Le Portrait de Dorian Gray Préface Un artiste est un créateur de belles choses. Révéler l'Art en cachant l'artiste, tel est le but de l'Art. Le critique est celui qui peut traduire dans une autre manière ou avec de nouveaux procédés l'impression que lui laissèrent de belles choses. L'autobiographie est à la fois la plus haute et la plus basse des formes de la critique. Ceux qui trouvent de laides intentions en de belles choses sont corrompus sans être séduisants. Et c'est une faute. Ceux qui trouvent de belles intentions dans les belles choses sont les cultivés. Il reste à ceux−ci l'espérance. Ce sont les élus pour qui les belles choses signifient simplement la Beauté. Un livre n'est point moral ou immoral. Il est bien ou mal écrit. C'est tout. Le dédain du XIXe siècle pour le réalisme est tout pareil à la rage de Caliban apercevant sa face dans un miroir. Le dédain du XIXe siècle pour le Romantisme est semblable à la rage de Caliban n'apercevant pas sa face dans un miroir. La vie morale de l'homme forme une part du sujet de l'artiste, mais la moralité de l'art consiste dans l'usage parfait d'un moyen imparfait. L'artiste ne désire prouver quoi que ce soit. Même les choses vraies peuvent être prouvées. L'artiste n'a point de sympathies éthiques. Une sympathie morale dans un artiste amène un maniérisme impardonnable du style. L'artiste n'est jamais pris au dépourvu. Il peut exprimer toute chose. Pour l'artiste, la pensée et le langage sont les instruments d'un art. Le vice et la vertu en sont les matériaux. Au point de vue de la forme, le type de tous les arts est la musique. Au point de vue de la sensation, c'est le métier de comédien. Tout art est à la fois surface et symbole. Ceux qui cherchent sous la surface le font à leurs risques et périls. Ceux−là aussi qui tentent de pénétrer le symbole. C'est le spectateur, et non la vie, que l'Art reflète réellement. Les diversités d'opinion sur une oeuvre d'art montrent que cette oeuvre est nouvelle, complexe et viable. Alors que les critiques diffèrent, l'artiste est en accord avec lui−même. Nous pouvons pardonner à un homme d'avoir fait une chose utile aussi longtemps qu'il ne l'admire pas. La seule excuse d'avoir fait une chose inutile est de l'admirer intensément. L'Art est tout à fait inutile. Chapitre I L'atelier était plein de l'odeur puissante des roses, et quand une légère brise d'été souffla parmi les arbres du jardin, il vint par la porte ouverte, la senteur lourde des lilas et le parfum plus subtil des églantiers. D'un coin du divan fait de sacs persans sur lequel il était étendu, fumant, selon sa coutume, d'innombrables cigarettes, lord Henry Wotton pouvait tout juste apercevoir le rayonnement des douces fleurs couleur de miel d'un aubour, dont les tremblantes branches semblaient à peine pouvoir supporter le poids d'une aussi flamboyante splendeur ; et de temps à autre, les ombres fantastiques des oiseaux fuyants passaient sur les longs rideaux de tussor tendus devant la large fenêtre, produisant une sorte d'effet japonais momentané, le faisant penser à ces peintres de Tokio à la figure de jade pallide, qui, par le moyen d'un art nécessairement immobile, tentent d'exprimer le sens de la vitesse et du mouvement. Le murmure monotone des abeilles cherchant leur chemin dans les longues herbes non fauchées ou voltigeant autour des poudreuses baies dorées d'un chèvrefeuille isolé, faisait plus oppressant encore ce grand calme. Le sourd grondement de Londres semblait comme la note bourdonnante d'un orgue éloigné. Au milieu de la chambre sur un chevalet droit, s'érigeait le portrait grandeur naturelle d'un jeune homme d'une extraordinaire beauté, et en face, était assis, un peu plus loin, le peintre lui−même, Basil Hallward, dont la disparition soudaine quelques années auparavant, avait causé un grand émoi public et donné naissance à tant de conjectures. Comme le peintre regardait la gracieuse et charmante figure que