Retour au menu
Retour à la rubrique nouvelles
L'ATTENTAT à LA PUDEUR
Écoute ou téléchargement
Commentaires
Biographie ou informations
Texte ou Biographie de l'auteur
Paul HERVIEU, romancier et dramaturge français né à Neuilly le 2 septembre 1857 et décédé à Paris le 25 octobre 1915.
Attentat à la pudeur
A Maurice Beaubourg
Un de mes premiers empressements lorsque j'eus revêtu la robe de stagiaire, fut d'en profiter pour assister à une audience de huis clos. Dans la grande salle de la Cour d'assises, où l'appareil de la justice donne impassiblement la question à des âmes humaines, nous étions une dizaine d'avocats, vieux ou jeunes, en apparence graves et sceptiques, au fond agités par les caprices de l'attente obscène qui sèche un peu la langue et met une lueur spéciale sous la paupière des plus hypocrites.
Sur le banc d'infamie était assis largement un gros homme d'une soixantaine d'années, chauve, avec des moustaches blanches, de bonnes joues roses et des yeux bleus, très doux, à fleur de tête : M. Laquoix, maître d'une petite fabrique de produits chimiques.
Lorsque j'arrivai, l'affaire était fort avancée. L'interrogatoire de l'accusé, la déposition des témoins avaient fait leur oeuvre ; le réquisitoire commençait. Néanmoins, je fus vite au courant des faits.
M. Laquoix avait, trois mois auparavant, conduit dans une chambre d'un hôtel meublé de Pantin une enfant de douze ans, fille de son contre-maître, fille unique, ainsi que le répéta plusieurs fois l'organe du ministère public. Mais la providence des vieillards débauchés ne lui avait accordé que cinq minutes de bon temps. La propriétaire du garni, habituée à ne favoriser que les ébats des couples mieux assortis, s'était avisée de venir soudain cogner à la porte. M. Laquoix avait ouvert, tout vêtu, tout rouge, et, pris de peur, s'était enfui, abandonnant sa jeune compagne, toute vêtue encore, toute rouge aussi.
La victime, ou plutôt la pseudo-victime, était là, assistant aux débats sans paraître les écouter. C'était un affreux petit être, grêle, au teint bilieux, aux yeux frangés de cils sanguinolents. Pour se désennuyer, tantôt elle enfonçait les poings dans les poches de son tablier d'écolière qu'alors elle tendait devant elle, fort, fort, longtemps, longtemps, comme pour en faire une petite tablette bien lisse ; tantôt, par l'effort d'une main, elle superposait un à un les doigts raides et courtauds de l'autre. Elle avait ses cheveux dans un filet à mailles épaisses et d'un blond encore plus filasse qu'eux, et les pieds dans des souliers blancs de première communion, qui avaient dû être mis de côté pour servir à un renouvellement et que la solennité de la comparution avait exceptionnellement tirés de l'armoire.
Deux personnes encadraient la fillette.
A gauche, la propriétaire du garni : une femme carrée, blafarde, dont la figure et la mise décolorées, fanées, flétries, semblaient avoir reçu à la hâte, pour ce jour-là, ce coup de lessive et de plumeau superficiel, ne fouillant jamais sous les meubles, avec lequel elle avait dû mettre en état, trois mois plus tôt, le cabinet de société loué à M. Laquoix.
A droite, c'était le père, un bel homme, à figure franche, dure et hâlée, à la fois rustique et martiale. On eût dit un garde forestier, endimanché par sa redingote noire et le port d'une chaîne de montre en or. Je parierais que cette chaîne lui avait été donnée par M. Laquoix.
Quand l'avocat général conclut en requérant un châtiment exemplaire, le contre-maître exhala un gros soupir et regarda à la dérobée son patron. Celui-ci tenait baissés ses yeux aimants et vagues et sa tête, dont la grasse encolure, plissée hors de la chemise, sous l'occiput, laissait filtrer des gouttes de sueur.
A son tour, la défense eut la parole.
La matérialité de l'acte, c'est-à-dire de la tentative d'acte, ne fut pas contestée. L'avocat se borna à en atténuer le caractère, en insistant sur l'âge de M. Laquoix et sur le petit nombre de minutes qu'il avait eues pour en corriger les inconvénients. Cet argument fit sourire quelques jurés, et m'inspira un sentiment de gêne, celui d'une sorte d'humiliation inutile pour le patient.
Puis le défenseur plaida les vraies circonstances atténuantes. Il retraça la vie de son client, toute faite de travail, de probité, de bienfaisance. Ce dernier resta paisible, jusqu'au moment où il entendit rappeler l'époque de sa nomination comme répartiteur. Alors il fondit en larmes ; et son contre-maître, qui s'en aperçut aussitôt, ne put étouffer un gémissement.
Les pleurs sont toujours impressionnants sur les vieilles faces. Comme l'apparition d'un fleuve dont je sais que la source est là-bas, là-bas, ils me communiquent une émotion profonde, parce que je songe qu'ils viennent de bien loin, qu'ils ont traversé bien des choses résistantes et charrié bien des poids.
Ensuite l'avocat, ayant réservé cet effet pour la fin, révéla que M. Laquoix avait eu pour la famille de son contre-maître des générosités fraternelles. Celui-ci était entré à son service, dix ans auparavant, dénué de tout et traînant à sa charge une femme paralysée. M. Laquoix, par une sympathie bien placée envers un sujet méritant, avait payé les frais du ménage : médecins, médicaments, obsèques pour l'épouse, et fait la position du veuf.
A la citation de chacun de ces bienfaits, le père de la victime, hochant le front, exprimait : «C'est vrai... c'est vrai... c'est vrai !...» dans des signes empressés et douloureux.
Enfin, il y eut un résumé du président, rapide et froid. Le jury ne délibéra pas longtemps. Il usa d'indulgence, et son justiciable ne se vit infliger que deux ans de prison.
Pour le prononcé de la sentence, M. Laquoix s'était levé, et le père avait fait comme lui. Le condamné salua et remercia la Cour, avec une grande expression de politesse et de bonté ; et les gardes municipaux l'emmenèrent sans qu'il fît aucun mouvement de résistance ni qu'il montrât de faiblesse.
Mais son contre-maître se mit à crier désespérément, comme un être à qui on arrache les entrailles :
«Monsieur Laquoix ! Monsieur Laquoix !...»
Il se tourna vers la femme du garni et lui dit rudement :
«C'est vous qui êtes cause de tout !...»
Puis il prit sa fille en ses bras, l'embrassa éperdument ; et, tandis qu'il l'emportait, tout le monde l'entendit encore murmurer, dans une stupeur inconsolable et folle :
«Monsieur Laquoix !... Monsieur Laquoix !... Monsieur Laquoix !...»
Source du texte:http://www.bmlisieux.com/litterature/hervieu/attentat.htm
Retour à la rubrique nouvelles
Retour au menu