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BUG-JARGAL CHAP50-53
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Texte ou Biographie de l'auteur
L
Quand l'affaissement du regret fut passé, une sorte de rage s'empara de moi ; je m'enfonçai à grands pas dans la vallée ; je sentais le besoin d'abréger. Je me présentai aux avant-postes des nègres. Ils parurent surpris et refusaient de m'admettre. Chose bizarre ! je fus contraint presque de les prier. Deux d'entre eux enfin s'emparèrent de moi, et se chargèrent de me conduire à Biassou.
J'entrai dans la grotte de ce chef. Il était occupé à faire jouer les ressorts de quelques instruments de torture dont il était entouré. Au bruit que firent ses gardes en m'introduisant, il tourna la tête ; ma présence ne parut pas l'étonner.
- Vois-tu ? dit-il en m'étalant l'appareil horrible qui l'environnait.
Je demeurai calme ; je connaissais la cruauté du « héros de l'humanité », et j'étais déterminé à tout endurer sans pâlir.
- N'est-ce pas, reprit-il en ricanant, n'est-ce pas que Léogri a été bien heureux de n'être que pendu ?
Je le regardai sans répondre, avec un froid dédain.
- Faites avertir le chapelain, dit-il alors à un aide de camp.
Nous restâmes un moment tous deux silencieux, nous regardant en face. Je l'observais ; il m'épiait.
En ce moment Rigaud entra ; il paraissait agité, et parla bas au généralissime.
- Qu'on rassemble tous les chefs de mon armée, dit tranquillement Biassou.
Un quart d'heure après, tous les chefs, avec leurs costumes diversement bizarres, étaient réunis devant la grotte. Biassou se leva.
- Ecoutez, amigos ! les blancs comptent nous attaquer ici, demain au point du jour. La position est mauvaise ; il faut la quitter. Mettons-nous tous en marche au coucher du soleil, et gagnons la frontière espagnole. - Macaya, vous formerez l'avant-garde avec vos noirs marrons. - Padrejan, vous enclouerez les pièces prises à l'artillerie de Praloto ; elles ne pourraient nous suivre dans les mornes. Les braves de la Croix-des-Bouquets s'ébranleront après Macaya. - Toussaint suivra avec les noirs de Léogane et du Trou. - Si les griots et les griotes font le moindre bruit, j'en charge le bourreau de l'armée. - Le lieutenant-colonel Cloud distribuera les fusils anglais débarqués au cap Cabron, et conduira les sang-mêlés ci-devant libres, par les sentiers de la Vista. - On égorgera les prisonniers. s'il en reste. On mâchera les balles ; on empoisonnera les flèches. Il faudra jeter trois tonnes d'arsenic dans la source où l'on puise l'eau du camp ; les coloniaux prendront cela pour du sucre, et boiront sans défiance. - Les troupes du Limbé, du Dondon et de l'Acul marcheront après Cloud et Toussaint. - Obstruez avec des rochers toutes les avenues de la savane ; carabinez tous les chemins ; incendiez les forêts. - Rigaud, vous resterez près de nous. - Candi, vous rassemblerez ma garde autour de moi. - Les noirs du Morne-Rouge formeront l'arrière-garde, et n'évacueront la savane qu'au soleil levant.
Il se pencha vers Rigaud. et dit à voix basse :
- Ce sont les noirs de Bug-Jargal ; s'ils pouvaient être écrasés ici ! Muerta la tropa, muerto el gefe ! [ Morte la bande, mort le chef ! ] Allez, hermanos, reprit-il en se redressant. Candi vous portera le mot d'ordre.
Les chefs se retirèrent.
- Général. dit Rigaud, il faudrait expédier la dépêche de Jean-François. Nous sommes mal dans nos affaires ; elle pourrait arrêter les blancs.
Biassou la tira précipitamment de sa poche.
- Vous m'y faites penser ; mais il y a tant de fautes de grammaire, comme ils disent, qu'ils en riront. - Il me présenta le papier. - Ecoute, veux-tu sauver ta vie ? Ma bonté le demande encore une fois à ton obstination. Aide-moi à refaire cette lettre ; je te dicterai mes idées ; tu écriras cela en style blanc. Je fis un signe de tête négatif. Il parut impatienté.
- Est-ce non ? me dit-il
- Non ! répondis-je.
Il insista.
- Réfléchis bien.
