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DE L'ESPRIT DES LOIS

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CHAPITRE III. De la tyrannie. IL y a deux sortes de tyrannie ; une réelle, qui consiste dans la violence du gouvernement ; & une d'opinion, qui se fait sentir lorsque ceux qui gouvernent établissent des choses qui choquent la maniere de penser d'une nation. Dion dit qu'Auguste voulut se faire appeller Romulus ; mais qu'ayant appris que le peuple craignoit qu'il ne voulût se faire roi, il changea de dessein. Les premiers Romains ne vouloient point de roi, parce qu'ils n'en pouvoient souffrir la puissance : les Romains d'alors ne vouloient point de roi, pour n'en point souffrir les manieres. Car, quoique César, les triumvirs, Auguste, fussent de véritables rois, ils avoient gardé tout l'extérieur de l'égalité, & leur vie privée contenoit une espece d'opposition avec le faste des rois d'alors : &, quand ils ne vouloient point de roi, cela signifioit qu'ils vouloient garder leurs manieres, & ne pas prendre celles des peuples d'Afrique & d'Orient. Dion ([680]) nous dit que le peuple Romain étoit indigné contre Auguste, à cause de certaines loix trop dures qu'il avoit faites : mais que, sitôt qu'il eut fait revenir le comédien Pylade, que les factions avoient chassé de la ville, le mécontentement cessa. Un peuple pareil sentoit plus vivement la tyrannie lorsqu'on chassoit un baladin, que lorsqu'on lui ôtoit toutes ses loix. CHAPITRE IV. Ce que c'est que l'esprit général. PLUSIEURS choses gouvernent les hommes, le climat, la religion, les loix, les maximes du gouvernement, les exemples des choses passées, les moeurs, les manieres ; d'où il se forme un esprit général qui en résulte. A mesure que, dans chaque nation, une de ces causes agit avec plus de force, les autres lui cedent d'autant. La nature & le climat dominent presque seuls sur les sauvages ; les manieres gouvernent les Chinois ; les loix tyrannisent le Japon ; les moeurs donnoient autrefois le ton dans Lacédémone ; les maximes du gouvernement & les moeurs anciennes le donnoient dans Rome. CHAPITRE V. Combien il faut être attentif à ne point changer l'esprit général d'une nation. S'IL y avoit dans le monde une nation qui eût une humeur sociable, une ouverture de coeur, une joie dans la vie, un goût, une facilité à communiquer ses pensées ; qui fût vive, agréable, enjouée, quelquefois imprudente, souvent indiscrete ; & qui eût avec cela du courage, de la générosité, de la franchise, un certain point d'honneur ; il ne faudroit point chercher à gêner par des loix ses manieres, pour ne point gêner ses vertus. Si, en général, le caractere est bon, qu'importe de quelques défauts qui s'y trouvent. On y pourroit contenir les femmes, faire des loix pour corriger leurs moeurs, & borner leur luxe : mais qui sçait si on n'y perdroit pas un certain goût, qui seroit la source des richesses de la nation, & une politesse qui attire chez elle les étrangers ? C'est au législateur à suivre l'esprit de la nation, lors-qu'il n'est pas contraire aux principes du gouvernement ; car nous ne faisons rien de mieux que ce que nous faisons librement, en suivant notre génie naturel. Qu'on donne un esprit de pédanterie à une nation naturellement gaie, l'état n'y gagnera rien, ni pour le dedans, ni pour le dehors. Laissez-lui faire les choses frivoles sérieusement, & gaiement les choses sérieuses. CHAPITRE VI. Qu'il ne faut pas tout corriger. QU'ON nous laisse comme nous sommes, disoit un gentilhomme d'une nation qui ressemble beaucoup à celle dont nous venons de donner une idée. La nature répare tout. Elle nous a donné une vivacité capable d'offenser, & propre à nous faire manquer à tous les égards ; cette même vivacité est corrigée par la politesse qu'elle nous procure, en nous inspirant du goût pour le monde, & sur-tout pour le commerce des femmes. Qu'on nous laisse tels que nous sommes. Nos qualités indiscretes, jointes à notre peu de malice, font que les loix qui gêneroient l'humeur sociable parmi nous ne seroient point convenables. CHAPITRE VII. Des Athéniens & des Lacédémoniens. LES Athéniens, continuoit ce gentilhomme, étoient un peuple qui avoit quelque rapport avec le nôtre. Il mettoit de la gaieté dans les affaires ; un trait de raillerie lui plaisoit sur la tribune, comme sur le théâtre. Cette vivacité qu'il mettoit dans les conseils, il la portoit dans l'exécution. Le caractere des Lacédémoniens étoit grave, sérieux, sec, taciturne. On n'auroit pas plus tiré parti d'un Athénien en l'ennuyant, que d'un Lacédémonien en le divertissant. CHAPITRE VIII. Effets de l'humeur sociable. PLUS les peuples se communiquent, plus ils changent aisément de manieres, parce que chacun est plus un spectacle pour un autre ; on voit mieux les