OVIDE
Philémon et Baucis (VIII, 611-724)
Achéloüs se tait. Le récit qu'il
achève a frappé tous les convives. Seul, superbe
en ses discours, plein envers les dieux d'un mépris
téméraire, le fils d'Ixion raille leur foi
crédule : "Ce sont, dit-il, des fables vaines que
vous nous racontez. Achéloüs, vous supposez aux
dieux trop de pouvoir, si vous croyez qu'il dépend d'eux
de changer les corps, et de leur donner des formes
merveilleuses".
[616] Tous les convives s'étonnent. Ils
condamnent ce discours impie; et le sage Lélex, dont
l'âge a mûri la raison, prenant la parole :
"La puissance des dieux est, dit-il, immense, infinie; et tout
ce qu'ils désirent est soudain accompli. Pour vous en
convaincre, écoutez : On trouve sur les monts de
Phrygie un tilleul à côté d'un vieux
chêne, dans un enclos qu'enferme un mur léger.
J'ai vu moi-même ce lieu sacré; car Pitthée
autrefois m'envoya dans les champs de Phrygie, où
régnait son frère Pélops. Non loin de
là est un vaste marais, jadis terre peuplée de
nombreux habitants, aujourd'hui retraite des plongeons et des
oiseaux des marécages.
"Jupiter, sous les traits d'un mortel, et le dieu du
caducée qui avait quitté ses ailes, voulurent un
jour visiter ces lieux. Ils frappent à mille portes,
demandant partout l'hospitalité; et partout
l'hospitalité leur est refusée. Une seule maison
leur offre un asile. C'était une cabane, humble
assemblage de chaume et de roseaux. Là, Philémon
et la pieuse Baucis, unis par un chaste hymen, ont vu
s'écouler leurs beaux jours; là, ils ont vieilli
ensemble, supportant la pauvreté, et par leurs tendres
soins la rendant plus douce et plus légère. Il ne
faut chercher dans cette cabane, ni serviteurs, ni
maîtres : les deux époux commandent,
obéissent, et seuls composent leur ménage
champêtre.
[637] "Les dieux, en courbant la tête sous la
porte, sont à peine entrés dans la cabane, le
vieillard les invite à s'asseoir sur un banc rustique
que Baucis s'empresse de couvrir d'une étoffe
grossière. Sa main écarte ensuite les cendres
tièdes du foyer; elle ranime les charbons qu'elle a
couverts la veille; elle nourrit le feu d'écorces, de
feuillages; d'un souffle pénible excite la flamme,
rassemble des éclats de chêne, détache du
toit d'arides rameaux, les rompt, les arrange sous un vase
d'airain, et prépare les légumes que son
époux a cueillis dans son petit jardin. En même
temps Philémon saisit une fourche à deux dents,
enlève le vieux lard qui pend au plancher enfumé,
en coupe une parcelle, et la plonge dans le vase bouillant.
"Cependant ils amusent leurs hôtes par
différents discours, cherchant à tromper l'ennui
du temps qui s'écoule pendant ces longs apprêts.
Un bassin de hêtre était suspendu par son anse
à un vieux poteau. Philémon le remplit d'une eau
tiède, et lave les pieds des deux voyageurs. Au milieu
de la cabane est un lit aux pieds de saule, couvert d'une natte
de jonc. Les deux époux étendent sur ce meuble
antique un tapis qui ne sert qu'aux jours de fête; il est
tout usé, grossièrement tissu, digne ornement de
ce lit champêtre.
[660] "Les dieux daignent s'y placer. Baucis, la
robe retroussée, dresse d'une main tremblante la table
qui chancelle sur trois pieds inégaux; des débris
d'un vase elle étaie sa pente; elle l'essuie, la frotte
de menthe, et sert ensuite, dans des vases d'argile, des
olives, des cormes confites dans du vin mousseux, des laitues,
des racines, du lait caillé, des œufs cuits sous la
cendre. Elle apporte un grand vase de terre et des tasses de
hêtre, qu'une cire jaune a polies.