Et son regard semblait appeler le mien sur l'attirail de bourreau avec lequel il jouait.
- C'est parce que j'ai réfléchi, repris-je, que je refuse. Tu me parais craindre pour toi et les tiens, tu comptes sur ta lettre à l'assemblée pour retarder la marche et la vengeance des blancs. Je ne veux pas d'une vie qui servirait peut-être à sauver la tienne. Fais commencer mon supplice.
- Ah ! ah ! muchacho ! répliqua Biassou en poussant du pied les instruments de torture, il me semble que tu te familiarises avec cela. J'en suis fâché, mais je n'ai pas le temps de t'en faire faire l'essai. Cette position est dangereuse ; il faut que j'en sorte au plus vite. Ah ! tu refuses de me servir de secrétaire ! aussi bien, tu as raison, car je ne t'en aurais pas moins fait mourir après. On ne saurait vivre avec un secret de Biassou ; et puis, mon cher, j'avais promis ta mort à monsieur le chapelain.
Il se tourna vers l'obi, qui venait d'entrer.
- Bon per, votre escouade est-elle prête ?
Celui-ci fit un signe affirmatif.
- Avez-vous pris pour la composer des noirs du Morne-Rouge ? Ce sont les seuls de l'armée qui ne soient point encore forcés de s'occuper des apprêts du départ.
L'obi répondit oui par un second signe.
Biassou alors me montra du doigt le grand drapeau noir que j'avais déjà remarqué, et qui figurait dans un coin de la grotte.
- Voici qui doit avertir les tiens du moment où ils pourront donner ton épaulette à ton lieutenant. - Tu sens que dans cet instant-là je dois déjà être en marche. - A propos. tu viens de te promener, comment as-tu trouvé les environs ?
- J'y ai remarqué, répondis-je froidement, assez d'arbres pour y pendre toi et toute ta bande.
- Eh bien ! répliqua-t-il avec un ricanement forcé, il est un endroit que tu n'as sans doute pas vu, et avec lequel le bon per te fera faire connaissance. - Adieu, jeune capitaine, bonsoir à Léogri.
Il me salua avec ce rire qui me rappelait le bruit du serpent à sonnettes, fit un geste, me tourna le dos, et les nègres m'entraînèrent. L'obi voilé nous accompagnait, son chapelet à la main.
LI
Je marchais au milieu d'eux sans faire de résistance ; il est vrai qu'elle eût été inutile. Nous montâmes sur la croupe d'un mont situé à l'ouest de la savane, où nous nous reposâmes un instant ; là je jetai un dernier regard sur ce soleil couchant qui ne devait plus se lever pour moi. Mes guides se levèrent, je les suivis. Nous descendîmes dans une petite vallée qui m'eût enchanté dans un tout autre instant. Un torrent la traversait dans sa largeur et communiquait au sol une humidité féconde ; ce torrent se jetait à l'extrémité du vallon dans un de ces lacs bleus dont abonde l'intérieur des mornes à Saint-Domingue. Que de fois, dans les temps plus heureux, je m'étais assis pour rêver sur le bord de ces beaux lacs, à l'heure du crépuscule, quand leur azur se change en une nappe d'argent où le reflet des premières étoiles du soir sème des paillettes d'or ! Cette heure allait bientôt venir, mais il fallait passer ! Que cette vallée me sembla belle ! on y voyait des platanes à fleurs d'érable d'une force et d'une hauteur prodigieuses ; des bouquets touffus de mauritias, sorte de palmier qui exclut toute autre végétation sous son ombrage, des dattiers, des magnolias avec leurs larges calices, de grands catalpas montrant leurs feuilles polies et découpées parmi les grappes d'or des faux ébéniers. L'odier du Canada y mêlait ses fleurs d'un jaune pâle aux auréoles bleues dont se charge cette espèce de chèvrefeuille sauvage que les nègres nomment coali. Des rideaux verdoyants de lianes dérobaient à la vue les flancs bruns des rochers voisins. Il s'élevait de tous les points de ce sol vierge un parfum primitif comme celui que devait respirer le premier homme sur les premières roses de l'Eden.