singularités des individus. Le climat qui fait qu'une nation aime à se communiquer fait aussi qu'elle aime à changer ; & ce qui fait qu'une nation aime à changer fait aussi qu'elle se forme le goût. La société des femmes gâte les moeurs, & forme le goût : l'envie de plaire plus que les autres établit les parures ; & l'envie de plaire plus que soi-même établit les modes. Les modes sont un objet important : à force de se rendre l'esprit frivole, on augmente sans cesse les branches de son commerce ([681]). CHAPITRE IX. De la vanité & de l'orgueil des nations. LA vanité est un aussi bon ressort pour un gouvernement, que l'orgueil en est un dangereux. Il n'y a pour cela qu'à le représenter, d'un côté, les biens sans nombre qui résultent de la vanité ; de-là le luxe, l'industrie, les arts, les modes, la politesse, le goût : &, d'un autre côté, les maux infinis qui naissent de l'orgueil de certaines nations ; la paresse, la pauvreté, l'abandon de tout, la destruction des nations que le hasard a fait tomber entre leurs mains, & de la leur même. La paresse ([682]) est l'effet de l'orgueil ; le travail est une suite de la vanité : l'orgueil d'un Espagnol le portera à ne pas travailler ; la vanité d'un François le portera à sçavoir travailler mieux que les autres. Toute nation paresseuse est grave ; car ceux qui ne travaillent pas se regardent comme souverains de ceux qui travaillent. Examinez toutes les nations ; & vous verrez que, dans la plupart, la gravité, l'orgueil & la paresse marchent du même pas. Les peuples d'Achim ([683]) sont fiers & paresseux : ceux qui n'ont point d'esclaves en louent un, ne fût-ce que pour faire cent pas, & porter deux pintes de riz ; ils se croiroient déshonorés s'ils le portoient eux-mêmes. Il y a plusieurs endroits de la terre où l'on se laisse croître les ongles, pour marquer que l'on ne travaille point. Les femmes des Indes ([684]) croient qu'il est honteux pour elles d'apprendre à lire : c'est l'affaire, disent-elles, des esclaves qui chantent des cantiques dans les pagodes. Dans une caste, elles ne filent point ; dans une autre, elles ne font que des paniers & des nattes, elles ne doivent pas même piler le riz ; dans d'autres, il ne faut pas qu'elles aillent quérir de l'eau. L'orgueil y a établi ses regles, & il les fait suivre. Il n'est pas nécessaire de dite que les qualités morales ont des effets différens, selon qu'elles sont unies à d'autres : ainsi l'orgueil, joint à une vaste ambition, à la grandeur des idées, &c. produisit chez les Romains les effets que l'on sçait. CHAPITRE X. Du caractere des Espagnols, & de celui des Chinois. LES divers caracteres des nations sont mêlés de vertus & de vices, de bonnes & de mauvaises qualités. Les heureux mêlanges sont ceux dont il résulte de grands biens ; & souvent on ne les soupçonneroit pas : il y en a dont il résulte de grands maux, & qu'on ne soupçonneroit pas non plus. La bonne foi des Espagnols a été fameuse dans tous les temps. Justin ([685]) nous parle de leur fidélité à garder les dépôts ; ils ont souvent souffert la mort pour les tenir secrets. Cette fidélité qu'ils avoient autrefois, ils l'ont encore aujourd'hui. Toutes les nations qui commercent à Cadix confient leur fortune aux Espagnols ; elles ne s'en sont jamais repenties. Mais cette qualité admirable, jointe à leur paresse, forme un mélange dont il résulte des effets qui leur sont pernicieux : les peuples de l'Europe font, sous leurs yeux, tout le commerce de leur monarchie. Le caractere des Chinois forme un autre mêlange, qui est en contraste avec le caractere des Espagnols ; Leur vie précaire ([686]) fait qu'ils ont une activité prodigieuse, & un desir si excessif du gain, qu'aucune nation commerçante ne peut se fier à eux ([687]). Cette infidélité reconnue leur a conservé le commerce du Japon ; aucun négociant d'Europe n'a osé entreprendre de le faire sous leur nom, quelque facilité qu'il y eût eu à l'entreprendre par leurs provinces maritimes du nord. CHAPITRE XI. Réflexion. JE n'ai point dit ceci pour diminuer rien de la distance infinie qu'il y a entre les vices & les vertus : à dieu ne plaise ! J'ai seulement voulu faire comprendre que tous les vices politiques ne sont pas des vices moraux, & que les vices moraux ne sont pas des vices politiques ; & c'est ce que ne doivent point ignorer ceux qui font des loix qui choquent l'esprit général. CHAPITRE XII. Des manieres & des moeurs, dans l'état despotique. C'EST une maxime capitale, qu'il ne faut jamais changer les moeurs & les manieres dans l'état despotique ; rien ne seroit plus promptement suivi d'une révolution. C'est que, dans ces états, il n'y a point de loix, pour ainsi dire ; il n'y a que des moeurs & des manieres : &, si vous renversez cela, vous renversez tout. Les loix sont