"Bientôt après arrive le potage bouillant, et
avec lui le vin de la dernière automne. À ce
premier service succède le second. Il est composé
de noix, de figues sèches, de dattes ridées. On
voit dans des corbeilles la prune, et la pomme vermeille, et le
raisin nouvellement cueilli; enfin un rayon d'un miel savoureux
couronne le banquet. Les dieux sont surtout satisfaits de
l'accueil simple et vrai qu'il reçoivent. Les deux
époux sont pauvres, mais leur cœur ne l'est
pas.
Cependant, ils s'aperçoivent que plus le vin remplit
la coupe, moins le vase qui le contient paraît se vider.
Étonnés de ce prodige, saisis d'effroi, le timide
Philémon et Baucis, joignant leurs mains suppliantes,
les tendent à leurs hôtes, et les prient d'excuser
leur repas champêtre et ses modiques apprêts.
[684] "Il leur restait une oie, gardienne de leur
cabane. Ils se disposaient à l'égorger pour la
servir aux dieux. Mais cet animal domestique, aidant de son
aile la rapidité de sa fuite, fatigue leurs pas que
l'âge a rendus trop pesants, et longtemps évite
leurs tremblantes mains. Enfin il se réfugie aux pieds
des immortels, qui défendent de le tuer : "Nous
sommes des dieux, disent-ils; vos voisins impies recevront le
châtiment qu'ils ont mérité. Vous seuls
serez épargnés. Quittez cette cabane,
suivez-nous, et sur cette montagne voisine prenez votre
chemin". Ils obéissent; et à l'aide d'un
bâton qui soutient leur corps chancelant sous le poids
des années, avec effort ils gravissent du mont
escarpé la pente difficile.
"Le jet d'une flèche eût mesuré l'espace
qui les sépare encore du sommet : ils
s'arrêtent, se retournent; ô prodige ! tout
était submergé. Leur cabane seule subsistait au
milieu du marais.
[698] "Tandis qu'ils s'étonnent,
déplorant le sort funeste de leurs voisins, cette
chaumière antique et pauvre, pour deux maîtres
trop étroite, est un temple. Les vieux troncs qui la
soutiennent sont changés en colonnes; le chaume qui la
couvre jaunit; la surface du sol devient marbre; le toit est
d'or, et la porte d'airain : "Sage vieillard, et vous,
femme d'un si pieux époux, leur dit alors avec
bonté le maître du tonnerre, parlez, quels sont
vos vœux" ? Philémon confère un moment
avec Baucis, et reporte aux Dieux, en ces termes, le souhait
qu'ils ont formé : "Souffrez que nous soyons les
prêtres de ce temple; faites que nos destins, depuis si
longtemps unis, se terminent ensemble; que je ne voie jamais,
le tombeau de Baucis ! que Philémon ne soit jamais
enseveli par elle ! "
[711] "Leurs vœux sont exaucés. La garde
du temple leur fut confiée, et tant qu'ils
respirèrent ils desservirent ses autels. Un jour que,
courbés sous le poids des ans, ils étaient assis
sur les marches du temple, et qu'ils s'entretenaient des
prodiges dont ils furent témoins, Baucis voit
Philémon se couvrir de feuillage; Philémon voit
s'ombrager la tête de Baucis; tandis que l'écorce
s'étend et les embrasse, ils se parlent, se
répondent encore : "Adieu, cher époux !
Adieu, chère épouse !" Et l'écorce
monte, les couvre, et leur ferme la voix. Le pâtre de
Phrygie montre encore au voyageur les deux troncs voisins qui
renferment leurs corps. De sages vieillards m'ont conté
cette aventure; ils n'avaient aucun intérêt
à tromper; j'ai dû les croire. J'ai vu des festons
de fleurs pendre à ces arbres et les entrelacer; je les
ai moi-même ornés de guirlandes nouvelles, et j'ai
dit : "La piété des mortels est
agréable aux dieux, et celui qui les honore
mérite d'être honoré à son
tour".