avait jamais manqué, pourvu qu’elle voulût bien le laisser faire. La femme consentit à tout, ne demandant qu’une chose : c’est qu’il la soulageât bien vite.
Voilà donc notre arbalétrier qui vous lui lie la dent à une mince et solide cordelette au bout de laquelle il attache ensuite un trait bien empenné. Il bande son arme qui n’était pas de moins de dix livres ; fait, à la femme, ouvrir la bouche toute grande ; et presse la détente, persuadé qu’avec la flèche s’en va sauter la mâchelière gâtée.
Mais celle-ci était si ferme enracinée, que la patiente, qui en tout ne pesait pas grand’chose, s’envola derrière le trait. Et toutes deux allèrent tomber, à deux lieues de là, dans un vivier où la femme se fût certainement noyée si un pêcheur qui se trouvait au bord, ne lui eût porté secours.
A douleur de dent
N’aide viole ni instrument.
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LES VACHES
UN jour, par la négligence du vacher du bourg, le troupeau des vaches entra dans une pièce de blé déjà tout levé, et trouvant l’herbe tendre, elles en firent un beau dégât. L’homme du blé fut averti. Il accourut fort en colère, son courbet à la main, et à toutes les voleuses qu’il atteignit, coupa la queue au ras du dos.
Les bonnes femmes du village, apprenant le malheur de leurs bêtes, vinrent au champ et les trouvèrent galopant et sautelant de douleurs, sans queue, de-ci de-là. A force de : « Hé, Margot ! - Oh la Blanche, - Ici, Noirette », à force de : « Teu ! Teu ! » elles parvinrent enfin à rassurer les effarouchées. Les pauvres vaches reconnaissant les maîtresses qui les trayaient, se laissèrent prendre et lier.
Alors, les commères, en dépit du laboureur qui voulait les en empêcher ; et tout menaçant de lui arracher sa barbe, sa moustache, ses oreilles et tout, coururent dans le blé à la recherche des queues tombées. Une d’elles avait longtemps, à la ville, servi comme rétrécisseuse de maljoints. Elle venait de se retirer au village, son métier ne valant plus rien, parce que trop de gens s’en mêlaient. Il lui passa merveilleusement l’idée de recoudre les bouts tranchés aux moignons. Bientôt toutes les femmes firent comme elle, bien à la chaude, avec de bon gros fil double, le plus proprement qu’elles purent. Or, en peu de temps, les queues reprirent, et si parfaitement, qu’il n’y paraissait ni coupure, ni coûture.
Pas plus qu’après un coup de couteau dans l’eau, on n’y voit rien. Peut-être chaque vache n’a-t-elle plus exactement, au derrière, la queue qu’elle tenait de sa mère ? Mais elle n’en sait mie et continue à s’en aider contre les mouches, aussi bien et mieux que jamais.
D’une femme bonne et ménagère,
Le mari aille premier en terre.
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M. LE CURÉ
UN jour, Monsieur le Curé avait été chanter une belle messe à la chapelle du Tri-de-Bretagne, par delà la rivière Ernelle, pour l’inauguration d’un Saint-Quirin neuf. Il s’en revenait à la brune ayant, à la ferme voisine, bien dîné, bu mieux encore.
Les jambes molles, mais sûrement des fatigues et des rhumatismes gagnés au service de Dieu dans la vallée, la face rouge mais par l’effet du serein frisquet, si M. le curé parlait tout seul c’est qu’il récitait un patrenôtre, et si M. le Curé changeait brusquement de côté sur le chemin, c’est qu’après avoir dit ce qu’il avait à dire à tel arbre d’une rangée, il en voulait ensuite à tel arbre de l’autre.
Ayant descendu en cette guise toute la côte, M. le Curé arriva à l’Ernelle dont la crue des jours derniers avait enlevé le pont de bois en ne laissant, pour le passage, qu’une maîtresse poutre, un tronc d’arbre mal équarri qu’il fallait franchir à califourchon.
M. le Curé, du bord, trouva l’arbre bien long ; et M. le Curé, de l’arbre, trouvant le tronc bien rugueux, bien noueux et à la fois bien étroit, bien glissant.
Il s’épongeait le front, reprenait courage, avançait les deux mains, et s’y appuyant, sautait un petit saut en avant. Son embonpoint si florissant naguère à table, était bien lourd à mouvoir, à présent. Ses pieds trempaient dans l’écume et sous ses yeux, les pierres irritaient de menaçants tourbillons. Et de nouveau M. le Curé s’abandonnait au désespoir.