établies, les moeurs sont inspirées ; celles-ci tiennent plus à l'esprit général, celles-là tiennent plus à une institution particuliere : or, il est aussi dangereux, & plus, de renverser l'esprit général, que de changer une institution particuliere. On se communique moins dans les pays ou chacun, & comme supérieur & comme inférieur, exerce & souffre un pouvoir arbitraire, que dans ceux où la liberté regne dans toutes les conditions. On y change donc moins de manieres & de moeurs ; les manieres plus fixes approchent plus des loix : ainsi il faut qu'un prince ou un législateur y choque moins les moeurs & les manieres que dans aucun pays du monde. Les femmes y sont ordinairement enfermées, & n'ont point de ton à donner. Dans les autres pays où elles vivent avec les hommes, l'envie qu'elles ont de plaire, & le desir que l'on a de leur plaire aussi, font que l'on change continuellement de manieres. Les deux sexes se gâtent, ils perdent l'un & l'autre leur qualité distinctive & essentielle ; il se met un arbitraire dans ce qui étoit absolu, & les manieres changent tous les jours. CHAPITRE XIV. Quels sont les moyens naturels de changer les moeurs & les manieres d'une nation. NOUS avons dit que les loix étoient des institutions particulieres & précises du législateur, & les moeurs & les manieres des institutions de la nation en général. De-là il suit que, lorsque l'on veut changer les moeurs & les manieres, il ne faut pas les changer par les loix ; cela paroîtroit trop tyrannique : il vaut mieux les changer par d'autres moeurs & d'autres manieres. Ainsi, lorsqu'un prince veut faire de grands changemens dans sa nation, il faut qu'il réforme par les loix ce qui est établi par les loix, & qu'il change par les manieres ce qui est établi par les manieres : & c'est une très-mauvaise politique, de changer par les loix ce qui doit être changé par les manieres. La loi qui obligeoit les Moscovites à se faire couper la barbe & les habits, & la violence de Pierre I, qui faisoit tailler jusqu'aux genoux les longues robes de ceux qui entroient dans les villes, étoient tyranniques. Il y a des moyens pour empêcher les crimes ; ce sont les peines : il y en a pour faire changer les manieres ; ce sont les exemples. La facilité & la promptitude avec laquelle cette nation s'est policée, a bien montré que ce prince avoit trop mauvaise opinion d'elle ; & que ces peuples n'étoient pas des bêtes, comme il le disoit. Les moyens violens qu'il employa étoient inutiles ; il seroit arrivé tout de même à son but par la douceur. Il éprouva lui-même la facilité de ces changemens : les femmes étoient renfermées, & en quelque façon esclaves ; il les appella à la cour, il les fit habiller à l'Allemande, il leur envoyoit des étoffes : ce sexe goûta d'abord une façon de vivre qui flattoit si fort son goût, sa vanité & ses passions, & la fit goûter aux hommes. Ce qui rendit le changement plus aisé, c'est que les moeurs d'alors étoient étrangeres au climat, & y avoient été apportées par le mélange des nations & par les conquêtes. Pierre I donnant les moeurs & les manieres de l'Europe à une nation d'Europe, trouva des facilités qu'il n'attendoit pas lui-même. L'empire du climat est le premier de tous les empires. Il n'avoit donc pas besoin de loix pour changer les moeurs & les manieres de sa nation ; il lui eût suffi d'inspirer d'autres moeurs & d'autres manieres. En général, les peuples sont très-attachés à leurs coutumes ; les leur ôter violemment, c'est les rendre malheureux : il ne faut donc pas les changer, mais les engager à les changer eux-mêmes. Toute peine qui ne dérive pas de la nécessité est tyrannique. La loi n'est pas un pur acte de puissance : les choses indifférentes par leur nature ne sont pas de son ressort. CHAPITRE XVI. Comment quelques législateurs ont confondu les principes qui gouvernent les hommes. LES moeurs & les manieres sont des usages que les loix n'ont point établis, ou n'ont pas pu, ou n'ont pas voulu établir. Il y a cette différence entre les loix & les moeurs, que les loix reglent plus les actions du citoyen, & que les moeurs reglent plus les actions de l'homme. Il y a cette différence entre les moeurs & les manieres, que les premieres regardent plus la conduite intérieure, les autres l'extérieure. Quelquefois, dans un état, ces choses se confondent ([689]). Lycurgue fit un même code pour les loix, les moeurs & les manieres ; & les législateurs de la Chine en firent de même. Il ne faut pas être étonné si les législateurs de Lacédémone & de la Chine confondirent les loix, les moeurs & les manieres : c'est que les moeurs représentent les loix, & les manieres représentent les moeurs. Les législateurs de la Chine avoient pour principal objet de faire vivre leur peuple tranquille. Ils voulurent que