son art avait si subtilement reproduite, un sourire de plaisir passa sur sa face et parut s'y attarder. Mais il tressaillit soudain, et fermant les yeux, mit les doigts sur ses paupières comme s'il eût voulu emprisonner dans son cerveau quelque étrange rêve dont il eût craint de se réveiller. − Ceci est votre meilleure oeuvre, Basil, la meilleure chose que vous ayez jamais faite, dit lord Henry languissamment. Il faut l'envoyer l'année prochaine à l'exposition Grosvenor. L'Académie est trop grande et trop vulgaire. Chaque fois que j'y suis allé, il y avait la tant de monde qu'il m'a été impossible de voir les tableaux, ce qui était épouvantable, ou tant de tableaux que je n'ai pu y voir le monde, ce qui était encore plus horrible. Grosvenor est encore le seul endroit convenable... − Je ne crois pas que j'enverrai ceci quelque part, répondit le peintre en rejetant la tête de cette singulière façon qui faisait se moquer de lui ses amis d'Oxford. Non, je n'enverrai ceci nulle part. Lord Henry leva les yeux, le regardant avec étonnement à travers les minces spirales de fumée bleue qui s'entrelaçaient fantaisistement au bout de sa cigarette opiacée. − Vous n'enverrez cela nulle part ? Et pourquoi mon cher ami ? Quelle raison donnez−vous ? Quels singuliers bonshommes vous êtes, vous autres peintres ? Vous remuez le monde pour acquérir de la réputation ; aussitôt que vous l'avez, vous semblez vouloir vous en débarrasser. C'est ridicule de votre part, car s'il n'y a qu'une chose au monde pire que la renommée, c'est de n'en pas avoir. Un portrait comme celui−ci vous mettrait au−dessus de tous les jeunes gens de l'Angleterre, et rendrait les vieux jaloux, si les vieux pouvaient encore ressentir quelque émotion. − Je sais que vous rirez de moi, répliqua−t−il, mais je ne puis réellement l'exposer. J'ai mis trop de moi−même là−dedans. Lord Henry s'étendit sur le divan en riant... − Je savais que vous ririez, mais c'est tout à fait la même chose. − Trop de vous−même !... Sur ma parole, Basil, je ne vous savais pas si vain ; je ne vois vraiment pas de ressemblance entre vous, avec votre rude et forte figure, votre chevelure noire comme du charbon et ce jeune Adonis qui a l'air fait d'ivoire et de feuilles de roses. Car, mon cher, c'est Narcisse lui−même, tandis que vous !... Il est évident que votre face respire l'intelligence et le reste... Mais la beauté, la réelle beauté finit où commence l'expression intellectuelle. L'intellectualité est en elle−même un mode d'exagération, et détruit l'harmonie de n'importe quelle face. Au moment où l'on s'assoit pour penser, on devient tout nez, ou tout front, ou quelque chose d'horrible. Voyez les hommes ayant réussi dans une profession savante, combien ils sont parfaitement hideux ! Excepté, naturellement, dans l'Église. Mais dans l'Église, ils ne pensent point. Un évêque dit à l'âge de quatre−vingts ans ce qu'on lui apprit à dire à dix−huit et la conséquence naturelle en est qu'il a toujours l'air charmant. Votre mystérieux jeune ami dont vous ne m'avez jamais dit le nom, mais dont le portrait me fascine réellement, n'a jamais pensé. Je suis sûr de cela. C'est une admirable créature sans cervelle qui pourrait toujours ici nous remplacer en hiver les fleurs absentes, et nous rafraîchir l'intelligence en été. Ne vous flattez pas, Basil : vous ne lui ressemblez pas le moins du monde. − Vous ne me comprenez point, Harry, répondit l'artiste. Je sais bien que je ne lui ressemble pas ; je le sais parfaitement bien. Je serais même fâché de lui ressembler. Vous levez les épaules ?... Je vous dis la vérité. Une fatalité pèse sur les distinctions physiques et intellectuelles, cette sorte de fatalité qui suit à la piste à travers l'histoire les faux pas des rois. Il vaut mieux ne pas être différent de ses contemporains. Les laids et les sots sont les mieux partagés sous ce rapport dans ce monde. Ils peuvent s'asseoir à leur aise et bâiller au spectacle. S'ils