Nous marchions cependant le long d'un sentier tracé sur le bord du torrent. Je fus surpris de voir ce sentier aboutir brusquement au pied d'un roc à pic, au bas duquel je remarquai une ouverture en forme d'arche, d'où s'échappait le torrent. Un bruit sourd, un vent impétueux sortaient de cette arche naturelle. Les nègres prirent à gauche, et nous gravîmes le roc en suivant un chemin tortueux et inégal, qui semblait y avoir été creusé par les eaux d'un torrent desséché depuis longtemps. Une voûte se présenta, à demi bouchée par les ronces, les houx et les épines sauvages qui y croissaient. Un bruit pareil à celui de l'arche de la vallée se faisait entendre sous cette voûte. Les noirs m'y entraînèrent. Au moment où je fis le premier pas dans ce souterrain, l'obi s'approcha de moi, et me dit d'une voix étrange : - Voici ce que j'ai à te prédire maintenant ; un de nous deux seulement sortira de cette voûte et repassera par ce chemin. - Je dédaignai de répondre. Nous avançâmes dans l'obscurité. Le bruit devenait de plus en plus fort ; nous ne nous entendions plus marcher. Je jugeai qu'il devait être produit par une chute d'eau ; je ne me trompais pas.
Après dix minutes de marche dans les ténèbres, nous arrivâmes sur une espèce de plate-forme intérieure, formée par la nature dans le centre de la montagne. La plus grande partie de cette plate-forme demi-circulaire était inondée par le torrent qui jaillissait des veines du mont avec un bruit épouvantable. Au-dessus de cette salle souterraine, la voûte formait une sorte de dôme tapissé de lierre d'une couleur jaunâtre. Cette voûte était traversée presque dans toute sa largeur par une crevasse à travers laquelle le jour pénétrait, et dont le bord était couronné d'arbustes verts, dorés en ce moment des rayons du soleil. A l'extrémité nord de la plate-forme, le torrent se perdait avec fracas dans un gouffre au fond duquel semblait flotter sans pouvoir y pénétrer, la vague lueur qui descendait de la crevasse. Sur l'abîme se penchait un vieil arbre, dont les plus hautes branches se mêlaient à l'écume de la cascade, et dont la souche noueuse perçait le roc, un ou deux pieds au-dessous du bord. Cet arbre, baignant ainsi à la fois dans le torrent sa tête et sa racine, qui se projetait sur le gouffre comme un bras décharné, était si dépouillé de verdure qu'on n'en pouvait reconnaître l'espèce. Il offrait un phénomène singulier : l'humidité qui imprégnait ses racines l'empêchait seule de mourir, tandis que la violence de la cataracte lui arrachait successivement ses branches nouvelles, et le forçait de conserver éternellement les mêmes rameaux.
LII
Les noirs s'arrêtèrent en cet endroit terrible, et je vis qu'il fallait mourir.
Alors, près de ce gouffre dans lequel je me précipitais en quelque sorte volontairement, l'image du bonheur auquel j'avais renoncé peu d'heures auparavant revint m'assaillir comme un regret, presque comme un remords. Toute prière était indigne de moi ; une plainte m'échappa pourtant.
- Amis, dis-je aux noirs qui m'entouraient, savez-vous que c'est une triste chose que de périr à vingt ans, quand on est plein de force et de vie, qu'on est aimé de ceux qu'on aime, et qu'on laisse derrière soi des yeux qui pleureront jusqu'à ce qu'ils se ferment ?
Un rire horrible accueillit ma plainte. C'était celui du petit obi. Cette espèce de malin esprit, cet être impénétrable s'approcha brusquement de moi.
- Ha ! ha ! ha ! Tu regrettes la vie. Labado sea Dios ! Ma seule crainte, c'était que tu n'eusses pas peur de la mort !
C'était cette même voix, ce même rire, qui avaient déjà fatigué mes conjectures.
- Misérable, lui dis-je, qui es-tu donc ?
- Tu vas le savoir ! me répondit-il d'un accent terrible. Puis, écartant le soleil d'argent qui parait sa brune poitrine : - Regarde !
Je me penchai jusqu'à lui. Deux noms étaient gravés sur le sein velu de l'obi en lettres blanchâtres, traces hideuses et ineffaçables qu'imprimait un fer ardent sur la poitrine des esclaves. L'un de ces noms était Effingham, l'autre était celui de mon oncle, le mien, d'Auverney ! Je demeurai muet de surprise.
- Eh bien ! Léopold d'Auverney, me demanda l'obi, ton nom te dit-il le mien ?