les hommes se respectassent beaucoup ; que chacun sentît à tous les instans qu'il devoit beaucoup aux autres ; qu'il n'y avoit point de citoyen qui ne dépendît, à quelque égard, d'un autre citoyen. Ils donnerent donc aux regles de la civilité la plus grande étendue. Ainsi, chez les peuples Chinois, on vit les gens ([690]) de village observer entre eux des cérémonies comme les gens d'une condition relevée : moyen très-propre à inspirer la douceur , à maintenir parmi le peuple la paix & le bon ordre, & à ôter tous les vices qui viennent d'un esprit dur. En effet, s'affranchir des regles de la civilité, n'est-ce pas chercher le moyen de mettre ses défauts plus à l'aise ? La civilité vaut mieux, a cet égard, que la politesse. La politesse flatte les vices des autres, & la civilité nous empêche de mettre les nôtres au jour : c'est une barriere que les hommes mettent entre eux pour s'empêcher de se corrompre. Lycurgue, dont les institutions étoient dures, n'eut point la civilité pour objet lorsqu'il forma les manieres ; il eut en vue cet esprit belliqueux qu'il vouloit donner à son peuple. Des gens toujours corrigeant, ou toujours corrigés, qui instruisoient toujours, & étoient toujours instruits, également simples & rigides, exerçoient plutôt entre eux des vertus qu'ils n'avoient des égards. CHAPITRE XXI. Comment les loix doivent être relatives aux moeurs & aux manieres. IL n'y a que des institutions singulieres qui confondent ainsi des choses naturellement séparées, les loix, les moeurs & les manieres : mais, quoiqu'elles soient séparées, elles ne laissent point d'avoir entre elles de grands rapports. On demanda à Solon si les loix qu'il avoit données aux Athéniens étoient les meilleures . "Je leur ai donné, répondit-il, les meilleures de celles qu'ils pouvoient souffrir : " belle parole, qui devroit être entendue de tous les législateurs. Quand la sagesse divine dit au peuple juif, "je vous ai donné des préceptes qui ne sont pas bons", cela signifie qu'ils n'avoient qu'une b onté relative ; ce qui est l'éponge de toutes les difficultés que l'on peut faire sur les loix de Moïse. CHAPITRE XXII. Continuation du même sujet. QUAND un peuple a de bonnes moeurs, les loix deviennent simples. Platon ([697]) dit que Radamante, qui gouvernoit un peuple extrêmement religieux, expédioit tous les procés avec célérité, déférant seulement le serment sur chaque chef. Mais, dit le même Platon , quand un peuple n'est pas religieux, on ne peut faire usage du serment que dans les occasions où celui qui jure est sans intérêt, comme un juge & des témoins. CHAPITRE XXIII. Comment les loix suivent les moeurs. DANS le temps que les moeurs des Romains étoient pures, il n'y avoit point de loi particuliere contre le péculat. Quand ce crime commença paroître, il fut trouvé si infame, que d'être condamné à restituer ce qu'on avoit pris ([699]), fut regardé comme une grande peine ; témoin le jugement de L. Scipion ([700]) CHAPITRE XXIV. Continuation du même sujet. LES loix qui donnent la tutelle à la mere, ont plus d'attention à la conservation de la personne du pupille ; celles qui la donnent au plus proche héritier, ont plus d'attention à la conservation des biens. Chez les peuples dont les moeurs sont corrompues, il vaut mieux donner la tutelle à la mere. Chez ceux où les loix doivent avoir de la confiance dans les moeurs des citoyens, on donne la tutelle à l'héritier des biens, ou à la mere, quelquefois à tous les deux. Si l'on réfléchit sur les loix Romaines, on trouvera que leur esprit est conforme à ce que je dis. Dans le temps où l'on fit la loi des douze-tables, les moeurs à Rome étoient admirables. On déféra la tutelle au plus proche parent du pupille, pensant que celui-là devoit avoir la charge de la tutelle, qui pouvoit avoir l'avantage de la succession. On ne crut point la vie du pupille en danger, quoiqu'elle fût mise entre les mains de celui à qui sa mort devoit être utile. Mais, lorsque les moeurs changerent à Rome, on vit les législateurs changer aussi de façon de penser. Si, dans la substitution pupillaire, disent Caïus ([701]) & Justinien ([702]), le testateur craint que le substitué ne dresse des embûches au pupille, il peut laisser à découvert la substitution vulgaire ([703]), & mettre la pupillaire dans une partie du testament qu'on ne pourra ouvrir qu'après un certain temps. Voilà des craintes & des précautions inconnues aux premiers Romains. CHAPITRE XXVII. Comment les loix peuvent contribuer à former les moeurs, les manieres & le caractere d'une nation. Les coutumes d'un peuple esclave sont une partie de sa servitude : celles d'un peuple libre sont une partie de sa liberté. J'ai parlé, au livre XI ([709]), d'un peuple libre ; j'ai donné les principes de sa constitution : voyons les effets