ne savent rien de la victoire, la connaissance de la défaite leur est épargnée. Ils vivent comme nous voudrions vivre, sans être troublés, indifférents et tranquilles. Il n'importunent personne, ni ne sont importunés. Mais vous, avec votre rang et votre fortune, Harry, moi, avec mon cerveau tel qu'il est, mon art aussi imparfait qu'il puisse être, Dorian Gray avec sa beauté, nous souffrirons tous pour ce que les dieux nous ont donné, nous souffrirons terriblement... − Dorian Gray ? Est−ce son nom, demanda lord Henry, en allant vers Basil Hallward. − Oui, c'est son nom. Je n'avais pas l'intention de vous le dire. − Et pourquoi ? − Oh ! je ne puis vous l'expliquer. Quand j'aime quelqu'un intensément, je ne dis son nom à personne. C'est presque une trahison. J'ai appris à aimer le secret. Il me semble que c'est la seule chose qui puisse nous faire la vie moderne mystérieuse ou merveilleuse. La plus commune des choses nous paraît exquise si quelqu'un nous la cache. Quand je quitte cette ville, je ne dis à personne où je vais : en le faisant, je perdrais tout mon plaisir. C'est une mauvaise habitude, je l'avoue, mais en quelque sorte, elle apporte dans la vie une part de romanesque... Je suis sûr que vous devez me croire fou à m'entendre parler ainsi ?... − Pas du tout, répondit lord Henry, pas du tout, mon cher Basil. Vous semblez oublier que je suis marié et que le seul charme du mariage est qu'il fait une vie de déception absolument nécessaire aux deux parties. Je ne sais jamais où est ma femme, et ma femme ne sait jamais ce que je fais. Quand nous nous rencontrons − et nous nous rencontrons de temps à autre, quand nous dînons ensemble dehors, ou que nous allons chez le duc − nous nous contons les plus absurdes histoires de l'air le plus sérieux du monde. Dans cet ordre d'idées, ma femme m'est supérieure. Elle n'est jamais embarrassée pour les dates, et je le suis toujours ; quand elle s'en rend compte, elle ne me fait point de scène ; parfois je désirerais qu'elle m'en fît ; mais elle se contente de me rire au nez. − Je n'aime pas cette façon de parler de votre vie conjugale, Harry, dit Basil Hallward en allant vers la porte conduisant au jardin. Je vous crois un très bon mari honteux de ses propres vertus. Vous êtes un être vraiment extraordinaire. Vous ne dites jamais une chose morale, et jamais vous ne faites une chose mauvaise. Votre cynisme est simplement une pose. − Être naturel est aussi une pose, et la plus irritante que je connaisse, s'exclama en riant lord Henry. Les deux jeunes gens s'en allèrent ensemble dans le jardin et s'assirent sur un long siège de bambou posé à l'ombre d'un buisson de lauriers. Le soleil glissait sur les feuilles polies ; de blanches marguerites tremblaient sur le gazon. Après un silence, lord Henry tira sa montre. − Je dois m'en aller, Basil, murmura−t−il, mais avant de partir, j'aimerais avoir une réponse à la question que je vous ai posée tout à l'heure. − Quelle question, dit le peintre, restant les yeux fixés à terre ? − Vous la savez... − Mais non, Harry. − Bien, je vais vous la redire. J'ai besoin que vous m'expliquiez pourquoi vous ne voulez pas exposer le portrait de Dorian Gray. Je désire en connaître la vraie raison. − Je vous l'ai dite. − Non pas. Vous m'avez dit que c'était parce qu'il y avait beaucoup trop de vous−même dans ce portrait. Cela est enfantin... − Harry, dit Basil Hallward, le regardant droit dans les yeux, tout portrait peint compréhensivement est un portrait de l'artiste, non du modèle. Le modèle est purement l'accident, l'occasion. Ce n'est pas lui qui est révélé par le peintre ; c'est plutôt le peintre qui, sur la toile colorée, se révèle lui−même. La raison pour laquelle je n'exhiberai pas ce portrait consiste dans la terreur que j'ai de montrer par lui le secret de mon âme ! Lord Henry se mit à rire... − Et quel est−il ? − Je vous le dirai, répondit Hallward, la figure assombrie. − Je suis tout