- Sainte Vierge, disait-il, aïe, ô mes reins !... Ah ! Jésus, je ne boirai plus !... Aïe, on ne m’aura plus si tard !... Aïe, c’est la faute au fermier !... Aïe, non, je ne boirai plus ! Ah !...
Il saute, il saute M. le Curé. Il souffle, geint, ahane, tandis que la peur et la saccade émeuvent, en son ventre, toutes sortes de bruits. Brusquement il a cru chavirer et que son heure était venue. A grand peine il s’est remis droit à cheval. Et il se le jure de nouveau, jamais plus il ne boira du vin à table.
- Non, je ne boirai plus !
Enfin il va toucher à la rive.
- Je ne boirai plus !
Enfin sa main atteint à la souche de bouleau du bord.
- Je ne boirai plus !
Son pied touche à terre.
- Je ne boirai plus !
Il est debout.
- Je ne boirai plus... autant, du moins ! dit M. le Curé en secouant les plis de sa soutane.
Ensuite, la nuit était claire, la route bonne, le village proche. Et on entendit la voix en bombardon de M. le Curé qui chantonnait aux étoiles.
Après dîner, assez des louches.
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LES DÉS
ON raconte encore au village qu’un jour, deux hommes lièrent connaissance dans un cabaret, dînèrent ensemble, mangèrent bien, burent mieux et se mirent à jouer aux dés.
Le jeu durait depuis longtemps, et ils ne gagnaient ni l’un ni l’autre, quand l’un des joueurs, s’estimant cependant plus adroit que son compagnon, lui demanda :
- Veux-tu, compagnon, veux-tu jouer, de ces deux beaux petits dés, pour vingt beaux petits francs, à qui fera le moins d’un seul coup ?
L’autre dit oui.
- Mettons au jeu, fit le premier. Voilà mes dix francs.
- Voici les dix miens.
- Qui jettera le premier ?
- Toi, qui m’as défié.
- Je veux bien.
Il jeta les dés sur table, fit double-as et s’écria :
- J’ai gagné ! Tu ne pourrais jamais faire moins.
- Tout beau, compagnon. Tu m’as provoqué. Je veux jouer pour mon argent, répondit l’autre.
Et prenant le cornet, il vous le renversa si brusquement, que l’un des dés se mit sur le second, découvrant seulement un as par le haut.
- Eh ! dit-il, en prenant les vingt francs, tu es battu.
Voyez à qui l’on se fiera ! Je me donne au diantre si les plus méchantes gens du monde ne sont pas toujours là où l’on est.
Content de peu
Gagne le jeu.
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LE MATOU
TANTE MATAGNE a la plus jolie chatte du quartier, grasse (la chatte), ronde (la chatte), vêtue d’une robe épaisse, moelleuse, qui lui va comme un gant à une main potelée, et se trouve vergetée de noir, de gris et de blanc avec l’harmonie subtile d’un beau dessin.
Menne a le museau plus frais qu’une houppe à poudre de riz. Douillette amie du silence et de la propreté, le désordre lui fait horreur, la violence la scandalise, les cris l’affolent. Et tante Matagne, dans la petite maison parfumée de vétiver et de lavande, meublée d’acajou luisant et ciré, n’a rien eu à apprendre pour lui plaire, possédant elle-même, à l’envi, ces douces vertus des chattes.
Or, le dimanche, elle se lève la première pour aller à la messe, tante Matagne. Sans bruit, trottant menu, elle filtre le café, ouvre au laitier, met le lait à bouillir, verse dans une soucoupe le déjeûner de Menne qui fait le gros dos, à ses pieds, la queue en l’air et ronronne. La maisonnée dort encore et le parfum du café monte aux chambres par les corridors frais de la nuit.
Enfin, tante revêt son manteau, prend son livre d’heures, et ferme à fond portes et fenêtres qui doivent empêcher l’intrusion de ces chats grossiers aux aguets sur les murs des jardins voisins, et qui rôdent autour de Menne. Elle crie dans l’escalier :
- Je pars ! Attention au matou !
Elle s’en va, et la porte claque avec un vacarme qu’on n’eût jamais cru petite tante Matagne capable de déchaîner.
Or, à cette heure, souvent, c’est à peine s’il fait jour. Cependant on voit tout à coup quelqu’un, dont brillent les yeux malicieux, descendre l’escalier de l’étage, sur ses pieds déchaux. Les pans de sa chemise volent aux marches et il porte, à la main, la carafe de sa table de nuit. Il franchit le vestibule aux dalles glacées sans le sentir, parce que le plaisir le réchauffe. Il s’approche de la porte close de la cuisine, et là, mettant son pince-nez sur son nez, se baissant pour ne pas éclabousser, il laisse, sur la pierre, couler un menu rond d’eau, un rien, la valeur d’une petite commission de matou amoureux. Puis il remonte l’escalier, son lorgnon dans une main et son carafon dans l’autre ; se recouche au lit ; et dans ses draps, telle une carpe vive en une poêle à frire, se met à frétiller, mais de rire.
