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UNE INGéNUE
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Texte ou Biographie de l'auteur
ARÈNE, Paul (1843-1896)
Une ingénue (1886).
IL m'a pourtant été donné de la rencontrer une fois, cette parfaite ingénue, blanche comme un lys ou comme la lune, et surtout n'ayant point la moindre petite idée de ce que peut être l'ingénuité.
C'est en 1870 que l'aventure m'arriva, pendant les jours qui suivirent la déclaration de guerre. Quoique ayant toujours eu quelque éloignement pour cet endroit particulièrement vulgaire, bourgeois et réglementé qu'on appelle les coulisses d'un théâtre, je me trouvais ce soir-là - du diable si je sais le motif ! - dans les coulisses du théâtre de la Gaîté. On y jouait la féerie en vogue, mais un souffle d'inquiétude venait de la salle, glaçant sous leurs costumes d'oripeaux le falot roi Croquignolet, le prince Pompondor et la fée Azurine. Et tenez : je me le rappelle maintenant, j'étais venu pour entendre Thérésa qui, dans un entr'acte, devait chanter la Marseillaise. Elle la chanta en effet, s'enveloppant d'un drapeau, voix terrible, geste hardi, en idéale vivandière.
Mais il ne s'agit point de la Marseillaise ni de Thérésa.
La pièce finie, au milieu du remue-ménage des trucs qui roulent et des décors remis en place, et parmi la bousculade éperdu des figurants pressés de partir, je m'attardai, ravi par l'étrangeté du spectacle, à considérer les machinistes en train de dégarnir la roue d'apothéose.
Des femmes en maillot, nues à demi et prises dans l'étau d'un corset de fer caché sous le paillon et la gaze, demeuraient en l'air, suspendues, non plus dans une pose gracieuse et figée, mais dans des attitudes abandonnées dont la lassitude contrastait avec leurs vêtements de rêve. Et lentement la roue tournait, et à chaque tour, quand une des femmes se trouvait rapprochée du plancher de la scène, un robuste gaillard la prenant à deux bras, la soulevait, la décrochait et la plantait droit sur ses pieds en échangeant des petits mots, un adieu familier suivi d'un remerciement parfois canaille.
Au dehors, sur le boulevard de Strasbourg, s'entendaient le pas des chevaux, le bruit des musiques. C'était, dans la nuit, la garde impériale qui partait. Les machinistes, pour écouter, interrompaient un instant leur besogne. Alors, du haut des cintres, un concert d'imprécations féminines tombait.
De formidables jurons partis d'un coin sombre, tout près de moi, me firent retourner la tête :
- Nom de D..., sacré nom de D..., disait la voix, et je m'aperçus, non sans surprise, que cette voix rendue tremblante par l'émotion et la colère, mais au timbre enfantin, sortait d'un oeuf.
Oui ! d'un oeuf, d'un oeuf en carton, de la taille de ces jarres d'huile où se cachent les voleurs d'Ali-Baba, et dont la partie supérieure soulevée en manière de couvercle comme si quelque géant avait tranché l'oeuf de son couteau pour le manger à la coque, laissait voir non la face barbue d'un brigand arabe, mais une frimousse délicieusement rose sous les frisures emmêlées d'une perruque jaune serin. Deux petits pieds sortaient de l'oeuf, et trépignaient, chaussés de brodequins également jaunes. Recueillant mes souvenirs, je me rappelai avoir vu cet oeuf animé, défiler à l'acte des oiseaux et figurer dans le tableau final en qualité de dernier-né encore mal éclos d'une famille de canaris.
- C'est gros comme deux liards de beurre, fit un garçon de théâtre qui passait, et c'est méchant comme le diable !... La paix, mademoiselle Culot, ton tour va venir.
Mais ceci ne calma point Mlle Culot, et je m'approchai pour lui offrir mes services.
- C'est bien simple, monsieur, vous n'avez qu'à me déboucler, là, derrière le dos... Ces costumiers sont d'un bête ! Comme s'ils ne pouvaient pas s'arranger pour qu'on ouvre de l'intérieur...
J'avais déjà défait l'ardillon de la boucle, et, l'oeuf s'ouvrant, une femme, non, moins qu'une femme ! une gamine en sortit.
