Un froid après-midi de décembre, alors qu'il gèle à pierre fendre, assis à l'arrière de l'auto de sa mère, Théo a le coeur bien gros et l'estomac si noué qu'il ne parvient pas à avaler son goûter. Tout à l'heure à la récré sous le sombre préau, Théo de nouveau s'est fait insulter et molester par une bande d'affreux jojos, petits bonhommes pas plus haut que trois pommes. Ces petites terreurs, des années n'ont pas attendu le nombre pour montrer leur valeur, leur humaine part d'ombre. Ils s'entêtent dans leurs erreurs et Théo les a en horreur. Pour un prétendu petit "défaut”, qui paraît-il ne le rend pas beau, le pauvre enfant est ainsi régulièrement victime des mauvais traitements de garnements, comme lui, à peine âgés de cinq ans ! Un véritable harcèlement qui le laisse souvent haletant et pantelant. Il en souffre infiniment mais de honte il ose rarement en parler à ses parents et de gros mensonges leur raconte pour expliquer les méfaits qu'il ne peut cacher.

De l'Avent le compte à rebours est presque achevé et sur le chemin du retour Théo et sa mère s'arrêtent pour faire de Noël les dernières emplettes. Au fond du parking, sur un large trottoir, a été installé un éphémère dépotoir où s'amoncellent pêle mêle divers détritus, emballages et sapins invendus. De vilains sapins, petits ou grands, de diverses variétés à l'aspect gâté par le transport ou le stockage aux conditions parfois sauvages.

Le regard de Théo se pose sur l'un de ses sapins, pour lequel dame Nature dans ses dons se montra fort pingre ! Un sapin difforme, tout malingre, au tronc fin et biscornu, aux branches tordues, certaines trop touffues, d'autres d'aiguilles largement dépourvues... Un pauvre petit sapin arrivé là par erreur, car, pour son allure peu flatteuse, pour tout sylviculteur honteuse, son sort était tout tracé : à l'infâme mort il était d'emblée condamné, à la déchiqueteuse voué !

L'observant attentivement, Théo sent sa poitrine se gonfler, sa gorge se serrer. A son sort il ne peut s'empêcher de s'identifier. Soudain, rayonnant et enthousiaste, il s'écrit : “ - Maman, maman, il faut sauver Célestin ! “

Sa mère, interloquée, lui demande qui est Célestin. Lui montrant du doigt le petit sapin ne ressemblant à rien, il lui répond :

“- Lui ! Célestin ! Le petit sapin !

- Célestin le petit sapin ?! Le sauver ? Le ramener à la maison ?! Ce truc informe ?!

Que veux-tu en faire ? interrogea- t-elle avec dédain.

“- Nous avons déjà un magnifique sapin ! Celui-ci est vraiment affreux, si laid que personne n'en veut.”

A ces mots, Théo éclate en gros et irrépressibles sanglots. Il hoquette d'émotions sous les yeux médusés de sa mère puis, reprenant difficilement son souffle, il jette dans un cri déchirant : “Moi aussi, je suis pas beau !”

La pauvre maman, bouleversée, choquée et sidérée ne peut d'abord que dans ses bras fortement le serrer, le bercer et l'embrasser. Puis, venus de la profondeur du coeur maternel, la douceur des mots d'amour éternels apaisent, rassurent et consolent l'enfant. Souvent les mots font défaut ou sont vains pour apaiser de vifs et grands chagrins. Rarement ceux des mamans !

Théo et sa mère regagnent enfin leur maison avec Célestin. Pourquoi ce prénom ? Pure invention ? Fruit de l'imagination du petit garçon ? Non.

Ces deux jeunes êtres malmenés, pour leur physique également mal aimés, se sont comme par magie mentalement connecté. Théo a ressenti et compris toute la tristesse du petit sapin rejeté et abandonné comme un déchet. Il a entendu, tel un souffle, un murmure au creux de l'oreille, son prénom, Célestin et son désir d'orner un salon pour Noël. Le petit sapin connaît bien des histoires de Noëls blancs, de festins familiaux, de rires d'enfants, de chants et de cadeaux mais également des histoires de détresses et de grandes solitudes. Il rêve d'apporter lui aussi un peu de chaleur à un intérieur triste et froid, un peu de joie et de lumière à ceux dont les jours et les coeurs ont parfois le poids d'une pierre.

Après négociation, Célestin reste privé de l'hospitalité de la maison mais, le lendemain de son arrivée, est intronisé “roi du jardin”.

Tout de guingois, par une astuce dont il a le secret, le grand père de Théo réussit à le planter presque droit. Reste à faire le plus délicat : le décorer pour Noël comme il se doit. Oui mais voilà, il ne reste que de vieilles guirlandes endommagées et boules de couleurs dépareillées. Peu importe ! A cet inconvénient avec un peu de jugeote il sera vite remédié, mamie le promet. Elle envoie Théo et son papi cueillir et ramasser pommes de pins, noix, glands, marrons, gui, houx, jolis cailloux... Elle ajoute à leur récolte et trouvailles des noyaux de litchis décorés et vernis, des perles, coquillages et sonnailles, des lampions de carton et aluminium, des rubans colorés de papier métallisé, de vieux santons et copeaux de bois... Tout un bric à brac joliment disposé et arrangé en guirlandes ou suspensions improvisées. Tout de bric et de broc mais du naturel pour l'essentiel et non d'Asie l'artificiel plastique, le toc !

Théo est ravi de cette décoration authentique, au résultat à nul autre pareil. Mais son avis n'est pas partagé par les voisins qui, d'abord observateurs goguenards, se transforment en censeurs hilares. Le petit sapin décoré, des parents et enfants du quartier est la risée, moqué et hué sans pitié.