qui ont dû suivre, le caractere qui a pu s'en former, & les manieres qui en résultent. Je ne dis point que le climat n'ait produit, en grande partie, les loix, les moeurs & les manieres dans cette nation ; mais je dis que les moeurs & les manieres de cette nation devroient avoir un grand rapport à ses loix. Comme il y auroit dans cet état deux pouvoirs visibles, la puissance législative & l'exécutrice ; & que tout citoyen y auroit sa volonté propre, & feroit valoir à son gré son indépendance ; la plupart des gens auroient plus d'affection pour une de ces puissances que pour l'autre ; le grand nombre n'ayant pas ordinairement assez d'équité ni de sens pour les affectionner également toutes les deux. Et, comme la puissance exécutrice, disposant de tous les emplois, pourroit donner de grandes espérances & jamais de craintes ; tous ceux qui obtiendroient d'elle seroient portés à se tourner de son côté, & elle pourroit être attaquée par tous ceux qui n'en espéreroient rien. Toutes les passions y étant libres, la haine, l'envie, la jalousie, l'ardeur de s'enrichir & de se distinguer, paroîtroient dans toute leur étendue ; & si cela étoit autrement, l'état seroit comme un homme abbatu par la maladie, qui n'a point de passions, parce qu'il n'a point de forces. La haine qui seroit entre les deux partis dureroit, parce qu'elle seroit toujours impuissante. Ces partis étant composés d'hommes libres, si l'un prenoit trop le dessus, l'effet de la liberté seroit que celui-ci seroit abbaissé, tandis que les citoyens, comme les mains qui secourent le corps, viendroient relever l'autre. Comme chaque particulier, toujours indépendant, suivroit beaucoup ses caprices & ses fantaisies, on changeroit souvent de parti ; on en abandonneroit un où l'on laisserait tous ses amis, pour se lier à un autre dans lequel on trouverait tous ses ennemis ; & souvent, dans cette nation, on pourrait oublier les loix de l'amitié & celles de la haine. Le monarque seroit dans le cas des particuliers ; &, contre les maximes ordinaires de la prudence, il seroit souvent obligé de donner sa confiance à ceux qui l'auraient le plus choqué, & de disgracier ceux qui l'auraient le mieux servi, faisant par nécessité ce que les autres princes font par choix. On craint de voir échapper un bien que l'on sent ; que l'on ne connoît gueres, & qu'on peut nous déguiser ; & la crainte grossit toujours les objets. Le peuple seroit inquiet sur sa situation, & croirait être en danger dans les momens même les plus sûrs. D'autant mieux que ceux qui s'opposeroient le plus vivement à la puissance exécutrice, ne pouvant avouer les motifs intéressés de leur opposition, ils augmenteraient les terreurs du peuple, qui ne sçauroit jamais au juste s'il seroit en danger ou non. Mais cela même contribuerait à lui faire éviter les vrais périls où il pourroit dans la suite être exposé. Mais le corps législatif ayant la confiance du peuple ; & étant plus éclairé que lui, il pourroit le faire revenir des mauvaises impressions qu'on lui aurait données, & calmer ses mouvemens. C'est le grand avantage qu'auroit ce gouvernement sur les démocraties anciennes, dans lesquelles le peuple avoit une puissance immédiate ; car, lorsque des orateurs l'agitoient, ces agitations avoient toujours leur effet. Ainsi, quand les terreurs imprimées n'auroient point d'objet certain, elles ne produiroient que de vaines clameurs & des injures : & elles auraient même ce bon effet, qu'elles tendroient tous les ressorts du gouvernement, & rendroient tous les citoyens attentifs. Mais, si elles naissoient à l'occasion du renversement des loix fondamentales, elles seroient sourdes, funestes, atroces, & produiroient des catastrophes. Bientôt on verroit un calme affreux, pendant lequel tout se réuniroit contre la puissance violatrice des loix. Si, dans le cas où les inquiétudes n'ont pas d'objet certain, quelque puissance étrangere menaçoit l'état, & le mettoit en danger de sa fortune ou de sa gloire ; pour lors, les petits intérêts cédant aux plus grands, tout se réuniroit en faveur de la puissance exécutrice. Que si les disputes étoient formées à l'occasion de la violation des loix fondamentales, & qu'une puissance étrangere parût ; il y auroit une révolution qui ne changeroit pas la forme du gouvernement, ni la constitution : car les révolutions que forme la liberté ne sont qu'une confirmation de la liberté. Une nation libre peut avoir un libérateur ; une nation subjuguée ne peut avoir qu'un autre oppresseur. Car tout homme qui a assez de force pour chasser celui qui est déja le maître absolu dans un état, en a assez pour le devenir lui-même. Comme, pour jouir de la liberté, il faut que chacun puisse dire ce qu'il pense ; & que, pour la conserver, il faut encore que chacun puisse dire ce