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Illustration: Réri - Louis Dantin

Réri

(Version Intégrale)

Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2018-11-19

Lu par Sabine
Livre audio de 22min
Fichier mp3 de 16,5 Mo

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Illustration: Poupée ancienne; https://pixabay.com/ Domaine public

Louis Dantin: critique, poète et romancier québécois (1865 – 1945)

Pseudonyme : Serge d'Antan

Conte de Noël: Réri

UNE mer de saphir pâle, transparente comme une source, déferlant sur des fonds de corail blanc ou rose, où se jouent des poissons de toutes les teintes de l’arc-en-ciel. Un roc de lave durcie dont les siècles ont fait un massif de verdure, étageant sur ses pentes la flore fougueuse des tropiques : les palmiers, les acacias, les bananiers, les pandanus, les lianes emmêlées et les fougères géantes. Un ciel d’une clarté de cristal et d’une sérénité d’alcôve, d’où le soleil semble étreindre la terre, où, la nuit, des étoiles inconnues à nos bords entourent la Croix du Sud de myriades de lampes festives. Une douceur molle de l’air chargé de tièdes effluves, trempé de pluies fines comme des rosées, charriant les parfums de fleurs étranges. Une race mystérieuse aux origines lointaines, belle comme les bronzes de Phidias, d’une sauvagerie souriante et douce, vivant à même les profusions de la nature, étrangère au travail, aux ambitions brutales, avec pour seules passions la musique, les fleurs et l’amour. C’est Tahiti, l’île enchantée, l’écrin des mers australes, le point de cette planète où, dans l’ancien naufrage, semble s’être échouée la dernière parcelle de l’Éden.

 

Le paquebot qui, chaque mois, apporte à Tahiti les nouvelles, les clinquants et les vulgarités de l’Amérique, entrait dans la rade de Papeete. Et, pour l’important événement, toute la ville était sur les quais. Le môle, la levée, les hangars, même la plage à perte de vue, exhibaient un mélange de costumes et de traits cosmopolites. Car Tahiti est colonie française ; elle a un gouverneur, des gendarmes, des douaniers ; le commerce y attire des marchands blancs et jaunes, et l’Europe, la Chine, la Polynésie y forment le plus bizarre assemblage. Les chefs de service circulaient dans leurs uniformes et leur dignité officielle ; leurs femmes, sous des ombrelles, étalaient les modes de Paris. Des commis anglais se tenaient, carnet à la main, auprès de montagnes de copra ; des Chinois en blouse surveillaient des charrettes chargées de bananes ; des Américains attendaient des connaissances de leur pays. Les natifs dominaient pourtant dans cette foule curieuse : les hommes, le torse nu, en groupes nonchalants et parleurs, ou bercés à leurs longs canots qu’équilibrent des balanciers ; les matrones avec des paniers de fruits ; les jeunes filles, vêtues d’éclatants paréos, chacune couronnée de feuillage et portant à l’oreille une fleur blanche ou rouge, invite symbolique aux touristes pour de coquettes aventures.

 