La messe dite, rentre tante Matagne. Elle ouvre l’huis et, avant d’aller plus loin, pousse la tête dans le vestibule. Depuis l’église, elle pense à son ennemi, le matou ; au destructeur de sa joie :
- Est-il venu ? se demande-t-elle. Est-il venu ?
Elle entre. Et là, sur la dalle, devant la cuisine, elle aperçoit la flaque ignoble. Là, pour elle qui ne connaît point les façons des matous, s’étale la trace infecte de l’intrus.
- Il est venu ! Il est encore venu !
Mais qui reproduira le ton de tante Matagne faisant ses objurgations, seule, dans le demi-jour du corridor, son livre de prières à la main, devant l’eau répandue ?
- Pour l’amour de Dieu, qui, qui m’apprendra par où pénètre ici cette bête damnée ?... D’où vient-elle ? Où va-t-elle ? Où est-elle ?... Mais c’est de nouveau (elle lève la tête vers les chambres à coucher) l’un ou l’autre de ces paresseux dormeurs qui sera descendu après mon départ ! Toujours la même histoire ! Et malgré mes sempiternelles recommandations, le négligent aura, une fois de plus, laissé la porte de la cour ouverte !... Oh ! Oh ! si je le tenais... Venez voir, venez voir ! crie tante Matagne, désormais sans retenue et décidée à renverser la maison s’il le faut.
La famille accourt... car peut-être la famille, aux écoutes, se tenait prête à accourir. Il y a la grand’mère qui rit dans son front, le père qui rit dans sa barbe, la mère et les enfants qui rient dans les lèvres ; et la bonne qui a appris à ne plus rire.
- Voyez ! recommence Matagne. Il est venu encore une fois ! Encore une fois, on l’a laissé entrer ici !... Quel est le négligent qui n’a pas fermé la porte de la cour en sortant ? Je veux le savoir, je veux le savoir.
- Quel est le négligent ? demande la bonne maman.
- Quel est le négligent ? demande le papa.
- Le négligent ? - Le négligent ? et les syllabes font le tour de la petite commission du matou, de bouche en bouche, comme un bol à boire ou un air fugué.
- Mais, interrompt tout à coup le père aux yeux malicieux, mais, tante Matagne, dis-moi, es-tu certaine, parfaitement certaine, que ce soit, ici, du matou ? Et il indique le liquide suspect.
- Si c’est du matou ? Si c’est du matou ?... Mais demande-moi tout d’un coup si je suis folle !... Il est certain que c’est du matou ! Il faut n’avoir point de nez pour ne pas sentir l’infection qui règne ici... Ouvrez la porte de la cour, Marie ; ouvrez, Marie !... Il faut n’avoir point de nez !...
- Voilà ! Je me le disais hier aussi... Je n’ai pas de nez, répondent les yeux malicieux. Pourtant, Matagne, le flair, si parfait soit-il, ne suffit pas pour définir, classer, déterminer absolument une chose... Au chapitre des nez, Tristram Shandy...
- Et moi, je dis que c’en est ! répète tante Matagne qui, pour terminer la discussion, bravant tout respect, s’agenouille subitement à terre et penche la tête jusqu’au miroir de la flaque luisante.
- Tante, ne faites pas cela ! hurle la maison, comme se figurant qu’elle y va toucher du bout de son nez qui est mince.
- Si, je le ferai ! Je veux lui prouver... A un pied du liquide cependant elle perd courage. Elle ne peut le prouver, mais elle jure que c’en est.
- C’en est ! C’est de lui ! Ah ! que je t’attrape, matou ! - Et la petite tante se tord les bras.
- Bast ! Matagne, dit la bonne-maman, ne te fais plus de mauvais sang. Dimanche prochain, on gardera les portes pendant la messe. Et nous verrons bien...
- Ah ! pouah ! Quelle infection ! Enlevez cela, Marie... Quoi ? On dirait que cela ne vous répugne pas, à vous, Marie ?
- Moi, Mademoiselle, répond bonnement la fille en torchant la flaque, c’est tout juste comme si j’essuyais ma vaisselle, Mademoiselle.
- Eh bien, j’ai déjeûné, moi, vous savez ! Ah ! quelle horreur ! Quelle infecte bête !
N’est ennemi plus venimeux
Que le familier cauteleux.