qu'il pense ; un citoyen, dans cet état, diroit & écriroit tout ce que les loix ne lui ont pas défendu expressément de dire, ou d'écrire. Cette nation, toujours échauffée, pourroit plus aisément être conduite par ses passions que par la raison, qui ne produit jamais de grands effets sur l'esprit des hommes ; & il seroit facile à ceux qui la gouverneroient de lui faire faire des entreprises contre ses véritables intérêts. Cette nation aimeroit prodigieusement sa liberté, parce que cette liberté seroit vraie : & il pourroit arriver que, pour la défendre, elle sacrifieroit son bien, son aisance, ses intérêts ; qu'elle se chargeroit des impôts les plus durs, & tels que le prince le plus absolu n'oseroit les faire supporter à ses sujets. Mais, comme elle auroit une connoissance certaine de la nécessité de s'y soumettre, qu'elle paieroit dans l'espérance bien fondée de ne payer plus ; les charges y seroient plus pesantes que le sentiment de ces charges : au lieu qu'il y des états où le sentiment est infiniment au-dessus du mal. Elle auroit un crédit sûr, parce qu'elle emprunteroit à elle-même, & se paieroit elle-même. Il pourroit arriver qu'elle entreprendroit au-dessus de ses forces naturelles, & feroit valoir contre ses ennemis des immenses richesses de fiction, que la confiance & la nature de son gouvernement rendroient réelles. Pour conserver sa liberté, elle emprunteroit de ses sujets ; & ses sujets, qui verroient que son crédit seroit perdu si elle étoit conquise, auroient un nouveau motif de faire des efforts pour défendre sa liberté. Si cette nation habitoit une isle, elle ne seroit point conquérante, parce que des conquêtes séparées l'affoibliroient. Si le terrein de cette isle étoit bon, elle le seroit encore moins, parce qu'elle n'auroit pas besoin de la guerre pour s'enrichir. Et, comme aucun citoyen ne dépendroit d'un autre citoyen, chacun seroit plus de cas de sa liberté, que de la gloire de quelques citoyens, ou d'un seul. Là, on regarderoit les hommes de guerre comme des gens d'un métier qui peut être utile & souvent dangereux, comme des gens dont les services sont laborieux pour la nation même ; & les qualités civiles y seroient plus considérables. Cette nation, que la paix & la liberté rendroient aisée, affranchie des préjugés destructeurs, seroit portée à devenir commerçante. Si elle avoit quelqu'une de ces marchandises primitives qui servent à faire de ces choses auxquelles la main de l'ouvrier donne un grand prix, elle pourroit faire des établissemens propres à se procurer la jouissance de ce don du ciel dans toute son étendue. Si cette nation étoit située vers le nord, & qu'elle eût un grand nombre de denrées superflues ; comme elle manqueroit aussi d'un grand nombre de marchandises que son climat lui refuseroit, elle seroit un commerce nécessaire, mais grand, avec les peuples du midi : &, choisissant les états qu'elle favoriseroit d'un commerce avantageux, elle seroit des traités réciproquement utiles avec la nation qu'elle auroit choisie. Dans un état où d'un côté l'opulence seroit extrême ; & de l'autre les impôts excessifs, on ne pourroit gueres vivre sans industrie avec une fortune bornée. Bien des gens, sous prétexte de voyage ou de santé, s'exileroient de chez eux, & iroient chercher l'abondance dans les pays de la servitude même. Une nation commerçante a un nombre prodigieux de petits intérêts particuliers ; elle peut donc choquer & être choquée d'une infinité de manieres. Celle-ci deviendroit souverainement jalouse ; & elle s'affligeroit plus de la prospérité des autres, qu'elle ne jouiroit de la sienne. Et ses loix, d'ailleurs douces & faciles, pourroient être si rigides à l'égard du commerce & de la navigation qu'on seroit chez elle, qu'elle sembleroit ne négocier qu'avec des ennemis. Si cette nation envoyoit au loin des colonies, elle le feroit plus pour étendre son commerce que sa domination. Comme on aime à établir ailleurs ce qu'on trouve établi chez soi, elle donneroit aux peuples de ses colonies la forme de son gouvernement propre : & ce gouvernement portant avec lui la prospérité, on verroit se former de grands peuples dans les forêts même qu'elle enverroit habiter. Il pourroit être qu'elle auroit autrefois subjugué une nation voisine, qui, par sa situation, la bonté de ses ports, la nature de ses richesses, lui donneroit de la jalousie : ainsi, quoiqu'elle lui eût donné les propres loix, elle la tiendroit dans une grande dépendance ; de façon que les citoyens y seroient libres, & que l'état lui-même seroit esclave. L'état conquis auroit un très-bon gouvernement civil ; mais il seroit accablé par le droit des gens : & on lui imposeroit des loix de nation à nation, qui seroient telles, que sa prospérité e seroit que précaire, & seulement en dépôt