Comment un Canadien comme moi, un habitant des antipodes, venait-il ajouter à cet amalgame ? Car j’étais un des passagers du steamer San Pedro qui, à cette heure, glissait le long du quai et lançait ses amarres, enfin au terme d’un voyage de mille lieues. George Hamel et son âme instable étaient cause de ce paradoxe. Ce camarade de longues années avait, quinze mois plus tôt, cédé à son dégoût de nos cultures factices et de sa propre vie sans but. Il était parti, pour changer, vers l’autre bout du monde, aussi loin que possible des machines bêtes, des femmes cruelles et des conventions hypocrites. Depuis, il m’avait tant vanté les séductions de l’île lointaine, il m’avait tant pressé de l’y aller rejoindre, que j’avais enfin résolu d’y passer une vacance, avec l’idée secrète de le ramener avec moi. Je le reconnus sur le quai, et dès qu’il m’aperçut il s’élança vers la passerelle : l’instant d’après nous nous serrions la main. Il était maigri et bronzé, mais dans son œil luisait une flamme qui longtemps y avait dormi, sa démarche était leste et libre. Il me montra d’un geste la mer, la ceinture des palmiers, le couchant cuivré, fantastique : « Que penses-tu de ceci ? » dit-il. Mais déjà la foule se pressait autour des arrivants, prodiguant les accueils, les yuranna[1] de bienvenue. Les jeunes tahitiennes fleuries les abordaient, connus ou inconnus, avec des rires à leurs dents blanches. Hamel m’entraîna plus loin sur le quai, vers une pile de cordages où l’une d’elles se tenait assise, qui semblait l’avoir attendu. « Réri, dit-il, voici l’ami dont je t’ai parlé si souvent. » Elle se leva avec une grâce aisée et esquissa une révérence. Elle paraissait avoir seize ans. Sa forme était menue, mais de lignes parfaites, son teint d’un brun très clair et sa peau d’une finesse et d’un velouté délicats. Ses cheveux tombaient sans contrainte sur ses épaules nues qu’ils encadraient d’une cape flottante. Ses traits avaient la beauté propre à cette race maorie, beauté qui, sans heurter nos concepts esthétiques, garde l’attrait du rare et de l’étrange. Ses yeux, larges et francs, regardaient bien en face. Un détail me frappa : elle n’avait ni fleur ni guirlande, et son pagne de soie bleue ne s’égayait d’aucun dessin. « Réri, ajouta George Hamel, veux-tu bien dire à tes parents d’arranger une chambre de plus ? Nous vous rejoindrons à souper. Adieu, ce ne sera pas long. » Ils se sourirent l’un à l’autre, et je crus saisir dans leurs yeux un éclair de tendresse. Puis Hamel m’emmena le long de la grand’rue, où déjà s’allumaient les lanternes chinoises, où les restaurants frituraient les crabes de mer, les feis, les fruits de l’arbre à pain, où dans les salles de thé commençaient les himénés[2] et les danses. Il m’expliquait le charme de cette terre unique, sa liberté des esclavages dont nous nous lions, son voisinage aux sources même de la nature. Puis, comme poursuivant une pensée : « Tu croirais à peine, me dit-il, l’histoire de cette petite : je te la dirai quelque soir. Je loge chez ses parents ; c’est là que nous serons ensemble. »

 

— « Et à ce choix, repris-je, taquin, la petite n’est pas étrangère ? » — « Peut-être, répliqua-t-il, mais ce n’est pas comme tu l’entends. »

 

Et le soir, quand le grand silence fut tombé sur l’île endormie, à l’abri d’un palmier transpercé d’un rayon de lune, sous une brise qu’on eût dit soufflée du cœur des calices odorants, George Hamel me conta l’histoire de Réri.

 