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L’ORGUE
UN richard, qui était connu pour aimer fort la musique, avait, près de son château, un petit bois de haute futaie, assez joliment planté, hêtres et chênes, où il allait souvent passer le temps et se promener.
Un jour, un homme, je ne sais de quel pays, l’arrêta dans sa promenade, et après une humble salutation, lui dit :
- Monsieur, tout le monde sait que vous adorez le chant des instruments par dessus tout. Je suis donc venu vous demander s’il vous plaîrait que je vous fisse un beau jeu d’orgues. Mais non un de ces orgues de fer-blanc, d’airain, ou de cuivre, ou de tel autre métal...
- Et de quoi donc ? demanda le propriétaire.
- De votre bois, monsieur, répondit l’organiste. De votre bois, ici planté.
- Je pense, mon bonhomme, répartit le propriétaire, estimant avoir affaire à un fou, que tu as le cerveau blessé ou que tu es ivre.
- Non, monsieur. Je dis la vérité, et je vous le ferai voir, s’il vous plaît.
- Et le moyen ?
- Monsieur, à l’oeuvre on connaît l’ouvrier.
Bref, après avoir bien discuté, disputé, marchandé, ils s’arrangèrent pour le prix du travail et la moitié de l’argent fut versé.
L’organiste commença par faire ébrancher les arbres du petit bois. Puis il les fit couper, les uns à telle hauteur, les autres plus petits, les uns plus grands, les autres entre deux. Ensuite, au moyen de longs, petits, grands, gros, fins, courts, menus, droits, tortus, légers instruments de fer et d’acier trempé de Suède, en façon de tarières, vilebrequins, limes, forets, tréfonds, gibelets, alènes et autres engins pénétratifs, il creusa, vida, fora, gibela, perça, lima les troncs, depuis le haut jusqu’en bas. Enfin, à ras du sol, près des racines, il leur tailla, à chacun, certains petits trous du côté d’où soufflait le vent.
De telle façon qu’à la moindre brise, les arbres transformés ainsi en tuyaux d’orgues, rendaient tous ensemble des sons admirables, et si hauts et si bas, si harmonieux, et doux, et plaisants, et touchants, et délectables que tous ceux qui les entendaient étaient ravis d’aise ; et sans plus penser à boire ni manger, sans plus songer à leurs soucis ni à leurs maux, erraient doucement dans le bosquet comme s’ils eussent été aux Champs élyséens.
Le riche amateur de musique, voyant cet excellentissime chef-d’oeuvre aussi heureusement parachevé pour sa délectation, appela l’organiste ; et pour le récompenser de ses peines, il lui fit raccommoder ses souliers.
Fi de l’or et de l’argent
A qui n’a contentement.
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LA PERLE
MADAME Gène a trouvé une nouvelle servante. Le certificat des anciens maîtres lui témoigne en deux lignes autant de qualités que toute l’Histoire en montra jamais réunies en aucune matrone célèbre : amour du travail, propreté, honnêteté, fidélité, fermeté de caractère. Elle les a toutes, et pour quarante francs par mois.
- C’est la perle ! s’écrie Madame Gène à son mari. Et sous la couronne de ses bigoudis tordus, son front s’éclaire ; sous la mousse des fanfreluches de son peignoir, sa puissante poitrine bondit, et rebondit, à l’idée d’être, dès tantôt, sauve du cauchemar des ménagères « sans servante ! »
Or, elle est venue ! Madame Gène a laissé tressaillir ses lèvres, comme si elle allait ouvrir la bouche, et peut-être renseigner, à la nouvelle bonne, la place, dans la cuisine, du sel, du beurre, du pain, et de tout le reste ; ceci pour Monsieur, à telle heure ; et ceci pour Madame, un petit quart d’heure après. Madame Gène allait ouvrir la bouche.
- C’est bon ! a crié la Marie-Perle. Je sais tout ça !... Est-ce que vous vous figurez votre maison autrement montée que les autres ?
- Oh ! a fait Madame en elle-même. Oh !... cette fois-ci, il n’y a plus de doute. C’est la perle ! Tout va marcher ici, comme sur des roulettes.
Dès le lendemain, à l’aube, quand le lit est le plus chaud, Marie-Perle frappe à tour de bras, à la porte des maîtres.
- Holà ! Allez-vous vous lever ?... Je dois ranger la chambre, moi ! - Elle veut dire : Moi, Marie-Perle !
- Ah ! c’est Marie !... Ce n’est pas Marie qui détraquera le réveil pour descendre à dix heures du matin !... C’est une perle !... Gène ! Allons, Gène, lève-toi !... N’entrave pas le service de Marie... Quoi ?... Quoi ?... Tu veux encore dormir ?... Je le voudrais voir ! Marie est là, houst ! Et surtout pas de récrimination devant la servante !