- Non, répondis-je étonné de m'entendre nommer par cet homme, et cherchant à rallier mes souvenirs. Ces deux noms ne furent jamais réunis que sur la poitrine du bouffon... Mais il est mort, le pauvre nain, et d'ailleurs il nous était attaché, lui. Tu ne peux pas être Habibrah !
- Lui-même ! s'écria-t-il d'une voix effrayante ; et, soulevant la sanglante gorra, il détacha son voile. Le visage difforme du nain de la maison s'offrit à mes yeux ; mais à l'air de folle gaieté que je lui connaissais avait succédé une expression menaçante et sinistre.
- Grand Dieu ! m'écriai-je frappé de stupeur, tous les morts reviennent-ils ? C'est Habibrah, le bouffon de mon oncle !
Le nain mit la main sur son poignard, et dit sourdement :
- Son bouffon, - et son meurtrier.
Je reculai avec horreur.
- Son meurtrier ! Scélérat, est-ce donc ainsi que tu as reconnu ses bontés ?
Il m'interrompit.
- Ses bontés ! dis ses outrages !
- Comment ! repris-je, c'est toi qui l'as frappé, misérable !
- Moi ! répondit-il avec une expression horrible. Je lui ai enfoncé le couteau si profondément dans le coeur, qu'à peine a-t-il eu le temps de sortir du sommeil pour entrer dans la mort. Il a crié faiblement : A moi, Habibrah ! - J'étais à lui.
Son atroce récit, son atroce sang-froid me révoltèrent.
- Malheureux ! lâche assassin ! tu avais donc oublié les faveurs qu'il n'accordait qu'à toi ? tu mangeais près de sa table, tu dormais près de son lit...
- ... Comme un chien ! interrompit brusquement Habibrah ; como un perro ! Va ! je ne me suis que trop souvenu de ces faveurs qui sont des affronts ! Je m'en suis vengé sur lui, je vais m'en venger sur toi ! Ecoute. Crois-tu donc que pour être mulâtre, nain et difforme, je ne sois pas homme ? Ah ! j'ai une âme, et une âme plus profonde et plus forte que celle dont je vais délivrer ton corps de jeune fille ! J'ai été donné à ton oncle comme un sapajou. Je servais à ses plaisirs, j'amusais ses mépris. Il m'aimait, dis-tu ; j'avais une place dans son coeur ; oui, entre sa guenon et son perroquet. Je m'en suis choisi une autre avec mon poignard !
Je frémissais.
Oui, continua le nain, c'est moi ! c'est bien moi ! regarde-moi en face, Léopold d'Auverney !
Tu as assez ri de moi, tu peux frémir maintenant. Ah ! tu me rappelles la honteuse prédilection de ton oncle pour celui qu'il nommait son bouffon ! Quelle prédilection, bon Giu ! Si j'entrais dans vos salons, mille rires dédaigneux m'accueillaient ; ma taille, mes difformités, mes traits, mon costume dérisoire, jusqu'aux infirmités déplorables de ma nature, tout en moi prêtait aux railleries de ton exécrable oncle et de ses exécrables amis. Et moi, je ne pouvais pas même me taire ; il fallait, o rabia ! il fallait mêler mon rire aux rires que j'excitais ! Réponds, crois-tu que de pareilles humiliations soient un titre à la reconnaissance d'une créature humaine ? Crois-tu qu'elles ne vaillent pas les misères des autres esclaves, les travaux sans relâche, les ardeurs du soleil, les carcans de fer et le fouet des commandeurs ? Crois-tu qu'elles ne suffisent pas pour faire germer dans un coeur d'homme une haine ardente, implacable, éternelle, comme le stigmate d'infamie qui flétrit ma poitrine ? Oh ! pour avoir souffert si longtemps, que ma vengeance a été courte ! Que n'ai-je pu faire endurer à mon odieux tyran tous les tourments qui renaissaient pour moi à tous les moments de tous les jours ! Que n'a-t-il pu avant de mourir connaître l'amertume de l'orgueil blessé et sentir quelles traces brûlantes laissent les larmes de honte et de rage sur un visage condamné à un rire perpétuel ! Hélas ! il est bien dur d'avoir tant attendu l'heure de punir, et d'en finir d'un coup de poignard ! Encore s'il avait pu savoir quelle main le frappait ! Mais j'étais trop impatient d'entendre son dernier râle ; j'ai enfoncé trop vite le couteau ; il est mort sans m'avoir reconnu, et ma fureur a trompé ma vengeance ! Cette fois, du moins, elle sera plus complète. Tu me vois bien, n'est-ce pas ? Il est vrai que tu dois avoir peine à me reconnaître dans le nouveau jour qui me montre à toi ! Tu ne m'avais jamais vu que sous un air riant et joyeux ; maintenant que rien n'interdit à mon âme de paraître dans mes yeux, je ne dois plus me ressembler. Tu ne connaissais que mon masque ; voici mon visage !