oreilles, Basil, continua son compagnon. − Oh ! c'est vraiment peu de chose, Harry, repartit le peintre et je crois bien que vous ne le comprendrez point. Peut−être à peine le croirez−vous... Lord Henry sourit ; se baissant, il cueillit dans le gazon une marguerite aux pétales roses et l'examinant : − Je suis tout à fait sûr que je comprendrai cela, dit−il, en regardant attentivement le petit disque doré, aux pétales blancs, et quant à croire aux choses, je les crois toutes, pourvu qu'elles soient incroyables. Le vent détacha quelques fleurs des arbustes et les lourdes grappes de lilas se balancèrent dans l'air languide. Une cigale stridula près du mur, et, comme un fil bleu, passa une longue et mince libellule dont on entendit frémir les brunes ailes de gaze. Lord Henry restait silencieux comme s'il avait voulu percevoir les battements du cœur de Basil Hallward, se demandant ce qui allait se passer. − Voici l'histoire, dit le peintre après un temps. Il y a deux mois, j'allais en soirée chez Lady Brandon. Vous savez que nous autres, pauvres artistes, nous avons à nous montrer dans le monde de temps à autre, juste assez pour prouver que nous ne sommes pas des sauvages. Avec un habit et une cravate blanche, tout le monde, même un agent de change, peut en arriver à avoir la réputation d'un être civilisé. J'étais donc dans le salon depuis une dizaine de minutes, causant avec des douairières lourdement parées ou de fastidieux académiciens, quand soudain je perçus obscurément que quelqu'un m'observait. Je me tournai à demi et pour la première fois, je vis Dorian Gray. Nos yeux se rencontrèrent et je me sentis pâlir. Une singulière terreur me poignit... Je compris que j'étais en face de quelqu'un dont la simple personnalité était si fascinante que, si je me laissais faire, elle m'absorberait en entier, moi, ma nature, mon âme et mon talent même. Je ne veux aucune ingérence extérieure dans mon existence. Vous savez, Harry, combien ma vie est indépendante. J'ai toujours été mon maître − je l'avais, tout au moins toujours été, jusqu'au jour de ma rencontre avec Dorian Gray. Alors...mais je ne sais comment vous expliquer ceci... Quelque chose semblait me dire que ma vie allait traverser une crise terrible. J'eus l'étrange sensation que le destin me réservait d'exquises joies et des chagrins exquis. Je m'effrayai et me disposai à quitter le salon. Ce n'est pas ma conscience qui me faisait agir ainsi, il y avait une sorte de lâcheté dans mon action. Je ne vis point d'autre issue pour m'échapper. − La conscience et la lâcheté sont réellement les mêmes choses, Basil. La conscience est le surnom de la fermeté. C'est tout. − Je ne crois pas cela, Harry, et je pense que vous ne le croyez pas non plus. Cependant, quel qu'en fut alors le motif − c'était peut−être l'orgueil, car je suis très orgueilleux − je me précipitai vers la porte. Là, naturellement, je me heurtai contre lady Brandon. «Vous n'avez pas l'intention de partir si vite, M. Hallward», s'écria−t−elle... Vous connaissez le timbre aigu de sa voix ?... − Oui, elle me fait l'effet d'être un paon en toutes choses, excepté en beauté, dit lord Henry, effeuillant la marguerite de ses longs doigts nerveux... − Je ne pus me débarrasser d'elle. Elle me présenta à des Altesses, et à des personnes portant Étoiles et Jarretières, à des dames mûres, affublées de tiares gigantesques et de nez de perroquets... Elle parla de moi comme de son meilleur ami. Je l'avais seulement rencontrée une fois auparavant, mais elle s'était mis en tête de me lancer. Je crois que l'un de mes tableaux avait alors un grand succès et qu'on en parlait dans les journaux de deux sous qui sont, comme vous le savez, les étendards d'immortalité du dix−neuvième siècle. Soudain, je me trouvai face à face avec le jeune homme dont la personnalité m'avait si singulièrement intrigué ; nous nous touchions presque ; de nouveau nos regards se rencontrèrent. Ce fut indépendant