Retour au menu
Retour à la rubrique nouvelles
FEUILLES MORTES
Écoute ou téléchargement
Biographie ou informations
Que faire lors d'une balade en forêt si ce n'est réfléchir à la vie et à ses actions passées...
Texte ou Biographie de l'auteur
Vincent Cuomo
Feuilles mortes
Ah, ce que j'apprécie de m'aérer dans les bois lorsque le jour nous quitte… Surtout en automne… Tous ces sentiers vêtus de leur manteau de feuilles mortes qui voient passer des humains pressés de rentrer chez eux… Pressés de retrouver leur vie de merde, oui ! Pourquoi rentrent-ils chez eux dès que l'obscurité prend ses quartiers ? C'est incroyable mais seuls quelques courageux joggeurs osent s'aventurer ostensiblement au pays des sangliers dès que le noir apparaît…
Néanmoins, je vous le concède, quand j'étais plus jeune, moi aussi, j'avais une peur bleue de la forêt la nuit…Ou plutôt le soir car je n'étais pas bien téméraire à l'époque, que ce soit avec les filles ou avec les visites des recoins que mon imagination fertile percevait comme énigmatiques. Le moindre coup de vent, la moindre branche qui craquait ou un infime gémissement pouvaient me faire déguerpir rapidement ! Et pourtant, Dieu soit loué, en ces temps-là, les marcassins et leurs amis n'avaient pas encore envahi en masse mon territoire… Qui sait, peut-être seraient-ils parvenus à me donner une frousse atroce du pays des arbres à tout jamais ? Mais bon sang, qu'est-ce que j'en aurais raté des promenades fabuleuses dans ces contrées magistrales… Je n'aurais jamais connu les joies du vélo tout-terrain, une des seules jouissances que je m'autorise encore…Du moins quand mon emploi du temps chargé le permet…
Ah tiens, voilà une jolie fille seule avec un petit clébard non tenu en laisse. J'admets que cela m'a toujours étonné de voir ce genre de donzelle se promener seule à la nuit tombante dans les bois… Certes, nous sommes en Belgique et les seuls tueurs en série que nous connaissons sont sur grand écran mais, quand même, une mauvaise rencontre est si vite arrivée… surtout quand on a un si joli minois ! Enfin, qui sait ? Peut-être que ce roquet est capable de mettre en fuite le premier des pervers mais je me permets d'émettre quelques doutes à ce propos. Je pense plutôt qu'il prendra ses pattes à son cou…
Hum… En plus, elle lit un bouquin… Elle ne doit pas y voir très clair pourtant… A moins que ce ne soit encore une de ces filles qui aime se la jouer intello. Je me souviens que c'était la mode quand j'avais vingt ans… Visiblement, rien n'a changé de ce côté-là…
Et pourtant, fondamentalement, plus rien n'est pareil ! Pour moi du moins ! Elle est bel et bien révolue cette époque où j'étais Frédéric le naïf, l'homme qui croyait encore en un certain idéal, qui avait foi en la nature humaine et en la pureté des sentiments !
Eh oui, adolescent, j'avais pensé fonder une famille, avoir des enfants et aller les conduire au football ou à la danse le samedi matin… Je les aurais bien éduqués, j'imagine qu'ils ne seraient pas devenus de la racaille ! Du moins, c'est ce dont j'essaie de me convaincre. Une éducation remarquable n'a malheureusement jamais empêché personne de sortir du droit chemin. Moi-même, il m'est quelquefois arrivé de prendre une option pour l'enfer…
Nul n'est parfait… Je ne vois pas pourquoi je dérogerais à cette règle immuable! Cela dit, les enfants, ce ne sera pas pour moi…Je suis célibataire, plutôt endurci, et je serais étonné que cela change d'ici à mon départ de ce bas monde… Toutefois, il ne faut jamais dire jamais comme me signalait toujours ma grand-mère paternelle… Dès lors, je vais suivre ses conseils, parfois précieux, et fermer ma gueule… Je m'excuse sincèrement si je soliloque de temps en temps en adoptant un vocabulaire quelque peu osé. Mes supérieurs me l'ont déjà assez souvent reproché. Pourtant, quand on y réfléchit, vaut-il mieux être un individu qui parle parfois grossièrement et qui est un gars bien ou un homme à qui on donnerait le bon Dieu sans confession mais qui est la dernière des enflures ? Personnellement, cela fait longtemps que j'ai tranché la question !
Ah ! J'aperçois des branches de houx, cela devrait faire l'affaire… Et de belles pommes de pin ici, impeccable, voilà encore une balade qui se sera avérée fructueuse…
Tiens, un bruit qui se rapproche rapidement…Encore une demoiselle… Elle fait son jogging celle-là, et vite… Eh bien, elle ne doit pas être la dernière des tocardes en athlétisme si je me fie à l'impression de puissance qu'elle dégage…C'est peut-être une de ces personnes qui enrichit les pharmaciens véreux, si cela se trouve… Mais bon, là je me tais car il y en a dans ma famille et je n'aime pas trop porter de jugement sur les gens, surtout mes proches ! A vrai dire, même Jésus était copain avec des gens pas très fréquentables. Je ne fais qu'appliquer ses préceptes de tolérance en somme !