Et M. Gène, les yeux gros, les cheveux raides, les traits bouffis, va, en robe de chambre, achever son somme dans un fauteuil de la chambre voisine.
- Encore ici ? s’écrie Marie avisant ses maîtres. Le café est servi en bas, depuis longtemps. Descendez que je puisse rafraîchir cette pièce aussi. Il faut de l’air, dans les maisons !
Dans la salle à manger, Monsieur et Madame ensommeillés mâchent lentement leur pain beurré ; et ils sont étonnés d’entendre, dans la rue, des bruits matinaux, nouveaux pour leurs oreilles, d’ordinaire plus tard ouvertes. Mais Marie est là. Elle a fini à l’étage. Elle tire, une à une, les vaisselles du déjeuner. Il lui tarde de ranger ici, où tout serait bien, n’était cette nappe chargée, et les maîtres assis devant !... Madame Gène a compris. Elle se lève, entraînant M. Gène, la bouche pleine encore. « N’entravons pas le service, mon ami ! »
- Madame voudra bien remarquer, lui insinue la Perle, que j’ai nettoyé le corridor à fond. M’en a-t-il fallu de l’eau et du savon !
Nettoyage à fond ! Et Madame Gène, à la douce musique de ces mots, marche sur les bordures où le marbre est noir afin de ne pas ternir la blancheur des dalles ! Et sur la pointe des pieds, tant l’allège le bonheur de contempler son vestibule luisant !
- Ah ! se dit-elle, je vais donc savourer la propreté chez moi, tous les jours ! Ah ! quelle perle !... Surtout, Gène, surtout, attention à la cendre de tes cigares ! Ne va pas de tes manies, ennuyer une fille si propre !
Et si économe !... Aujourd’hui, lundi, elle a annoncé à Madame Gène qu’on mangerait telle et telle choses, parce que c’est ce que les bouchers ont de plus avantageux ce jour-ci. Avec les restes, on soupera.
Madame a fait semblant de s’apprêter à objecter que Monsieur supporte mal les repas du soir froids. Et elle dit :
- Certainement, Marie. Essayons !
Et Marie est d’un caractère fort.
- Je ne dis pas à Madame, dit-elle à Madame, que Madame n’est pas indisposée ; mais je dis que moi, je sais travailler. C’est le jour de lessive, aujourd’hui. Et si Madame ne s’aide pas elle-même ; s’il me faut, à tous ses coups de sonnette, abandonner ma cuvelle, ça nous fera un joli potage !... Le linge sera gâté ! Et moi, il me faut du linge blanc, moi ! - Moi, Marie-la-Perle, veut-elle dire.
Mais à ces mots de linge blanc, Madame Gène consent à tout. Elle n’est plus malade. Au contraire, radieuse, les ailes de la satisfaction aux épaules, elle vole dans son paradis des ménagères, luisant, ciré, savonné, orné de piles de serviettes et de douzaines de chemises fleurant le pré et le grand air.
- C’est la perle, Gène !... C’est la perle !
Hé, après tout, que Monsieur enfonce sa calotte sur sa tête, s’il trouve des courants d’air dans la maison ! Marie a dit que le linge doit sécher au grenier !
Que Monsieur remette ses courses en ville à demain ! Les charbonniers déchargent la houille, et pour rien au monde, Marie n’ouvrira la porte de la rue à ces flots pressés de poussière qui ne demandent qu’à entrer et se coller à tout le ménage.
Que Monsieur, quelque envie d’eau fraîche qu’il ait, boive de la bière ou du vin, car pour plusieurs heures encore, le robinet de la ville est garni du tuyau de caoutchouc, et Marie lave la devanture, mais « à fond », vous savez, et comme il y a, diantre ! longtemps que cette besogne n’a plus été faite ici.
Que Monsieur... que Monsieur... Surtout que M. Gène se taise et obéisse à Madame Gène, qui obéit à Marie... Ballotté, secoué, ahuri, qu’il apprécie le plaisir d’habiter une maison propre comme l’oeil, de la cave au grenier ; et d’être servi par un parangon d’économie, d’activité, de probité, de fidélité, d’agilité, de fermeté, d’honnêteté, d’habileté, de célérité ! Par Marie, la Perle !
- Ça vaut bien de se gêner un peu, dit Madame Gène, avec orgueil. Et puis si on laissait les hommes maîtres, quand pourrait-on se mettre au grand nettoyage !
De plusieurs choses, Dieu nous garde :
De serviteur qui se regarde,
Et de porc salé sans moutarde !
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