de ma volonté, mais je demandai à Lady Brandon de nous présenter l'un à l'autre. Peut−être après tout, n'était−ce pas si téméraire, mais simplement inévitable. Il est certain que nous nous serions parlé sans présentation préalable ; j'en suis sûr pour ma part, et Dorian plus tard me dit la même chose ; il avait senti, lui aussi, que nous étions destinés à nous connaître. − Et comment lady Brandon vous parla−t−elle de ce merveilleux jeune homme, demanda l'ami. Je sais qu'elle a la marotte de donner un précis rapide de chacun de ses invités. Je me souviens qu'elle me présenta une fois à un apoplectique et truculent gentleman, couvert d'ordres et de rubans et sur lui, me souffla à l'oreille, sur un mode tragique, les plus abasourdissants détails, qui durent être perçus de chaque personne alors dans le salon. Cela me mit en fuite ; j'aime connaître les gens par moi−même... Lady Brandon traite exactement ses invités comme un commissaire−priseur ses marchandises. Elle explique les manies et coutumes de chacun, mais oublie naturellement tout ce qui pourrait vous intéresser au personnage. − Pauvre lady Brandon ! Vous êtes dur pour elle, observa nonchalamment Hallward. − Mon cher ami, elle essaya de fonder un salon et elle ne réussit qu'à ouvrir un restaurant. Comment pourrais−je l'admirer ?... Mais, dites−moi, que vous confia−t−elle sur M. Dorian Gray ? − Oh ! quelque chose de très vague dans ce genre : «Charmant garçon ! Sa pauvre chère mère et moi, étions inséparables. Tout à fait oublié ce qu'il fait, ou plutôt, je crains...qu'il ne fasse rien ! Ah ! si, il joue du piano... Ne serait−ce pas plutôt du violon, mon cher M. Gray ?» Nous ne pûmes tous deux nous empêcher de rire et du coup nous devînmes amis. − L'hilarité n'est pas du tout un mauvais commencement d'amitié, et c'est loin d'en être une mauvaise fin, dit le jeune lord en cueillant une autre marguerite. Hallward secoua la tête... − Vous ne pouvez comprendre, Harry, murmura−t−il, quelle sorte d'amitié ou quelle sorte de haine cela peut devenir, dans ce cas particulier. Vous n'aimez personne, ou, si vous le préférez, personne ne vous intéresse. − Comme vous êtes injuste ! s'écria lord Henry, mettant en arrière son chapeau et regardant au ciel les petits nuages, qui, comme les floches d'écheveau d'une blanche soie luisante, fuyaient dans le bleu profond de turquoise de ce ciel d'été. «Oui, horriblement injuste !... J'établis une grande différence entre les gens. Je choisis mes amis pour leur bonne mine, mes simples camarades pour leur caractère, et mes ennemis pour leur intelligence ; un homme ne saurait trop attacher d'importance au choix de ses ennemis ; je n'en ai point un seul qui soit un sot ; ce sont tous hommes d'une certaine puissance intellectuelle et, par conséquent, ils m'apprécient. Est−ce très vain de ma part d'agir ainsi ! Je crois que c'est plutôt...vain.» − Je pense que ça l'est aussi Harry. Mais m'en référant à votre manière de sélection, je dois être pour vous un simple camarade. − Mon bon et cher Basil, vous m'êtes mieux qu'un camarade... − Et moins qu'un ami : Une sorte de...frère, je suppose ! − Un frère !... Je me moque pas mal des frères !... Mon frère aîné ne veut pas mourir, et mes plus jeunes semblent vouloir l'imiter. − Harry ! protesta Hallward sur un ton chagrin. − Mon bon, je ne suis pas tout à fait sérieux. Mais je ne puis m'empêcher de détester mes parents ; je suppose que cela vient de ce que chacun de nous ne peut supporter de voir d'autres personnes ayant les mêmes défauts que soi−même. Je sympathise tout à fait avec la démocratie anglaise dans sa rage contre ce qu'elle appelle les vices du grand monde. La masse sent que l'ivrognerie, la stupidité et l'immoralité sont sa propriété, et si quelqu'un d'entre nous assume l'un de ces défauts, il paraît braconner sur ses chasses... Quand ce pauvre Southwark vint devant la «Cour du Divorce» l'indignation de cette même masse fut absolument