« Cette enfant, me dit-il, était lépreuse jusqu’à l’année dernière. Lépreuse, mon cher, en un stage avancé ; rongée par tout le corps de dartres dévorantes ; ce visage, que tu vois maintenant si clair, et si gentil, n’est-ce pas, déjà envahi d’une gangue hideuse. Je te dis cela tout d’abord, pour que tu saches qu’il y a encore ici-bas des prodiges, pourvu qu’on les cherche assez loin. Personne ne sait comment Réri avait contracté cette peste. Toute sa famille en est complètement exempte. Elle-même naquit sans aucun signe du mal, et n’en montra aucun jusqu’à l’âge de neuf ans. On croit qu’alors, par un contact fortuit, elle le gagna d’un de ces lépreux qui circulaient encore dans l’île à cette époque : depuis on les a isolés, et je te montrerai le campement où ils habitent. En tout cas, vers cet âge, la petite commença à voir s’enfler ses chairs, des humeurs noires couvrir ses membres, ses doigts se nouer, se raidir ; et quand ses parents inquiets eurent fait venir le médecin de l’amirauté, ils l’entendirent avec horreur déclarer que leur fille était lépreuse. Son père, qui travaillait au port et vivait bien à l’aise, prit tous les moyens concevables d’enrayer la contagion. Il essaya tous les remèdes natifs, tous ceux qu’ordonnèrent les docteurs ; il fit venir de France cette huile de chaulmoogra, qu’on disait sur ce point le dernier mot de la science. Après des mois de traitement le mal empirait sans relâche ; et la petite, qu’on avait nourrie de l’espoir de sa guérison, pleurait maintenant désolée, se lamentait d’être toute seule, de ne pouvoir courir au loin, de n’avoir plus d’amies avec qui jouer et chanter. Car on lui permettait de rester chez elle, mais à la condition qu’elle ne sortît jamais, tout au moins du jardin enclos, qu’elle s’interdît toute société humaine. Tout le monde en prenait pitié, mais sans pouvoir rien faire pour elle. Ses compagnes s’arrêtaient devant sa fenêtre, lui faisaient des signaux amis, mais s’enfuyaient bientôt, saisies d’une terreur sourde. Quand Noël arriva, sa peine s’accrut encore. Noël, c’était le jour où après la grand’messe, les enfants se réunissaient pour des fêtes joyeuses, dansaient des rondes, se régalaient de bonbons et de gâteaux. Mais cette année, personne ne viendrait même la saluer devant sa vitre : ils seraient trop heureux ailleurs. Ses parents, très émus de son chagrin, eurent une idée touchante qui révèle bien l’âme affinée de ces demi-sauvages. Ils achetèrent la plus belle poupée qu’ils purent découvrir à Papeete, et ils dirent à Réri : « Fillette, tu ne peux recevoir ici tes petites camarades, mais cette poupée, ce sera toi. Nous allons la placer sur la véranda, l’habiller comme une reine, et elle recevra à ta place. Tout ce qu’on lui dira, tu le prendras pour toi ; tu croiras que c’est toi qu’on baise et avec qui l’on joue. Tu vas voir comme ainsi tu auras nombreuse compagnie. » Et la fillette s’était soudain calmée ; elle avait accepté cette substitution, elle la faisait réelle dans son âme enfantine, et souriait d’avance à sa rentrée dans le monde des humains.

 

Le matin de Noël, la poupée, dans une blanche toilette et couronnée de jasmin sauvage, attendait les visites sous la fenêtre de Réri. Sur une table auprès d’elle s’offraient des oranges et des mangues, des nougats, des tranches de taro. D’ingénieux joujoux chinois se balançaient à des ficelles. Ce fut, comme tu penses bien, l’éblouissement des petites filles à la sortie de la mission. L’une après l’autre elles s’approchèrent, et bientôt toutes ensemble entouraient la poupée, la caressaient, palpaient ses dentelles, lui adressaient des paroles tendres. Elles la prirent même par la main et dansèrent une ronde avec elle. Puis, s’attablant à son côté, elles lui firent sa part des bonnes choses. Réri, de derrière les carreaux, observait tous leurs actes, se croyait elle-même à la fête. De temps à autre on se tournait vers elle, mais cela ne lui plaisait plus : elle montrait du doigt son image, la nouvelle Réri, voulait qu’on s’occupât d’elle seule. Le lendemain, sa mère lui remit la poupée, mais elle pria qu’on la laissât à sa place sous le portique ; et toute l’année elle y resta, jouant le rôle de la recluse. On la connaissait maintenant, on lui jetait yuranna au passage ; si l’on voulait faire un présent à la petite malade, on le plaçait sur ses genoux. Et la Réri vivante était rassérénée, s’imaginait en son âme douce jouir du beau soleil, respirer l’air marin, tresser, elle aussi, des guirlandes.