- Je m'étais fourrée là-dedans toute habillée afin d'être prête plus tôt... Attendez que je cache ma perruque et mes brodequins dans ce journal et que je remette mes bottines de ville que le pompier m'a gardées... C'est bien heureux tout de même que le régisseur ne me voie pas, sans quoi je serais à l'amende.
Changeant subitement de pensée, car il y avait de l'oiseau dans cette petite personne sortie d'un oeuf, elle ajouta :
- En attendant, voilà ma choucroute envolée !
Et, comme nous descendions l'escalier, Mlle Culot m'expliqua que généralement tous les soirs elle allait manger une choucroute à crédit dans un café où elle connaissait la patronne ; seulement, la patronne quittait la caisse passé minuit.
J'offris la choucroute, qu'on accepta.
Tout à fait rassurée, Mlle Culot me gazouillait son histoire, une de ces histoires d'existences naufragées en plein Paris, auprès desquelles les exploits de Robinson peuvent sembler d'assez banales aventures. Pas de père, une mère actrice ou à peu près, l'aisance d'abord, presque le luxe ; puis la mère qui meurt, la misère, et tous les métiers essayés pour réaliser au jour le jour, comme les moineaux de la rue, ce quotidien miracle de vivre.
Il y avait eu un premier amant dont Mlle Culot parlait sans rancune. Il était parti, rappelé par ses parents, en province, et elle trouvait tout naturel qu'il fût parti.
Puis, de vagues et amusants souvenirs d'enfance, quelque part, du côté de la Brie, dans la maison de sa nourrice morte, jusqu'à la première communion. Tout en continuant de payer les mois, maman l'avait comme oubliée chez le vieux Gogu, devenu ivrogne en restant veuf... Les petits paysans l'appelaient la Parisienne, et l'on allait, armés de longs râteaux, par les champs tout noirs de corneilles, ramasser le cresson sur le bord des fossés et des fontaines... Il y avait aussi l'école, très loin, au village. Il fallait y aller tous les matins, l'hiver en portant sa bûche, avec des sabots qui claquaient. La Parisienne perdait toujours son pain en route, et le père Gogu avait imaginé de le lui attacher dans le dos ainsi qu'un sac de soldat. Un jour, un gros chien sortit d'une ferme, et la renversa pour manger le pain ; et, comme elle pleurait en arrivant à l'école, la maîtresse lui donna d'un autre pain plus blanc que celui du père Gogu, avec du beau miel en tartine. Alors, toutes les fois qu'elle passait devant la ferme, elle allait chercher le chien dans sa niche et lui offrait son dos pour qu'il mangeât le pain.
C'était là le grand souvenir. Depuis elle n'était plus retournée à la campagne : une fois pourtant, à Meudon, dans une partie d'étudiants.
Maintenant, Mlle Culot me racontait ces choses à l'entre-sol d'un cabaret qui demeurait ouvert toute la nuit, près des Halles. Mlle Culot, trouvant qu'il était bien tard après la choucroute, et craignant de réveiller sa concierge, avait préféré venir là pour attendre le petit jour et rentrer sans avoir l'air de rien.
Le petit jour vint, Mlle Culot souriait en fermant les yeux, à moitié endormie. Tout à coup :
- Écoutez !... dit-elle.
J'écoutai. Dans le silence du Paris matinal, mille bruits naissaient, très distincts, n'étant pas encore couverts par l'assourdissant brouhaha que fait quelques heures plus tard la cohue des passants et des voitures.
Sous la fenêtre, un cri monta, plaintif et doux comme une mélopée : Mouron pour les petits oiseaux !
- Ça, fit Mlle Culot, c'est mon petit frère.
Et d'un ton qu'elle s'efforçait de rendre modeste, mais qui cachait mal un légitime orgueil familial, rouge de plaisir, elle ajouta :
- Il n'a pas onze ans, il gagné déjà quinze sous par jour !...
Ferréol s'était tu.
- Et après ? demanda quelqu'un.
- Après ? c'est tout.
Le jour même, je rejoignis mon poste à l'armée. Puis vint le siège, la Commune. Que fit-elle, pauvre oiseau perdu comme tant d'autres dans la fumée des fusillades et des incendies, que devint-elle ? Je l'ignore ; jamais plus je ne l'ai revue ! Mais le destin, il faut l'espérer, aura fini par te payer un fort arriéré de bonne chance ; il te le devait bien, n'est-ce pas ? ô Mademoiselle Culot !
Source: http://www.bmlisieux.com/archives/arene03.htm
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