magnifique − et je suis parfaitement convaincu que le dixième du peuple ne vit pas comme il conviendrait. − Je n'approuve pas une seule des paroles que vous venez de prononcer, et, je sens, Harry, que vous ne les approuvez pas plus que moi. Lord Henry caressa sa longue barbe brune taillée en pointe, et tapotant avec sa canne d'ébène ornée de glands sa bottine de cuir fin : − Comme vous êtes bien anglais Basil ! Voici la seconde fois que vous me faites cette observation. Si l'on fait part d'une idée à un véritable Anglais − ce qui est toujours une chose téméraire − il ne cherche jamais à savoir si l'idée est bonne ou mauvaise ; la seule chose à laquelle il attache quelque importance est de découvrir ce que l'on en pense soi−même. D'ailleurs la valeur d'une idée n'a rien à voir avec la sincérité de l'homme qui l'exprime. À la vérité, il y a de fortes chances pour que l'idée soit intéressante en proportion directe du caractère insincère du personnage, car, dans ce cas elle ne sera colorée par aucun des besoins, des désirs ou des préjugés de ce dernier. Cependant, je ne me propose pas d'aborder les questions politiques, sociologiques ou métaphysiques avec vous. J'aime mieux les personnes que leurs principes, et j'aime encore mieux les personnes sans principes que n'importe quoi au monde. Parlons encore de M. Dorian Gray. L'avez−vous vu souvent ? − Tous les jours. Je ne saurais être heureux si je ne le voyais chaque jour. Il m'est absolument nécessaire. − Vraiment curieux ! Je pensais que vous ne vous souciez d'autre chose que de votre art... − Il est tout mon art, maintenant, répliqua le peintre, gravement ; je pense quelquefois, Harry, qu'il n'y a que deux ères de quelque importance dans l'histoire du monde. La première est l'apparition d'un nouveau moyen d'art, et la seconde l'avènement d'une nouvelle personnalité artistique. Ce que la découverte de la peinture fut pour les Vénitiens, la face d'Antinoüs pour l'art grec antique, Dorian Gray me le sera quelque jour. Ce n'est pas simplement parce que je le peins, que je le dessine ou que j'en prends des esquisses ; j'ai fait tout cela d'abord. Il m'est beaucoup plus qu'un modèle. Cela ne veut point dire que je sois peu satisfait de ce que j'ai fait d'après lui ou que sa beauté soit telle que l'Art ne la puisse rendre. Il n'est rien que l'Art ne puisse rendre, et je sais fort bien que l’œuvre que j'ai faite depuis ma rencontre avec Dorian Gray est une belle oeuvre, la meilleure de ma vie. Mais, d'une manière indécise et curieuse − je m'étonnerais que vous puissiez me comprendre − sa personne m'a suggéré une manière d'art entièrement nouvelle, un mode d'expression entièrement nouveau. Je vois les choses différemment ; je les pense différemment. Je puis maintenant vivre une existence qui m'était cachée auparavant. «Une forme rêvée en des jours de pensée» qui a dit cela ? Je ne m'en souviens plus ; mais c'est exactement ce que Dorian Gray m'a été. La simple présence visible de cet adolescent − car il ne me semble guère qu'un adolescent, bien qu'il ait plus de vingt ans − la simple présence visible de cet adolescent !... Ah ! Je m'étonnerais que vous puissiez vous rendre compte de ce que cela signifie ! Inconsciemment, il définit pour moi les lignes d'une école nouvelle, d'une école qui unirait la passion de l'esprit romantique à la perfection de l'esprit grec. L'harmonie du corps et de l'âme, quel rêve !... Nous, dans notre aveuglement, nous avons séparé ces deux choses et avons inventé un réalisme qui est vulgaire, une idéalité qui est vide ! Harry ! Ah ! si vous pouviez savoir ce que m'est Dorian Gray !... Vous vous souvenez de ce paysage, pour lequel Agnew m'offrit une somme si considérable, mais dont je ne voulus me séparer. C'est une des meilleures choses que j'aie jamais faites. Et savez−vous pourquoi ? Parce que, tandis que je le peignais, Dorian Gray était assis à côté de moi. Quelque subtile influence passa de lui