 

Quand Noël revint, les parents, pour leur fille grandie, firent emplette d’une poupée plus grande qui pût la mieux personnifier dans son existence de rêve. L’année suivante, ils firent de même : — et chaque année la poupée croissait, suivant la croissance de Réri. Celle-ci, de plus en plus, se croyait incarnée en elle. Pourtant son mal s’aggravait toujours. Il lui fallait maintenant recouvrir sa figure d’un voile pour que ses amies, même de loin, ne pussent voir les taches pitoyables. Et déjà elle marchait courbée, ayant peine à mouvoir ses joints difformes.

 

Elle était près d’avoir quinze ans. Alors on fut embarrassé de trouver, pour Noël prochaine, une poupée plus grande et plus belle que toutes celles qui avaient passé. On la chercha en vain dans les magasins de Papeete. Mais la femme d’un traiteur français en commanda une à Paris, et le paquebot l’apporta deux semaines avant Noël : une merveille aux traits fins et roses cerclés de cheveux d’or, pouvant parler, dormir, ayant presque la taille de Réri. Hélas ! la pauvre enfant ne lui fit pas le même accueil qu’aux autres. Aussitôt qu’elle la vit, elle fondit en larmes amères, et, sa mère la pressant d’expliquer son chagrin : « Je sais bien maintenant, dit-elle, que cette poupée ce n’est pas moi. Vois, ses yeux rient, sa peau est claire ; elle est belle, on l’admire : et moi je suis lépreuse et tout le monde me fuit. C’est fini désormais, je n’aime plus ces poupées. » Et elle courut, en sanglotant s’enfermer dans sa chambre.

 

Rien ne put la tirer de ce désespoir. Réri avait perdu l’illusion bienfaisante et retombait dans toute sa misère. Ses parents aux abois ne savaient plus où se tourner. Une idée les frappa enfin comme une suprême ressource et, bien qu’ils fussent chrétiens, réveilla leurs superstitions natives. Tous les maux, toutes les infortunes, étaient causés par les esprits, les tupapahous malfaisants qui volent autour des toits par les nuits d’orage, qui sèment dans l’air les mauvais sorts, et que seuls les sorciers ont le pouvoir de conjurer. Si la vieille Tétua venait à leur secours, elle chasserait les maléfices, rendrait la santé à leur fille : car elle était connue pour les prodiges qu’elle opérait. Elle demeurait à Mataiea, dans un autre district de l’île : on lui envoya des offrandes de grains et d’étoffes pour qu’elle consentît à venir et entreprît la tâche ardue. Elle arriva un soir, s’accroupit devant l’âtre, et se fit raconter toute l’histoire de Réri. Après quoi, levant des mains de squelette : « Les esprits ont tout fait », s’exclama-t-elle, « ils sont puissants : il faudra toute la force des plantes et des paroles. » Elle passa le lendemain dans les bois, sur la grève, et rentra portant un faisceau d’herbes et de racines qu’elle infusa dans du lait de palmier. Elle en lava Réri, avec une psalmodie d’incantations plaintives. Puis, apercevant la poupée qu’on avait dressée sur un meuble : « Quelle est celle-ci ? » demanda-t-elle. On lui expliqua l’artifice qui avait si longtemps consolé la petite lépreuse. Elle saisit la poupée, l’assit sur ses genoux, et ses yeux prirent soudain une expression féroce : « Tu es Réri ? » dit-elle ; « c’est bien, tu es Réri ; tu n’es plus toi, tu es Réri, toute Réri, entends-tu ? » Et en même temps elle la piquait d’une longue aiguille par tout le corps. Puis elle la jeta rudement sur le sol de la case. « Vous la mettrez comme d’habitude, dit-elle, à votre porte la nuit de Noël. » Et elle s’en alla sans un mot de plus.

