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EN éCOUTANT LA RUE
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Photo: D_après: parisrues.com
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Nous étions réunis quelques amis, artistes et poètes, et nous causions de ce qui, en ce moment de très particulière folie, préoccupe le monde. Au dehors, dans la rue, la foule roulait ses vagues déferlantes et hurlantes. Les murs des maisons en étaient ébranlés ; les glaces des appartements vibraient comme des orgues. Mais aucune clameur de menace ne montait de cette tempête humaine. Rien que des cris pacifiques, des acclamations joyeuses. Et ces acclamations étaient si notoirement, si merveilleusement joyeuses, que plusieurs, parmi ceux qui les poussaient, mouraient étouffés, congestionnés ou piétinés, afin de bien démontrer le désir de paix de la France. Quelqu'un dit : « Si un empereur encore tout imprégné des rudes idées du moyen âge, ou un roi près de la faillite ou un ambitieux quelconque, comptait sur ces fêtes et sur notre enthousiasme provocateur pour y trouver un prétexte à déchaîner sur nous la guerre, je crois qu'il s'est grossièrement trompé. Le mouvement est donné, le courant établi : il va vers les grandes lumières de la paix. Et celui qui tenterait de détourner sa marche serait bien mal avisé, j'imagine. D'ailleurs, moi, je crois que la guerre est impossible aujourd'hui. » L'un de nous objecta : « Tout le monde la prépare ; tout le monde la désire... -Oui, mais personne n'ose la déclarer. Et voici pourquoi. Aucune armée n'est prête à se battre... J'ai suivi, cette année, les grandes manoeuvres. Rien, dans cette opération, n'est laissé au hasard ; tout y est prévu, calculé, combiné - la victoire comme la défaite - selon des ordonnances préalablement fixées dans les bureaux du ministère. Les masses humaines qu'on y fait évoluer sont relativement peu embarrassantes, - trente mille hommes -, inférieures de beaucoup à ce qu'elles seraient en temps de guerre. Tous les services devraient fonctionner à merveille. Eh bien, nous crevions de faim. Les distributions de vivres n'avaient lieu, la plupart du temps, qu'à minuit. Jamais l'intendance n'arrivait à l'heure. Notez qu'en Allemagne c'est la même chose. Imaginez une guerre et cinq cent mille hommes de chaque côté seulement. Or, si l'intendance est incapable de ravitailler trente mille soldats, comment fera-t-elle pour en nourrir cinq cent mille, alors qu'il lui faudra compter sur l'imprévu ?... Je vois très bien ceci : le combat cessant, faute de combattants. Nous ne pouvons nous figurer les surprises de tout genre que nous réserve le maniement de ces innombrables armées... Croyez bien que les spécialistes se rendent compte de ces difficultés techniques, et que cette terrible inconnue de l'armée moderne n'est pas sans glacer un peu leur enthousiasme... Mais il y a une autre raison... Il y a quelques années, j'étais de passage à Cherbourg. Ce jour-là, justement, on y faisait des expériences de mélinite. J'obtins d'y assister... Un grand ponton, une immense ancienne frégate de quatre mille tonnes avait été conduite au large. On tira sur elle un obus, un seul obus chargé de mélinite. L'obus atteignit le ponton en plein bordage. Lorsque la fumée fut dissipée, je ne vis plus rien sur la mer. Le ponton avait disparu, s'était évanoui comme une trappe de féerie. Ce n'est que quelques minutes après la terrible secousse que je pus apercevoir des débris émiettés, des épaves déchiquetées, flottant sur les eaux redevenues calmes. Et je compris que pas une ville ne resterait debout, que les forêts seraient fauchées, que le silence se ferait sur la terre. J'emportai de ce spectacle et des visions soudaines qu'il mit dans mon esprit l'impression que la guerre qui emploie de tels moyens de destruction est impossible. -Toujours le paradoxe ! -Ce n'est pas un paradoxe... Écoutez-moi et comprenez-moi... Je suis persuadé qu'il existe dans la nature une force mystérieuse pour nous, une force que nous ne connaissons pas encore - car, que connaissons-nous ? -, une force qui n'est peut-être, après tout, que la Vie, et contre laquelle, à de certains moments d'excessive épouvante, se brise le génie destructeur de l'homme... La Vie aime la Mort, elle a besoin de la Mort, comme la terre de fumier, puisque c'est de la Mort qu'elle tire chaque jour, à toute heure, son renouveau de jeunesse et ses énergies de fécondité. Mais elle est plus forte que la Mort. Elle la dirige, la maintient, la contient dans un équilibre constant et dans une parfaite harmonie... Tenez, voulez-vous, pouvez- vous m'expliquer comment et pourquoi se terminent les épidémies de choléra, par exemple ?... Les savants nous disent comment elles arrivent, mais comment s'en vont-elles ? Non, non, il y a quelque chose que nous ne comprenons pas et qui nous protège, et qui domine la folie des peuples et les caprices des empereurs et l'avidité de la Mort. Et je crois que nous touchons à un de ces moments où, le guerre éclatant, l'harmonie entre la Vie et la Mort serait rompue. Et la nature proteste, non point par bonté, car elle ignore la bonté, mais par nécessité. Et elle dit à l'homme : « Tu n'iras pas plus loin dans la Mort, car il faut que je triomphe au-dessus de tes épouvantes, et que je resplendisse toujours, dans la lumière éternelle !... » Savez-vous pourquoi cette foule, de qui l'attitude vous étonne, cette foule prête à toutes les extravagances, à tous les emballements, reste calme dans son ivresse et pacifique dans ses hurlements ?... C'est qu'elle obéit, inconsciemment, aux influences de cette force mystérieuse dont un Pasteur ou un Berthelot nous diront peut-être un jour, les lois naturelles, et qu'ils appliqueront, peut-être, au bonheur raisonné de l'humanité... » Dans la rue, la foule, encore accrue, roulait ses flots humains, battait les murs de ses vagues déferlantes et redoublées. On n'entendait qu'un sourd grondement, un grondement de mer s'engouffrant dans les cavernes des falaises, et par-dessus ce bruit énorme, où toutes les voix confondues ne faisaient plus qu'un formidable et monotone souffle d'orage, nous distinguions, de temps en temps, ces cris : « Vive la Russie ! Vive la France ! » auxquels répondaient des voix plus grêles, chantant et scandant le refrain connu : « Ah ! la pau... la pau... » L'Écho de Paris, 24 octobre 1893.
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