en moi−même, et pour la première fois de ma vie, je surpris dans le paysage ce je ne sais quoi que j'avais toujours cherché... et toujours manqué. − Basil, cela est stupéfiant ! Il faut que je voie ce Dorian Gray !... Hallward se leva de son siège et marcha de long en large dans le jardin... Il revint un instant après... − Harry, dit−il, Dorian Gray m'est simplement un motif d'art ; vous, vous ne verriez rien en lui ; moi, j'y vois tout. Il n'est jamais plus présent dans ma pensée que quand je ne vois rien de lui me le rappelant. Il est une suggestion comme je vous l'ai dit, d'une nouvelle manière. Je le trouve dans les courbes de certaines lignes, dans l'adorable et le subtil de certaines nuances. C'est tout. − Alors, pourquoi ne voulez−vous point exposer son portrait, demanda de nouveau lord Henry. − Parce que sans le vouloir, j'ai mis dans cela quelque expression de toute cette étrange idolâtrie artistique dont je ne lui ai jamais parlé. Il n'en sait rien ; il l'ignorera toujours. Mais le monde peut la deviner, et je ne veux découvrir mon âme aux bas regards quêteurs ; mon cœur ne sera jamais mis sous un microscope... Il y a trop de moi−même dans cette chose, Harry − trop de moi−même !... − Les poètes ne sont pas aussi scrupuleux que vous l'êtes ; ils savent combien la passion utilement divulguée aide à la vente. Aujourd'hui un cœur brisé se tire à plusieurs éditions. − Je les hais pour cela, clama Hallward... Un artiste doit créer de belles choses, mais ne doit rien mettre de lui−même en elles. Nous vivons dans un âge où les hommes ne voient l'art que sous un aspect autobiographique. Nous avons perdu le sens abstrait de la beauté. Quelque jour je montrerai au monde ce que c'est et pour cette raison le monde ne verra jamais mon portrait de Dorian Gray. − Je pense que vous avez tort, Basil, mais je ne veux pas discuter avec vous. Je ne m'occupe que de la perte intellectuelle... Dites−moi, Dorian Gray vous aime−t−il ?... Le peintre sembla réfléchir quelques instants. − Il m'aime, répondit−il après une pause, je sais qu'il m'aime... Je le flatte beaucoup, cela se comprend. Je trouve un étrange plaisir à lui dire des choses que certes je serais désolé d'avoir dites. D'ordinaire, il est tout à fait charmant avec moi, et nous passons des journées dans l'atelier à parler de mille choses. De temps à autre, il est horriblement étourdi et semble trouver un réel plaisir à me faire de la peine. Je sens, Harry, que j'ai donné mon âme entière à un être qui la traite comme une fleur à mettre à son habit, comme un bout de ruban pour sa vanité, comme la parure d'un jour d'été... − Les jours d'été sont bien longs, souffla lord Henry... Peut−être vous fatiguerez−vous de lui plutôt qu'il ne le voudra. C'est une triste chose à penser, mais on ne saurait douter que l'esprit dure plus longtemps que la beauté. Cela explique pourquoi nous prenons tant de peine à nous instruire. Nous avons besoin, pour la lutte effrayante de la vie, de quelque chose qui demeure, et nous nous emplissons l'esprit de ruines et de faits, dans l'espérance niaise de garder notre place. L'homme bien informé : voilà le moderne idéal... Le cerveau de cet homme bien informé est une chose étonnante. C'est comme la boutique d'un bric−à−brac, où l'on trouverait des monstres et...de la poussière, et toute chose cotée au−dessus de sa réelle valeur. «Je pense que vous vous fatiguerez le premier, tout de même... Quelque jour, vous regarderez votre ami et il vous semblera que «ça n'est plus ça» ; vous n'aimerez plus son teint, ou toute autre chose... Vous le lui reprocherez au fond de vous−même et finirez par penser qu'il s'est mal conduit envers vous. Le jour suivant, vous serez parfaitement calme et indifférent. C'est regrettable, car cela vous changera... Ce que vous m'avez dit est tout à fait un roman, un roman d'art, l'appellerai−je, et le désolant de cette manière de roman est qu'il vous laisse un souvenir peu