 

Ce rite étrange les laissa tous inquiets, dans un effroi vague, et sans espoir bien défini. L’enfant n’en fut pas réconfortée. Je ne sais comment l’incident vint aux oreilles du père missionnaire. Il avait bien souvent prêché contre le recours aux sorciers, et fut peiné qu’on eût transgressé sa défense. Il fit mander les parents de Réri, et leur reprocha leur superstition. « S’il est, dit-il, un pouvoir capable de guérir votre fille, ce n’est pas celui des démons qu’invoquent les tahutahus. Priez le Dieu du ciel, seul bon et tout-puissant. Faites une neuvaine d’ici Noël, et faites brûler un cierge à la Mère de Jésus. Si votre foi est assez vive, elle peut obtenir un miracle. » Ces braves gens, tout entiers à leur grand désir, suivirent l’avis docilement ; et chaque soir ils se prosternaient devant les saintes images et suppliaient de toute leur âme le Père suprême des chrétiens.

 

Le soir avant Noël, moitié par habitude, moitié par crainte de désobéir à la vieille Tétua, ils arrangèrent la poupée sur son trône au dehors et l’entourèrent des friandises accoutumées. Puis, après une dernière prière, ils se retirèrent pour la nuit.

 

Le soleil était déjà haut et dessinait sur l’avenue le feuillage dentelé des cocotiers quand les jeunes filles de la mission passèrent devant la case, revenant de la première messe. Réri, elle, ne s’était pas levée, et son siège cette fois restait vide sous la fenêtre. Voyant de loin la poupée neuve, toute la troupe s’élança pour lui faire fête. Mais au premier regard plus net qu’elles lui jetèrent, un cri terrifié s’éleva. Puis toutes s’enfuirent courant, se couvrant la face de leurs mains, comme si un spectre eût chevauché à leur poursuite. Elles dirent vite chez elles ce qu’elles avaient vu ; et bientôt un attroupement se forma devant le logis, se tenant pourtant à distance et témoignant d’une violente surprise. Les parents de Réri, intrigués de cette commotion, sortirent pour en savoir la cause, et ils aperçurent à leur tour le spectacle inoui, horrible. La poupée était là, sur son trône de fleurs, parée de ses robes élégantes ; mais son front, ses joues et sa gorge étaient couverts de plaques hideuses ; ses mains, ses pieds, étaient tuméfiés, tordus, portaient tous les signes de la lèpre ! Ils furent d’abord cloués sur place, puis leur première pensée fut de courir vers leur enfant. À leur brusque entrée dans sa chambre, Réri s’éveilla en sursaut : « Qu’y a-t-il ? qu’y a-t-il ? » dit-elle. Mais sa mère l’ayant regardée, saisit d’un geste la petite glace pendue au mur et la lui plaça sous les yeux : « Vois ! vois ! » cria-t-elle presque folle. Et Réri vit dans le miroir sa figure nette et saine, ses joues claires et son cou poli. Elle regarda ses mains, et tous les nœuds difformes, et toutes les dégoûtantes écailles, en avaient disparu. Elle sauta hors du lit, marcha, et tous ses membres avaient recouvré leur souplesse. Alors, ivre de joie, elle courut au dehors, se dressa devant toute la foule, et, reconnaissant les amies qui l’avaient souvent visitée : « Yuranna, Atahu ! Yuranna, Tiari ! Voyez, je suis comme vous, je peux jouer avec vous toutes ! »

 