pour un maître. La nation dominante habitant une grande isle, & étant en possession d'un grand commerce, auroit toutes sortes de facilités pour avoir des forces de mer : &, comme la conservarion de sa liberté demanderoit qu'elle n'eût ni places, ni forteresses, ni armées de terre, elle auroit besoin d'une armée de mer qui la garantit des invasions ; & sa marine seroit supérieure à celle de toutes les autres puissances, qui, ayant besoin d'employer leurs finances pour la guerre de terre, n'en auroient plus assez pour la guerre de mer. L'empire de la mer a toujours donné aux peuples qui l'ont possédé une fierté naturelle ; parce que, se sentant capables d'insulter par-tout, ils croient que leur pouvoir n'a pas plus de bornes que l'Océan. Cette nation pourroit avoir une grande influence dans les affaires de ses voisins. Car, comme elle n'emploieroit pas sa puissance à conquérir, on rechercheroit plus son amitié, & l'on craindroit plus sa haine, que l'inconstance de son gouvernement & son agitation intérieure ne sembleroient le promettre. Ainsi, ce seroit le destin de la puissance exécutrice, d'être presque toujours inquiétée au dedans, & respectée au dehors. S'il arrivoit que cette nation devînt en quelques occasions le centre des négociations de l'Europe, elle y porteroit un peu plus de probité & de bonne foi que les autres ; parce que ses ministres étant souvent obligés de justifier leur conduite devant un conseil populaire, leurs négociations ne pourroient être secrettes, & ils seroient forcés d'être, à cet égard, un peu plus honnêtes-gens. De plus : comme ils seroient, en quelque façon, garans des événemens qu'une conduire détournée pourroit faire naître, le plus sûr pour eux seroit de prendre le plus droit chemin. Si les nobles avoient eu, dans de certains temps, un pouvoir immodéré dans la nation, & que le monarque eût trouvé le moyen de les abaisser en élevant le peuple ; le point de l'extrême servitude auroit été entre le moment de l'abaissement des grands, & celui où le peuple auroit commencé à sentir son pouvoir. Il pourroit être que cette nation ayant été autrefois soumise à un pouvoir arbitraire, en auroit, en plusieurs occasions, conservé le style ; de maniere que, sur le fonds d'un gouvernement libre, on verroit souvent la forme d'un gouvernement absolu. A l'égard de la religion, comme dans cet état chaque citoyen auroit sa volonté propre, & seroit par conséquent conduit par ses propres lumieres, ou ses fantaisies ; il arriveroit, ou que chacun auroit beaucoup d'indifférence pour toutes sortes de religions de quelque espece qu'elles fussent, moyennant quoi tout le monde seroit porté à embrasser la religion dominante ; ou que l'on seroit zélé pour la religion en général : moyennant quoi les sectes se multiplieroient. Il ne seroit pas impossible qu'il y eût dans cette nation des gens qui n'auroient point de religion, & qui ne voudroient pas cependant souffrir qu'on les obligeât à changer celle qu'ils auroient, s'ils en avoient une : car ils sentiroient d'abord que la vie & les biens ne sont pas plus à eux que leur maniere de penser ; & que ce qui peut ravir l'un, peut encore mieux ôter l'autre. Si, parmi les différentes religions, il y en avoit une à l'établissement de laquelle on eût tenté de parvenir par la voie de l'esclavage, elle y seroit odieuse, parce que, comme nous jugeons des choses par les liaisons & les accessoires que nous y mettons, celle-ci ne se présenteroit jamais à l'esprit avec l'idée de liberté. Les loix contre ceux qui professeroient cette religion ne seroient point sanguinaires ; car la liberté n'imagine point ces sortes de peines : mais elles seroient si réprimantes, qu'elles seroient tout le mal qui peut se faire de sang-froid. Il pourroit arriver de mille manieres, que le clergé auroit si peu de crédit, que les autres citoyens en auroient davantage. Ainsi, au lieu de se séparer, il aimeroit mieux supporter les mêmes charges que les laïques, & ne faire à cet égard qu'un même corps : mais, comme il chercheroit toujours à s'attirer le respect du peuple, il se distingueroit par une vie plus retirée, une conduite plus réservée, & des moeurs plus pures. Ce clergé ne pouvant protéger la religion, ni être protégé par elle, sans force, pour contraindre , chercheroit à persuader : on verroit sortir de sa plume de très-bons ouvrages, pour prouver la révélation & la providence du grand être. Il pourroit arriver qu'on éluderoit ses assemblées, & qu'on ne voudroit pas lui permettre de corriger ses abus même ; & que, par un délire de la liberté, on aimeroit mieux laisser sa réforme imparfaite, que de souffrir qu'il fût réformateur. Les dignités, faisant partie de la constitution fondamentale, seroient plus fixes qu'ailleurs : mais, d'un autre côté, les grands, dans