Ma foi, elle est ravissante avec ça qui plus est la demoiselle…Un corps parfaitement moulé… En voilà une qui ne doit pas trop se démener pour obtenir un rencard le samedi soir. Notez bien que, c'est peut-être une gouine comme disent les jeunes d'aujourd'hui ! Dans un tel cas, voilà qui décevrait fortement une large frange de la gent masculine !
De prime abord, elle possède un faciès assez similaire à celui de Ioana… Elle doit pourtant être plus liégeoise que lituanienne si je me réfère à l'accent truculent qui est sorti de sa bouche pour me saluer il y a deux secondes lors de notre croisement. Elle avait l'air de me connaître en plus… Il convient toutefois d'admettre que je fais partie de ces gens qui sont connus de beaucoup tandis que j'appartiens à la caste des personnes qui ne sont pas des plus physionomistes.
Ah Ioana… Cela remonte à plus de quinze ans maintenant… C'était une beauté slave, avec tous les aspects mystérieux que cela sous-entend… Allez savoir pourquoi… mais j'étais perpétuellement attiré par les filles de l'Est quand j'effectuais mes études… Mon frère la comparait à une actrice en vogue à l'époque, Naomi quelque chose… Je ne me souviens plus de son nom exact… Mais mon amie était encore bien plus belle que cette fameuse Naomi et, surtout, elle était « normale », ce n'était pas une actrice hollywoodienne inaccessible au commun des mortels. Elle disposait de nombreux atouts sur le plan du physique mais j'ai préféré enfouir ces souvenirs au plus profond de mon âme…
Nous nous étions rencontrés lors d'une soirée au profit d'une œuvre caritative. Nous avions de suite sympathisé. Nous partagions sensiblement la même vision de la vie et elle n'avait pas beaucoup d'amis en Belgique et à Liège en particulier. Nous avons commencé à nous voir assez souvent pour nous promener en pleine nature et discuter des aspects importants de la vie. Elle était assez intéressée par les questions existentielles et philosophiques tout comme moi, nous étions faits pour nous entendre… En plus, de par sa jeunesse passée sous le joug communiste, elle avait une vision des événements parfois assez déconcertante pour un occidental comme moi. Elle parvenait facilement à me remettre les deux pieds sur terre et à me ramener à la réalité lorsque j'avais tendance à m'enflammer ou à faire preuve d'un idéalisme exacerbé !
Notre relation était purement amicale, les choses avaient été claires dès le début entre nous ! Cependant, je dois bien reconnaître que je ressentais quelque chose de spécial pour elle… Tout se passait bien jusqu'au jour où j'eus terminé mes études… Je la vis dans les bras d'un garçon, son petit ami de l'époque… Jusque là, cela ne m'avait jamais gêné énormément mais l'achèvement de mon cursus fit office de déclencheur… Je me rendis compte, en les voyant tendrement enlacés, que jamais je ne pourrais sortir avec cette fille !
Un jeudi soir, un vingt-deux novembre, je l'ai invitée pour aller faire une balade comme nous en avions l'habitude. Il y avait un début de tempête, nous ne rencontrerions personne si ce n'est le dieu Eole… Nous sommes arrivés à notre endroit préféré… Et tandis qu'elle contemplait les éléments se déchaîner, j'ai scruté le sol et ai ramassé une bûche laissée là par un des nombreux campeurs indélicats et je l'ai frappée… Encore et encore…Un éclair fit rejaillir la couleur rouge ayant coloré fort joliment sa tignasse blonde…
La pelle que j'avais cachée minutieusement derrière des bosquets en léger contrebas deux jours plus tôt était encore là… Ouf ! Les scouts ne l'avaient pas découverte et déplacée… Moi et mon stupide goût du risque ! Cela n'avait pas prêté à conséquence, heureusement! De toutes façons, je n'aurais pas pu commettre cet acte dans les règles, j'avais besoin d'adrénaline couplée à un risque jouissif. La pluie qui était tombée les derniers jours avait grandement facilité mon travail de fossoyeur… Les feuilles mortes avaient, de leur côté, contribué à camoufler mon forfait !
Personne ne m'avait vu et n'avait découvert la pelle … Et un homme dans mon genre ne serait jamais soupçonné surtout que personne, à commencer par son petit copain, ne connaissait l'étroitesse des liens qui nous unissaient. J'avais toujours pensé qu'avoir un caractère secret offrait quelques avantages non négligeables…
Le lieu du drame m'avait toujours fasciné, j'avoue que j'aurais souhaité y demander mon amoureuse en mariage. Mais, en somme, il avait plutôt fait office de cimetière…
Et voilà, j'y suis, c'est ici que repose Ioana… Cela fait des années que la police et sa famille ont perdu tout espoir de retrouver son corps. Tout le monde l'a oubliée… Sauf moi bien sûr qui suis toujours fidèle au rendez-vous ! Je vais déposer quelques feuilles de houx si vous voulez bien, elle adorait ça…
Ah ! Je perçois du mouvement au détour de ce sentier perpendiculaire… Mais oui, je le reconnais, c'est un petit jeune du village… Pas impressionné, il m'interpelle :
- Bonsoir, c'est quoi que vous avez en main ?
- Du houx mon petit !
- Ah, c'est pour la décoration de votre crèche, Monsieur le curé ?
Découvrez les autres textes de Vincent Cuomo sur inlibroveritas
Retour à la rubrique nouvelles
Retour au menu