romanesque...» − Harry, ne parlez pas comme cela. Aussi longtemps que Dorian Gray existera, je serai dominé par sa personnalité. Vous ne pouvez sentir de la même façon que moi. Vous changez trop souvent. − Eh mon cher Basil, c'est justement à cause de cela que je sens. Ceux qui sont fidèles connaissent seulement le côté trivial de l'amour ; c'est la trahison qui en connaît les tragédies. Et lord Henry frottant une allumette sur une jolie boîte d'argent, commença à fumer avec la placidité d'une conscience tranquille et un air satisfait, comme s'il avait défini le monde en une phrase. Un vol piaillant de passereaux s'abattit dans le vert profond des lierres... Comme une troupe d'hirondelles, l'ombre bleue des nuages passa sur le gazon... Quel charme s'émanait de ce jardin ! Combien, pensait lord Henry, étaient délicieuses les émotions des autres ! beaucoup plus délicieuses que leurs idées, lui semblait−il. Le soin de sa propre âme et les passions de ses amis, telles lui paraissaient être les choses notables de la vie. Il se représentait, en s'amusant à cette pensée, le lunch assommant que lui avait évité sa visite chez Hallward ; s'il était allé chez sa tante, il eût été sûr d'y rencontrer lord Goodbody, et la conversation entière aurait roulé sur l'entretien des pauvres, et la nécessité d'établir des maisons de secours modèles. Il aurait entendu chaque classe prêcher l'importance des différentes vertus, dont, bien entendu, l'exercice ne s'imposait point à elles−mêmes. Le riche aurait parlé sur la nécessité de l'épargne, et le fainéant éloquemment vaticiné sur la dignité du travail... Quel inappréciable bonheur d'avoir échappé à tout cela ! Soudain, comme il pensait à sa tante, une idée lui vint. Il se tourna vers Hallward... − Mon cher ami, je me souviens. − Vous vous souvenez de quoi, Harry ? − Où j'entendis le nom de Dorian Gray. − Où était−ce ? demanda Hallward, avec un léger froncement de sourcils... − Ne me regardez pas d'un air si furieux, Basil... C'était chez ma tante, Lady Agathe. Elle me dit qu'elle avait fait la connaissance d'un «merveilleux» jeune homme qui voulait bien l'accompagner dans le East−End et qu'il s'appelait Dorian Gray. Je puis assurer qu'elle ne me parla jamais de lui comme d'un beau jeune homme. Les femmes ne se rendent pas un compte exact de ce que peut être un beau jeune homme ; les braves femmes tout au moins... Elle me dit qu'il était très sérieux et qu'il avait un bon caractère. Je m'étais du coup représenté un individu avec des lunettes et des cheveux plats, des taches de rousseur, se dandinant sur d'énormes pieds... J'aurais aimé savoir que c'était votre ami. − Je suis heureux que vous ne l'ayez point su. − Et pourquoi ? − Je ne désire pas que vous le connaissiez. − Vous ne désirez pas que je le connaisse ?... − Non... − M. Dorian Gray est dans l'atelier, monsieur, dit le majordome en entrant dans le jardin. − Vous allez bien être forcé de me le présenter, maintenant, s'écria en riant lord Henry. Le peintre se tourna vers le serviteur qui restait au soleil, les yeux clignotants : − Dites à M. Gray d'attendre, Parker ; je suis à lui dans un moment. L'homme s'inclina et retourna sur ses pas. Hallward regarda lord Henry... − Dorian Gray est mon plus cher ami, dit−il. C'est une simple et belle nature. Votre tante a eu parfaitement raison de dire de lui ce que vous m'avez rapporté... Ne me le gâtez pas ; n'essayez point de l'influencer ; votre influence lui serait pernicieuse. Le monde est grand et ne manque pas de gens intéressants. Ne m'enlevez pas la seule personne qui donne à mon art le charme qu'il peut posséder ; ma vie d'artiste dépend de lui. Faites attention, Harry, je vous en conjure... Il parlait à voix basse et les mots semblaient jaillir de ses lèvres malgré sa volonté... − Quelle bêtise me dites−vous, dit lord Henry souriant, et prenant Hallward par le bras, il le conduisit presque malgré lui dans la maison. Source: InLibroVeritas