Il était horrible.
- Monstre ! m'écriai-je, tu te trompes, il y a encore quelque chose du baladin dans l'atrocité de tes traits et de ton coeur.
- Ne parle pas d'atrocité ! interrompit Habibrah. Songe à la cruauté de ton oncle...
- Misérable ! repris-je indigné, s'il était cruel, c'était par toi ! Tu plains le sort des malheureux esclaves ; mais pourquoi alors tournais-tu contre tes frères le crédit que la faiblesse de ton maître t'accordait ? Pourquoi n'as-tu jamais essayé de le fléchir en leur faveur ?
- J'en aurais été bien fâché ! Moi, empêcher un blanc de se souiller d'une atrocité ! Non ! non ! Je l'engageais au contraire à redoubler de mauvais traitements envers ses esclaves, afin d'avancer l'heure de la révolte, afin que l'excès de l'oppression amenât enfin la vengeance ! En paraissant nuire à mes frères, je les servais !
Je restai confondu devant une si profonde combinaison de la haine.
- Eh bien ! continua le nain, trouves-tu que j'ai su méditer et exécuter ? Que dis-tu du bouffon Habibrah ? Que dis-tu du fou de ton oncle ?
- Achève ce que tu as si bien commencé, lui répondis-je. Fais-moi mourir, mais hâte-toi ! il se mit à se promener de long en large sur la plate-forme, en se frottant les mains.
- Et s'il ne me plaît pas de me hâter, à moi ? si je veux jouir à mon aise de tes angoisses ? Vois-tu, Biassou me devait ma part dans le butin du dernier pillage. Quand je t'ai vu au camp des noirs, je ne lui ai demandé que ta vie. Il me l'a accordée volontiers ; et maintenant elle est à moi ! Je m'en amuse. Tu vas bientôt suivre cette cascade dans ce gouffre, sois tranquille ; mais je dois te dire auparavant qu'ayant découvert la retraite où ta femme avait été cachée, j'ai inspiré aujourd'hui à Biassou de faire incendier la forêt, cela doit être commencé à présent. Ainsi ta famille est anéantie. Ton oncle a péri par le fer ; tu vas périr par l'eau, ta Marie par le feu !
- Misérable ! misérable ! m'écriai-je ; et je fis un mouvement pour me jeter sur lui.
Il se retourna vers les nègres.
- Allons, attachez-le ! il avance son heure.
Alors les nègres commencèrent à me lier en silence avec des cordes qu'ils avaient apportées. Tout à coup je crus entendre les aboiements lointains d'un chien, je pris ce bruit pour une illusion causée par le mugissement de la cascade. Les nègres achevèrent de m'attacher, et m'approchèrent du gouffre qui devait m'engloutir. Le nain, croisant les bras, me regardait avec une joie triomphante. Je levai les yeux vers la crevasse pour fuir son odieuse vue, et pour découvrir encore le ciel. En ce moment un aboiement plus fort et plus prononcé se fit entendre. La tête énorme de Rask passa par l'ouverture. Je tressaillis. Le nain s'écria :
- Allons ! Les noirs, qui n'avaient pas remarqué les aboiements, se préparèrent à me lancer au milieu de l'abîme.
LIII
- Camarades ! cria une voix tonnante.
Tous se retournèrent ; c'était Bug-Jargal. Il était debout sur le bord de la crevasse ; une plume rouge flottait sur sa tête.
- Camarades, répéta-t-il, arrêtez !
Les noirs se prosternèrent. Il continua :
- Je suis Bug-Jargal.
Les noirs frappèrent la terre de leurs fronts, en poussant des cris dont il était difficile de distinguer l'expression.
- Déliez le prisonnier, cria le chef.
Ici le nain parut se réveiller de la stupeur où l'avait plongé cette apparition inattendue. Il arrêta brusquement les bras des noirs prêts à couper mes liens.