ce pays de liberté, s'approcheroient plus du peuple ; les rangs seroient donc plus séparés, & les personnes plus confondues. Ceux qui gouvernent ayant une puissance qui se remonte, pour ainsi dire, & se refait tous les jours, auroient plus d'égard pour ceux qui leur sont utiles, que pour ceux qui les divertissent : ainsi on y verroit peu de courtisans, de flatteurs, de complaisans, enfin de toutes ces sortes de gens qui font payer aux grands le vuide même de leur esprit. On n'y estimeroit gueres les hommes par des talens ou des attributs frivoles, mais par des qualités réelles ; & de ce genre, il n'y en a que deux, les richesses & le mérite personnel. Il y auroit un luxe solide, fondé, non pas sur le rafinement de la vanité, mais sur celui des besoins réels ; & l'on ne chercheroit gueres, dans les cboses, que les plaisirs que la nature y a mis. On y jouiroit d'un grand superflu, & cependant les chofes frivoles y seroient proscrites : ainsi plusieurs ayant plus de bien que d'occasions de dépense, l'emploieroient d'une maniere bizarre : &, dans cette nation, il y auroit plus d'esprit que de goût. Comme on seroit toujours occupé de ses intérêts, on n'auroit point cette politesse qui est fondée sur l'oisiveté ; & réellement on n'en auroit pas le temps. L'époque de la politesse des Romains est la même que celle de l'établissement du pouvoir arbitraire. Le gouvernement absolu produit l'oisiveté ; & l'oisiveté fait naître la politesse. Plus il y a de gens dans une nation qui ont besoin d'avoir des ménagemens entre eux & de ne pas déplaire, plus il y a de politesse. Mais c'est plus la politesse des moeurs que celle des manieres, qui doit nous distinguer des peuples barbares. Dans une nation où tout homme à sa maniere prendroit part à l'administration de l'état, les femmes ne devroient gueres vivre avec les hommes. Elles seroient donc modestes, c'est-à-dire, timides : cette timidité seroit leur vertu ; tandis que les hommes, sans galanterie, se jetteroient dans une débauche qui leur laisseroit toute leur liberté & leur loisir. Les loix n'y étant pas faites pour un particulier plus que pour un autre, chacun se regarderoit comme monarque ; & les hommes, dans cette nation, seroient plutôt des confédérés, que des concitoyens. Si le climat avoit donné à bien des gens un esprit inquiet & des vues étendues, dans un pays où la constitution donneroit à tout le monde une part au gouvernement & des intérêts politiques, on parleroit beaucoup de politique ; on verroit des gens qui passeroient leur vie à calculer des événemens, qui, vu la nature des choses & le caprice de la fortune, c'est-à-dire des hommes, ne sont gueres soumis au calcul. Dans une nation libre, il est très-souvent indifférent que les particuliers raisonnent bien ou mal ; il suffit qu'ils raisonnent : de-là sort la liberté, qui garantit des effets de ces mêmes raisonnemens. De même : dans un gouvernement despotique, il est également pernicieux qu'on raisonne bien ou mal ; il suffit qu'on raisonne, pour que le principe du gouvernement soit choqué. Bien des gens, qui ne soucieroient de plaire à personne, s'abandonneroient à leur humeur. La plupart, avec de l'esprit, seroient tourmentés par leur esprit même : dans le dédain ou le dégoût de toutes choses, ils seroient malheureux avec tant de sujets de ne l'être pas. Aucun citoyen ne craignant aucun citoyen, cette nation seroit fiere ; car la fierté des rois n'est fondée que sur leur indépendance. Les nations libres sont superbes, les autres peuvent plus aisément être vaines. Mais ces hommes si fiers vivant beaucoup avec eux-mêmes, se trouveroient souvent au milieu de gens inconnus ; ils seroient timides ; & l'on verroit en eux, la plupart du temps, un mêlange bizarre de mauvaise honte & de fierté. Le caractere de la nation paroîtroit sur-tout dans leurs ouvrages d'esprit, dans lesquels on verroit des gens recueillis, & qui auroient pensé tout seuls. La société nous apprend à sentir les ridicules ; la retraite nous rend plus propres à sentir les vices. Leurs écrits satyriques seroient sanglans ; & l'on verroit bien des Juvénals chez eux, avant d'avoir trouvé un Horace. Dans les monarchies extrêmement absolues, les historiens trahissent la vérité, parce qu'ils n'ont pas la liberté de la dire : dans les états extrêmement libres, ils trahissent la vérité, à cause de leur liberté même, qui produisant toujours des divisions, chacun devient aussi esclave des préjugés de sa faction, qu'il le seroit d'un despote. Leurs poëtes auroient plus souvent cette rudesse originale de l'invention, qu'une certaine délicatesse que donne le goût ; on y trouveroit quelque chose qui approcheroit plus de la force de Michel-Ange, que de la grace de Raphaël.

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