Voici un fait, mon cher, plus absurde qu’une fable, et dont tout Papeete a été témoin. Tu comprends qu’un sceptique comme moi a enquêté, creusé tous les doutes ; mais l’évidence est absolue. Quand je suis arrivé ici, l’événement était dans toutes les bouches, avait eu la primeur du journal de l’île, et j’avais sous les yeux l’objet même du prodige, la jeune et belle Réri qui n’a, tu l’as pu voir, rien de lépreux dans sa petite personne. Je me suis fatigué à chercher des explications ; voici quelle est ma théorie. Je crois qu’il se produit, en ces coins reculés du monde, parmi ces peuples primitifs, des faits mystérieux qu’ignorent complètement nos civilisations trop fières. N’est-ce pas dans cette île même, en certains bourgs lointains, que se pratique ce rite du feu, que tant de voyageurs ont décrit, qui est commun à toutes les îles du Sud, dans lequel des cortèges, pieds nus, s’avancent, chantant des hymmes, sur des cailloux rougis à blanc ? On dirait, vois-tu, qu’à mesure que l’homme assiège la nature, s’empare de ses ressorts, celle-ci l’abandonne à lui-même, lui retire son intervention directe. Ici elle est encore maîtresse, l’homme invoque son mystère, et elle l’étonne par des miracles. Dans le cas présent, il est vrai, on hésite entre deux puissances. Sont-ce les incantations de la vieille Tétua qui ont, par un phénomène d’envoûtement, transféré le mal de Réri à sa malheureuse poupée ? La démonologie du moyen-âge est remplie, comme tu sais, de faits analogues, quoique, le plus souvent, accomplis dans un ordre inverse. Ou plutôt les prières adressées au ciel, la foi pieuse de la neuvaine, ont-elles obtenu ce prodige ? A-t-il eu pour auteur le divin thaumaturge qui guérissait les lépreux pendant sa vie terrestre ? La question paraît insoluble. On ne saura jamais si c’est Dieu ou le diable…

 

J’interrompis la thèse où mon ami s’était lancé.

 

— Et naturellement, dis-je, tu es amoureux de Réri.

 

— Amoureux ? Comme je le voudrais ! Cette enfant est délicieuse. Mais ni moi ni personne, mon cher, n’a le droit de l’aimer. Elle est aussi séparée du monde qu’elle l’était par son mal terrible. C’est une croyance ancrée parmi ces peuples qu’une fille que les dieux ont ainsi marquée d’un prodige, les dieux se la réservent, aucun homme ne peut la toucher. Réri est tabou, interdite. Elle peut rester mêlée à la foule humaine, mais comme une étrangère d’une essence à part. Elle le sait : la vieille Tétua a confirmé l’édit cruel en apprenant le succès de sa magie. De son côté le missionnaire la presse d’entrer en religion, lui dit qu’elle doit cela à Dieu, voudrait la faire tabou à sa manière. Quoi qu’elle fasse, sa vie est murée, scellée contre les joies du cœur. Voilà pourquoi son front est vierge de guirlande. Et n’as-tu pas remarqué qu’en te saluant tout à l’heure elle ne t’a pas tendu la main ? Alors, tu comprends, le sentiment que j’ai pour elle, ce n’est pas de l’amour ; mais c’est une sympathie très douce : le culte qu’on aurait pour un être lointain, presque idéal, tombé des astres. Cette miraculée, pour moi, n’est pas une femme pétrie d’argile. Je me demande souvent si sa chair n’est pas illusoire ; si un fantôme subtil, ou une nouvelle poupée animée et charmante, ne remplace pas la lépreuse Réri. J’aurais peur, si je la touchais, de faire évanouir un rêve. Mais nous sommes excellents amis. Je l’instruis un peu, je l’amuse, et quelquefois je la protège. L’autre jour j’ai étendu raide un répugnant Chinois qui voulait l’engager pour sa maison de thé. Elle-même paraît m’être attachée ; elle me suit dans mes promenades ; une fois nous sommes allés ensemble jusqu’aux chûtes de Fautaua, une randonnée de quatorze heures. Je t’avoue qu’elle occupe ma vie, qu’elle y met un rayon intime qui achève de me gagner aux enjôlements de ce sol. J’ai des aventures passagères avec d’autres vahinés : mais celle-là !…

 

Nous revenions maintenant, sans plus discourir, par les sentiers bordés de mousses, tandis que tombait autour de nous, sur la forêt et sur la mer, la majesté de la nuit tahitienne. Et, songeant à cette « sympathie » neuve, plus folle que toutes les autres, qui tenait mon ami captif, je me disais : « Pauvre isolé, tabou sans le savoir, pauvre errant au cœur tourmenté, tu seras donc toujours le George Hamel des vaines tendresses ! »

 
Source: https://fr.wikisource.org/wiki/Contes_de_No%C3%ABl_(Dantin)/R%C3%A9ri

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