- Comment ! qu'est-ce ? s'écria-t-il, Que quiere decir eso ?
Puis, levant la tête vers Bug-Jargal :
- Chef du Morne-Rouge, que venez-vous faire ici ?
Bug-Jargal répondit :
- Je viens commander à mes frères !
- En effet, dit le nain avec une rage concentrée, ce sont des noirs du Morne-Rouge ! Mais de quel droit, ajouta-t-il en haussant la voix, disposez-vous de mon prisonnier ?
Le chef répondit :
- Je suis Bug-Jargal.
Les noirs frappèrent la terre de leurs fronts.
- Bug-Jargal, reprit Habibrah, ne peut défaire ce qu'a fait Biassou. Ce blanc m'a été donné par Biassou. Je veux qu'il meure ; il mourra. - Vosotros, dit-il aux noirs, obéissez ! Jetez-le dans le gouffre. A la voix puissante de l'obi, les noirs se relevèrent et firent un pas vers moi. Je crus que c'en était fait.
- Déliez le prisonnier ! cria Bug-Jargal.
En un clin d'oeil je fus libre. Ma surprise égalait la rage de l'obi. Il voulut se jeter sur moi. Les noirs l'arrêtèrent. Alors il s'exhala en imprécations et en menaces.
- Demonios ! rabia ! infierno de mi alma ! Comment ! misérables ! vous refusez de m'obéir ! vous méconnaissez mi voz !
Pourquoi ai-je perdu el tiempo à écouter este maldicho ! J'aurais dû le faire jeter tout de suite aux poissons del baratro !
A force de vouloir une vengeance complète, je la perds ! O rabia de Satan ! Escuchate, vosotros !
Si vous ne m'obéissez pas, si vous ne précipitez pas cet exécrable blanc dans le torrent, je vous maudis !
Vos cheveux deviendront blancs ; les maringouins et les bigailles vous dévoreront tout vivants ; vos jambes et vos bras plieront comme des roseaux ; votre haleine brûlera votre gosier comme un sable ardent ; vous mourrez bientôt, et après votre mort vos esprits seront condamnés à tourner sans cesse une meule grosse comme une montagne, dans la lune où il fait froid !
Cette scène produisait sur moi un effet singulier. Seul de mon espèce dans cette caverne humide et noire, environné de ces nègres pareils à des démons, balancé en quelque sorte au penchant de cet abîme sans fond, tour à tour menacé par ce nain hideux, par ce sorcier difforme, dont un jour pâle laissait à peine entrevoir le vêtement bariolé et la mitre pointue, et protégé par le grand noir, qui m'apparaissait au seul point d'où l'on pût voir le ciel, il me semblait être aux portes de l'enfer, attendre la perte ou le salut de mon âme, et assister à une lutte opiniâtre entre mon bon ange et mon mauvais génie.
Les noirs paraissaient terrifiés des malédictions de l'obi. Il voulut profiter de leur indécision, et s'écria :
- Je veux que le blanc meure. Vous m'obéirez ; il mourra.
Bug-Jargal répondit gravement :
- Il vivra ! Je suis Bug-Jargal. Mon père était roi au pays de Kakongo, et rendait la justice sur le seuil de sa porte.
Les noirs s'étaient prosternés de nouveau.
Le chef poursuivit :
- Frères ! allez dire à Biassou de ne pas déployer sur la montagne le drapeau noir qui doit annoncer aux blancs la mort de ce captif ; car ce captif a sauvé la vie à Bug-Jargal, et Bug-Jargal veut qu'il vive !
Ils se relevèrent. Bug-Jargal jeta sa plume rouge au milieu d'eux. Le chef du détachement croisa les bras sur sa poitrine, et ramassa le panache avec respect ; puis ils sortirent sans proférer une parole.
L'obi disparut avec eux dans les ténèbres de l'avenue souterraine.
Je n'essaierai pas de vous peindre, messieurs, la situation où je me trouvais. Je fixai des yeux humides sur Pierrot, qui de son côté me contemplait avec une singulière expression de reconnaissance et de fierté.
- Dieu soit béni, dit-il enfin, tout est sauvé. Frère, retourne par où tu es venu. Tu me retrouveras dans la vallée.
Il me fit un signe de la main, et se retira.
Source: InLibroVeritas
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