Cependant, Théo qui a eu une longue discussion avec ses parents et grands-parents au sujet des gens bêtes et méchants, stoïquement les désarment en souriant. Théo et Célestin l'ignorent mais ils ont des admirateurs de leur grand coeur ! Des admirateurs bien cachés, au Ciel mais aussi à leur côté, car, ne l'oublions pas, ce jardin comme tous les jardins est enchanté, de nombreux elfes, fées, lutins et farfadets habité. Depuis peu, celui-ci abrite en grand secret une célèbre fée, Fée Électricité ! Elle est arrivée à la fin de l'été afin de s'y reposer et de calmer ses nerfs mis à rude épreuve depuis l'hiver. Fée Électricité est en pétard car, point de racontar, canular ou farce Carambar, c'est écrit dans tous les canards : cet hiver point de fêtards ou couche-tard ! Y veillera le père Fouettard !

En effet, tous les jours depuis des mois, les médias et leurs blablas le répètent, les archaïques centrales nucléaires bientôt à l'arrêt pour maintenance et les panneaux photovoltaïques ne donneront peut-être plus assez de lumière pour la trêve des confiseurs. Fée Électricité est ainsi continuellement menacée d'être privée des fêtes de Noël et de fin d'année ! Quelle horreur ! Privée de Noël !? Elle en a perdu le sommeil.

Arrive enfin la nuit tant attendu du 24 décembre, la douce et sainte nuit où nul ne devrait être sans amis seul avec ses ennuis.

21 heures et... Patatras ! Le quartier dans le noir complet est plongé !

De même, en ville plus aucune lumière ne brille !

Malgré ses récents cours de relaxation et yoga, Fée Électricité, dans tous ses états, est survoltée au point de disjoncter, de quelques instants perdre pied avec la réalité. En transe, l'appel à l'aide au divin Père elle lance. Oui, à Dieu, le Père de toutes créatures, y compris des fées, lutins elfes et farfadets quoiqu' en disent tous ceux qui ont la haine des traditions ou légendes jugées païennes. Toutes les énergies de vie, infinies, positives et bienveillantes se lient. Fées, elfes, lutins et farfadets, bienheureux, saints, anges, séraphins et archanges s'unissent dans une seule et même fervente prière.

Dans les maisons, pour beaucoup c'est la déception ou la désolation. Plus de lumière, de chauffage, d'eau chaude, de télévision... Pour le réveillon, certains, sans façon, aux chandelles mangent froid, se réchauffent ou cuisinent au feu d'une cheminée ou d'un poêle à bois mais pour beaucoup la fête est gâchée, autant aller se coucher ! A minuit passé, mais bien avant potron-minet, Théo et ses parents sont doucement réveillés par une très belle musique, une harmonie de harpes et hautbois semblant venir d'au-delà les toits. Une douce clarté filtre sous un volet mal fermé. Par réflexe, le père de Théo tente d'allumer sa lampe de chevet mais non, toujours pas d'électricité.

Intrigués, tous trois descendent l'escalier sans anicroche. Fastoche avec les lampes torches ! Arrivés dans le salon dont ils n'ont pu baisser le volet de la baie vitrée, ils ont la surprise de le découvrir éclairé par une lumière venue de l'extérieur. Pourtant l'électricité est toujours coupée... Et cette musique quasi céleste... La musique des anges comme dit Théo... Surpris, un peu inquiets, ils s'approchent lentement, à pas hésitants de la grande fenêtre. Et là... Là...

“Ohhh! Mon Dieu ! Célestin !” Enlacés, bouches bées, le coeur gonflé, étreints d'une indicible émotion, les yeux de larmes embués, se sont les seuls mots qu'ils peuvent prononcer.

Dehors, dans le jardin, sous un ciel pur étincelant d'étoiles, sous une pleine lune d'argent, Célestin, leur Célestin, le petit sapin, est transfiguré ! Par la grâce de la sainte Trinité sa taille a triplé. Tout nimbé, auréolé, il irradie, brille d'une lumière divine et sublime qui ruisselle du ciel à son pied comme une neige cristalline. Il rayonne et illumine tout le jardin et même ceux des proches voisins. Ces derniers, par la musique céleste eux aussi finalement tirés de leur lit, se regroupent dans les ruelles. Certains sourient, d'autres prient... Tous sont éblouis, ébahis et ahuris par ce sapin rayonnant de la clarté du firmament en cette douce et sainte nuit de Noël.

Pourtant, au petit matin, plus personne ne se souvient de rien. Aucune photo ou vidéo ne subsiste. Personne, à l'exception des êtres féeriques et angéliques dont la prière a été exaucée, de Célestin dont le rêve, magnifié, a été réalisé, de Théo qui, seul, a su voir avec le coeur au-delà des apparences, les parents et grands parents de l'enfant et... Armand ! Armand, le vieux chat errant, borgne et boiteux, du quartier l'habitué, de l'enfant le compagnon, le tendre confident. Un peu avant minuit il s'était réfugié et sagement endormi au pied de Célestin le petit sapin sans toucher à ses décorations. Au matin Armand a recouvré la vue et ne boite plus !

Miraculeusement grandi pendant la nuit, Célestin reste toutefois difforme. Le vilain petit canard ne devient pas beau cygne... Mais pourquoi seules l'intégrité et la beauté physiques seraient-elle susceptibles de rendre un être aimable ou, pire, digne de vivre ?!

Claryssandre. Le 23 décembre 2024